Un Poète anglais - John Keats

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Un Poète anglais - John Keats
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 94 (p. 402-439).
JOHN KEATS

I. Life, letters, and literary remains of John Keats, edited by Richard Monckton Milnes, 2 vol. Londres, 1848 (réimprimés depuis sous le nom de lord Houghton). — II. The poetical Works and other writings of John Keats, edited by Harry Buxton Forman, 4 vol. in-8o. Londres, 1883. — III. Keats, by Sidney Colvin. Londres, 1887 (dans la collection des English men of letters, dirigée par M. John Morley).

John Keats est né à Londres au mois d’octobre 1795 ; il est mort à Rome en février 1821. Il n’a donc pas vécu vingt-six ans. Ce qui est vraiment durable dans son œuvre tiendrait aisément en un petit volume. La plupart de ses meilleurs poèmes, notamment cet admirable Hypérion, sont inachevés : le plus pur de sa gloire, comme de celle d’André Chénier, est dans des fragmens. Enfin, le plus grand nombre de ses vers ont été écrits dans un intervalle de temps qui n’excède guère quatre années, de 1817 à 1820. Il ne faut donc pas s’étonner si la plupart des lecteurs et des critiques de Keats ont accepté ce testament poétique d’un écrivain mort jeune comme un tout indissoluble, et s’ils n’ont pas songé à y distinguer les périodes de son développement. « Keats, l’homme qui n’a jamais marché ni progressé comme un autre homme.., mais qui s’est enfermé en vingt années parfaites, » a dit de lui Elisabeth Browning dans Aurora Leigh. Les poètes jugent parfois mal les poètes. Le rôle de la critique est de détruire les illusions, si séduisantes qu’elles puissent paraître. De même qu’on a cherché à faire l’histoire du développement poétique d’André Chénier et qu’on a pu distinguer des périodes dans ce développement, de même l’étude de Keats doit être abordée désormais dans un esprit plus critique et plus historique. Cette courte vie n’a pas été sans étapes, rendant les quatre années qui en appartiennent à l’histoire littéraire, Keats, quoi qu’en dise Mrs Browning, s’est développé : il est parti d’une certaine conception de la poésie, et, quand il est mort, il en avait entrevu une autre, plus complète et plus haute. Quatre années sont peu de choses pour le commun des hommes : elles sont une vie entière pour les âmes remuantes et passionnées comme la sienne. Sa correspondance, si vivante, si semblable à une causerie, est la meilleure source pour l’étude intime de son génie. Bien que sa poésie soit aussi impersonnelle (sauf un petit nombre d’odes) qu’il est possible, elle doit être étudiée en même temps que sa vie. Car son imagination n’a été qu’une forme idéale de sa sensibilité. Il est de ceux qui doivent beaucoup aux circonstances, quoique personne, par un contraste assez singulier, n’ait moins emprunté, pour sa poésie, au milieu où il a vécu. J’ajoute qu’une source nouvelle s’est ouverte, il y a quelques années, pour l’étude de Keats. M. Buxton Forman a publié des lettres inédites du poète à une jeune fille qu’il a aimée, à cette Fanny Brawne, qui a certainement, par l’attachement qu’elle lui a inspiré, hâté sa mort. La publication de cette correspondance, si regrettable qu’elle soit au point de rue de la discrétion, est un document qu’il n’est plus permis de négliger. Écrites par un malade, beaucoup de ces lettres doivent être jugées avec indulgence et réserve. Telles qu’elles sont, elles n’en jettent pas moins un jour nouveau sur l’homme et sur son fonds intime, qu’elles éclairent d’une vive lumière en nous expliquant plus d’une défaillance intellectuelle ou morale. On ne saurait donc reprocher à M. Buxton Forman de les avoir reproduites dans sa belle édition du poète, dans laquelle il a réuni, outre la correspondance complète et quelques fragmens en prose, tout ce qu’il a pu recueillir des vers de Keats. Parmi ces vers, il y en a beaucoup d’insignifians. Il peut être pénible aux dévots de Keats (car il a, comme Shelley ou comme Robert Browning, ses dévots) de s’avouer que leur poète a eu ses défaillances. Mais, s’il est une vérité qui semble ressortir avec évidence d’une étude complète de ces fragmens, c’est précisément que le Keats des premières années et des premiers poèmes ne doit plus être nus sur le même rang que le Keats d’Isabella ou d’Hypérion. C’est ce qui me paraît être le résultat le plus clair des beaux travaux dont il a été l’objet, depuis les deux volumes, déjà vieux de quarante ans, de lord Houghton, jusqu’à la solide et consciencieuse monographie publiée tout récemment par M. Sidney Colvin.


