Un Philosophe méconnu - Maine de Biran
« C’est notre maître à tous, » disait de lui Victor Cousin. « C’est notre Kant, » déclarait il y a quelque temps M. Lachelier. Et pourtant, malgré ces illustres témoignages, — auxquels il serait Facile d’en joindre d’autres, — près d’un siècle après sa mort, Maine de Biran est encore assez loin d’être connu comme il mériterait de l’être.
La faute en est d’abord à lui-même. Quand il mourut, en 1824, bien qu’il eût, dans sa solitude de Grateloup, noirci beaucoup de papier, il n’avait fait imprimer qu’un Traité de l’influence de l’habitude (1803), un Examen des leçons de philosophie de M. Laromiguière (1817) et une Exposition de la doctrine de Leibniz (1819) : ce dernier écrit n’était d’ailleurs qu’un article composé pour la Biographie Michaud. Avouons qu’il n’y avait pas là de quoi classer le « chevalier » de Biran parmi les « grands philosophes. »
Mais Cousin veillait. Il devait beaucoup à Maine de Biran qui avait encouragé ses débuts, et dont la gloire importait d’ailleurs au succès de l’éclectisme : il s’était offert à classer et à publier les manuscrits laissés par son « maître » « avec tout le soin dont il était capable : » il n’était point exigeant ; il ne revendiquait même pas l’honneur d’attacher son nom à l’édition qu’il proposait d’établir ; il s’offrait simplement « comme proie et correcteur d’épreuves, rôle inoffensif et assez modeste, ajoutait-il, qui me sera cher encore, parce qu’il me permettra de remplir un devoir sacré pour moi à plus d’un titre. » Le trop modeste éditeur mit… dix ans à faire paraître un premier volume d’« Œuvres inédites » et comme ce premier volume contenait les études déjà publiées sur Laromiguière et sur Leibniz, et de Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, dont le manuscrit avait été préparé pour l’impression par Maine de Biran lui-même, on peut trouver que le zèle du fougueux philosophe ne s’était, à l’épreuve, révélé ni fort empressé, ni très méritoire.
Sept années se passent encore, et, en 1841, paraissent, sous les auspices de Victor Cousin, trois volumes d’Œuvres philosophiques de Maine de Biran : mais la plus grande négligence a présidé à cette publication : désordre, « contaminations, » mutilation du texte original, contresens, non-sens, on dirait que le copiste s’est complu à multiplier les grossières méprises : on a compté jusqu’à cent cinquante fautes de lecture en trente-cinq pages d’un morceau sur l’Aperception immédiate. Et c’est ainsi Victor Cousin qui est en grande partie responsable de la mauvaise réputation d’écrivain que l’on a faite à Maine de Biran.
Il ne s’en est pas tenu là. Chose plus grave peut-être encore, il a affecté d’ignorer et, en tout cas, il n’a pas publié les plus importans ouvrages du philosophe dont il voulait glorifier la mémoire, l’Essai sur les fondemens de la psychologie, les Rapports des sciences naturelles avec la psychologie, la Nouvelle anthropologie, surtout le Journal intime. C’est que tous ces écrits sont imprégnés de « mysticisme, » et c’était là, aux yeux du fondateur de l’éclectisme, un tort impardonnable. Ce rationaliste sans tache avait coutume de se signer, dès qu’il apercevait à l’horizon la moindre ombre de « mysticisme : » il ne s’est jamais douté que toute philosophie digne de ce nom, étant une interprétation de l’inconnaissable, aboutit tôt ou tard, et nécessairement, au mysticisme ; et Biran, comme un peu plus tard Pascal, devait pâtir de cette disposition singulière.
Il fallut attendre une vingtaine d’années, et les consciencieux travaux d’Ernest Naville pour connaître, avec les portions les plus vivantes de son œuvre, la personnalité véritable de Biran. Là où Cousin n’avait vu, ou voulu voir, qu’un philosophe, et le père spirituel de l’école éclectique, on trouva un homme, une âme inquiète, vibrante, mobile et profonde, à la Pascal ; et la réputation du penseur, qui avait un peu souffert des publications trop imparfaites de l’auteur du Vrai, du Beau et du Bien, bien loin de perdre à ces révélations nouvelles, y gagna une sorte de rajeunissement. On fut, suivant le mot célèbre, « tout étonné et ravi, » et, en dépit de la réaction d’alors contre le « spiritualisme officiel, » Maine de Biran compta nombre de disciples posthumes, et de secrets, parfois d’illustres admirateurs[2].
Depuis lors, les révélations se sont succédé presque sans interruption. Divers articles d’Ernest Naville, les publications de M. Alexis Bertrand, du chanoine Mayjonade, de M. Tisserand, de M. Delbos, nous ont fait connaître de nouveaux fragmens du Journal intime, des lettres, des œuvres encore inédites. Tout récemment, en un volume un peu long peut-être et trop dispersé, mais plein de renseignemens nouveaux et puisés aux meilleures sources, M. de La Valette-Monbrun nous a donné sur Maine de Biran un copieux « essai de biographie historique et psychologique, » et, dans un autre ouvrage, à l’aide de documens en partie inédits, il a pu étudier de plus près qu’on ne l’avait fait encore, la curieuse influence qu’a exercée Pascal sur l’auteur du Traité de l’habitude. Il est probable que des manuscrits conservés à Grateloup et à Genève, de ceux aussi qui ont été légués par la famille d’Ernest Naville à l’Institut, il y aurait lieu de tirer sur la philosophie de Maine de Biran et sur l’histoire détaillée de sa pensée bien des précisions ou des lumières nouvelles ; et ce n’est peut-être que lorsque tous ces manuscrits auront été sinon publiés, tout au moins classés, inventoriés et méthodiquement explorés que l’on pourra écrire, avec toute l’exactitude et toutes les nuances voulues, la grande biographie intellectuelle que Biran n’a pas encore et dont il est pourtant si digne. En attendant ce livre, que nous donnera sans doute un jour M. Delbos, je voudrais tout simplement, en m’aidant des derniers travaux, de ceux de M. de La Valette-Monbrun en particulier, retracer la vie et esquisser la physionomie morale de l’homme.
François-Pierre Gontier [Maine] de Biran est né à Bergerac le 29 novembre 1766. C’était un compatriote de Joubert, dont il ne me semble pas qu’on l’ait jamais rapproché[3], et qui pourtant le rappelle par plus d’un trait : ces deux inquiets, dont la vie intérieure était si riche, ont eu entre eux quelques relations mondaines : on a le sentiment que, s’ils avaient pu mieux se connaître, et surtout lire les œuvres l’un de l’autre, ils se seraient immédiatement compris et profondément aimés.
Le père du futur philosophe était médecin, comme celui de Joubert. Légua-t-il à son fils, avec certaines prédispositions scientifiques, le goût et la vocation des recherches concernant les rapports du physique et du moral ? On peut le conjecturer sans invraisemblance. Il avait, nous dit-on, « une santé fragile, un caractère irrésolu, une humeur volontiers soucieuse. » Il avait épousé, dans son monde et dans son voisinage, une femme qu’on nous représente comme une nature très fine et extrêmement impressionnable. Ils eurent au moins cinq enfans ; deux seulement survécurent à la Révolution. Celui qui devait rendre leur nom célèbre hérita d’eux un tempérament délicat et nerveux, vif et mobile presque à l’excès, un peu féminin pour tout dire. Il y avait « du Greuze en lui, » a dit fort joliment Sainte-Beuve, et le mot rend très bien l’impression d’élégante gracilité qu’on emporte de ses divers portraits. Seulement, Sainte-Beuve a tort d’attacher à sa formule une signification intellectuelle ; et ce n’est certes pas la seule fois en histoire qu’on trouve une pensée remarquablement lucide et virile associée à un organisme trop frêle.
Les Biran, — ou plutôt les Gontier, — étaient originaires du Limousin : ils vinrent s’établir en Périgord au XIVe siècle. Ils y occupèrent à maintes reprises d’importantes fonctions municipales : à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, deux Biran furent, durant de longues années, maires de Bergerac. Dans cette famille d’honnêtes bourgeois, — elle ne fut réellement anoblie que sous Louis XVIII, — le loyalisme monarchique, la préoccupation de la chose publique semblent avoir été une tradition constante. À cette tradition l’auteur du Journal intime a eu la générosité, et même le courage de ne point se dérober.
