Un Plaidoyer anglican contre l'incrédulité

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UN
PLAIDOYER ANGLICAN
CONTRE L’INCRÉDULITÉ


Perversion, or the Causes and conséquences of Infidelity, a tale for the times ;
3 vol. in-8o, London 1856, Smith and Elder.



Notre époque peut être appelée une époque de transition dans toutes les acceptions diverses que ce mot renferme. Elle a tous les caractères de la transition : lents mouvemens de la vie qui se cherche et travaille, dans les laboratoires secrets de la nature, à se créer de nouvelles formes ; métamorphoses difficiles, pénibles, dramatiques presque toujours, souvent aussi repoussantes et disgracieuses, par lesquelles s’opère graduellement le passage d’une combinaison morale à une autre ; rapide dissolution que provoque la mort afin de séparer les élémens désormais inconciliables. Croissance, transformation, anéantissement, c’est là tout notre siècle. Il ne présente aucun des caractères de la vie arrivée à son développement naturel, la tranquillité majestueuse, la floraison épanouie, l’équilibre des forces, la santé, la confiance, les attributs de la virilité. Pour exprimer les pensées qu’il fait naître, il serait inutile d’avoir recours à quelqu’une de ces images qui, sous une forme concise et synthétique, expriment un état précis et nettement défini, ou un bel équilibre de circonstances, l’adolescence par exemple, l’âge mûr, la saison du printemps. Non ; il a des aspects infiniment plus variés et moins gracieux : c’est tantôt une enfance convulsive, ayant ses vagissemens pour tout langage ; c’est tantôt le sommeil sans rêves de la chrysalide, qui, dans une mort temporaire, étouffe le ver sans laisser pressentir le papillon ; c’est tantôt enfin la hideuse putréfaction du cadavre exposé au grand air, repris par le néant membre à membre, et dont tous les yeux peuvent suivre la graduelle disparition. C’est encore, si vous voulez, un édifice dont une moitié tombe en ruines et dont l’autre moitié est en voie de construction : d’un côté les échafaudages masquent les proportions de l’édifice, de l’autre les pierres se détachent une à une, et au milieu des crevasses envahies par les herbes parasites grelottent et tremblent, belles et charmantes encore, mais atteintes par un souffle glacial, bien des fleurs du passé. Somme toute, notre siècle est un siècle laid, dans lequel il est difficile de vivre, mais intéressant à observer ; l’âme n’y trouve point son aliment nécessaire, mais en revanche l’esprit y trouve en abondance des élémens d’étude pour sa curiosité infinie et ses appétits d’analyse et d’anatomie.

Rien pour l’âme, tout pour l’esprit, tout pour la curiosité et l’analyse, voilà peut-être la définition la plus concise et la plus vraie que l’on pourrait donner de notre époque. De cette définition on peut tirer la méthode par laquelle les actions et les hommes de ce siècle doivent être jugés, méthode à la fois indulgente et sévère, et que nous croyons la seule raisonnable et la seule équitable. Si les caractères de notre siècle sont tels que nous venons de les décrire, on ne saurait juger l’époque avec assez de sévérité, les individus avec assez d’indulgence, car la vie individuelle doit nécessairement être semée de pièges et environnée de périls. Si cette époque ne s’adresse qu’à la faculté de l’observation et à la passion de la curiosité, faudra-t-il s’étonner que les erreurs abondent, que les catastrophes morales soient nombreuses, et que l’âme se perde à la poursuite de vaines illusions ? Le monde dans lequel nous vivons ne réveille en nous que certaines facultés de l’esprit : s’étonnera-t-on que les autres restent endormies ? S’il n’y a rien auprès de nous qui vaille la peine d’être aimé, faudra-t-il accuser durement ceux chez qui la faculté d’aimer diminue de jour en jour ? Et parce qu’il n’y a aucun parti qui vaille la peine d’être servi avec dévouement, ceux qui se tiendront prudemment à l’écart devront-ils être accusés d’égoïsme et de sécheresse ? Si le spectacle des choses contemporaines n’éveille en moi d’autres instincts que des instincts de curiosité, mes ennemis seront-ils bien venus à m’accuser de scepticisme ? La curiosité peut-elle engendrer d’autres sentimens qu’un attachement passager, suivi de déception, qu’une passion de tête ? L’attrait de la nouveauté, auquel j’obéis par la fatalité de circonstances qui ne dépendent pas de ma volonté, en multipliant mes expériences, multiplie mes incertitudes et mes déceptions. Croit-on d’ailleurs que le sort du sceptique soit heureux, et qu’il se plaise en dilettante dans ses tourmens d’esprit ? Le sceptique que ses anxiétés et ses vicissitudes morales n’ont pas rempli de tristesse, qui s’autorise de ses désillusions et de ses doutes pour renoncer à la vérité, celui-là mérite tout au plus d’être rangé dans la catégorie des épicuriens de la pire espèce, et n’a jamais, en réalité, ressenti aucun de ces troubles de conscience et de cette hésitation prudente de jugement qui sont les attributs moraux du scepticisme. Bien loin d’être un blasphémateur et un épicurien, le vrai sceptique est au contraire d’une délicatesse et d’une susceptibilité extrêmement rares. Je sais bien que par malheur, dans notre siècle, il se mêle souvent en lui un certain élément épicurien que j’appellerai le dilettantisme transcendental, c’est-à-dire cette faculté de jouir des opinions et des théories, et d’aimer à cueillir la beauté même des doctrines qu’on n’accepte pas ; mais qui oserait dire que ce défaut ne soit pas commun au sceptique avec bien des croyans sincères et fervens d’aujourd’hui ? Quel est le fidèle qui n’ait pas connu cet épicuréisme transcendental, qui n’ait jamais aimé à respirer la poésie de sa croyance, et qui n’ait pas été touché plus souvent par les rêveries qu’engendrent les cérémonies de son culte que par les vérités que révèlent ses dogmes ?

Tout ce que nous disons du sceptique peut se dire également de l’incrédule. Dans un siècle où tout change sans cesse, et qui semble pris de vertige, il n’est pas extraordinaire qu’on n’aperçoive pas de point fixe et stable auquel on puisse s’attacher avec passion, et qu’on ne puisse rapporter à un même centre immuable les expériences si diverses, si contraires, que la vie engendre chaque jour. L’incrédule de parti pris n’existe pas, et jamais personne n’a fait profession de ne croire à rien pour son plaisir, à moins d’être un scélérat achevé et d’avoir trouvé dans la négation de toute vérité un moyen de s’affranchir de toute contrainte morale. Plus heureux que le sceptique, l’incrédule n’est tel que relativement à une certaine doctrine déterminée qu’il repousse, et qu’au contraire vous adoptez. Vous vous vantez d’avoir un centre auquel vous rattachez toutes vos expériences et toutes vos pensées ! Lui aussi, il a le bonheur de posséder un point inébranlable qui lui offre un abri contre les caprices du hasard et les vicissitudes de l’opinion. Il serait désirable peut-être qu’il n’y eût qu’un seul credo pour tous les hommes et un centre commun pour toutes les âmes ; mais un tel bonheur n’est pas donné à notre siècle. Force nous est donc d’être tolérans, puisque notre époque est anarchique. On parle beaucoup, par le temps qui court, de la liberté de pensée et de la liberté de conscience, et dans toutes les polémiques qui se sont élevées à ce sujet, on répète à satiété les définitions du XVIIIe siècle, par exemple que l’homme a le droit de penser ce qu’il croit vrai et d’adorer Dieu selon son culte. On oublie de chercher quelle définition nouvelle le XIXe siècle pourrait donner de la tolérance. Il en est une cependant qui ressort de l’inextricable confusion morale dans laquelle nous sommes engagés : c’est que nous ne sommes plus responsables de nos opinions, et que si nous errons, la faute en est au siècle plutôt qu’à nous ; que nous n’avons d’autres croyances que celles que le temps destructeur a bien voulu nous laisser par pitié ou par oubli, et que dans cette disette de croyances l’erreur est presque une ressource, que nous sommes les jouets des circonstances et les victimes de la fatalité qui a voulu placer notre existence en l’année 1856, au lieu de la placer à une période de foi solide et fixe. Par conséquent celui qui nous condamne et nous poursuit en raison de nos doctrines ne peut guère être autre chose qu’un méchant ou un hypocrite.

La situation de notre siècle nous oblige donc à la plus grande réserve lorsque nous voulons juger les croyances de nos semblables ; l’incrédule et le sceptique méritent tout notre intérêt et toute notre charité. Nous devons penser que si leurs croyances sont flottantes, c’est moins leur faute que celle de leur temps ; nous devons penser que, s’ils ne croient pas, ils ont fait tous leurs efforts pour croire. La foi est laborieuse et pénible aujourd’hui, et à l’antique anathème qui déclara que l’homme devrait gagner son pain à la sueur de son front, il semble qu’il s’en soit joint un nouveau qui condamne l’homme à gagner ses croyances à la sueur de sa pensée. L’intolérance à notre époque n’est pas seulement un crime contre la charité, c’est encore une marque d’incurable aveuglement et d’incurable sottise, car rien n’est remarquable comme la bonne volonté que de toutes parts manifeste l’esprit humain et les tentatives religieuses en sens divers qui se produisent chaque jour. Ce n’est certainement pas l’obstination que l’on peut reprocher aux hérétiques, ce n’est pas l’endurcissement que l’on peut reprocher aux incrédules : ce serait bien plutôt une certaine mollesse. On ne voit que gens préoccupés de trouver une raison de croire, et la plupart du temps la plus petite leur suffirait. Les différentes églises qui divisent la chrétienté pourraient tirer cette leçon de tolérance du spectacle des luttes qui se produisent dans leur propre sein. Pas plus que le monde des laïques, elles ne sont à l’abri du doute et de l’inquiétude ; elles aussi ont été atteintes du scepticisme : plus d’un de leurs membres travaille de son mieux à réconcilier son expérience avec sa croyance, plus d’un a pu s’apercevoir aux sacrifices que lui imposait cette tâche combien elle est difficile et douloureuse. Quel est celui qui oserait dire qu’au sortir de cette lutte il est parvenu à trouver l’équilibre exact entre son expérience et sa croyance, et qu’il n’a pas eu à sacrifier quelque chose de l’une ou de l’autre ? Le catholique libéral qui cherche à concilier sa croyance avec la liberté politique et l’exercice philosophique de la raison, le puséyste qui a cherché à réconcilier l’existence de son église avec la tradition historique, le clergyman évangélique qui a cherché le terrain commun sur lequel peuvent se réunir les diverses sectes dissidentes, l’unitaire qui s’est préoccupé d’établir l’harmonie entre les principes du christianisme et les conséquences des doctrines allemandes, pourraient répondre à cette question et dire de quel prix ils ont payé leurs tentatives.