I

Ce qu’on sait des origines de Keats est bien fait pour déconcerter les théoriciens de l’hérédité et du milieu. Par une sorte de paradoxe de la nature, le plus grec et le plus purement artiste des poètes anglais était fils d’un palefrenier et naquit au cœur de Londres, dans Finsbury. Il est vrai qu’il connut à peine son père, l’ayant perdu de bonne heure. L’influence de sa mère, au contraire, fut considérable sur lui : c’était une femme vive, adroite et passionnée pour le plaisir : elle avait, outre John, trois fils et une fille. Mais John était son préféré. Elle lui passait tous ses caprices et s’amusait de toutes ses fantaisies. Or l’enfant était, dès lors, d’un caractère violent et indomptable : si l’on en croit Haydon, il s’empara un jour, à l’âge de cinq ans, d’une épée, et, se campant devant la porte de la chambre de sa mère, jura qu’elle n’en sortirait que quand il le voudrait bien ; elle fut obligée d’appeler à son secours des voisins, qui la délivrèrent de son fils. Ayant perdu son mari en 1804, elle se remaria, pour son malheur, avec un certain Rawlings, dont elle se sépara bientôt pour aller vivre à Edmonton, chez sa mère. C’est entre cette maison d’Edmonton et une école, située à Enfield, au nord de Londres, que s’écoulèrent les meilleures années d’enfance de Keats, de 1806 à 1810. Les souvenirs de ses camarades d’école s’accordent à son sujet : c’était un écolier distrait et peu appliqué, mais d’une nature généreuse et passionnée. Tous l’admiraient pour sa noblesse, son courage, et la beauté de sa personne. Batailleur et excellant à tous les exercices du corps, il n’en était que plus considéré, comme il sied entre écoliers anglais. Il avait le rire très près de larmes et le pardon très près de la colère.

Vers la fin de ce séjour à Enfield, une révolution se fit tout à coup en lui : il se prit d’un goût violent pour la lecture. Comme il ne faisait rien à moitié, il dévora tout ce qui lui tomba sous la main, notamment des livres de mythologie, et le Dictionnaire classique de Lemprière, où le futur auteur d’Endymion puisa ses premières notions sur la Grèce. En 1810, sa mère étant morte, il passa sous l’autorité de deux tuteurs, qui le retirèrent de l’école d’Enfield et le mirent en apprentissage chez un médecin d’Edmonton. Il avait quinze ans. De ces années de sa vie, nous ne savons presque rien, sinon qu’en un jour mémorable pour l’histoire de son génie poétique, un de ses camarades lui lut l’Épithalame de Spenser et lui prêta la Reine des fées. Ce fut une révélation subite de son talent. Il avait trouvé sa voie.

Aucun poète n’a suscité plus de vocations que Spenser : c’est, par excellence, le poète des imaginations adolescentes. La pauvreté du fond dans la Reine des fées, l’absence d’intérêt humain dans ce long tissu d’allégories, la faiblesse même du plan et le manque d’unité dans l’œuvre, rien de tout cela n’est en effet pour choquer un enfant de seize ans. L’imagination de Keats se perdit avec enchantement dans ce monde magique de la chevalerie, des nains et des châtelaines. Il en lut connue affolé. La forme de Spenser surtout le ravissait : certaines épithètes le faisaient se pâmer : il était, dès lors, comme il l’a dit de lui-même plus tard, « un amant des belles phrases. » Dans son enthousiasme, il s’essayait à imiter la strophe spensérienne, et il a réimprimé lui-même, dans son premier recueil, une très heureuse et brillante imitation de ce genre.