La vocation philosophique fut, en lui, extrêmement précoce. « Dès l’enfance, écrivait-il en 1823, je m’étonnais de me sentir exister ; j’étais déjà porté, comme par instinct, à me regarder au dedans pour savoir comment je pouvais vivre et être moi. » Et ailleurs : « Quand on a peu de vie ou un faible sentiment de vie, on est plus porté à observer les phénomènes intérieurs ; c’est la cause qui m’a rendu psychologue de si bonne heure. » Ce fut son père qui fut son premier maître. À quinze ans, on l’envoya compléter ses études au collège des Doctrinaires, non pas à Toulouse, — où Joubert fit les siennes, — mais à Périgueux. À dix-neuf ans, il vient à Paris et s’engage dans les gardes du corps. Il était jeune, ardent, curieux, « sensible ; » il oublia vite la philosophie, et les austères directions de ses premiers maîtres. Dans ce Paris un peu fou d’alors, il mordit gaiement à tous les fruits de la vie. Il écrivait dix ans plus tard, en 1794 : « Ce que le monde nomme plaisir, je l’ai goûté dans toute son étendue… Je croyais jouir de la vie. Insensé que j’étais ! j’allais à l’opposé du bonheur, je courais après lui et je le laissais derrière moi. Que les hommes sont aveugles ! Ils veulent absolument se rendre heureux par les passions, et ce sont elles qui troublent leur vie, en la remplissant d’amertume. » La franchise de l’aveu ne laisse rien à désirer. Très recherché dans le monde, excellent musicien, il ne dédaignait pas, à ses heures, de rimer quelques vers, d’ailleurs médiocres, dont il composait la musique. En voici quelques-uns, imités d’Anacréon :
Non, je ne veux plus brûler de ta flamme,
Amour. En vain tu prétends me charmer.
Fuis ! pour toujours je t’ai fermé mon âme :
J’ai trop souffert, je ne veux plus aimer.
— Faible mortel, quelle crainte importune !
Me dit le dieu. Vois, pour te mieux charmer,
J’ai rassemblé les trois Grâces en une !
— N’importe, Amour, je ne veux plus aimer !…
Les débuts de la Révolution furent accueillis avec enthousiasme par le galant garde du corps. Mais, aux journées des 5 et 6 octobre, il eut à défendre le Moi au péril de ses jours, et il n’échappa, nous dit-on, que par miracle au « poignard des assassins. » Sa compagnie licenciée quelques mois après, il songea à entrer dans le génie militaire, et, deux années durant, il se consacra exclusivement aux études mathématiques. Nul doute que ces études, auxquelles il revint plus d’une fois dans la suite, n’aient exercé quelque action sur le tour et sur l’orientation de sa pensée ; il s’est visiblement efforcé d’apporter une précision toute scientifique aux recherches psycho-physiologiques qui vont bientôt absorber le plus clair de son activité. Mais, en attendant, le séjour de Paris n’était plus très sûr pour un ancien garde du corps ; ses parens venaient de mourir, lui léguant leur paisible domaine de Grateloup. C’est là que Maine de Biran vint se réfugier et s’enfermer en 1793, tandis que la Révolution poursuivait ses destinées sanglantes.
Il y vécut, désabusé comme tant d’autres, mais à peu près tranquille, et, pour oublier les drames du dehors, il se plonge dans l’étude « avec une sorte de fureur. » Il rédige un Discours sur l’homme, il écrit sur l’Etude de l’histoire, sur l’Existence de l’Etre suprême, sur l’Athéisme, sur la Mort, sur l’Activité, sur la Liberté, sur les Relations morales, sur la Moralité de nos actions ; il compose un Portrait du Sage ; il commence son Journal intime[4]. Et, à l’aide de ces divers écrits, on peut assez bien reconstituer son état d’esprit d’alors.
Cet état d’esprit est complexe et un peu contradictoire. Comme la plupart des écrivains contemporains, comme Bonald, Joseph de Maistre, Chateaubriand, Rivarol, Mme de Staël, il flétrit avec la dernière énergie la Terreur, tyrannie « d’autant plus insouffrable, d’autant plus exécrable qu’elle était exercée par la portion la plus vile, la plus corrompue, la plus ignorante de la nation ; » « ces assassinats juridiques, » froidement commis par « des bourreaux et des charlatans politiques, » tout ce sang versé lui parait « suffire à éteindre tous les bûchers allumés par la féroce Inquisition, comme il sert à en effacer la mémoire. » De ces maux les « philosophes » sont pour une large part responsables ; ce sont eux qui ont jeté dans le peuple « des germes d’insubordination, de haine pour tout pouvoir supérieur, de mépris pour une religion si consolante pour les gens de bien, si nécessaire pour arrêter le bras du méchant. » « Eh quoi ! s’écrie Maine de Biran, nous aurons toujours à gémir sur le sort de l’humanité ? Elle est dans l’esclavage. Son abrutissement excite notre pitié. Brisez ces fers : les excès, les désordres auxquels elle se livre nous percent l’âme. Nous voudrions la priver encore de cette liberté dont elle fait un usage si funeste ! » Combien d’échos ces trop justes plaintes n’auraient-elles pas pu réveiller dans les urnes d’alentour !
Ce n’est pas d’ailleurs qu’il ait perdu toute foi dans la philosophie pour améliorer les mœurs et la condition humaines : « Oh ! que n’avons-nous, dit-il, des écoles publiques de sagesse comme les Grecs ! Que n’y a-t-il des Socrate, des Platon dans quelque lieu de la terre ! J’abandonnerais tout, je renoncerais à tout pour les suivre et me rendre digne d’être leur disciple… Qui est-ce qui n’aimerait pas la vertu prêchée par Socrate… » A défaut de Socrate ou de Platon, il lit et relit Montaigne, Mably, Rousseau, Pascal et Fénelon :
Pascal, dans ses Pensées morales, élève mon âme, mais lorsqu’il parle de religion, il ne la rend pas aimable : son tempérament mélancolique perce partout ; s’il jette quelquefois du sublime dans ses conceptions, il y répand trop souvent du sombre. O bon Fénelon, viens me consoler ! les divins écrits vont dissiper ce voile, dont ton janséniste adversaire avait couvert mon cœur, comme la douce pourpre de l’aurore chasse les tristes ténèbres. Mais que seraient tous ces écrits, gloire de notre siècle, devant les leçons d’un Socrate !…
À cette phraséologie, ? on reconnaît un fils du XVIIIe siècle. De fait, Bayle, Voltaire, les Encyclopédistes ont ruiné pour de longues années dans l’âme de Maine de Biran les croyances religieuses que, selon toute vraisemblance, l’élève des Doctrinaires apportait intactes à Paris. Sur la question de l’existence de Dieu, sur celle de l’immortalité de l’âme, il s’en tient à un prudent agnosticisme : il serait heureux d’adopter une opinion qu’il désire vraie ; » mais, tant qu’elle ne lui est pas démontrée, « il restera dans le doute, » état d’esprit qu’il juge fort légitime, « puisqu’il n’est pas volontaire. » La mort chrétienne de sa sœur l’amène, sur ces graves sujets, à d’assez curieuses réflexions : « Heureux, me disais-je, celui qui, dans la simplicité de son cœur, invoque avec confiance un Dieu de bonté. O philosophie, que tu es triste ! Eh ! si tu n’étais que mensongère ?… O religion, que tu es consolante ! Qu’il est infortuné, celui qui, livré à toute la faiblesse humaine, ne cherche pas son appui dans le ciel ! » Et nourri, comme il l’est, de Rousseau, il termine cette Méditation sur la mort par une longue invocation à « l’Auteur de la nature » qui n’est, à la bien prendre, qu’un écho sans originalité de l’ « admirable » Profession de foi du Vicaire savoyard. — D’assez vagues aspirations à un déisme sentimental, traversées de sincères et même profonds élans d’inquiétude morale, voilà quel est, en 1794, l’état d’âme de Maine de Biran ; c’est de là qu’il est parti pour commencer une évolution dont nous aurons à caractériser les étapes.
Il terminait alors par ces lignes un Discours sur l’homme :
Que cette ignorance sur ce que nous sommes, sur ce que nous devons être serait accablante, si nous ne réfléchissions pas que nous sommes sous la providence d’un Dieu bon, auteur de notre être, dont nous remplissons les vues, qui ne peuvent tendre au malheur de ses créatures… Cette confiance doit nous animer, nous soutenir, nous porter à la vertu, à l’amour de nos semblables. Je sens que, sans cette confiance, la vie serait bien misérable.