L’auteur de Perversion, M. Conybeare, anglican très décidé et connu déjà par plusieurs écrits religieux, entre autres un livre sur la vie et les épîtres de saint Paul, professe des opinions radicalement contraires à celles que nous venons d’exposer. Sa devise est fort singulière, c’est même une des plus audacieuses que nous ayons jamais vu exposer par aucun fidèle. Non-seulement M. Conybeare nous dit : « Hors de mon église point de salut ; » mais il dit : « Hors de mon église point de moralité. » Nous n’exagérons rien. Le ton modéré, doucereux, avec lequel ce livre est écrit ne peut nous abuser et nous empêcher de voir le bizarre fanatisme qui y est formulé. Les infidèles, les incrédules, les non anglicans en un mot y sont plaints en termes évangéliques : prenez garde, ces effusions cachent des sentimens qui ne sont point précisément ceux de l’amour ; latet anguis in herbâ. Une candeur superficielle y joue sur un fonds de malice très acre, comme une couche d’huile onctueuse qui s’étendrait sur une dissolution acide. Nous abandonnons à l’auteur les incrédules : en sa qualité d’anglican, il lui était permis de croire qu’un infidèle est capable de tous les crimes ; seulement nous lui ferons observer qu’il s’est chargé de se réfuter lui-même et de prouver que les incrédules ne sont pas aussi noirs qu’ils en ont l’air. Le plus intéressant de ces sceptiques pervertis par l’air du siècle, s’il a été facile à égarer, est plus facile encore à ramener, et il retrouve sa foi avec le secours d’argumens dont un enfant ne voudrait pas. La docilité de Charles Bampton, un des personnages de son roman, aurait dû plaider peut-être en faveur des incrédules. Toutefois nous lui livrons ces réprouvés pour qu’il les damne à merci ; mais que lui ont fait les fidèles des différentes communions ? que lui ont fait ses propres confrères en anglicanisme ? À quelle fraction de l’église anglicane faut-il appartenir pour n’être pas absolument un chrétien équivoque ? Puséystes et oxoniens, partisans de la basse église et de la haute église reçoivent également les flèches de M. Conybeare. Ce high churchman qui introduit dans sa paroisse des cérémonies qui sentent le papisme n’agit ainsi que pour éveiller l’attention sur lui, et il en est de même de ce membre du parti évangélique qui prêche la parfaite concordance des prophéties et le prochain avènement du millénium. Il y a mieux : toutes ces nouveautés, selon lui, ont un but fort intéressé et très sordide ; c’est un moyen tantôt de soutirer l’argent des fidèles, tantôt d’éveiller l’imagination des femmes ; des pensées de mariage et d’héritage ne sont pas étrangères à ces prédications et à ces exercices religieux. Quelquefois même ces insinuations vont plus loin, et il y a un certain courtier ou commis-voyageur du millénium qui est accusé assez franchement de dol et de fraude.

Nous ne songerions pas à nous étonner de cette amertume, si M. Conybeare avait eu l’intention de démasquer simplement l’hypocrisie ; mais tel n’a pas été son but. La pensée qui semble le préoccuper est celle-ci : ces sortes d’actes font le plus grand tort à l’église, ils engendrent le scepticisme. En vérité M. Conybeare exagère l’influence que peuvent avoir de tels actes. Pas plus que leurs petits ridicules, les petits scandales que peuvent donner les membres d’un clergé quelconque n’ont jamais jeté aucune défaveur sur la religion. Ces défauts, qui tiennent aux convoitises de la chair et aux habitudes de la profession, ne sont appréciables que par des gens très cultivés, sur lesquels ils ne peuvent exercer aucune impression profonde. Jamais un homme éclairé n’est devenu sceptique parce que son curé était un personnage ridicule. Les manières mielleuses de M. Moony ou les manières arrogantes de M. Morgan ne peuvent pas être une cause de scepticisme pour un jeune homme qui a été élevé à Eton et à Oxford. Maintenant, si des vices et des défauts des clergymen mis en scène par le romancier anglican nous passons aux nouveautés qu’ils débitent, nous ne pouvons y apercevoir davantage une source de scepticisme. Ce sont des nouveautés parfaitement insignifiantes pour ceux qui n’ont pas la foi, et assez peu dangereuses pour les fidèles ; ce sont des stimulans plutôt que des dissolvans pour ceux qui ont la foi. Telle explication des prophéties, telle altération de la liturgie serviront bien plutôt à tenir en haleine le zèle des fidèles qu’à les éloigner de l’église. Les croyans que leur répugnance à accepter les explications exégétiques d’un prédicateur du millénium conduiraient à nier la personnalité de Dieu et à accepter le credo de Hegel seraient déjà bien entamés par le scepticisme, et certainement la haute église et la basse église pourraient également se proclamer innocentes en toute confiance. Je sais bien que le spectacle de ces dissidences n’est donné par M. Conybeare que comme une cause seconde d’infidélité ; mais nous croyons qu’il exagère encore. Et d’ailleurs que prouvent ces dissidences, sinon que l’église trouve dans son propre sein l’anarchie morale qu’elle poursuit dans la société, qu’elle est elle-même déchirée, troublée, remplie de scrupules et de doutes, et qu’elle doit en conséquence se montrer tolérante pour ceux qui ne peuvent s’accorder avec elle, puisqu’elle-même est en proie aux dissensions et aux querelles ?

L’auteur de Perversion manque peut-être de charité envers ses propres coreligionnaires, mais enfin il ne manque pas de réserve. Nulle part dans son livre nous ne trouvons de noms propres anglicans : il se gêne moins avec les incrédules. Deux personnages célèbres notamment sont pris à partie à diverses reprises et assez rudement, Thomas Carlyle et Henriette Martineau. Relativement au premier, nous pouvons répondre que l’église anglicane verrait beaucoup moins diminuer les rangs de ses fidèles, si elle possédait les dons avec lesquels Carlyle a remué tant d’esprits, c’est-à-dire la chaleur et la sympathie, et surtout cette merveilleuse faculté d’exprimer la pensée secrète et le tourment caché des générations auxquelles il s’adresse. Si les jeunes gens, si les femmes elles-mêmes ont lu avec tant d’enthousiasme les écrits de Carlyle, c’est qu’il a prononcé le plus éclatant sursum corda que l’Angleterre ait entendu dans ce siècle. Ces dithyrambes d’un cœur passionné et vivant ont agi sur les générations nouvelles comme un accent religieux. Et quelles sont en effet les forces actives de la religion, sinon la passion et la vie ? Carlyle se trouvait posséder précisément les dons du prosélytisme qui sont nécessaires aux chefs des églises, et c’est là la cause principale de son succès. Les conséquences morales que peuvent produire les écrits de cet homme, qu’il est impossible de lire sans l’estimer et de connaître sans le respecter, ne sont point telles que M. Conybeare essaie de l’insinuer. Jamais M. Charles Bampton n’a pu y trouver des théories d’indulgence passionnelle, et jamais l’affreux M. Archer n’y a trouvé de raisonnement qui pût justifier ses crimes. Si, sous le rapport des doctrines, Carlyle peut être regardé comme un panthéiste (ce qui est controversé, car le panthéisme n’a jamais été chez lui une profession de foi, mais seulement un point d’interrogation, si nous pouvons nous exprimer ainsi), en revanche, sous le rapport de la morale, il est resté un intraitable dualiste. Au lieu d’identifier en une seule et suspecte unité les deux principes du bien et du mal, il n’a jamais manqué de tracer le fossé infranchissable qui les sépare. Sous le rapport de la morale, il est resté très puritain, et il damne aussi irrémissiblement les vicieux et les coupables que Calvin et John Knox. Il n’a pas non plus l’habitude de badiner avec les influences délétères qui amollissent l’âme lentement ; personne n’a plus énergiquement dénoncé que lui la sentimentalité du XVIIIe siècle, le moderne indulge genio, et les religions de la sensualité, qu’il a eu l’honnête cynisme d’appeler de leur vrai nom : phallus worship. C’est surtout dans les sujets de morale pratique qu’éclate le solide bon sens de cet homme, admirateur de Goethe et adversaire de Bentham, aussi peu disposé cependant à admettre la poésie du vice que son utilité. M. Conybeare formule contre Carlyle une accusation que la lecture la plus superficielle de ses écrits suffit pour renverser ; il l’accuse de tactique et de stratégie. Selon lui, il s’est introduit d’abord au milieu du public sous la peau de l’agneau pour mieux tromper le troupeau, et, lorsqu’il a été une fois accepté, il a jeté cette fausse toison, et s’est montré sous la figure du loup. Il s’est servi de la phraséologie chrétienne pour exprimer des idées philosophiques, il a affecté des allures mystiques pour exprimer des pensées rationalistes ; puis, lorsqu’après avoir ainsi cheminé sourdement et à l’abri des traits il a eu conquis une situation bien retranchée, il a dévoilé toutes ses batteries. Tout le monde sait en effet qu’il existe une assez notable différence entre les premiers et les derniers écrits de Carlyle ; mais cette différence s’explique par l’âge et la vie. Jeune, il était plus mystique. À mesure qu’il a vécu, l’idéal religieux a tenu moins de place dans son intelligence, jusqu’à ce qu’enfin il ait été atteint de cette fureur de justice terrestre, pratique, politique, qui dans ces dernières années est devenue son cri de guerre. Donnez-lui la justice, il la veut à tout prix ; qu’on l’impose par n’importe quel moyen, et qu’on force les hommes d’être justes par le sabre ! Celui qui accomplira cette révolution sera sûr de son obéissance, et qu’on ne vienne pas lui parler de scrupules de conscience, d’idéal supérieur, de douceur évangélique, de persuasion morale, etc. ! Clair de lune en bouteille tout cela ! Un bon gouvernement, rigoureux et juste, voilà maintenant son idéal. Où y a-t-il l’ombre de tactique dans tout cela ? Pour qui sait lire, cette métamorphose se préparait depuis longtemps, et le livre sur Cromwell forme bien la transition entre le mystique Carlyle, le croyant à un idéal supérieur comme moyen d’action sur l’homme, et l’admirateur de Frédéric II, le roi pratique, athée et juste.

Les récriminations contre les conséquences morales des doctrines auxquelles est arrivée miss Martineau se comprennent mieux. Cependant il aurait été préférable, je crois, de ne pas prononcer le nom de cette remarquable personne. Depuis plus de deux ans, miss Martineau est couchée sur son lit de mort, elle se sait condamnée, et on ne voit pas que ses convictions aient fléchi un seul moment. Ce n’est pas évidemment par haine du christianisme ou pour s’affranchir des lois morales que cette femme, qui si longtemps a été la tête du parti unitaire, est arrivée à faire profession ouverte d’athéisme. Son athéisme d’ailleurs est pour ainsi dire tout individuel, et ce n’est pas chez elle comme chez nos philosophes du XVIIIe siècle une affaire de prosélytisme ; c’est une conviction personnelle, un cas de conscience examiné avec un calme et un sang-froid qui excluent toute idée de propagande. Il n’y a là d’ailleurs rien qui puisse surprendre, et on pouvait jusqu’à un certain point s’attendre à ce résultat. Esprit pratique, froidement ardent, méthodiquement curieux, miss Martineau a toujours manqué d’un certain élément mystique et idéal qui, s’il est dangereux et propre à engendrer des illusions, rend les chutes morales moins inévitables et moins irrémédiables. Son œil a toujours été tourné plutôt vers les choses sensibles, vers les choses de la politique et de la société, que vers les choses invisibles, et même au temps de sa plus grande ferveur religieuse elle a dû toujours mieux comprendre ce qui était de la nature que ce qui était de l’esprit. C’est une âme rationaliste et raisonneuse. Elle est fort intéressante pour nous Français, en ce sens qu’elle est une preuve frappante de la force du sang et de la race. Issue d’une famille protestante exilée par la révocation de l’édit de Nantes, elle a en elle, malgré son éducation et ses habitudes anglaises, quelques-unes des tendances les plus caractéristiques de l’esprit français, — rigueur logique, goût de la simplification, netteté parfaite de vues et de doctrines, dédain des compromis, habitude d’aller jusqu’aux conséquences les plus extrêmes des principes, intrépidité philosophique. Quand elle est allée à l’athéisme, elle y est allée plutôt à la française qu’à l’allemande, et elle a retrouvé, hélas ! comme d’instinct et par la vertu de son sang français, ce genre d’athéisme qui a fleuri si désastreusement chez nous à la fin du dernier siècle.