Une circonstance inattendue allait lui permettre de se livrer librement à ses goûts poétiques. En 1814, il se brouilla avec le médecin d’Edmonton, son maître, et, âgé de dix-neuf ans à peine, vint s’installer à Londres pour y suivre des cours de médecine. Il vivait avec ses deux frères, et, pendant quelque temps encore, fut un étudiant appliqué et studieux : il prit même un grade et fut attaché à Guy’s Hospital. Mais peu à peu il se dégoûtait de la médecine : des distractions lui venaient pendant les leçons : « l’autre jour, pendant le cours, écrivait-il à un ami, un rayon de soleil entra dans In chambre et avec lui toute une troupe de créatures qui flottaient dans la lumière : et elles m’entraînèrent avec elles vers Obéron et le pays des fées. » Peu à peu, les visites des esprits se firent plus fréquentes. Keats finit par céder à leur appel. Son caractère impressionnable le rendait, d’ailleurs, impropre à l’exercice de la médecine, et, les opérations le faisaient trembler. Enfin, il avait formé récemment d’intéressantes et utiles relations littéraires qui allaient achever de l’engager dans une voie nouvelle.

Au premier rang de ces dernières, il faut citer un écrivain qui prit rapidement une grande influence sur la direction de sa vie et de ses idées : je veux parler de Leigh Hunt, surtout connu à l’étranger par le livre qu’il publia, en 1828, sur lord Byron. Leigh Hunt était, vers 1817, une manière de personnage littéraire et politique. Vif, audacieux, séduisant, grand remueur d’idées, Hunt personnifiait les tendances libérales et françaises, qui, après avoir suscité en 1789 l’enthousiasme du monde lettré, étaient tombées, depuis les excès de la Révolution et depuis Napoléon, dans un discrédit presque universel. Wordsworth, Southey, Coleridge, notamment, après avoir été les champions les plus ardens des idées nouvelles, avaient passé brusquement et définitivement au camp conservateur. Pour reprendre dans toute leur pureté les idées de Godwin et de Holcroft, ces révolutionnaires de la première heure, il n’y avait guère, en 1817, que des irréguliers de la littérature, comme Hunt ou Shelley. Hunt dirigeait une revue, l’Examiner : quelques attaques vives contre le régent lui avaient valu deux années de prison, qui, vaillamment et même gaîment supportées, n’avaient pas peu contribué à augmenter son prestige. Profondément libéral en politique comme en littérature, sceptique et optimiste, à la façon du siècle précédent, en religion, il était en hostilité déclarée avec Wordsworth et Southey tant pour leur « apostasie » politique que pour l’impulsion qu’ils avaient donnée à la reforme littéraire. Cette réforme, Leigh Hunt la voulait aussi ardemment que Wordsworth, mais il la voulait autre. La versification de Wordsworth, surtout, lui semblait pleine encore d’artifice et de convention. Il rêvait une forme plus libre, plus souple, plus rompue à toutes les nuances, à tous les caprices de la pensée. Il ne réussit qu’à écrire un poème d’une imagination brillante, abondant en inventions gracieuses et en traits charmans, mais plein aussi de négligences voulues et affectées et remarquable dans son ensemble par une sorte d’allure débraillée du fond comme de la forme. Ce poème, l’Histoire de Rimini, est caractéristique de ce qu’on appela alors la Cockney-school of poetry, l’école londonienne, qui, par son ton plus libre et volontiers vulgaire, s’opposait à l’école rêveuse, idéaliste et religieuse des Lakists.

L’influence de Hunt, tant en littérature qu’en poésie, fut grande sur Keats. À ce moment de sa vie, Keats était robuste, confiant dans son avenir, ami du plaisir et de la société : « Il était, nous dit un de ses camarades de ce temps, de l’école sceptique et républicaine, se faisait l’avocat des nouveautés qui se répandaient alors et critiquait volontiers les institutions établies. » D’ailleurs, cette fièvre de libéralisme fut courte : la politique n’a jamais tenu une grande place dans sa vie. Il est l’un des rares poètes de ce temps, peut-être le seul sur qui la révolution n’eut aucune influence. A la différence d’un Shelley ou d’un Byron, il s’est tenu tout à fait à part des grandes luttes contemporaines. Il est, à vrai dire, resté toute sa vie libéral dans l’âme. Aussi bien que Shelley, il a maudit les tyrans et attendu l’heure du relèvement des peuples ; mais cet espoir n’est pas entré dans sa poésie. Il a tenu obstinément séparés ces deux domaines de sa pensée et n’a jamais permis à la politique d’empiéter sur l’art.