Et la vie ne doit pas être misérable. Dès ces premières années de méditation solitaire, dès les premières pages du Journal intime, le problème qui préoccupe et qui hante Maine de Biran, c’est le problème du bonheur. Et la solution qu’il en propose est celle que lui suggèrent les leçons de ses maîtres d’alors, les Locke, les Condillac, les Rousseau. « Plaisir et douleur, écrit-il, sont les seuls motifs qui déterminent une âme sensible. » Et ailleurs : « La santé de l’âme et la santé du corps réunis : voilà ce qui constitue la plus grande somme de bonheur qu’un homme puisse avoir dans cette vie. » Le Sage tel qu’il le conçoit est celui dont Epicure a jadis tracé le flatteur portrait. Tempérant, modéré, humain, « un épicurien est un sage qui, connaissant la nature de l’homme et le genre du bonheur qui lui convient, sème de fleurs le chemin de la vertu et transforme les devoirs en plaisirs. »
A la suite du Neuf Thermidor, l’ancien garde du corps est appelé au poste d’administrateur du département de la Dordogne. Ses « adresses aux citoyens, » ou à la Convention, — rédigées dans le style emphatique de l’époque, — témoignent toutes d’un effort énergique et souvent heureux pour calmer les passions révolutionnaires, pour pacifier le pays, pour ramener la sécurité dans les cœurs et dans les foyers. A l’occasion de la loi du 11 prairial qui rétablissait l’exercice public du culte, il tient déjà le langage qui bientôt sera celui de Bonaparte négociateur du Concordat : « Trop longtemps, disait-il, nos âmes ont été comprimées dans leur élan vers la divinité. Longtemps les destructeurs de l’ordre social ont cherché à renverser la base essentielle sur laquelle il repose. Leurs efforts ont été inutiles… Ils parlaient de philosophie, de système social, et ils enlevaient tout ce qui peut influer davantage sur l’homme et sur la société, sur la félicité publique et le bonheur des particuliers. » Ses compatriotes lui surent gré des services considérables qu’il leur avait rendus. En 1797, ils l’élurent, presque à l’unanimité, pour les représenter au Conseil des Cinq-Cents.
Il s’était marié en 1795, selon son cœur, avec une jeune femme, créole d’origine, Louise Fournier, qui avait, en premières noces, épousé un officier du régiment de Saintonge, du nom de Jean Lafon du Cluzeau-Labatut. Elle en avait eu deux enfans. En 1792, M. du Cluzeau émigra en Allemagne, et sa femme, n’ayant plus entendu parler de lui, put le croire mort. Le divorce fut prononcé, et Louise Fournier put épouser civilement le brillant administrateur de la Dordogne. De celle union, qui fut très heureuse, trois enfans naquirent, un fils et deux filles ; mais elle ne fut pas longue et eut une fin véritablement tragique. Un dimanche de l’automne de 1803, Maine de Biran sortait de la messe avec sa femme quand ils voient se présenter à eux le premier mari, M. du Cluzeau qui, pendant onze ans, n’avait pas donné signe de vie. La malheureuse femme tombe évanouie, et, huit jours après, dans de violentes crises de délire, elle expirait. La douleur de Biran fut profonde ; il écrivit à ses amis des lettres « déchirantes ; » lui-même tomba gravement malade et faillit mourir ; il songea au suicide. « Oh ! mon cher de Gérando, écrivait-il encore six mois après, combien les secours de la philosophie sont languissans contre un malheur comme celui qui m’était réservé ! Que sert la philosophie quand l’âme est entièrement brisée, quand l’esprit, courbé sous le poids de la douleur, a perdu tout ressort, toute activité ? » Onze ans plus tard, le 24 octobre 1814, il notait dans son Journal : « Hier fut le jour anniversaire de la mort de Louise Fournier, ma bien-aimée femme. Ce jour me sera triste et sacré toute ma vie. Semper amarum, semper litctuosum habebo. »
En 1797, on était loin de prévoir pareil malheur. Le jeune ménage s’installa gaiement à Paris. Modéré, partisan de l’ordre avant tout, adversaire déclaré du jacobinisme, resté même secrètement royaliste, Maine de Biran défendit au Conseil des Cinq-Cents les principes politiques qui avaient dirigé et inspiré son administration ; mais il est si peu le « réactionnaire » obtus et violent que dénoncèrent ses ennemis en sa personne, qu’on le voit s’employer à l’apologie, — peut-être intéressée, — du divorce et s’opposer à ce qu’on apporte quelques retouches a cette « loi bienfaisante. » Il n’eut d’ailleurs pas le temps de déployer une très grande activité : le coup d’Etat du 18 fructidor, — contre lequel il avait rédigé une courageuse protestation, qui, heureusement pour lui, ne fut pas publiée, — le rendit à la vie privée.
Il demeura une année encore à Paris. Il reprend alors avec ardeur ses études philosophiques et surtout scientifiques, entre en relations avec la société d’Auteuil, et le groupe des idéologues ; enfin il devient, ou redevient mondain : il fréquente chez Mme Tallien, chez Suard, chez Mme de Pastoret, et partout il fait apprécier le charme de ses manières, la distinction de son esprit, l’aimable variété de ses talens de société. Rentré à Grateloup, il partage son temps entre ses affaires domestiques et ses recherches spéculatives. L’Institut ayant mis au concours un mémoire sur l’Influence des signes, il songea à concourir, mais ne put achever à temps le travail qu’il avait commencé. En 1801, l’Institut décerna une mention honorable à son mémoire sur l’Influence de l’habitude, qui, remanié, eut le prix en 1802, et lui valut, avec l’amitié de Cabanis et de Tracy, d’être familièrement introduit dans la société d’Auteuil. Dans une lettre à l’abbé de Féletz, Maine de Biran trace en ces termes le portrait des deux philosophes :
Cabanis est un homme d’environ quarante-cinq ans ; la vivacité et la sensibilité se peignent dans son regard prévenant, officieux, ouvert, sans marque scientifique, ami chaud de la vérité qu’il cherche et qu’il a l’air de demander à tout ce qui l’environne. Tracy est plus âgé… C’est un petit homme très vif, très uni dans ses manières : il parle bien, a le don de la persuasion, et ses discours familiers sont aussi onctueux que ses écrits sont secs. Les deux amis semblent n’avoir en tout qu’une même opinion ; ils ne vivent que pour leur ménage et leur chère idéologie, aux progrès de laquelle ils s’intéressent par-dessus tout. L’idéologie, m’ont-ils dit, doit changer la face du monde ; et voilà justement pourquoi ceux qui voudraient que le monde demeurât toujours bête (et pour cause) [lisez : Bonaparte] détestent l’idéologie et les idéologues.
Un nouveau mémoire de Maine de Biran sur la Décomposition de la pensée fut couronné en 1805 par la troisième classe de l’Institut, et la même année, il était nommé membre correspondant de cette même classe (histoire et littérature ancienne). La réputation, — une réputation discrète, — et les honneurs commençaient à lui venir.
En même temps, il était, sur sa demande, appelé au poste de conseiller de préfecture à Périgueux. Depuis plusieurs années déjà, pour réparer les brèches de sa modeste fortune, il cherchait à rentrer dans l’administration. Aussi bien, depuis la mort de sa femme, le séjour de Grateloup lui était devenu extrêmement pénible. Et enfin, comme du reste un certain nombre de ses contemporains, ce n’était pas « une âme toute spéculative : » la richesse de la vie intérieure se conciliait fort bien chez lui avec le goût de l’action. Quelques lignes du Journal intime, inédites jusqu’à M. Delbos et publiées par lui, sont fort significatives à cet égard : « Je porte, — écrivait Maine de Biran le 1er janvier 1819, — je porte dans les affaires un esprit fatigué et préoccupé de méditations solitaires, et dans le cabinet les distractions et l’agitation des allaires. » Il n’est pas douteux que sa philosophie a singulièrement gagné à être constamment mêlée à l’humaine réalité de la vie.