Maintenant que nous en avons fini avec les reproches qu’on peut adresser à M. Conybeare sur son manque de charité, examinons les questions que pose son livre ingénieux, un des plus curieux épisodes de cette guerre qui se poursuit en Angleterre entre l’église et les doctrines nouvelles. Il serait difficile de dire au nom de quelle fraction de l’église parle l’auteur. Les high churchmen et les low churchmen, les chefs des universités et les prédicateurs populaires, sont présentés par lui sous un jour peu favorable. Il malmène tous ces groupes également, et ne semble guère disposé à prendre parti pour aucun. Les lecteurs anglais paraissent avoir été aussi embarrassés que nous de donner son véritable nom à l’église que représente M. Conybeare, et un reviewer s’est tiré d’embarras en inventant un nouveau parti dans l’église, — the hard church, l’église opiniâtre, hargneuse, atrabilaire. L’épithète est méritée par l’esprit du livre, et cependant, si on jugeait de l’esprit par la lettre, la tolérance semblerait plutôt l’âme de cet écrit. Ainsi que nous l’avons dit, l’auteur s’abstient de parler au nom d’aucune fraction de l’église ; il pose la question sur un autre terrain, il parle au nom du Christ et établit le débat entre l’Évangile et l’incrédulité. La question semble largement posée, et la discussion est acceptable sur ce terrain ; il faut alors commencer par admettre également toutes les églises, en les regardant comme de pures formes qu’on peut adopter on repousser selon son intelligence ou sa conscience. Si c’était là ce que pense M. Conybeare, il ne parlerait pas autrement que le docteur Channing ou les unitaires les plus éclairés ; mais, en y regardant de près, on voit que l’écrivain repousse tant de choses, qu’il ne parle plus au nom du Christ, mais au nom d’une doctrine particulière. Ainsi il repousse assez nettement le puséysme et le mouvement semi-catholique de la haute église ; il repousse le mouvement évangélique de la basse église et les prédilections de certains membres de ce parti pour le judaïsme et le peuple juif. Il n’y a qu’un mot sur les unitaires, et il est assez dur. Les catholiques et les dissidens calvinistes n’y sont pas mis en scène, mais il est facile devoir que si l’auteur repousse comme dangereuses d’une part les tendances puséystes, de l’autre les tendances puritaines des deux fractions de l’église, il doit repousser à plus forte raison le catholicisme et le calvinisme. Voilà bien des doctrines exclues, et non-seulement exclues, mais regardées comme des sources d’incrédulité et de doute. Ce n’est donc pas précisément au nom du Christ que parle l’auteur, c’est bel et bien au nom de l’église anglicane, au nom de l’église telle qu’elle existait avant les déchiremens contemporains, et l’épithète de hard church, — l’église opiniâtre, — est donc méritée, en dépit de je ne sais quelle superficielle tolérance et de quelle apparente comprehension, qui font à chaque instant de ce livre un véritable piège. L’auteur a dépensé un esprit infini pour rester sur ce terrain indéterminé de la foi au Christ, et pour se dispenser de formuler son credo anglican.

M. Conybeare cherche à montrer les causes et les conséquences de l’incrédulité. Il distingue trois espèces d’incrédules : ceux qui sont tels par dépravation naturelle et par désir de s’affranchir des lois morales, ceux que le spectacle de l’hypocrisie et de l’égoïsme des prétendus chrétiens a privés de la foi, ceux enfin qui résistent aux preuves historiques et philosophiques de la vérité du christianisme. Les seuls véritables incrédules sont ceux de la dernière catégorie. Quant aux incrédules des deux premières catégories, nous affirmons à l’auteur qu’ils n’existent pas ou à peu près. Le spectacle de l’hypocrisie ou de l’égoïsme des ministres de l’église n’a réellement d’influence que sur les classes populaires, c’est-à-dire sur les esprits qui identifient l’idée avec le corps qu’elle revêt, les institutions avec ceux qui les représentent. Si le scandale devient trop général et s’il se répète trop souvent, si les vices et les mauvaises mœurs du clergé sont visibles à tous les yeux, il n’est pas douteux que les classes populaires s’éloigneront bientôt de l’église et deviendront parfaitement incrédules. Leur incrédulité, qu’on le remarque bien, n’aura aucun mobile anti-religieux, et proviendra tout simplement de leur fureur d’avoir été dupes. Or les incrédules de M. Conybeare n’appartiennent pas aux classes populaires, ils appartiennent aux classes cultivées, chez lesquelles le spectacle de l’hypocrisie cléricale n’a jamais produit l’incrédulité positive, mais l’indifférence. Quant aux incrédules par perversité, ils sont fort rares heureusement, et leur irréligion n’est pas une cause, mais une conséquence de leur perversité. Il est tout naturel qu’un faussaire ou un bigame n’ait aucune religion, mais il est rare que de tels hommes prennent la précaution de se débarrasser de toute notion religieuse avant de se livrer à la pratique de leurs vices. La perversité précède toujours l’irréligion. Un incrédule n’est pas nécessairement un pervers, mais un pervers est tout naturellement un incrédule, à moins pourtant qu’il ne préfère être un hypocrite.

L’auteur de Perversion a oublié une quatrième catégorie de sceptiques et d’incrédules, la plus intéressante et celle qui est particulière à notre époque. Le scepticisme contemporain est surtout et avant tout un scepticisme de lassitude. Les violentes péripéties, les changemens rapides et subits, les actions et les réactions politiques, en déconcertant à chaque instant nos espérances ou nos craintes, ébranlent et déracinent nos croyances et nos convictions. Il n’est personne dont la foi ne soit ébranlée, lorsque cette foi est impuissante à lui donner le sens des événemens et à lui fournir des armes pour les combattre ou les défendre. Or ce phénomène se passe à toute heure ; jamais notre foi ne se tient pour ainsi dire en équilibre. Chaque jour nous sommes obligés, selon notre humeur et notre caractère, de relâcher ou de resserrer nos croyances, — de les relâcher, si nous sommes portés à la tolérance, — de les resserrer, si nous sommes plutôt portés à l’obstination. Je ne songe point à m’étonner lorsque je vois qu’en présence du spectacle contemporain un protestant va droit au millenium, et qu’un catholique remonte hardiment jusqu’au XIIe siècle. Ces écarts et ces excès de l’esprit me semblent parfaitement logiques et explicables par des causes beaucoup plus élevées que le fanatisme du tempérament ou le dérangement cérébral. Pourquoi donc, s’il en est ainsi, songerais-je à m’étonner que ce même spectacle des choses contemporaines produise chez d’autres esprits le relâchement de doctrine qui est connu sous le nom de scepticisme ? C’est le même phénomène qui s’accomplit et chez le sceptique et chez l’ultra-catholique ou l’ultra-protestant. À ces embarras de conscience, nés des inextricables difficultés dans lesquelles notre siècle est enveloppé, ajoutez le trouble inévitable que jettent dans l’esprit l’incroyable diversité des doctrines et les nouveautés métaphysiques dont ce siècle a été témoin. Il n’est peut-être pas aussi facile que le croit M. Conybeare de résister à ces nouveautés et de passer à côté d’elles en disant : Je ne vous connais pas ! Ce qui est certain toutefois, c’est qu’aussitôt qu’on a cédé à sa curiosité et qu’on a eu commerce avec ces nouveaux enfans de la recherche métaphysique, un élément de doute s’introduit en vous. Il y a des jours qu’on n’oublie point dans la vie morale pas plus que dans la vie sociale, des jours d’aventures et de subite expérience, où le drame, pour se passer dans les régions de la pure intelligence, est aussi émouvant que s’il se passait dans les régions de la plus sensible réalité. Combien ceux qui ont vécu de la vie intellectuelle ne pourraient-ils pas citer de ces jours qu’on n’oublie pas ? C’est un jour d’amère expérience, par exemple, que celui où, cartésien décidé, convaincu de la puissance de la raison à expliquer les choses qui ne sont pas nous, vous vous êtes trouvé face à face avec le principe du kantisme. Quelle révolution s’accomplit en vous, lorsque vous êtes forcé de reconnaître que vous n’avez aucune idée vraie des choses, que tout ce que vous avez pensé du temps et de l’espace, du monde et de Dieu, n’est pour ainsi dire qu’un prolongement de vous-même, et que toutes vos recherches ne peuvent aboutir qu’à vous objectiver vous-même ! Élevé dans la doctrine la plus chrétienne, vous reculez avec terreur devant les doctrines impies qui portent le nom de panthéisme ; vous vous dites, pour vous raffermir dans vos croyances, que ces doctrines sont encore plus impuissantes que toutes les autres à vous expliquer le principe premier de la vie. Prenez garde cependant d’être tenté d’appliquer ces doctrines à la science du monde physique, aux recherches historiques, à l’explication des arts et des littératures, car les résultats que vous obtiendrez sur des sujets si éloignés en apparence de votre foi seront peut-être si merveilleux, si lumineux, si saisissans, que l’effet en sera irrésistible. Et cependant quel autre moyen que l’aveuglement volontaire aviez-vous devons retenir sur cette pente de la curiosité ?

Le sceptique est-il un être nécessairement irréligieux, et les doutes qui remplissent sa conscience sont-ils nécessairement des élémens de perversité ? M. Conybeare l’affirmerait volontiers ; mais si la vraie marque de la foi, c’est la sincérité de la conscience, pourquoi donc un honnête sceptique, qui, au lieu d’esquiver ses doutes, les aborde bravement, mériterait-il l’épithète d’impie ? A-t-il moins de souci de la vérité et des choses divines que l’orthodoxe qui n’a jamais connu l’inquiétude ? Envions l’orthodoxe lorsque cette paix de l’âme a été conquise au prix d’efforts intérieurs, ne l’envions pas lorsqu’il doit sa tranquillité à une prudente désertion devant le doute. Bien loin d’être irréligieux, le sceptique peut être très souvent beaucoup plus près de la vraie religion que l’orthodoxe. S’il a ce qui caractérise l’âme religieuse, le désir, si ses doutes, au lieu d’être des prétextes de mépris pour la vérité, sont des anxiétés et des tressaillemens intérieurs, et si, comme eût dit saint Augustin, sans aimer encore, il aime à aimer, ce sceptique pourra bien être exclu de toutes les églises de pierre et de métal ; mais j’ai la ferme espérance qu’il appartient à l’église invisible, à celle devant laquelle les credo pharisaïques ne sont d’aucune utilité, à cette véritable église catholique sans exclusivisme ni intolérance, qui proclame la paix sur la terre et dans le ciel pour tous les hommes de bonne volonté. Nos modernes chrétiens semblent avoir oublié que, si la foi nous sauve, à plus forte raison le fondement de la foi doit nous sauver, et que ce fondement n’est autre que la bonne volonté, l’unique vertu à laquelle le Christ ait fait appel, et dans laquelle il ait fait consister les conditions du salut.