En revanche, il a combattu aux côtés de Leigh Hunt dans la bataille littéraire. Comme lui, il méprisait Pope et se nourrissait de Spenser. Comme lui, il voyait dans la poésie une œuvre surtout d’imagination, l’art d’évoquer de belles formes en vers sonores et brillans. Il se croyait tenu, vers ce temps, de lancer, lui aussi, sa déclaration de guerre à ce qu’on nommait dédaigneusement, autour de lui, l’école française, celle des Pope et des Dryden., Parlant des poètes du XVIIIe siècle, il s’écriait en vers ronflans : « Mille artisans de vers portaient alors le masque de la poésie. Race maudite et impie ! qui blasphémait le dieu brillant de la lyre et qui n’en savait rien ! Non, ils allaient, brandissant un pauvre étendard décrépit, orné de misérables devises et portant en grandes lettres le nom d’un Boileau ! » Ces colères juvéniles, d’ailleurs, lui passèrent vite. Quoi qu’en pense M. Sidney Colvin, si le romantisme anglais n’avait jamais eu d’autre théoricien que Keats, si Wordsworth n’avait pas écrit ses graves et fameuses préfaces, ni Coleridge sa Biographie litteraria, la cause de la réforme poétique eût été bien compromise Au fond, Keats tenait peu aux théories. Il n’a jamais eu l’ardeur du prosélyte ni le feu de l’apôtre. Il fut, et, s’il avait vécu, il serait probablement resté un poète avant tout personnel, peu soucieux des liens de coterie et d’école, profondément dédaigneux des suffrages du grand public, et ne reconnaissant d’autre juge de son orgueilleuse imagination que sa propre croyance intime dans la beauté absolue.

Vers le même temps où il se liait avec Hunt, Keats rencontrait un autre personnage fort original, grand homme en son temps, à qui l’avenir ne devait pas réserver la gloire qu’il a attendue toute sa vie avec une imperturbable confiance. C’était le peintre Haydon, nature enthousiaste, exubérante et passionnée, qui se croyait destiné à être le plus grand peintre de l’Angleterre et qui devait finir, après une vie orageuse, par se tuer misérablement en 1846. Rien n’est plus curieux que son journal et que ses lettres où abondent les renseignemens (parfois contestables) sur Keats, et qui se font remarquer par une sorte d’exaltation mystique. Il lui arrivait, un soir, de s’asseoir devant son pupitre et d’écrire à son ami : « Mon cher Keats, considérez cette lettre comme secrète et comme sainte. — Souvent je me suis assis près de mon feu après un jour d’effort, comme le crépuscule tombait et qu’un voile de gaze semblait obscurcir toute chose, et j’ai rêvé sur ce que j’avais fait et sur ce que je ferais encore, dans une ardeur brûlante, jusqu’au moment où, rempli de délire, je voyais les faces des morts puissans envahir ma chambre, et je tombais à genoux et priais le grand Esprit que je lusse digne d’accompagner ces êtres immortels dans leurs gloires immortelles ; et alors j’ai vu chacun d’eux sourire en passant au-dessus de moi et agiter la main en signe d’encouragement. » Le culte des grands hommes était l’un des articles de foi du petit cénacle dont faisaient partie Haydon et Keats. Malheureusement pour Haydon, ses visions l’ont trompé : car, si l’on excepte un joli tableau de genre qui est à la National Gallery, il n’a produit que d’honnêtes tableaux historiques, où l’on trouve de tout, sauf du génie[1]. Son meilleur titre est d’avoir révélé au public anglais la valeur des sculptures du Parthénon, rapportées de Grèce par lord Elgin ; encore ne l’a-t-il fait que la plume en main. Car les copies qu’il en a données sont, dit-on, médiocres. Avec tous ses défauts, avec sa rhétorique, son ton déclamatoire, sa personnalité débordante, Haydon n’en a pas moins été un utile ami pour Keats. Il l’a initié à la sculpture grecque : il l’a soutenu dans plus d’une défaillance. Si l’on ne peut s’empêcher de sourire en voyant son nom associé à ceux de Wordsworth et de Raphaël dans un sonnet de Keats, il n’en est pas moins vrai que son amitié pour l’auteur d’Endymion le fera vivre.