Et il n’est pas douteux non plus que sa vie publique a gagné à être pénétrée d’un peu de philosophie. Nommé sous-préfet de Bergerac en 1806, il prend au sérieux ses fonctions, et, six années durant, il s’emploie avec une admirable activité a la bonne administration de son arrondissement. Il veille à l’exécution des travaux d’utilité générale, prend des mesures pour empêcher, — déjà ! — le déboisement des forêts, pour populariser l’usage de la vaccine, rappelle une congrégation charitable que la Révolution avait proscrite, celle des Dames de la Miséricorde, encourage les divers établissemens d’instruction, fonde enfin une Société médicale, qui, tant qu’il en fut l’inspirateur, rendit quelques services locaux. Chose assez curieuse, — digne précurseur en cela des sous-préfets de la troisième République, — il se fait nommer président d’une loge maçonnique, la Loge de la Fidélité, et y prononce des discours. Ne sourions pas en l’entendant louer le caractère « vraiment sublime » d’une institution dont l’objet est « de rapprocher l’homme de l’homme, de le fortifier ou de développer ce penchant de sociabilité inhérent à sa nature, d’affaiblir ou de réprimer toutes les passions personnelles qui le condamnent à l’isolement, au malheur et au vice. » Et croyons, sans en être d’ailleurs autrement sûrs, que cette institution « sublime » a, depuis un siècle, fortement dégénéré.
Très préoccupé des questions d’éducation, en bon disciple de Rousseau qui voit dans l’Emile, « cet immortel ouvrage, » « une sorte de psychologie pratique, » Maine de Biran entre en rapports avec le pédagogue suisse Pestalozzi, et lui demande un de ses élèves pour acclimater à Bergerac les méthodes nouvelles. L’école pestalozzienne eut quelque peine à triompher, en dépit de l’appui du sous-préfet, de certaines hostilités locales, mais elle en triompha, connut assez vite la prospérité, et sa réputation fut telle qu’en 1816, on proposa à l’instituteur vaudois établi à Bergerac de venir renouveler son expérience à Paris : il refusa.
On voit avec quelle conscience intelligente et dévouée l’auteur du Journal intime entendait sa lâche. Il trouvait, avec quelque raison, ses émolumens un peu maigres : il avait souhaité un rectorat d’Académie, la préfecture de Rodez : il n’obtint ni l’un ni l’autre. Élu par ses administrés, en 1809, au Corps législatif, il ne put, par un caprice de Napoléon, aller siéger qu’en 1811. Il n’y avait, entre l’Empereur et lui, aucune « affinité élective : » il était modéré, libéral, secrètement royaliste ; surtout, il avait été, sinon idéologue à proprement parler, tout au moins l’ami déclaré des idéologues ; et l’on sait de quelle haine véritable Napoléon poursuivait les idéologues ; enfin, il était pacifiste ; il détestait la guerre, — comme si la guerre, car il y a des guerres saintes, n’était pas quelquefois nécessaire, — et plus d’une fois, dans ses discours officiels, il avait osé glisser un discret éloge de la paix. En 1813, il fit partie de cette « Commission des Cinq » que le Corps législatif chargea de présenter, par la bouche de Laîné, de respectueuses remontrances à l’Empereur. On sait ce qui arriva. Le maître fut si profondément irrité qu’il ajourna sur-le-champ le Corps législatif. Et quelques jours après, au milieu des présentations du 1er janvier, il lança la fameuse algarade : « La France me connaît. Vous connaît-elle ?… Quelques centaines de suffrages vous ont désignés pour venir voter à Paris des lois que moi seul je fais et que vous ne faites pas… Le trône lui-même, qu’est-il ? sinon l’assemblage de quatre morceaux de bois doré, recouverts d’un lambeau de velours. Le trône ?… C’est un homme. C’est moi avec ma volonté, mon génie, ma renommée !… La nation a besoin de moi, et moi je n’ai pas besoin d’elle. » — « Propos absurde et dégoûtant, » déclare Maine de Biran dans son Journal intime inédit. « C’est cette nation, ajoute-t-il, qui vous prodigue depuis dix ans ses forces et ses richesses pour soutenir votre usurpation, seconder votre fureur de conquête, vous donner tous les moyens de l’asservir, de l’écraser, de la déshonorer, de la rendre odieuse aux yeux de l’Europe. Et vous dites que vous n’avez pas besoin d’elle ? » On croyait, jusqu’à présent, que le rapport de la Commission des Cinq était l’œuvre de Laîné : il semble, d’après les notes retrouvées dans les papiers de Maine de Biran, qu’il a très activement aussi collaboré à ce discours. Cet excellent « fonctionnaire » savait, à l’occasion, faire preuve de courage civique.
Les occupations officielles, si elles avaient un peu raréfié, n’avaient pourtant point tari entièrement sa production philosophique. Il envoyait en 1807, à l’Académie de Berlin, un Mémoire sur l’Aperception immédiate qui obtint un accessit et une médaille d’or ; en 1811, il adressait à l’Académie de Copenhague un autre mémoire sur les Rapports du physique et du moral qui fut couronnée ; il engageait avec Cabanis et Tracy de longues discussions philosophiques ; il soumettait à la Société médicale de Bergerac d’abondantes observations sur les Perceptions obscures, sur le système du Dr Gall, sur le Sommeil, les Songes et le Somnambulisme. Il n’entre pas dans mon dessein d’étudier la philosophie de Maine de Biran, et tout au plus voudrais-je indiquer, dans les principaux faits de sa biographie morale, les points d’attache de ses doctrines essentielles. Qu’il nous suffise donc de rappeler que, parti du pur sensualisme, l’auteur du Journal intime s’en est progressivement détaché pour mettre dans un croissant relief les notions relatives aux phénomènes d’effort et de volition. « Je pense, donc je suis, » avait dit Descartes. « Je sens, donc je suis, » avait dit Condillac. « Je veux, donc je suis, » en vint à dire Maine de Biran. Il y avait, en germe, dans cette conception, toute une révolution philosophique, et Biran a eu le mérite d’apercevoir assez nettement la plupart des conséquences de sa découverte. A réfléchir longuement sur « les données immédiates de la conscience, » il a mérité de prendre place lui aussi parmi les inventeurs en matière philosophique.
Jusqu’à quel point cette doctrine nouvelle est-elle, si je puis dire, sortie de ses méditations sur lui-même et de ses expérience intimes ? C’est ce qu’il est assez difficile de voir, le document essentiel à cet égard nous faisant défaut. Le Journal intime est interrompu, — sauf quelques pages datées de 1811, — de 1795 à 1814, c’est-à-dire pendant la période même où se sont élaborées les idées philosophiques originales de Maine de Biran. Quelle a été sur ces idées mêmes la réfraction des événemens publics et des joies ou des douleurs domestiques ? Nous ne pouvons pas même essayer de le conjecturer. M. de La Valette-Monbrun n’a pas su ou pu dater, — et c’est bien fâcheux, divers manuscrits ou documens inédits trouvés à Grateloup, entre autres une curieuse dissertation sur Epictète et Montaigne, et des annotations mises en marge d’une édition des Pensées de Pascal[5]. On entrevoit pourtant qu’il n’en est pas resté aux solutions morales un peu simplistes dont s’accommodait si aisément, nous l’avons vu, son sensualisme ou son épicurisme de 1794 ou 1795. La vie a fait son œuvre : la vie, et la mort aussi. Père de trois enfans, le philosophe a vu ses responsabilités croître ; il a souffert, il s’est posé, non pas in abstracto, mais dans la réalité vivante et saignante de son expérience intime, le problème de la douleur et le problème de la mort. Et les solutions, sans doute toutes provisoires, qu’il en a acceptées n’ont pas dû le satisfaire, car son inquiétude morale reste inapaisée. Dans les quatre ou cinq pages qui nous restent de son Journal de 1811, on lit ces lignes angoissées :
« Le temps emporte toutes mes opinions et les entraîne dans un flux perpétuel. Je me suis rendu compte de ces variations de points de vue depuis ma première jeunesse. Je pensais trouver, en avançant, quelque chose de fixe, ou quelque point de vue plus élevé, d’où je pusse embrasser la haine entière, redresser les erreurs, concilier les oppositions. Me voilà déjà avancé en âge, et je suis toujours incertain et mobile dans le chemin de la vérité. Y a-t-il un point d’appui, et où est-il ? »
Ce point d’appui, il le cherchera longtemps encore. Pourtant, l’Empire tombé, il semble que tout va conspirer à lui assurer la tranquillité, et même le bonheur. « Etonnantes successions de choses extraordinaires ! — écrit-il le 1er janvier 1815. — Que de miracles opérés en faveur de la France et de l’auguste dynastie de ses rois légitimes ! Quelle heureuse révolution dans la destinée commune des Français, et particulièrement dans le sort des fonctionnaires honnêtes qui servaient sous l’ancien gouvernement ! » Questeur de la Chambre, il jouit d’« une aisance à laquelle son ambition ne s’était jamais élevée ; » il s’est remarié. « Cependant, déclare-t-il, je n’ai jamais été moins heureux. » Ni en lui-même, ni au dehors, il ne trouve le contentement et la paix. Il est vrai que, quelques jours après, le ton change : « J’éprouve, dit-il, un sentiment de bien-être et de quiétude qui me rend l’existence agréable et heureuse par elle-même… Rien ne me guide au-dessus de mon ton naturel ; je ne me commande rien, et je suis content de tout ; je trouve tout bien. Cet état est trop heureux ; il ne durera pas. » En effet, il ne devait pas durer. Le retour de l’ile d’Elbe vint troubler cette très rare quiétude. « Si l’on en croit les journaux, écrit-il le 28 mars, la capitale est aux pieds du monstre dégoûtant qu’elle avait proscrit ; il est entré en triomphateur… Il n’y a plus de nation française. Elle n’était pas digne d’un bon roi… Les gens de bien, en très petit nombre, n’ont plus qu’à s’envelopper de leurs manteaux ou à fuir cette terre de désolation. » Lui-même faillit payer assez cher sa fidélité aux Bourbons et son indépendance sous le régime impérial. Bouleversé par tous ces événemens, il revient à ses méditations solitaires, à ses lectures, — c’est alors qu’il lit Kant, et, semble-t-il, qu’il relit Pascal, — à son Journal intime. Il y écrit, à la date du 10 avril 1815 :
C’est assez longtemps se laisser aller au torrent des événemens, des opinions, du flux continuel des modifications externes ou internes, à tout ce qui passe comme l’ombre. Il faut s’attacher aujourd’hui au seul être qui reste immuable, qui est la source vraie de nos consolations dans le présent et de nos espérances dans l’avenir.