M. Conybeare pose indirectement une autre question qui regarde les purs incrédules, qui est beaucoup plus délicate que toutes les autres, et demande à être traitée avec beaucoup de candeur. Peut-on être honnête homme et être incrédule ? Cette question m’a toujours paru un piège, car elle confond des choses qui veulent être distinguées et s’appuie sur certains détails qui sont très vrais pour formuler une proposition générale qui est absolument fausse. Nous ne refuserons pas d’accorder à ces détails toute l’importance qu’ils méritent, nous n’accorderons pas à la morale humaine plus d’action qu’elle n’en peut avoir en réalité.

Et d’abord qu’entend-on par incrédules, et de quels incrédules s’agit-il ? Il y en a de bien des espèces ; il y a l’incrédule par raison et par logique, l’homme qui repousse tout principe religieux et s’appuie sur la pure morale humaine ; il y a l’incrédule par légèreté, l’homme qui ne s’est donné ni le temps ni le soin de méditer sur les principes de la religion et qui va droit à la morale la plus facile ; il y a enfin l’incrédule par perversité naturelle ou dépravation progressive, et celui-là n’est guère autre chose qu’un scélérat. Or une des tactiques habituelles des théologiens, et généralement des défenseurs officiels et officieux des différentes églises, est de confondre en un seul et même type odieux ces diverses sortes d’incrédulité. L’incrédule pour eux est principalement l’homme qui s’est dérobé à toute contrainte morale et qui trouve dans l’incrédulité un auxiliaire complaisant à ses débordemens et à ses vices. Un tel homme mériterait plutôt le nom d’impie et n’a rien de commun avec l’homme qui, n’ayant pu persuader sa raison de la vérité des dogmes métaphysiques de la religion, croit trouver dans sa conscience les règles nécessaires à la conduite de sa vie. Unir nécessairement l’immoralité à l’incrédulité est donc une tactique aussi injuste que peu légitime. Une autre tactique de tous les polémistes religieux consiste à généraliser outre mesure certains détails et certains phénomènes moraux qui accompagnent telle ou telle phase d’incrédulité. L’expérience de l’histoire et de la vie nous apprend, par exemple, que lorsqu’un homme passe de la foi à l’incrédulité, ou que tout simplement il passe d’un milieu religieux à un autre, sa moralité court un instant de très grands périls. Rien n’est plus facile à expliquer que ce fait, qui est pour ainsi dire un phénomène de physiologie morale. Lorsque l’homme passe d’une conviction à une autre, il y a un moment où la santé morale est altérée ; l’âme perd son équilibre, les principes se relâchent, l’œil de l’esprit s’obscurcit. C’est comme un système nerveux que le sang ne règle plus, et qui s’abandonne à tous ses frémissemens et mouvemens involontaires. Un certain temps doit s’écouler avant que l’équilibre se soit rétabli, et que les ressources de la nature aient opéré la guérison. Cette maladie passagère, que bien des hommes ont connue par expérience, se présente souvent dans l’histoire à la suite des grandes révolutions. La réforme la plus austère est toujours accompagnée des débordemens les plus honteux. Ainsi des compagnies de flagellans et de convulsionnaires peuvent former l’arrière-garde des réformés vaudois, une secte des adamites accompagner la réforme de Jean Huss, et les excès anabaptistes suivre de près la réforme de Luther. L’abandon de l’orthodoxie, quelle qu’elle soit, entraîne donc une maladie dangereuse, rien n’est plus vrai, ni mieux prouvé ; ce qui est faux, c’est de présenter cette maladie comme mortelle et irrémédiable, ou même comme constante, et surtout d’assimiler ce phénomène, qui est tout passager, à l’incrédulité elle-même.

Un incrédule parfaitement moral, strictement soumis à des doctrines purement humaines, vaut-il un chrétien ? Les impulsions de la nature humaine vers le bien participent-elles de la perversité de la chair, et les instincts spontanés de l’âme ont-ils même, dans leur plus grand désintéressement, quelque chose d’égoïste et de sensuel ? Ici se présente le grand débat théologique entre la nature et l’esprit régénéré par la grâce, dans lequel nous nous garderons d’entrer. Cependant, dans cette question, nous nous rapprochons du sentiment de l’auteur. Les mouvemens désintéressés de la nature sont toujours extrêmement rares, et certaines âmes d’élite seules sont susceptibles de régler leur conduite sur les principes du bien qu’elles trouvent en elles, et encore elles n’y parviennent qu’en raffinant sur la nature et en donnant aux instincts une direction artificielle. Entre les instincts naturels et le code moral de l’honnête homme, il y a la même différence qu’entre une chute d’eau impétueuse et sauvage et une écluse bâtie de main humaine ; mais la grande beauté de la vertu chrétienne consiste à être plus désintéressée que la spontanéité humaine et aussi régulière que le code moral le plus strict. Ces mouvemens de la nature vers le bien, qui sont si rares, sont habituels au vrai chrétien. Le christianisme transforme en fait constant ce qui est dans le monde une exception. Il n’a pas besoin non plus d’âmes d’élite ; il opère indifféremment sur toutes les âmes, sur un pauvre paysan, sur une intelligence à demi éteinte, sur un être tout charnel. Spinoza fut une grande intelligence et un homme de bien, et il serait difficile de comprendre qu’il eût été autre chose qu’un homme moral ; mais qu’est-ce que sa vertu raffinée, mesurée, individuelle d’ailleurs, comparée à celle d’un homme dont il put entendre parler, qui n’avait pas sa force d’esprit, et qui se nommait saint Vincent de Paul ? Le triomphe du christianisme, c’est de prévaloir absolument sur les instincts de la vie et de vaincre même le dégoût. Chaque jour, un nageur, chrétien ou non, se jette à l’eau pour sauver un de ses semblables par instinct naturel de générosité ; mais le triomphe du désintéressement serait, qu’on me pardonne cette idée bizarre, de se jeter à l’eau sans savoir nager. Deux pauvres mineurs anglais furent surpris par un éboulement au fond de leur caverne ; l’un d’eux, après des efforts inouis, parvint à se dégager et à revoir la lumière. À peine cependant était-il sorti du puits, qu’il redescend comme poussé par un mouvement irrésistible, et reparaît bientôt après avoir délivré son camarade. Comme il n’est pas dans la nature humaine qu’un homme qui vient d’échapper à la mort l’affronte immédiatement de nouveau, cet acte de courage surprit tout le monde. On interrogea cet homme, et il répondit qu’aussitôt après avoir échappé, l’idée de l’éternité s’était présentée à son esprit, et qu’un frisson involontaire l’avait saisi à la pensée que son camarade pouvait se trouver en état de péché mortel. Peut-être croyez-vous que la morale purement humaine aurait poussé aussi bien que la foi chrétienne à cet acte de courage ; eh bien ! vous vous trompez. Cette âme admirable était doublée d’une intelligence à peu près nulle. Une famille de riches dissidens s’intéressa à cet homme ; on lui demanda ce qu’il désirait, et il répondit que son vœu le plus ardent serait d’apprendre à lire : on ne put jamais parvenir à lui enseigner ses lettres. La morale humaine pourrait-elle agir sur de semblables natures, engendrer tant de grandeur morale au milieu de tant de faiblesse d’esprit, et triompher à ce point des instincts de la vie ? Je pose volontiers ce point d’interrogation.

J’ai dit que sur cette question de la morale humaine il fallait avoir le courage de tout dire, et j’aime à m’accorder d’autant plus sur cette question avec M. Conybeare, que j’ai essayé de rendre aux incrédules et aux sceptiques la justice qu’il leur refuse et qui leur est due. Le triomphe que le christianisme remporte sur le dégoût physique est plus grand encore à notre avis que le triomphe qu’il remporte sur les instincts de la vie. L’homme le plus bienfaisant et le plus charitable recule devant le spectacle des plaies, l’odeur de la paille infecte, le lit de mort de l’agonisant. Il peut ne pas craindre la contagion, il recule devant l’horreur. Le christianisme est ici en contradiction formelle avec la nature physique. Il est aussi innocent de reculer devant un spectacle repoussant que de satisfaire sa soif ou sa faim ; cependant le christianisme condamne cette faiblesse fort excusable. Les miracles qu’il accomplit sur les femmes, les plus nerveux et les plus impressionnables des êtres, sont sous ce rapport surprenans. Je sais qu’on peut plaider la cause de la nature et des instincts féminins, mais tout le monde sait aussi que les femmes ont une répugnance invincible pour tous les objets repoussans. Cette force morale propre au christianisme, cette victoire de l’âme sur la nature, sont bien exprimées dans un passage de Perversion. Un des héros du livre, le sceptique Charles Bampton, atteint d’une maladie mortelle, a été soigné avec un désintéressement angélique par la femme d’un clergyman, M. Williamson. Il s’étonne de la courageuse charité de cette femme, qui ne recule devant aucun dégoût, et de l’égalité d’âme, de la gaieté héroïque avec lesquelles elle accomplit des devoirs qu’elle s’impose, et qu’aucune loi morale n’a le droit de lui commander.


« — Comment se fait-il, dit Charles, que mistress Williamson, tendre et sensible comme elle l’est, ait une aussi merveilleuse énergie pour supporter la vue de ces détails de misère et de souffrance qui me déchirent le cœur quand je les contemple, quoique je n’aie pas la dixième partie de sa force de charité ?

« — Cela ne pourrait-il pas provenir, répondit son ami, de ce que sa charité a sa source dans le devoir et la vôtre dans le sentiment et les impulsions généreuses ?

« — Mais assurément ! s’écria Charles, une charité qui aurait sa source dans le froid sentiment du devoir, et non dans les impulsions spontanées de l’affection, serait une manière de philanthropie maussade et glacée : je suis sûr que la bonté de mistress Williamson n’est que la floraison naturelle de son cœur aimant.