Si à Leigh Hunt et à Haydon on ajoute quelques jeunes gens, comme Cowden Clarke ou John Hamilton Reynolds, qui plus tard se firent un nom honorable dans les lettres, et Shelley, que Keats rencontra plusieurs fois en 1817, mais pour lequel il ne se sentit jamais une grande sympathie (leurs natures étaient trop foncièrement différentes), on connaîtra les principaux membres du cercle où il vivait. Encouragé par eux, il se décida à publier, en mars 1817, son premier volume. Ce recueil, qui parut sans autre titre que celui de « Poèmes, par John Keats. » avec une dédicace à Hunt, renfermait, outre un certain nombre de sonnets, des épîtres a trois amis et plusieurs fragmens, dont le plus long intitulé : le Sommeil et la Poésie, est aussi le plus intéressant, lui dépit d’un article sympathique de Hunt dans sa revue et de l’enthousiasme débordant de Haydon, comparant la dernière pièce du recueil à « un éclair qui ferait trembler l’humanité, » le livre n’eut aucun succès. En 1817, l’attention du public anglais était toute à Thomas Moore, à Walter Scott, à Byron surtout, qui venait de quitter l’Angleterre avec éclat pour n’y revenir jamais. Elle ne daigna pas se tourner vers l’œuvre de ce débutant, avec qui son éditeur se hâta de rompre toute espèce de relations.

Keats n’était pas homme à se laisser arrêter par un premier échec. Il se remit sans tarder au travail et, afin de trouver le loisir et la solitude qu’il jugeait nécessaires, il partit, en avril 1817, pour l’île de Wight. On peut dire qu’à partir de ce jour jusqu’à celui où il rencontra Fanny Brawne, la poésie fut toute la vie de Keats. Toutes ses lettres nous le montrent en proie à une préoccupation dominante, la littérature. Pour un peu, on serait tenté de trouver cette maîtresse bien exigeante, tant elle l’absorbe et le rend indifférent à tout ce qui n’est pas elle. Dès son arrivée à Wight, il écrit à Reynolds : « Je sens que je ne puis plus me passer de la poésie, de la poésie éternelle : il ne me suffit pas de la moitié du jour, — il me faut tout le jour. J’ai commencé avec un peu, mais l’habitude a fait de moi un léviathan. J’étais tout frémissant de n’avoir rien écrit depuis quelque temps : le sonnet ci-contre m’a fait du bien ; j’en ai mieux dormi la nuit dernière. Pourtant, ce matin, je n’en vaux guère mieux… Je vais me mettre immédiatement à mon Endymion, que j’espère avoir un peu avancé avant votre arrivée… Toute sa correspondance est de ce ton ; on sent un homme que son art a pris entièrement. Pendant ces années de début, ç’a été la grande, l’unique affaire de sa vie que son Endymion. La poésie a été comme une fièvre continue qui ne l’a quitté qu’avec la vie.

C’est ainsi, encouragé et soutenu avec un touchant dévoûment par ses deux frères, qu’il passa l’année 1817 et la première moitié de 1818, travaillant sans relâche, variant les milieux, allant s’établir successivement, après avoir quitté Wight, à Margate et à Canterbury, à Hampstead et à Oxford, à Durford Bridge et à Teignmouth, dans le Devonshire. Je renvoie à la correspondance et au livre de M. Colvin le lecteur curieux de détails sur ces divers séjours de Keats. Il y a, notamment, des lettres charmantes datées d’Oxford, « la plus belle ville du monde, sans aucun doute. » Il y écrivait le troisième livre de son poème, auprès d’un jeune homme nommé Bailey qui devint l’un de ses meilleurs amis. Ce furent quelques semaines d’enivrement, que les deux amis passaient à écrire pendant la matinée, à errer en bateau sur l’Isis dans l’après-midi, à divaguer sur tout et à propos de tout le reste du temps, avec une verve comique et humoristique qui est l’un des traits saillans de l’esprit de Keats. En même temps qu’il se lie avec Bailey, il se crée des relations nouvelles dans le monde littéraire, remplit pendant quelques semaines le rôle de critique dramatique dans un journal de Londres, fréquente Lamb, Wordsworth et Hazlitt, conférencier brillant, alors très applaudi, et très admiré de. Keats, dans ses leçons sur la poésie anglaise. En dépit des embarras d’argent, des brouilles passagères avec ses anus, du départ de son frère George, qui va tenter la fortune en Amérique, il prépare son poème pour la presse et le publie enfin au printemps de 1818.