Stat ad judicandum Dominus, stat ad judicandos populos. Celui qui n’a pas cette idée sans cesse présente au milieu des bouleversemens de toutes choses, lorsque le crime triomphe, que la vertu gémit, abattue, proscrite, calomniée, dénaturée ; celui qui, avec un sens moral, est témoin de toutes ces choses et ne pense pas à Dieu, à la règle éternelle et invariable du juste et de l’injuste, et aux conséquences nécessaires, inévitables qui suivent de cette règle, celui-là, dis-je, doit tomber dans le désespoir, Pour me garantir du désespoir, je penserai à Dieu, je me réfugierai dans son sein.
Il serait peut-être prématuré de parler ici de conversion. Cette vive impression religieuse, provoquée par les malheurs publics et les tristesses privées, semble avoir été un peu fugitive. Mais elle n’en est pas moins une réponse à la question anxieuse que Maine de Biran se posait tout à l’heure ; et, à travers mille vicissitudes de pensée ou d’âme, elle nous indique dans quel sens il va définitivement évoluer.
Les Cent-Jours terminés, la seconde Restauration le ramène à Paris où sa seconde femme ne voulut jamais le suivre, et où il résidera, sauf de courts séjours en Périgord ou aux Pyrénées, durant les douze dernières années de sa vie. Député, questeur de la Chambre, conseiller d’Etat en service ordinaire, c’est une nouvelle période d’activité, et même d’agitation qui va commencer pour lui.
Car ce métaphysicien, ce héros de la pensée abstraite et de la vie intérieure n’est pas seulement un homme politique considérable, c’est un mondain. Il a beau médire des frivoles obligations de la vie de société, il ne sait pas s’en affranchir, il y cède avec une inlassable complaisance, et il se gourmande de sa faiblesse, mais il ne s’en corrige pas. Il fréquente dans tous les milieux, il a des relations dans tous les mondes. On le voit chez Mme de Staël, chez Mme de Vintimille, Mme d’Aumale ; on le présente à la Duchesse d’Angoulême ; il est aux réceptions de Monsieur, comte d’Artois ; il dîne chez le prince de Condé, chez l’abbé Moreffet ; il reçoit à sa table Chateaubriand, Bonald, Hyde de Neuville ; il va en soirée chez le duc de Richelieu, chez le baron Pasquier, chez Guizot ; il est de toutes les réceptions officielles. Il va au théâtre. Il est coquet, galant, très soigné dans sa mise, et passe chaque jour de longues heures à sa toilette ; il est très sensible aux complimens sur sa jeunesse et sa bonne mine ; ce grand esprit a un grain de fatuité. « Je m’inquiète, avoue-t-il, de voir que je ne parais plus jeune et agréable par les formes extérieures, et pour vouloir paraître savant et spirituel, je renonce souvent à être sage et heureux. » Comme Joubert, il se plaît infiniment dans la compagnie des femmes, et il suffit de peu de chose pour le mettre en émoi : un gracieux visage, une conversation spirituelle, un tour de sensibilité aimable, mélancolique et tendre, et le voilà rêveur, et quasiment épris. Il collectionne littéralement les amitiés amoureuses : c’est Mme Mollien, c’est Mme de Vintimille ; c’est Mlle Festa de l’Opéra-Bouffe, qu’il ne saurait voir « sans être troublé ; » ce sont Mlles Andrieux et Anna Boudet ; c’est surtout Mlle d’Alpy, une amie de ses filles : « Mlle d’Alpy, écrit-il, communique une aimable activité à tout ce qui l’entoure. J’éprouve pour elle des sentimens particuliers : c’est plus que de l’amitié et moins que de l’amour. Nos relations de famille sont intimement douces. » Et, quelques mois plus tard, — fin de 1816, — il note, il est vrai, dans son Journal, que « ses sens semblent morts au plaisir, et son cœur fermé à l’amour qui a eu tant d’influence sur sa vie jusqu’à quarante-cinq ans. » Mais il ne faudrait pas trop l’en croire sur parole. En 1818, il entre en relations avec une Mme de C… qui lui inspire bien vite les sentimens les plus tendres : ils dissertent ensemble de vive voix et par écrit sur la philosophie, la religion, l’amour pur, à faire envie, — si l’on en juge par certains passages inédits du Journal intime, — à tels personnages du Monde où l’on s’ennuie. Mais la dame était coquette, et le platonisme n’était point son fait : elle dut se moquer cruellement du philosophe et de ses scrupules. Quand celui-ci s’en aperçut, il renvoya les lettres qu’on lui écrivait depuis trois ans, redemanda les siennes et confessa son amère désillusion dans son Journal : « J’ai résisté jusqu’au bout, disait-il, à toutes les preuves, et lorsqu’il m’a été impossible de croire que la personne était honnête, je suis tombé vivant dans la mort ! » Et il ajoutait :
Orgueilleux dans ma bassesse profonde, et cependant inquiet et fatigué au sein de jouissances coupables, je demandais en vain a la raison de me donner les ailes de la colombe pour prendre mon vol et trouver mon repos loin du tumulte et du bruit des sens. La main de Dieu, toujours suspendue sur moi, m’a frappé dans son infinie miséricorde. En ne cessant de répandre sur mes jouissances coupables les plus cruelles amertumes, elle m’a appris que c’était ailleurs qu’il fallait chercher des plaisirs purs et sans mélange.