« — Je suis bien loin de dire le contraire, répondit le clergyman, mais je doute que la sensibilité d’un cœur plein de tendresse suffise pour nous donner le courage de contempler avec fermeté le spectacle des fardeaux que nos semblables ont à supporter. Bien plus, peut-être cette sensibilité naturelle pousserait-elle celui qui en est doué plutôt à fermer les yeux devant le spectacle de la misère qu’à soulager les maux que notre chair a reçus en héritage. « — Je ne puis nier cela certainement, dit Charles ; je confesse que je me détourne souvent de la contemplation d’horreurs du genre de celles qui sont racontées dans les rapports des officiers de police et des chapelains de prisons par une sorte de peur d’être désagréablement troublé et une sorte de conviction désespérée que tout ce qu’on peut faire pour soulager la misère dans le monde est complètement insignifiant. Je suis enclin à me dire quelquefois : « Après tout, je n’ai pas fait l’univers ; pourquoi diable m’inquiéter de vouloir le faire marcher droit ? Je ne suis point responsable des tortures sous lesquelles gémit la création. Mieux vaut par conséquent fermer les yeux sur ce que je ne puis pas guérir. »

« — C’est une des suggestions les plus promptes de notre nature égoïste, répondit M. Williamson ; mais je suis sûr que vous n’y céderiez jamais. Il ne vous faut pas penser d’ailleurs que vous êtes la seule personne qui ait senti la tentation d’agir ainsi. Ma chère femme elle-même, lorsqu’elle commença à visiter et à soigner les pauvres, fut souvent sur le point d’abandonner cette tâche par désespoir ; mais l’amour du Christ la poussa à continuer, et cette tâche, qui d’abord lui avait été un devoir répugnant, fut enfin, par sa persévérance, transformée en habitude et en plaisir.

« — Pensez-vous donc, demanda Charles, qu’il n’y ait que les chrétiens qui puissent se dévouer sérieusement à l’exercice de la charité ?

« — Je n’irai pas aussi loin que cela, répondit M. Williamson, car je ne doute pas que l’intérêt de grandes entreprises philanthropiques ne puisse inspirer même à des païens la persévérance nécessaire à de telles œuvres : quoique n’ayant pas la loi, dans ces cas particuliers d’entreprises considérables ils trouveront une loi en eux-mêmes ; mais je n’ai jamais rencontré personne qui ait persévéré dans la tâche humble et sans gloire de consoler les douleurs et de soigner les maladies des pauvres ignorés, si ce n’est pour l’amour du Christ. Pour nous d’ailleurs, vous le savez, un pauvre est revêtu d’une sorte de sainteté sacramentelle, conformément au mot de l’Écriture : Christus in paupere. En outre n’oublions pas que la religion de la croix enlève, pour les vrais fidèles, tout aspect repoussant au spectacle de la douleur. »


Puisque je suis sur ce sujet de la supériorité de la morale chrétienne, j’aimerais à parler des vertus mondaines qu’elle engendre. Le fondement de la morale chrétienne étant la charité, toutes les qualités qui se rapportent de près ou de loin à cette vertu prennent une délicatesse de sensitive ; le tact se développe dans des proportions qui l’élèvent à la hauteur de l’intuition, et la simple politesse est un diminutif de l’amour du prochain. Mais comme rien n’est plus rare et en même temps plus commun qu’un chrétien mondain, surtout de notre temps, je m’abstiendrai de parler de ces vertus ; elles conviennent à trop peu d’âmes, et trop de personnes seraient tentées de se contempler et de se reconnaître dans ce miroir qui n’est point fait pour elles, pour qu’il soit utile d’insister.

Sur le chapitre de la morale humaine et de la morale chrétienne, nous nous trouvons d’accord avec M. Conybeare ; nous en dirons autant de la question des effets de l’incrédulité sur les relations des hommes entre eux. Notre plaidoyer en faveur de l’incrédulité n’a pas d’autre but que de revendiquer les droits de la conscience individuelle et d’expliquer comment, de notre temps, la foi ne se commande point. L’incrédule a droit à sa part d’indulgence, et même de respect. Ce sont donc les droits métaphysiques de la raison individuelle isolée que nous avons entendu plaider ; mais en même temps nous avons nous-mêmes plus d’une fois reconnu que si ce phénomène de l’incrédulité s’étend de l’individu isolé à des classes entières, tout lien moral cesse de rattacher les hommes les uns aux autres. La nécessité seule, de sa chaîne d’airain, les rive comme des forçats à leur tâche, et les oblige à se supporter les uns les autres. En l’absence de toute foi commune, un effrayant credo d’athéisme se dégage de toutes les incrédulités réunies : qu’est-ce que je te dois, qu’est-ce que tu me dois ? Les sociétés ne sont pas un assemblage d’individus isolés réunis en troupeau, elles ne sont pas un mécanisme constitutionnel jouant au moyen de ressorts et de poulies ingénieuses où la main de l’ouvrier est reconnaissable ; non, elles sont un organisme vivant, animé par une étincelle morale, soumis comme le corps humain à des maladies sur lesquelles l’art des médecins politiques est vain. Une des conditions de cet organisme, c’est qu’il doit avoir plusieurs centres de vie où ses différentes fonctions viennent chercher des ordres, recevoir des règles, et lorsqu’un de ces centres de vie est détruit, les phénomènes de maladie les plus bizarres se déclarent immédiatement. Toutes les nations modernes en sont là aujourd’hui, il leur manque à toutes quelque organe régulateur de la vie : les unes ne respirent plus, les autres ne pensent plus, chez d’autres enfin la circulation s’accomplit de la manière la plus anormale. Mais de tous ces principes d’existence, le plus important et le plus spirituel, celui qui est comme l’âme de cet organisme, c’est l’idéal qui met en mouvement tous ces rouages. Tant que cet idéal, qui est religieux de sa nature, existe, la vie sociale a toujours un but et un centre auxquels se rapportent toutes ses fonctions. Lorsqu’une fois ce centre disparaît, alors tous les organes laissés sans régulateur suivent follement leurs penchans, accomplissent irrégulièrement et isolément leur loi et se dépravent en s’isolant. Le cerveau continue à penser pour penser et arrive à des inspirations de somnambule et de femme hystérique ; la main travaille pour travailler, mécaniquement, comme l’horloge bat les heures ; les instincts sensuels, désormais sans guide, cherchent leur satisfaction avec la plus brutale candeur, car le principe moral n’existant plus d’une manière incontestable, la plus grande obscurité règne sur ce qui est permis et sur ce qui ne l’est pas. Quand les choses en sont là, on invente un nouveau principe d’unité auquel personne n’avait encore songé : c’est le besoin, la nécessité. Les hommes consentent à rester unis tant bien que ma), parce qu’ils ont des appétits et des besoins. Tu travailleras, dit la nécessité aux uns, ou tu ne mangeras pas ; tu travailleras, dit la sensualité aux autres, ou bien pas de tapis et pas de dorures. Une fois ce nouveau lien social inventé, la société marche encore, mais comment et vers quel bourbier ?

Voilà le vrai mal de notre époque ; ce n’est pas l’incrédulité de ceux qui pensent, c’est l’athéisme social, et par athéisme social j’entends un ensemble de rapports auxquels l’idée de Dieu ne préside pas. Nous avons plus d’une fois cherché à analyser ces effrayans phénomènes de la société industrielle, l’isolement sauvage dans lequel l’homme est laissé, l’ignorance absolue, la nuit morale complète dans laquelle sont plongés à la fois maîtres et serviteurs, les haines et les défiances qui séparent les uns des autres. S’il est une société qui eût besoin cependant de tous les secours de l’idéal religieux, c’est la société industrielle, car elle est cruelle et dure de sa nature, et par la loi même de son existence. Nous allons charger M. Conybeare d’expliquer notre pensée :


« — La première cause de tous nos maux sociaux est la même, répondit le docteur, l’absence de foi dans le Christ ; mais c’est un trop grave et trop large sujet pour une conversation à bâtons rompus comme celle-là ; d’ailleurs nous voici arrivés à la manufacture de M. Scawby, qui possède quelques-unes des machines les plus curieuses et les plus intéressantes qu’il y ait dans Cottonham.

« Il sonna à la porte d’un large édifice, et bientôt après Charles et son guide furent introduits dans le cabinet des propriétaires. Ils furent reçus par M. Scawby lui-même, homme au regard pénétrant et soupçonneux, qui se montra très civil envers le docteur Williams, mais très soupçonneux pour Charles. Lorsque le docteur demanda pour son ami la permission de voir la manufacture, M. Scawby hésita un moment.

« — Vous êtes bien sûr, docteur, que M. Bampton n’a aucune relation avec le monde de l’écrou et de la vis ?

« Charles se mit à rire et assura M. Scawby qu’il était tout à fait innocent de toute pensée de concurrence, et qu’il n’avait aucune relation avec le monde des affaires.

« — Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Scawby, du soupçon que j’ai laissé échapper ; mais on nous vole si souvent le secret de nos machines, que nous sommes obligés d’être prudens.

« Après que ces doutes eurent été apaisés, on fit promener les visiteurs dans l’établissement, où ils examinèrent quelques machines nouvellement patentées extrêmement ingénieuses. Lorsqu’ils sortirent de la manufacture, Charles s’amusa beaucoup de l’interrogatoire préliminaire auquel il avait été soumis. « — Votre questionneur, en tout cas, dit le docteur, n’aurait pu désavouer sa qualité de membre de la société de l’écrou ; il ne l’aurait pu ni littéralement, ni métaphoriquement, car il est par lui-même un solide écrou, et il est connu sous le nom d’Écrou Scawby, sobriquet qu’il mérite également par son caractère et la nature de son commerce. Avez-vous remarqué dans le grand atelier cette machine qu’on n’a pas clôturée, et dont le contre-maître vous a averti de ne pas trop approcher ? Eh bien ! il n’y a pas un an, la roue de cette machine saisit un malheureux ouvrier qui s’approcha imprudemment et fut broyé littéralement en morceaux. On recueillit un plein panier de ses débris, et on les enterra.

« — Comme cela est dégoûtant et choquant ! s’écria Charles ; mais est-ce qu’on ne pourrait pas prévenir de tels accidens en posant des barrières autour des machines ?

« — À coup sûr, les manufacturiers le pourraient, répondit le docteur Williams, ils sont obligés de par un acte du parlement à enclore leurs machines ; mais cela coûterait de l’argent et tiendrait de la place, par conséquent pas de barrière.

« — Mais n’y a-t-il aucune pénalité ? demanda Charles.

« — Oui, il y a une pénalité, mais elle est rarement appliquée, personne n’aime à se faire dénonciateur ; d’ailleurs cette pénalité est si peu de chose, que les capitalistes préfèrent en courir le risque plutôt que de faire un sacrifice pour l’éviter.

« — Et ainsi la vie humaine est sacrifiée pour l’amour d’un gain un peu plus élevé ? dit Charles.

« — Justement, et ce fait que je signale vient encore en aide à ce que je disais. L’absence de foi chrétienne est la source de toutes nos misères, excepté de celles qui, par la nature même des choses, sont inévitables. Si Scawby croyait au Nouveau-Testament, il mettrait des barrières à ses machines.

« — Mais assurément, dit Charles, il n’est pas besoin de croire au christianisme pour s’acquitter d’un tel devoir. Les impulsions naturelles de la bienveillance devraient suffire, à mon avis.