Keats n’était pas content de son œuvre : avant même qu’elle fût terminée, il écrivait à un ami : « J’ai très médiocre opinion de mon poème, et le reprendrais d’un bout à l’autre si je n’étais fatigué du sujet, et si je ne pensais mieux employer mon temps en écrivant une nouvelle fiction que j’ai en vue pour l’été prochain. Rome n’a pas été bâtie en un jour, et tout le bien que j’attends de mon travail de cet été est le fruit de l’expérience que j’espère recueillir dans mon prochain poème. » Mais ce qu’il n’éprouvait aucune peine à se dire à lui-même et à quelques amis qu’il regardait comme ses juges naturels, il lui en coûtait infiniment de le dire au public : non par vanité, mais parce qu’il estimait sincèrement que la majorité des lecteurs est incapable de se rendre compte de la valeur d’une œuvre d’art. « Je n’ai pas le moindre sentiment d’humilité pour le public, ni d’ailleurs pour rien au monde, sauf, — (ici, une déclaration à la Haydon), — pour l’Etre Eternel, le principe de la beauté et la mémoire des grands hommes… Je ne puis m’empêcher de regarder le public comme un ennemi, auquel je ne puis m’adresser sans un sentiment d’hostilité. Je sauterais du haut de l’Etna s’il s’agissait d’un grand service à rendre au peuple ; mais je hais toute popularité insipide. » De fait, aucun écrivain de ce siècle n’a fait moins d’efforts pour vivre de la vie d’autrui, pour se mettre à la portée de ses lecteurs, pour sortir de soi et de sa conception hautaine de la poésie : et cependant, ce même Keats a fait, dans la préface de ce même Endymion, cet aveu de ses faiblesses : « Sachant, dit-il, la manière dont ce poème a été écrit, ce n’est pas sans un sentiment de regret que je le publie. Ce que je veux dire sera très clair pour le lecteur, qui ne peut manquer d’y remarquer une grande inexpérience, un manque de maturité et tous les défauts qui caractérisent un essai fiévreux plutôt qu’une œuvre achevée ; » et plus loin, faisant allusion à l’âge de l’auteur : « L’imagination d’un enfant est saine, et l’imagination mûre d’un homme est saine ; mais il y a un moment de la vie, entre ces deux termes, où l’âme fermente, où le caractère n’est pas formé, où le chemin de la vie n’est pas tracé, où l’ambition a la vue trouble. » On me pardonnera ces citations multipliées. Elles doivent éclaircir un point contesté d’histoire littéraire. Pour beaucoup de lecteurs, le nom de Keats n’a évoqué pendant longtemps qu’un souvenir : celui d’un poète délicat et souffreteux qu’un article de revue a fait mourir de douleur. Cette légende a désormais fait son temps. A vrai dire, Endymion tomba avec éclat. En août 1818, le Blackwood Magazine, dévoué à un groupe d’hommes de lettres ennemis de Leigh Hunt, notamment à Walter Scott, saisit cette occasion d’infliger une correction éclatante à l’un des disciples favoris du maître. L’article qui y fut publié, et qui est vraisemblablement de Lockhart, le propre gendre de Scott, est pis qu’une grossièreté : c’est une sottise. Faisant allusion aux premières études de Keats, l’auteur concluait en ces mots : « Mieux vaut être un apothicaire affamé qu’un poète affamé : ainsi retournez à votre boutique, monsieur John ! retournez à vos emplâtres, à vos pilules, à vos onguens. Mais, au nom du ciel, jeune Sangrado, soyez un peu plus ménager des soporifiques dans votre profession que vous ne l’avez été dans vos vers. » Le mois suivant, un article de la même violence parut dans la Quarterly Review, le journal redouté et écouté de Gifford : « Si quelqu’un, y était-il dit, avait le courage d’acheter cette Fiction poétique et la patience (que nous n’avons pas eue) d’aller au-delà du premier livre, et le bonheur (que nous n’avons pas eu non plus) d’y trouver un sens, nous le conjurons de ne pas nous laisser ignorer ce succès… » Le coup était rude pour un débutant. Tous ses amis crurent Keats gravement atteint. Aussi, quand il mourut à Rome, moins de trois ans après, Shelley, Byron, d’autres encore, attribuèrent-ils sa fin à l’accueil brutal fait à son premier poème. Dans son indignation généreuse, l’un écrivit cette magnifique élégie d’Adonais, le plus admirable hommage qui ait jamais été rendu par un poète à un poète, dans laquelle il vouait ceux qu’il appelait ses assassins à une éternelle infamie. L’autre, dans une strophe de Don Juan, presque aussi ironique pour le poète que pour ses critiques, contribuait à affermir cette même légende, qui devait rester pendant plus d’un quart de siècle un des lieux-communs de la critique littéraire, jusqu’au jour où la publication des lettres de Keats en fit bonne justice. Certes, il n’eût pas été auteur, s’il fût resté insensible à d’aussi violentes attaques. Même il eut, dans le premier moment, une impression de dégoût et parla de renoncer à la littérature. Mais cet abattement fut court. « Les critiques que je me fais à moi-même, écrivit-il, m’ont fait sans comparaison plus de mal que celles des revues… Ce n’est qu’une question de temps : je crois que je serai parmi les poètes anglais après ma mort ; » et, sans tarder, il se remit à l’œuvre.