Et Mme de Biran ? demandera-t-on, — car enfin, Maine de Biran s’était marié, ou plutôt remarié en 1814, — que devenait-elle dans tout ceci ? Sa seconde femme, Louise-Anne Favareilhes de Lacoustête, n’avait rien de la distinction et de la grâce aimante de Louise Fournier, et je la vois volontiers sous les traits un peu virils de Mme Joubert. C’était une vieille fille, assez peu instruite, de mœurs très provinciales et d’habitudes très casanières, excellente ménagère d’ailleurs, bref, la plate prose après l’éclatante poésie : elle ne pouvait effacer, — le Journal intime en témoigne assez, — le souvenir toujours vivant de l’ « ange de beauté et de bonté, » de l’ « âme céleste » qui avait été « le premier amour » de Maine de Biran. Si celui-ci avait eu quelques illusions, il les perdit vite. « Je trouve dans mon point de vue actuel, — écrivait-il moins d’un an après son remariage, — et avec ma manière d’être et de sentir, que j’ai sagement fait d’épouser une femme toute simple, bonne, qui, heureuse d’être avec moi, n’en exige rien, et pour laquelle je suis toujours assez bien, en étant moi-même, sans avoir besoin d’aucun effort pour me modifier. » Et quelques années plus tard : « Ma femme a de la bonté, mais ne peut m’entendre. » Au reste, il avait pour elle de l’affection, se séparait d’elle avec regrets, lui écrivait souvent, et ses lettres se terminent généralement par cette formule d’une cordiale simplicité : « Adieu, ma bien bonne amie, je pense toujours à toi et t’embrasse comme je t’aime, de tout mon cœur. » Seulement, après quelques semaines de vie conjugale, il est trop évident qu’il reprenait sans déplaisir sa vie de Paris, quelque vide qu’elle lui parût, lorsqu’il y réfléchissait. Un de ses amis, le poète Charles Loyson, écrivant à Mme de Biran, après un séjour à Grateloup, lui dépeignait en ces termes la vie trépidante de son mondain de mari :
Je vous avais promis, à mon départ, d’épier la conduite de M. Maine et de vous en rendre un compte fidèle. Hélas ! Madame, c’est un triste ministère que celui dont je me suis chargé. Vous avez un mari bien dérangé. Il couche chez lui, je crois, mais il n’y dine jamais. Conseil d’Etat, Chambre des députés, commissions le matin, réunions le soir, grande dépense de cabriolet ; voilà sa vie dans laquelle il reste à peine quelques rares instans pour tel qui s’était trop accoutumé, dans vos bois, au plaisir de le voir tous les jours. Ah ! Madame, rappelez-nous bien vite au bord de votre canal…
Maine de Biran ne se serait pas laissé rappeler à Grateloup : la politique l’avait pris dans son engrenage. A cet égard, son rôle a été modeste, et plus utile que brillant. Il n’a pas occupé de très hautes fonctions, et d’ailleurs, peut-être n’y avait-il pas en lui l’étoile d’un homme d’Etat de premier plan. De plus, il n’était pas orateur, et ses interventions a la tribune n’ont été ni très fréquentes, ni très remarquées. Mais dans les bureaux, dans les commissions, dans les réunions préparatoires, il rédige des rapports ou des adresses, donne son opinion sur les questions à l’ordre du jour, soutient de toute son ardeur et de toute sa conscience les idées ou les causes qui lui semblent équitables. Très sincèrement royaliste, allant jusqu’à écrire : « La royauté est sacrée comme la religion même dont elle est inséparable, » il n’a pourtant pas le fanatisme de ses convictions politiques, et les « ultras » ne l’ont jamais compté dans leurs rangs. Entre l’ancienne France et la France moderne, il voudrait éviter de creuser un fossé. « Je ne veux pas qu’il y ait deux nations en France, lui avait dit un jour Louis XVIII qui l’estimait fort, je suis le Roi, le père de tous les Français… Je ne reconnais pour amis que ceux qui sont opposés à toutes les exagérations. » C’était la devise même de Maine de Biran. Comme d’ailleurs tous les esprits sages et modérés, pris entre les deux partis extrêmes, il fut également suspect à l’un et à l’autre, et il fut combattu successivement par l’un et par l’autre. En 1816, la conjuration des ultras le fait échouer aux élections législatives, et celle des libéraux, à plusieurs reprises, un peu plus tard, faillit avoir le même résultat. L’expérience du despotisme révolutionnaire et impérial l’avait rendu assez peu tendre pour tout ce qui n’était pas la royauté légitime. « Hors de la légitimité, écrivait-il, je ne vois qu’anarchie ou despotisme. » Et rattachant ses conceptions politiques à sa philosophie générale, à celle du moins à laquelle il en était progressivement venu, il déclarait : « La souveraineté du peuple correspond, en politique, à la suprématie des sensations et des passions dans la philosophie et la morale. » Et il faut croire que la pratique et la vision directe des assemblées politiques avait fini par le rendre extrêmement sceptique sur la qualité des services que l’on en peut attendre, car, en juin 1820, il notait ceci dans son Journal : « Passions, intérêts personnels, mensonge perpétuel, comédie, voilà le gouvernement représentatif. Je dois m’en séparer. Ma vie entière se perd. » A ses yeux, ce qui importe avant tout, c’est de raffermir l’autorité royale. Seul un pouvoir fort sera capable de concilier les intérêts contraires et les doctrines adverses, de leur imposer le respect des grands intérêts nationaux, de concéder et de garantir l’usage des libertés nécessaires. « Les vrais libéraux, affirme-t-il, ne peuvent être cherchés que parmi les royalistes. » Si tous les royalistes avaient eu sa résolution et sa sagesse, il est probable que bien des fautes eussent été épargnées à la monarchie traditionnelle, et plus d’une aventure au pays.
Parmi toutes ses occupations officielles et ses obligations sociales, il n’oubliait pas qu’il était père de famille. Il avait surveillé lui-même l’éducation et l’instruction de son fils Félix, qui, très différent de lui-même, se fit soldat et gâta un brillant avenir militaire par l’impétuosité de son humeur. Ses deux filles, Elisa et Adine, avaient été recueillies, à la mort de leur mère, par leur tante maternelle, qui les éleva de son mieux à la campagne, mais leur fit une existence austère, étroite, presque claustrale. Les visites et les lettres de leur père, qui les aimait très tendrement, et, comme il était naturel, puisqu’il remplaçait leur mère auprès d’elles, d’une tendresse un peu féminine, étaient à peu près leur unique distraction.
L’aînée, — écrivait Maine de Biran dans son Journal intime, — l’aînée est douce, bonne comme sa mère, timide et sans aucune confiance en elle-même ; elle est appelée à suivre les habitudes et la route ordinaire de la vie. La cadette a une sensibilité délicate, susceptible d’exaltation, des idées fines et profondes, un tact supérieur à son âge, une âme élevée, pour qui les bornes de la situation commune ne suffisent pas. Je crains que son bonheur ne soit difficile… C’est une plante rare à cultiver, à développer, à préserver du souffle des aquilons.
La cadette, en un mot, ressemblait un peu à son père, qui avait pour elle une secrète préférence. Les lettres qu’il leur écrit à toutes deux sont charmantes, pleines de sollicitude pour leur santé physique et morale, et remplies de ces mille riens qui sont la menue monnaie délicieuse de la vie du cœur. Il veille sur leurs lectures, s’intéresse à leur vie religieuse, leur donne les meilleurs conseils de direction morale. « Je vous porte continuellement dans mon cœur, » leur écrit-il. Et une autre fois : « Il faut que je finisse par force, mes bien chères enfans, mais je ne vous quitte pas ; votre souvenir me suivra dans tout le trajet que je vais faire de Paris à Saint-Cloud. » Et ce père si tendre est en même temps un directeur d’âme :
J’ai trouvé déjà dans quelques-unes de vos lettres, mes chères petites, — leur écrivait-il un jour, — l’expression de confiance et de résignation à la volonté de Dieu. Je remercie ce Père commun d’avoir mis dans vos âmes ce sentiment religieux qui est la source de toute vertu, de toute force et de tout bonheur, même en ce monde. Conservez-le précieusement, et cherchez à l’entretenir sans cesse en lisant, chaque jour, avec recueillement, un chapitre de l’Imitation de Jésus-Christ, de cet ouvrage admirable, si bien fait pour élever l’âme à Dieu, pour lui faire sentir que c’est là son unique appui, ses moyens de force et de consolation, pour lui faire supporter avec courage les peines, les ennuis et toutes les croix de cette vie passagère. C’est en méditant ce livre divin qu’on ‘apprend à réduire à leur juste prix toutes les choses de ce bas monde…
Celui qui tenait à ses filles ce grave et édifiant langage était-il arrivé, sur les hautes questions qu’il agitait, à se satisfaire enfin lui-même ? Vers la même époque, il écrivait dans son Journal intime :
Les objets changent aussi souvent que nous changeons, et, fussent-ils toujours les mêmes, nous cesserions bientôt de trouver en eux ce qui peut remplir notre âme et nous assurer une constante satisfaction. Quel sera donc le point d’appui fixe de notre existence ? Où rattacher la pensée pour qu’elle puisse se retrouver, se fortifier, se complaire ou s’approuver dans quelque chose que ce soit ? La religion donne seule une réponse ; la philosophie ne le peut pas [29 août 1819].
Mais à cette conviction il n’était point parvenu du premier coup. Sans doute, à plusieurs reprises, il avait paru entrevoir la nécessité, pour qui veut concevoir dans toute son étendue le problème de la vie et celui du bonheur, d’aboutir à des croyances religieuses. M. Mayjonade a découvert et publié le premier un texte daté de 1793, et qui est assez curieux à cet égard :
Sent-on bien, — écrivait alors Maine de Biran, — sent-on bien la consolation qu’il y a à se reposer ainsi sur l’Être tout-puissant ? En vérité, comment ceux qui le nient peuvent-ils ne pas tomber dans le désespoir ? Semblable à un homme qui, soutenu par une force invisible dans l’espace, ne se sentant appuyé sur rien, se verrait à chaque instant prêt à tomber dans l’abîme, celui qui vit, qui pense et ne s’appuie pas sur Dieu, doit frémir sans cesse de se sentir exister.