« — Mais vous oubliez, mon cher monsieur, que chez la plupart des marchands les impulsions naturelles de la convoitise sont plus fortes que les impulsions naturelles de la bienveillance. Un principe surnaturel d’action est nécessaire pour obliger les hommes à être bienveillans et honnêtes bon gré mal gré, lorsqu’il existe des tentations suffisamment fortes qui nous poussent à être tout autre chose que bienveillans ou honnêtes. »


Et le docteur Williams continue d’énumérer les vices que cette absence de foi chrétienne enfante : les banqueroutes scandaleuses et répétées, l’effronterie commerciale, les rapports hostiles du maître et de l’ouvrier. Hélas ! tout cela est vrai ; il est trop certain que l’idéal religieux manque à cette société, et qu’une société sans idéal ne peut présenter d’autre spectacle que celui de l’anarchie contenue par la force et la nécessité ; mais comment remédier au mal ? Le doc. leur Williams et M. Conybeare montrent le remède, la foi chrétienne… — Oui, mais qui se chargera de ranimer la foi ? Ce ne sera point sans doute cette église anglicane dont M. Conybeare nous présente le tableau, tout occupée à des querelles et à des questions qui peuvent intéresser les oisifs et les controversistes de profession, mais qui ne transformeront jamais un incrédule ou un égoïste. Monseigneur Philpotts pourrait demander longtemps encore la séparation de l’église et de l’état, et le docteur Cumming prophétiser le rétablissement des Juifs, sans que ces querelles eussent la moindre influence sur les relations humaines et le bon ordre de la société. Ces questions de détails théologiques, de constitution ecclésiastique, de liturgie, ne sont point une source d’inspirations religieuses, et n’ont aucune importance populaire. Les hommes qui renouvellent les sources de la vie religieuse s’y prennent plus simplement que cela, ils agissent comme Luther ou même comme le pieux Wesley, ils en appellent directement au cœur des multitudes, et débarrassent le principe d’où tout émane des détritus qui cachent et salissent les fraîches eaux de la religion. Il y a aujourd’hui dans l’église anglicane des ultra-protestans et des quasi-catholiques ; mais où est le Luther ? où est le Wesley ?

Le fait est que la source d’inspiration religieuse semble tarie dans l’église anglicane. Elle-même sent qu’elle ne peut se régénérer sans se suicider, et qu’elle ne peut retrouver d’empire sur les âmes qu’en échappant, pour ainsi dire, à ses doctrines. L’église anglicane, institution nationale par excellence et souvenir vivant d’indépendance patriotique, a eu une grande puissance religieuse et une grande puissance populaire tant que, par l’effet des circonstances, l’idée de nationalité a été unie à l’idée de religion. Tant que l’Angleterre a été entourée d’églises ennemies, représentant des populations ennemies : de l’église catholique, représentant l’influence étrangère du continent et la race abhorrée des Celtes d’Irlande ; de l’église presbytérienne, représentant une Écosse factieuse, hostile et toujours rebelle ; des sectes dissidentes, toujours disposées à faire bon marché des institutions et des garanties nationales, et à employer les armes du nivellement pour transformer le sol anglais en terre de Chanaan, — le peuple anglais n’a point songé à examiner le fondement de son église, dans laquelle il trouvait le rempart de son indépendance en même temps que le temple de sa foi. Si elle était strictement protestante ou non, le peuple ne s’en inquiétait pas ; elle représentait le protestantisme contre Rome, et c’était assez. Si elle abritait des tendances papistes cachées et avait conservé encore trop de marques de la vieille église abhorrée, le peuple ne s’en inquiétait pas davantage, elle représentait la nation contre les églises ennemies du roi et de la constitution. Mais lorsque, par le fait des progrès politiques de l’Angleterre, l’église anglicane eut cessé d’être une institution défensive pour ainsi dire ; lorsque, entourée d’églises reconnues libres par la loi, elle eut perdu sa véritable suprématie et son pouvoir d’exclusion et d’intolérance ; lorsqu’elle fut contrainte de vivre dans son statu quo théologique, alors on aperçut le vrai caractère de cette église et le fondement sur lequel elle repose, et qui n’est autre qu’un compromis entre l’église de Rome et les églises dissidentes. Cependant on trouva pour ce fait une explication à la Montesquieu et à la Delolme : on expliqua l’église anglicane comme on explique la constitution anglaise, par la sagesse des compromis, la pondération des pouvoirs, etc. Malheureusement les hommes sont plus sincères souvent que leurs avocats, et le clergé d’Angleterre l’a été souvent plus que ses défenseurs. Avec beaucoup de sincérité, il s’est mis de nos jours à examiner le fondement de sa croyance, et alors l’anarchie s’est mise dans ses rangs, et l’église anglicane est devenue un asile d’hétérodoxies de tout genre : demi-retours et retours complets vers Rome, haine des papistes et amour des juifs, batailles entre le parti de la prédication évangélique et le parti ultra-high churchman, essais de comprehension généreuse entre les doctrines philosophiques les plus modernes et l’Évangile interprété selon le credo anglican, nous avons vu éclore dans ces dernières années toutes ces tentatives. Les deux partis qui jusqu’alors avaient divisé l’église sans l’affaiblir, et qui représentaient les deux côtés du compromis, les high churchmen, expression de l’élément catholique et de la hiérarchie épiscopale, et les low churchmen, expression de l’élément puritain et évangélique, se sont brisés en mille petites sectes, si bien qu’on chercherait vainement aujourd’hui où est, au milieu de cette anarchie, l’expression du véritable anglicanisme.

En dépit des insinuations peu charitables que l’auteur de Perversion dirige contre les membres extrêmes du clergé anglican, cette confusion est bien saisie et vivement rendue. L’auteur possède non à la vérité le don de peindre, mais celui d’esquisser, et il prodigue avec abondance les ombres chinoises, les profils, les silhouettes, les charges rapides. Une demi-douzaine de personnages composent sa galerie ecclésiastique. C’est une compagnie très anarchique, où chacun se présente avec une manière particulière de prononcer le shibboleth anglican, où personne n’est d’accord sur le principe constitutif de l’église, où quelques-uns même se posent la question de savoir si l’église d’Angleterre est, oui ou non, une véritable église. M. Moony, le représentant du parti évangélique, use et abuse de la prédication et lui attribue des vertus toutes spéciales : elle en a en effet pour sa renommée et sa fortune, elle attire des flots d’auditeurs à ses sermons vides de sens et de morale. M. Moony supplée à cette disette de doctrines par des bizarreries du genre le plus contestable, par la concordance des prophéties et la prédiction du millénium. Sa religion, si par hasard il en a une, est un mélange de latitudinarisme jésuitique et d’intolérance aveugle ; ainsi il est très coulant sur les pratiques religieuses, aussi coulant qu’il l’est pour lui-même dans l’accomplissement des devoirs de charité ; pourvu qu’on aille à ses sermons, on sera sauvé. En revanche, s’il est facile sur le chapitre de la pratique religieuse, il est plus que puritain sur le chapitre du dogme, et il prêche la prédestination avec une ardeur de calviniste. Damner les gens métaphysiquement ne coûte rien et vous donne à bon marché un air de rigorisme qui vous sied bien ; mais il faut y regarder à deux fois avant de recommander la pratique de la charité ou de la morale, cela peut détourner les fidèles de votre église. Il a trouvé pour le protestantisme anglican de nouveaux alliés, ce sont les Juifs. Il travaille à leur rétablissement, ou plutôt il le prophétise à tue-tête, il leur ouvre la Palestine et les portes du ciel ; mais sa tolérance ne s’étend pas jusqu’aux papistes, pour lesquels il élargit les appartemens infernaux. M. Morgan, le high churchman, n’a pas pour les papistes la même aversion ; il concède qu’ils peuvent être sauvés et que l’église de Rome est aussi près de l’église d’Angleterre que les juifs et les calvinistes. Il est aussi coulant sur le dogme que M. Moony l’est sur la pratique. Croyez à la hiérarchie épiscopale, souscrivez à la société pour la propagation de l’Évangile, lisez et répandez de bons petits traités, faites don à l’église de belles nappes d’autel, soyez docile à votre pasteur spirituel, et vous serez sauvé. Des deux côtés, on le voit, le salut est à bon marché. L’incertitude sur le fondement de l’église est égale de part et d’autre. Qu’est-ce qui constitue l’église ? M. Moony inclinerait à faire la part du protestantisme plus large que celle de la hiérarchie ; il pousserait volontiers vers le calvinisme ; M. Morgan inclinerait plutôt vers le catholicisme. La soudure qui réunissait ces deux parties du compromis anglican est rompue, et quelquefois les clergymen de M. Conybeare sont inquiets de savoir si leur église est réellement une église véritable. Il y a une curieuse caricature de missionnaire anglican qui a voyagé en Orient, et qui s’est fait baptiser une demi-douzaine de fois dans les églises grecques, afin d’être bien assuré qu’il est chrétien. Cet honnête homme n’est pas bien convaincu que l’église grecque ne soit pas plutôt que l’église anglicane la véritable église. En effet ne possède-t-elle pas, elle aussi, la hiérarchie épiscopale ? n’est-elle pas séparée de Rome et ne s’intitule-t-elle pas orthodoxe, comme l’église anglicane s’intitule catholique ? Mais là où sa supériorité se révèle, c’est dans sa manière d’administrer le baptême : dans l’église anglicane, on n’est jamais sûr d’être baptisé ; c’est à peine si l’eau touche la tête de l’enfant ; en outre l’église anglicane omet les rites de l’exorcisme et du saint chrême. Nulle part cette incertitude de doctrine n’est mieux marquée que dans une certaine conversation entre des clergymen réunis autour de M. Morgan, le quasi-catholique.

« M. SLOCOMBE. — Oh ! je ne vais pas jusqu’à appliquer à l’église de Rome l’épithète d’idolâtre ; je vais toujours à la messe lorsque je suis en France, et je pense que l’église romaine est une église aussi vraie que la nôtre ; c’est une pitié que nous ne puissions nous comprendre.

« M. BUBBLE. — Mais, monsieur le doyen, vous qui êtes membre de l’église d’Angleterre, comment pouvez-vous croire qu’il y ait une autre église qui soit une église véritable ?

« M. SLOCOMBE. — Je ne vois pas la difficulté qui vous embarrasse.

« M. BUBBLE. — Oui, mais vous comprenez : si nous sommes membres de l’église d’Angleterre, nous devons penser que toutes les autres églises sont dans le faux, et que l’église d’Angleterre est la seule véritable église.

« M. SLOCOMBE. — Je ne vois pas cela. Toutes les églises qui ont des évêques avec la véritable succession apostolique sont des branches d’une même église catholique.

« M. BUBBLE.— Oui, mais vous voyez, je tiens que tous ceux qui sont sincères et honnêtes dans leurs actions sont membres de l’église catholique, mais non pas pour cela membres de la véritable église.

« M. SLOCOMBE.— Mon cher Bubble, que dites-vous là ? Tout honnête homme membre de l’église catholique ! Mais c’est du pur latitudinarisme, ou pis encore !