II

Mais avant de le suivre dans ses nouvelles tentatives, il importe de s’arrêter un moment sur les premières : d’abord parce que Hypérion est expliqué et préparé par Endymion ; ensuite, parce qu’il y a, même dans Endymion et dans les premiers poèmes, parmi beaucoup de longueurs et de fatras, de véritables beautés.

Je trouve dans une lettre de Keats un mot qui résume assez bien toute cette première période de sa vie poétique : « Oh ! qui me donnera, s’écrie-t-il, une vie de sensations plutôt que de pensées ? » De fait, c’est la sensation, ou, si l’on veut, le sentiment qui tient la première place dans cette jeunesse de Keats ; ce qui y manque le plus, ce qu’il semble avoir évité avec autant de soin que d’autres ont mis d’ardeur à le poursuivre, c’est la pensée. Voyez-le, tel que l’ont peint, à cette époque, Haydon et Leigh Hunt : petit, nerveux ; le cou jeté en avant, comme dans une attente continuelle ; les traits mobiles ; la bouche grande et frémissante ; le front large ; le regard profond et brillant, « l’œil d’une prêtresse de Delphes qui a des visions. » Toute son apparence dénote un être prompt à s’émouvoir, à jouir, à souffrir. Il a l’imagination vive et sensuelle. Un jour, pour mieux apprécier, comme il dit, « la délicieuse fraîcheur du vin de Bordeaux dans toute sa gloire, » il se couvre la gorge et la langue de poivre de Cayenne. Une autre fois, il se donne la joie d’écrire des vers en tenant un fruit dans sa bouche. L’excitation des sens lui est un moyen d’activer la faculté poétique. « Qu’on me donne des livres, des fruits, du vin de France, un beau temps, et un peu de musique dans la campagne, jouée par un musicien inconnu,.. et je suis homme à passer tout l’été tranquillement, sans me soucier beaucoup du gros roi de France, de notre gros régent ou du duc de Wellington. « Il y a longtemps qu’on l’a remarqué : Keats est plein de vers savoureux, de ces vers qui font, si l’on peut dire, venir l’eau à la bouche. Personne n’a décrit mieux que lui, avec un soin et une prédilection plus marqués, les impressions du goût et du toucher. Personne n’a eu un vocabulaire plus luxueux pour tout ce qui est des sens. Il abonde en mots rares et cherchés pour décrire les odeurs, les sons, les couleurs. Beaucoup de ses courtes pièces ne sont faites que de sensations, notées dans une langue singulièrement précise et riche. L’idée ne lui venait pas qu’une sensation est chose moins relevée qu’un sentiment ou une idée : il avait devant de belles formes, de beaux sons, de belles couleurs, ce tressaillement de l’artiste dont l’âme est comme envahie d’un coup et qui ne songe ni à régler ses impressions ni à le raisonner. Même l’extase a toujours chez lui quelque chose de la pâmoison, et dans ceux de ses poèmes qui semblent, à première vue, les plus éloignés de toute réalité, souvent une impression sensuelle vient rompre brusquement la trame éthérée des rêves. Dans l’Ode fameuse au rossignol, c’est ce cri involontaire : « Oh ! qui me donnera une gorgée d’un vin longtemps refroidi dans la terre profonde, d’un vin qui sente Flora et la campagne verte, la danse, et les chansons provençales, et la joie. ensoleillée ? Oh ! qui me donnera une coupe pleine du chaud Midi ! »