Seulement, jusqu’à quel point le Dieu dont il est ici question est-il bien le Dieu personnel des religions positives, et n’est-il pas tout simplement le Dieu abstrait de la religion dite « naturelle, » « l’Etre suprême » devant lequel s’inclinent volontiers le patriarche de Ferney ou le Vicaire savoyard ? En tout cas, même s’il convient de donner à des déclarations comme celle-ci une signification rigoureusement religieuse, ce qu’on peut affirmer, c’est qu’elles sont un peu fugitives, c’est qu’elles n’expriment pas le fond permanent et général de la pensée du philosophe. Il est alors sensualiste, et son idéal moral, nous l’avons vu, c’est Epicure qui le lui fournit.
Quelques années se passent : il a réfléchi, il a vécu ; le bonheur et la paix qu’il cherche ont échappé à ses prises. Il s’est détaché du sensualisme, et, de plus en plus nettement, il voit dans l’effort, dans le vouloir, le fait original qui caractérise l’activité humaine, et dont toute philosophie vraiment digne de ce nom doit tenir essentiellement compte. Justement, il existe dans l’antiquité une doctrine qui a exalté la volonté avec une sorte de sombre ferveur et d’âpre tension : c’est le stoïcisme. Doctrine très haute, très noble, un peu escarpée et difficile, qui a soutenu de beaux caractères, enfanté d’admirables vertus. Ce qui nous frappe en elle, nous autres modernes, c’est l’élévation et l’austérité d’une morale que nous trouvons, d’inspiration et d’accent, toute voisine de la morale chrétienne ; et comme cette morale n’est nullement fondée sur une croyance religieuse, qu’elle est toute rationnelle, on serait tenté de dire toute « laïque, » nous sommes naturellement induits à des rapprochemens, à des comparaisons qui, plus d’une fois, dans l’histoire des idées, n’ont pas tourné à l’avantage du christianisme. C’est ce qui est arrivé à Maine de Biran. A l’école d’Epictète et de Marc-Aurèle, il s’est fait stoïcien, et cela d’autant plus volontiers qu’il rencontrait dans les conceptions métaphysiques et psychologiques du stoïcisme plus d’une affinité élective avec les siennes propres. « Il faut, — écrivait-il, le 23 juin 1816, — il faut que la volonté préside à tout ce que nous sommes : voilà le stoïcisme. Aucun autre système n’est aussi conforme à notre nature. » Et, quoiqu’elles ne soient pas datées, il semble bien qu’on puisse rapporter à la même époque de curieuses pages inédites sur Epictète et Montaigne que M. de La Valette-Monbrun a récemment retrouvées parmi ses papiers.
Voilà des hommes, — y disait-il, en parlant des stoïciens, — voilà des hommes qui, livrés au seul secours de leur raison, semblent s’élever au-dessus de l’humanité. Ils méprisent la douleur et la mort ; ils foulent aux pieds les passions et, — ce qu’il y a de plus grand encore, — ils placent tout leur bonheur dans le bien qu’ils font aux hommes ; aussi doux, aussi bienfaisans pour leurs semblables qu’ils sont durs à eux-mêmes. — Ils sont conduits par l’orgueil, dira Pascal. — Oui, c’est un assez bel orgueil que celui qui ne craint rien tant que de se dégrader non pas aux yeux des hommes, mais à ses propres yeux. Qu’on me dise ce que peut faire de plus l’homme avec le secours même de la grâce !… Qu’un janséniste rabonisse un stoïcien !
La désillusion paraît être venue assez vite. Le héros stoïcien est admirable… dans les livres. Où est-il, dans la réalité de la vie courante, ce sage toujours maître de soi, et dont la volonté, toujours tendue, ne connaît ni les chutes, ni les défaillances, et, sans aucun secours extérieur ou supérieur à elle-même, exerce sur tout l’être humain une absolue puissance ? Maine de Biran est trop sincère avec lui-même, son expérience intime est trop fine pour qu’il puisse être longtemps dupe du mirage qui l’a tout d’abord séduit. Dès 1817, il écrivait dans son Journal intime :
Les stoïciens pensaient que l’homme pouvait opposer à tous les maux de la vie un enthousiasme qui, s’augmentant par notre effort, dans la même proportion que la douleur et les peines, pouvait nous y rendre insensibles. Mais comment peut-il y avoir un enthousiasme durable, fondé sur la raison toute seule… ? Suffira-t-il de dire que la douleur physique ou morale n’est pas un mal pour ne pas la sentir ? Cette morale stoïcienne, toute sublime qu’elle est, est contraire au caractère de l’homme, en ce qu’elle prétend faire rentrer sous l’empire de la volonté des affections, des sentimens ou des causes d’excitations qui n’en dépendent en aucune manière ; en ce qu’elle anéantit une partie de l’homme même, dont l’homme ne peut se détacher. La raison seule est impuissante pour fournir des motifs à la volonté ou des principes d’action ; il faut que ces principes viennent de plus haut.
Voilà le grand mot lâché. L’idéal moral qu’a conçu le stoïcisme, l’homme, réduit à ses propres forces, est incapable, sinon de s’y élever, tout au moins de s’y maintenir. Seul le christianisme a rendu possible pour tous les hommes la pratique régulière de ces hautes vertus dont les stoïciens réservaient l’apanage, d’ailleurs intermittent, à un petit nombre d’élus. Seulement, le christianisme à la volonté humaine surajoute la grâce, secours d’en haut que nous obtient la prière, c’est-à-dire l’aveu sincère de notre faiblesse. L’humilité et la sainteté, voilà ce que le stoïcisme a ignoré, et voilà ce qui constitue, au point de vue moral, l’apport propre, l’invention originale du christianisme. Et la dernière partie du Journal intime n’est, bien souvent, qu’un long parallèle entre le stoïcisme et le christianisme, où l’on rend, certes, pleine justice à la doctrine de Zenon, mais où l’on voit, sous l’influence combinée de l’Imitation, de Pascal et de Fénelon, se préciser, presque jour par jour, dans la pensée et dans la vie intérieure de Maine de Biran, une adhésion de plus en plus fervente et réfléchie aux croyances chrétiennes. « La religion, écrira-t-il le 30 juin 1818, la religion résout seule les problèmes que la philosophie pose. Elle seule nous apprend où est la vérité, la réalité absolue. » — Et le 10 octobre : « En lisant le Traité de la vieillesse de Cicéron, je vois combien la morale philosophique est inférieure à la morale religieuse. » — Le 22 septembre 1819 : « Le christianisme pénètre bien plus avant dans le cœur de l’homme ; il lui révèle bien mieux tout le secret de sa faiblesse que la philosophie tend à lui cacher. » — Le 20 octobre :
Les consolations et les maximes de la philosophie stoïcienne peuvent être bonnes pour les forts, pour ceux qui sont en possession des grandes qualités de l’âme et du caractère, qui ont la conscience de leur dignité. Mais quel secours peut-elle donner aux pauvres d’esprit, aux faibles pécheurs, aux infirmes, à ceux qui se sentent livrés à toutes les faiblesses de l’âme et d’un corps malade, qui ont perdu ou n’ont jamais eu l’estime d’eux-mêmes ? C’est ici que le christianisme triomphe en donnant à l’homme le plus misérable un appui extérieur, qui ne saurait lui manquer quand il s’y fie, en le faisant s’applaudir intérieurement de ce qu’il sent ne pouvoir rien par lui-même, en lui montrant, dans chacune de ses infirmités, de ses misères spirituelles et corporelles, autant d’occasions de mérite.
Le 9 décembre :
La philosophie stoïcienne peut apprendre la résignation à tous les maux extérieurs ou à tous les accidens de la vie humaine, qui sont dans l’ordre général du destin ou de la Providence, et par-là nécessaires. Résignation, patience et tranquillité d’âme, c’est là le plus haut degré où l’âme puisse arriver par le seul secours de la philosophie ; mais aimer la souffrance, s’en réjouir comme d’un moyen qui conduit à la plus heureuse fin, s’attacher volontairement à la croix, à l’exemple du Sauveur des hommes : c’est ce que peut seul enseigner et pratiquer le philosophe chrétien.