« M. BUBBLE, qui évidemment ne sait pas bien sa leçon. Oui, peut-être je suis dans le faux en cela. Je ne m’explique pas clairement, mais je ne puis à aucun prix consentir à regarder les Romains comme appartenant à une véritable église. Je veux être fouetté si je le puis.

« M. SLOCOMBE. — Mais alors, mon cher Bubble, si l’église de Rome n’est pas une véritable église, il n’y avait pas de véritable église pendant le moyen âge ?

« M. BUBBLE, en hésitant. — Oui,… non,… Je suppose qu’il n’y en avait pas,… excepté,… excepté peut-être parmi les vaudois.

« M. SLOCOMBE.— Les vaudois ! ! ! Mon cher Bubble, quelle énormité allez-vous dire après celle-là ? Assurément vous oubliez que les vaudois étaient des presbytériens hérétiques qui n’avaient pas d’évêques du tout.

MISTRESS BUBBLE, venant au secours de son mari. — Bien, monsieur le doyen. Si vous allez à l’église romaine, je suppose que vous aimeriez une vieille femme avec laquelle je causais aujourd’hui. Je lui faisais des remontrances sur ce qu’elle allait à la chapelle méthodiste, et je lui demandais comment sa conscience pouvait s’accommoder d’aller à la fois à l’église et à la chapelle. — Eh ! madame, m’a-t-elle dit, tout cela, église et chapelle, est après tout la même chose à la fin, et puis vous savez, il y a un texte qui dit : « Ici un peu et là un peu. »


Cette conversation est curieuse en ce sens que les interlocuteurs, tous parfaitement ridicules et incertains du principe de leur église, ont tous également raison. Si l’on tient en effet que l’épiscopat est la marque de la véritable église, il faut admettre que l’église de Rome est une église véritable au même titre que l’église anglicane. Si l’on tient que le protestantisme est la base de l’église anglicane, il faut reconnaître qu’en effet le monde, à l’exception des vaudois, a été sans religion jusqu’au XVIe siècle. Le mot de mistress Bubble résume parfaitement la conversation et exprime bien la situation singulière du compromis anglican : « Un peu de ceci et un peu de cela. »

Si de pareilles querelles religieuses et de telles complications puériles ne peuvent entamer la foi de ceux qui croient dans le Christ, comme dit M. Conybeare, elles sont incapables aussi de donner cette foi à ceux qui ne l’ont pas. Si l’Angleterre s’enfonce dans l’incrédulité, ce ne sont pas ces bizarreries théologiques qui la feront sortir de cette ornière. Où y a-t-il en tout cela un principe de vie religieuse pour ceux qui n’en possèdent aucune ? M. Conybeare avoue du reste indirectement, et sans le vouloir, que le clergé n’est d’aucun secours aux fidèles, et que celui qui veut croire doit s’adresser à lui-même plutôt qu’aux prêtres. Le prêtre ne sait plus quoi répondre à celui qui lui avoue qu’il ne peut croire. Au jeune homme qui vient confesser ses anxiétés, et qui ouvre son cœur pour recevoir la parole qui doit le guérir, le prêtre répond, comme un professeur d’Oxford à un des personnages du roman : « Vous ne croyez pas ? Je ne puis que vous recommander de croire. Tâchez d’être obéissant à l’église, observez ses jeûnes, allez à ses offices, tournez-vous vers l’orient à la récitation du Credo, inclinez-vous dévotement devant l’autel, lorsque vous entrez ou que vous sortez de la chapelle. Accomplissez toutes ces pratiques comme si vous croyiez, et peut-être à la fin arriverez-vous à croire ? » Mais si les doutes résistent à ces pratiques inoffensives, que faire ? Ce que font les jeunes étudians d’Oxford dont M. Conybeare anathématise les tendances, rentrer chez soi, ouvrir son Spinoza, discuter les doctrines allemandes, lire les dernières publications de l’infidèle Newman ou de l’infidèle miss Martineau. Ces livres contiennent au moins une doctrine, un système ; ils éteignent les doutes par l’incrédulité ; ils ont la puissance que n’ont pas, paraît-il, l’orthodoxie et le clergé anglican : ils apaisent l’intelligence. Ces livres, tout muets qu’ils sont, répondent à celui qui les interroge, et leur réponse est claire, catégorique, impérative. Vous demandez : « Comment dois-je croire ? » ils répondent : « Ne croyez pas. » Vous demandez :« Où sont les preuves extérieures de la révélation ? » ils disent : « Il n’y en a aucune ; la révélation est tout intérieure. — Comment Dieu peut-il être infini et personnel ? Il est infini, parce qu’il n’est pas personnel. — Quel est le principe de la morale ? La conscience humaine. — Qu’est-ce que le Christ ? Une incarnation de l’idéal humain. Si le clergé n’a rien à dire, ces livres en revanche en disent long. Si vous supposez maintenant que ces sceptiques soient des jeunes gens instruits et difficiles à satisfaire, comme nous le sommes dans la jeunesse, florissans de santé et de force, ayant la morale facile de leur âge, n’ayant d’estime que pour ceux qui les domptent et les convainquent, refusant de se payer de conseils, ennemis instinctifs des sermonneurs, vous ne serez point étonné qu’ils fondent des clubs d’amis de la lumière et de libres penseurs, se nourrissent de philosophie allemande et de morale attrayante, deviennent incrédules et panthéistes. Si le contraire avait lieu, il faudrait plutôt s’en étonner. À qui la faute en tout cela ? Aux incrédules ou à l’église ?

M. Conybeare nous introduit dans le conclave des Amis de la Lumière, et nous fait écouter les conversations qui s’y tiennent. On y lit des essais, on soutient des discussions sur des sujets philosophiques ou religieux à faire crouler les voûtes du vieux collège. L’ennemi s’est introduit dans cette citadelle de l’éducation anglicane, et l’a dépossédé de la plus importante moitié de sa puissance. L’instruction matérielle, l’étude des textes grecs et latins, des faits et des dates, appartient à l’université, mais non pas l’instruction spirituelle, celle qui imprime une fois pour toutes sa direction à l’âme. M. Conybeare exagère de son mieux le danger de cette situation ; cependant il confesse que les doctrines qu’il attribue à ces jeunes gens ne sont acceptées qu’avec hésitation. Ils professent le dogme de la réhabilitation de la chair, et écrivent des essais sur la moralité du plaisir ; cependant, lorsque ces discussions sont soulevées, la moitié de l’assemblée récrimine, proteste, et trouve des doutes à opposer à cette apothéose de la sensualité. À quoi d’ailleurs faut-il attribuer ces théories bizarres ? Sont-elles un effet du pervertissement de l’âme ou un effet du sang ? Et n’est-ce pas à la jeunesse qu’il faut les rapporter plutôt qu’à l’incrédulité de l’esprit ? Ces jeunes gens interprètent à leur manière la morale de Wilhelm Meister, cela est vrai ; mais s’ils ne s’occupaient à ce passe-temps, ils feraient pis peut-être, et au lieu de lire un panégyrique de la chair, ils entonneraient une chanson de corps de garde. Dans tout ce que raconte M. Conybeare de la vie moderne d’Oxford, je vois plutôt des incartades d’enfant émancipé que des tendances positives d’immoralité. Ce sont des boutades du sang, des drôleries philosophiques, où l’envie de s’amuser entre pour moitié au moins. Que le lecteur en juge lui-même. Un jeune homme fraîchement débarqué à Oxford vient par mégarde frapper à la porte des Amis de la Lumière :


« — Nous sommes très heureux de vous voir, monsieur, répondit Archer avec un salut gracieux, en pensant qu’on pouvait tirer de cette méprise un moyen amusant de passer quelques minutes. « — Mais assurément, dit le nouveau-venu d’un air embarrassé, je me suis trompé de soirée. Le couvert semble mis pour souper ; cependant je croyais que nous étions à vendredi ; sommes-nous encore à mercredi, et me suis-je trompé ?

« — Non, mon cher monsieur, répondit Archer, vous ne vous trompez pas ; mais nous avons tous une dispense de jeûne pour raison de santé. Asseyez-vous, je vous prie, et attendez l’arrivée de M. Johnson.

« Le nouveau-venu fit comme on l’en priait, et s’assit en face des peintures qui venaient de faire le thème du brillant panégyrique de White[1]. Archer remarqua son embarras.

« — Je vois, dit-il, que ces belles peintures vous occupent. Vous savez, je suppose, qu’elles sont toutes des symboles des vérités religieuses.

« — Ah ! ah ! Je… je… vous confesse, monsieur, que je n’en comprends pas bien le sens, murmura le néophyte, dont l’innocence fut un peu soulagée par l’assertion d’Archer.

« — Oui, continua Archer, toutes les peintures de cet appartement sont purement symboliques, et par conséquent symboliquement pures ; autrement, elles auraient pu paraître trop voluptueuses pour l’austère ascétisme de la vie académique.

« — Ah ! je comprends maintenant… Et que signifie cette peinture-là, en face, qui représente un enfant dans les bras d’une dame ?

« — Cette peinture, monsieur, représente Cupidon et Psyché. Je n’ai pas besoin de vous dire que Psyché symbolise l’âme, et que le tableau symbolise l’union entre l’âme et la charité, cette dernière vertu étant représentée par Cupidon, la divinité de l’amour.

« — Mais, monsieur, je comprends très bien maintenant et je crois que je serais capable d’expliquer sans secours le sens de ce tableau à main droite, — et il désigna la Léda. — Cet oiseau que j’avais pris d’abord pour un cygne est évidemment un pélican, qui est un ancien symbole de l’église, et la dame désabillée est, je suppose, sainte Madeleine.

« — Votre conjecture est parfaitement juste, dit Archer gravement, tandis que le reste de la compagnie essayait en vain de réprimer un rire irrésistible ; mais, ajouta-t-il, êtes-vous bien sûr que ce soit ici que M. Johnson vous ait donné rendez-vous ? etc. »

Les théories philosophiques de ces messieurs ont à peu près l’importance de cette plaisanterie. Que l’auteur se rassure donc ; l’avenir de l’Angleterre n’est pas en péril, si les nouvelles générations ne dépassent pas ce degré d’immoralité.

Nous ne chercherons pas à savoir si les silhouettes d’incrédules tracées par M. Conybeare sont ressemblantes, et si les Champions du Progrès ont des physionomies aussi ridicules que celles qu’il leur prête. Le chapitre où il les a mis en scène est vif et amusant, mais il est plein de personnalités, et il serait possible de mettre un nom propre réel sous plus d’un nom supposé. Si le docteur Grubman nous est inconnu, il n’en est pas tout à fait de même du journaliste Buzzard, éditeur du journal hebdomadaire la Torche. M. Conybeare a pris soin de donner tous les renseignemens suffisans pour que son lecteur ne puisse s’y tromper. Nous savons quel est ce journal radical et infidèle, qui trouve des lecteurs et des abonnes parmi les membres de l’église, grâce à son antipathie pour les whigs, et dont le credo religieux oscille entre les doctrines des unitaires et les doctrines allemandes. L’attaque est directe et violente. En général, le tableau que trace l’auteur de cette société est plein de fausses couleurs habilement assorties. Il prend un ou deux hommes intelligens, et les jette au milieu d’une société bigarrée et grotesque, si bien que le ridicule de cette société rejaillit sur eux. Il semblerait que le monde des incrédules anglais se compose exclusivement de vieux médecins grossiers et bourrus qui vous prennent à la gorge en vous demandant si vous avez lu leurs livres sur les tissus nerveux, de vieilles dévotes restées fidèles au culte de Bentham, de vieilles filles admiratrices de fétiches littéraires. Eh ! sans doute ces caricatures existent ; mais si le parti des incrédules ne se composait que de tels infirmes, M. Conybeare n’aurait pas pris la peine d’écrire son livre.