On n’a, ce me semble, jamais mieux senti, ni plus fortement exprimé ce qui distingue ces deux conceptions du monde et de la vie, l’une essentiellement aristocratique, l’autre essentiellement démocratique, et l’on rendrait assez bien sa pensée si l’on disait qu’aux yeux de Maine de Biran la grande originalité et l’honneur inaliénable du christianisme est d’être venu démocratiser le stoïcisme.
Les progrès de la réflexion et de l’âge, surtout les multiples et croissantes défaillances d’une santé qui n’avait jamais été très robuste, rendaient chaque jour au philosophe ces idées plus présentes et plus vivantes. « Si quelqu’un de vous est dans la tristesse, qu’il prie pour se consoler, » dit saint Jacques. Oh ! que j’ai besoin de prier ! » soupirait-il un jour (9 juin 1820). Et une autre fois, « considérant les effets psychologiques de la prière, » il déclarait : « Nul doute que ce ne soit l’exercice le plus propre à modifier l’âme dans son fond, à la soustraire aux influences des choses extérieures, et à tout ce monde de sensations et de passions. En se mettant en la présence de Dieu, de cet infini, de ce parfait idéal, l’âme est pénétrée de sentimens d’une autre nature que ceux qu’elle nourrit ordinairement. » Il avait conçu, dans les dernières années de sa vie, une théorie des « trois vies, » très probablement inspirée de Pascal, qu’il allait développer dans ses Nouveaux Essais d’Anthropologie, et qui se conciliait admirablement avec ses nouvelles idées religieuses : la vie organique ; la vie active ou moyenne, ou philosophique ; et la vie spirituelle ou mystique : « Le stoïcisme, écrivait-il enfin, nous montre tout ce qu’il peut y avoir de plus élevé dans la vie activé, mais il fait abstraction de la nature animale, et méconnaît absolument tout ce qui tient à la vie de l’esprit ; sa morale pratique est au-dessus des forces de l’humanité. Le christianisme seul embrasse tout l’homme ; il ne dissimule aucun des côtés de sa nature, et tire parti de ses misères et de sa faiblesse pour le conduire à sa fin en lui montrant tout le besoin qu’il a d’un secours plus élevé. »
Cette fois, il n’y avait plus qu’à conclure. « Le cercle était fermé, » tout au moins en ce qui concerne le côté psychologique et moral du problème religieux. Car jusqu’à présent, on l’a sans doute observé, les questions proprement théologiques et historiques n’avaient point préoccupé Maine de Biran. Il semble que, sur ces points, il y ait eu de sa part quelques résistances, que des conversations avec Frayssinous, dans sa dernière maladie, firent d’ailleurs assez vite tomber. Son adhésion à un christianisme encore un peu imprécis fait place peu à peu à un retour clairement consenti au catholicisme de sa première jeunesse. Sa fin, survenue le 20 juillet 1824, — il n’avait que cinquante-sept ans, — fut non seulement chrétienne, mais édifiante. « Il a rempli tous ses devoirs de chrétien, — écrivait dans le Moniteur un de ses amis, probablement Gérando, — reçu tous les sacremens et, par sa piété tendre et ses discours religieux, il a édifié son vénérable pasteur et arraché des larmes aux assistans. » Cette âme inquiète et souvent troublée avait enfin trouvé la paix qu’elle avait si longtemps et si loyalement cherchée.
Une personnalité fort complexe et très riche, qu’une remarquable capacité de pensée abstraite n’a détournée et dispensée ni de l’action, ni de la mondanité même, ni surtout de la vie intérieure, et qui a su se prêter à une grande variété de milieux et d’expériences ; une intelligence alerte et souple, pénétrante et profonde, apte à se renouveler, à progresser, à modifier ses points de vue ; une sensibilité fine, ardente et mobile qui provoquait la sympathie et retenait l’affection ; par-dessus tout cela une âme vibrante, scrupuleuse, éprise de perfection, et douée à un très haut degré de cette résonance intérieure sans laquelle il n’y a que banalité, esprit d’imitation ou psittacisme : tel nous apparaît Maine de Biran dans la réalité aujourd’hui connue de sa vie et de son œuvre. Ce fut un bel exemplaire d’humanité, « un cas humain représenté au vif, » suivant le mot du vieil Amyot que j’aime tant. A un point de vue très général, son évolution morale reste fort curieuse et suggestive, et l’on y peut inscrire l’histoire de l’âme religieuse à la recherche de son point fixe. Sainte-Beuve a bien raison de rapprocher le Journal intime de l’Homme de désir de Saint-Martin, et même des Pensées de Pascal : Maine de Biran est de la famille, il est de la lignée de Pascal ; lui aussi, il cherche en gémissant. Enfin, au point de vue plus particulier de l’histoire des idées, comment ne pas observer que l’auteur du Traité de l’habitude a suivi le mouvement de la pensée de son temps qui, partie du sensualisme irréligieux du XVIIIe siècle, a promptement évolué vers le spiritualisme chrétien ? Son cas n’est pas sans analogie avec celui de Chateaubriand, de Joubert, de Lamennais. Seulement, toujours original, même quand il ressemble aux autres ou qu’il s’en inspire, il a suivi une voie et creusé un sillon qui lui appartiennent bien en propre : la voie de l’analyse intime et de l’expérience rationnelle. « Si je trouve Dieu et les vraies lois de l’ordre moral, — écrivait-il le 16 avril 1815, — ce sera pur bonheur, et je serai plus croyable que ceux qui, partant de préjugés, ne tendent qu’à les établir par leur théorie. » Il disait vrai, et son « témoignage » d’idéologue désabusé est, en effet, plus persuasif que celui de beaucoup d’autres. Pascal qui, lui aussi, fut, un instant, troublé par le stoïcisme, eût avoué pour son disciple ce penseur exigeant, méthodique et précis, chez lequel l’inquiétude morale n’a été qu’une forme, mais singulièrement noble, de la probité intellectuelle.
VICTOR GIRAUD.
- ↑ Essai de biographie historique et psychologique : Maine de Biran (1766-1824), par A. de La Valette-Monbrun, 1 vol. in-8, Fontemoing, 1914 ; — Maine de Biran critique et disciple de Pascal, par le même, 1 vol. in-8 ; Alcan, 1914. — Cf. Maine de Biran, par Marius Couailhac (Collection des Grands Philosophes), 1 vol. in-8 ; Alcan, 1905 ; — Victor Delbos, la Personnalité de Maine de Biran et son activité philosophique (Annales de philosophie chrétienne, octobre-novembre 1912).
- ↑ Sainte-Beuve, dans son article des Lundis (t. XIII, p. 323) sur Maine de Biran, cite une lettre de M. Lachelier, datée du 30 août 1868 : « Les plus sincères défenseurs du spiritualisme en France n’hésitent pas à saluer aujourd’hui en Maine de Biran leur véritable maître après Descartes. » « Entre Maine de Biran et lui, — ajoutait Sainte-Beuve, — il se plaît à désigner, comme faisant la chaîne, cet autre disciple d’un ordre bien élevé, M. Ravaisson. » — Ravaisson a parlé de Maine de Biran avec sympathie, profondeur et admiration, d’abord ici même, dans son article du 1er novembre 1840, puis dans son célèbre Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle.
- ↑ Ceci était écrit avant un article de M. Pierre Lasserre qui, parlant de Joubert dans l’Action française, s’est lui aussi avisé de ce rapprochement.
- ↑ Le Journal intime, on le sait, a été publié pour la première fois par Ernest Naville dans l’ouvrage intitulé : Maine de Biran, sa vie et ses pensées (3e édition, revue et augmentée. Paris, Perrin, 1814). Mais la publication d’Ernest Naville n’était que fragmentaire. Plusieurs critiques ont pu étudier soit le manuscrit, soit la copie du Journal, qui ont été conservés à Genève, et l’on en trouvera de nouveaux fragmens dans les livres ou articles du chanoine Mayjonade, de M. Tisserand, de M. Delbos, de M. de La Valette-Monbrun.
- ↑ Cette édition des Pensées de Pascal étant de 1812, c’est en tout cas postérieurement à cette date que Maine de Biran a lu et annoté le volume. Et peut-être, en rapprochant ces notes sur les Pensées du Journal intime (édition N’avilie, p. 162-165), peut-on conjecturer, sans trop d’invraisemblance, que cette lecture annotée de Pascal a été faite pendant les Cent-Jours, en avril 1815.