Le portrait le plus vrai, parce qu’il est le plus impartial, est celui du précepteur allemand. Il est bien mis en scène et très reconnaissable avec ses habitudes de taverne et son inoffensive nature, sa grande instruction et son défaut d’éducation, sa timidité de manières et son entêtement d’esprit. Dans la vie spéculative, ses prétentions sont orgueilleuses et fantastiques, mais dans la vie pratique ses prétentions sont modestes à l’excès, et cet homme qui s’est fait congédier de son pays pour avoir voulu introniser le paradis sur terre trouverait facilement le sien dans un salaire de quinze cents francs. Il est excellent philologue, mais il avale son potage avec un reniflement monstrueux qui agace les nerfs de tous les convives ; il est excellent hébraïsant, mais il a le mauvais goût de boire le café ou le thé qui est tombé dans sa soucoupe. On ne saurait trouver d’être plus inoffensif, plus instruit et plus maussade. L’auteur a très bien saisi ce vice particulier des Allemands, la gaucherie, vice qui donne une prise facile à des adversaires qui souvent ne les valent pas. La gaucherie de l’Allemand n’est pas un défaut d’éducation, c’est un défaut de nature et de caractère qui a produit des conséquences historiques très considérables. C’est ce défaut qui fait contre-poids à l’obstination très redoutable de ce peuple, et qui amortit cet entêtement logique qui l’a toujours caractérisé. L’Allemand pauvre et plébéien ne sait pas se mouvoir, et cette absence d’aisance le met à la merci du premier hobereau qui passe. C’est là ce qui explique la longanimité allemande, et comment l’aristocratie a pu conserver jusqu’à nos jours un empire aussi absolu sur un peuple qui par instinct est obstiné et indépendant. Rien n’est remarquable comme la facilité avec laquelle ont été réprimées les révolutions de 1848, qui semblaient devoir être si redoutables. Dès leur premier élan, elles ont pour ainsi dire plié les épaules et reculé, comme honteuses d’elles-mêmes. Ce peuple présente le curieux phénomène d’une énergie violente que ce tout petit défaut, — le manque d’aisance, — réduit à néant. L’habitude de renifler trop fort en mangeant son potage ou de boire le café dans une soucoupe est donc, politiquement, une chose plus importante qu’on ne pourrait le supposer. Aux yeux des hôtes anglais du pauvre Herr Schrecklich, ces gaucheries lui enlevaient la moitié de son mérite et de sa valeur, et s’il est permis de comparer les grandes choses aux petites, c’est à la gaucherie qu’on peut aussi, sans exagération, attribuer le peu de succès qu’ont obtenu les révolutions allemandes. Qu’on ne s’étonne pas de cette assertion, le cœur humain se gouverne par des mouvemens insensibles qui échappent à l’observation, et les lois qui règlent les événemens politiques ne sont point toutes dans les philosophies de l’histoire.

La fable du roman de M. Conybeare ne sert qu’à lier et à réunir en faisceau tous ces incidens de la vie religieuse et de la vie philosophique anglaise ; elle est extrêmement simple, mais elle participe de l’esprit du livre ; elle est pleine de malignité, d’âcreté et de mauvaise humeur. M. Conybeare s’est plu à mettre ingénieusement en parallèle les dépravations les plus extrêmes du cœur et les négations et les doutes de l’incrédulité, ou, pour mieux dire, à les faire coïncider. Il semble penser que le vice et le crime marchent du même pas que l’incrédulité. Plus l’incrédulité est grande, plus la perversité est grande aussi. Si l’on doute, on n’est coupable que de légèreté ; mais si on sort de l’église, on tombe infailliblement dans le crime. L’âme est ainsi plus ou moins noire, selon que la doctrine que l’on a embrassée s’éloigne plus ou moins de la religion. Cette théorie singulière est mise en évidence et en relief par les deux personnages principaux, Charles Bampton et George Archer. Bampton n’est qu’un sceptique, et c’est pourquoi il a la ressource que n’a pas l’incrédule ; les argumens des infidèles ne lui paraissent pas plus concluans que ceux de l’église ; aussi la balance finit-elle par pencher en faveur de cette dernière. Grâce à cette situation d’esprit, Bampton échappe aux conséquences extrêmes de l’immoralité et s’arrête toujours à moitié chemin ; ses péchés ne sont jamais mortels, comme ceux d’Archer, le mauvais génie du roman. Celui-ci, qui est un incrédule et un athée de la plus opiniâtre espèce, n’a aucune ressource pour échapper à sa mauvaise nature et aux crimes auxquels elle l’entraîne. Bigame, parjure, presque homicide, il fait le mal pour le mal, et s’amuse à répandre les doctrines athées, non pour propager ce qu’il regarde comme la vérité, mais pour enlever tout bonheur à ceux qu’il rencontre. C’est encore moins un athée qu’un méchant, et un incrédule qu’un scélérat, et un tel personnage ne prouve pas plus contre l’incrédulité qu’un hypocrite contre la foi. Néanmoins, comme il y a une corrélation évidente entre les actes de l’homme et ses doctrines, et que le simple changement de croyance entraîne après lui un affaiblissement de moralité, ainsi que nous l’avons déjà reconnu, la théorie de M. Conybeare contient quelque chose de vrai ; seulement c’est une goutte de vérité dans un océan d’erreurs.

Archer est un personnage à demi vrai, à demi faux. Tout le monde l’a plus ou moins connu. N’avez-vous jamais rencontré quelque intelligent gredin, solide, actif, ingénieux, rompu aux armes de la sophistique, doué du talent d’avoir toujours raison, d’une volonté opiniâtre, d’un tempérament énergique et puissant, capable de supporter également les fatigues de l’étude et les fatigues des plaisirs violens, dangereux ennemi, plus dangereux ami ? C’est Archer. Ce type existe de notre temps, on ne peut le nier. Sur ces natures robustes et grossières, rien effectivement n’a de prise. Il est inutile de songer à les dompter, et la seule manière de les rendre inoffensives est par trop énergique pour être nommée. Lorsqu’on les rencontre par hasard sur son chemin, il ne sert à rien de vouloir les éviter, et il est nécessaire de faire appel à d’autres moyens de résistance. Le principal but de la vie pour eux est de jouir et de parvenir ; leur principale occupation est par conséquent d’écraser et de nuire. À cette souveraine immoralité ils ajoutent d’habitude une ruse odieuse, celle de faire la philosophie de leurs vices et d’ériger en théorie leur immoralité. vous croyez peut-être, d’après ce portrait déplaisant, que de tels hommes sont des parias qu’on évite à tout prix, des araignées humaines, blotties dans leur toile, se repaissant de mouches innocentes et stupides ; non pas, ils sont estimés, sinon estimables, aimés, sinon aimables. L’activité de leur esprit leur ouvre toutes les portes, et la vigueur de leur caractère tient en respect tout adversaire qui essaierait de les leur fermer. Ils ne sont pas redoutables à la société en elle-même, mais toute personne qu’ils rencontrent est à peu près sûre d’être leur victime : ce sont les politiques et les philosophes de l’immoralité, dont les forçats et les voleurs de grands chemins ne sont que les héros romanesques, écervelés et malheureux.

Voilà le type vrai de l’Archer de M. Conybeare. Mais qu’a donc la religion à faire avec un pareil caractère ? quelles relations l’incrédulité elle-même peut-elle avoir de près ou de loin avec une telle âme ? L’incrédulité d’Archer ne consiste pas à croire à la morale humaine : elle consiste à ne croire en rien. M. Conybeare avait mis la main sur un personnage très vrai, il a réussi à le rendre faux, en attribuant sa conduite à des influences qu’il n’a pu ressentir.

Cette impression équivoque, à demi fausse, à demi vraie, que laisse le caractère d’Archer, est aussi l’impression qui résulte de ce long plaidoyer religieux. L’auteur a mis en lumière une foule de faits vrais et incontestables, dont il a tiré les conclusions les plus inexactes. Avant d’incriminer les incrédules, il aurait pu, en résumant son livre dans une série de questions, se convaincre qu’il s’était chargé de se démentir lui-même. L’incrédulité fait de grands progrès, dit-il ; voyez nos manufactures, voyez nos universités ! Oui, sans doute, mais à qui la faute ? qui en est responsable, en définitive ? Le clergé, répond sans hésiter M. Conybeare ; le clergé, qui est occupé de misérables querelles et qui abandonne la direction des âmes. Alors pourquoi cette croisade contre les incrédules, et pourquoi s’étonner que les âmes aillent là où elles entendent encore une voix humaine ? Cette tendance contemporaine peut paraître funeste à M. Conybeare, et elle l’est sous plus d’un rapport ; mais elle devrait au moins lui apprendre que l’âme humaine n’est incrédule qu’en apparence, qu’elle n’aime pas à rester sans doctrine et sans code moral, et qu’elle répugne à croupir oisive dans la torpeur intellectuelle. Ce que M. Conybeare anathématise sous le nom d’incrédulité est, à tout prendre, une tendance religieuse sous une forme nouvelle, un désir positif du bien moral. C’est une préoccupation plus noble qu’il ne le dit, et qui n’a pas précisément son principe dans cette prédilection pour la morale facile, qui ne peut plaire qu’aux écoliers. Cette préoccupation n’a sa source dans aucun mauvais instinct du cœur, elle a son origine dans l’atmosphère que nous respirons et dans cette multitude de problèmes et de difficultés qu’il n’est pas aisé de résoudre et d’éluder aussi facilement que le croit l’auteur de Perversion. Lorsqu’on ne peut pas résoudre ces difficultés au moyen des évidences de Paley, je ne songe pas à m’étonner qu’on aille s’adresser même à Strauss.

En résumé, ce ne sont pas les incrédules qui sortent le plus maltraités du livre de M. Conybeare, c’est l’église. C’est sur elle que, bien à tort certainement, M. Conybeare fait peser une grande partie de cette lourde responsabilité de l’affaiblissement de la foi. Cette conclusion ressort inévitablement, et en dépit de l’auteur, de ses trois longs volumes. Nous sommes plus charitables et plus tolérans. Hélas ! non, l’église anglicane n’est pas coupable ; elle est aussi innocente du scepticisme et de l’incrédulité que les incrédules et les sceptiques eux-mêmes : le vrai coupable, c’est le souffle du temps.


EMILE MONTEGUT.

  1. Un membre des Amis de la Lumière qui vient de lire un panégyrique anti-chrétien des arts plastiques.