De pareilles impressions, quand elles s’emparent de lui, l’absorbent entièrement. Tous les témoignages de ses amis s’accordent à le représenter comme le plus sensible, et, si je puis dire, le plus frémissant des hommes. Devant un beau paysage, devant un rayon de soleil ou de lune, il n’était plus son maître. Lui, si calme, si rassis dans la conversation, devenait, dans la campagne, semblable à un homme ivre. Haydon nous dit que le bourdonnement d’une abeille, la vue d’une fleur, le miroitement du soleil faisait trembler tout son être : ses yeux brillaient, sa joue s’échauffait, ses lèvres frissonnaient. Il nous a décrit lui-même, dans un beau sonnet, la joie qu’il trouvait à quitter la ville, à s’élancer librement dans la campagne, en pleine nature, à se laisser tomber dans les herbes drues, et là, couché tout de son long, à lire « une débonnaire et douce histoire d’amour ; » puis à regarder les nuages vaguer au ciel et à laisser passer, entièrement heureux, la journée, s’écoulant « comme une larme d’ange, qui tombe dans l’éther lumineux silencieusement. » — « La poésie de la terre n’est jamais morte, » dit-il ailleurs. Il l’a comprise, cette poésie, avec l’emportement elles ardeurs d’un amant. Il a mis de la sensualité dans son adoration du soleil et du midi, de cette patrie idéale où il n’était pas né et qu’il ne devait Voir que pour y mourir.

De même, une noble action, une belle pensée, en vers harmonieux, retentissait dans toute sa personne : sa bouche frémissait et ses yeux se remplissaient de larmes. Une fois, il lui arrive de lire l’épisode de Paolo et de Francesca dans la Divine comédie : aussitôt il a un rêve qui le transporte : « Ce fut, dit-il, l’un des plaisirs les plus vifs de ma vie. Je flottais dans l’atmosphère tourbillonnante, comme il est dit dans le poème, avec une belle créature, dont les lèvres étaient jointes aux miennes, à ce qu’il me semblait, pour un siècle ; et, au milieu de ce froid et de cette obscurité de l’enfer, j’avais chaud ; des arbres éternellement fleuris s’élevaient, et nous nous reposions sur eux avec la légèreté d’un nuage, jusqu’à coque le vent nous emportât ailleurs… Oh ! puissé-je rêver ainsi toutes les nuits ! »

Une pareille nature morale fait songer un lecteur français à Rousseau, à ce Rousseau que Keats a si profondément méconnu. Beaucoup de critiques anglais, dont Matthew Arnold et M. Sidney Colvin, voient dans cette extrême sensibilité aux impressions du dehors l’un des caractères de la race celtique, et en concluent volontiers que Keats avait du sang des Celtes dans les veines. Quoi qu’il en soit, il a été avant tout, dans sa première jeunesse, l’homme de ses impressions. Il a conçu le poète comme un être mobile et docile, jouet complaisant des choses du dehors, une âme semblable à une flamme vacillante, se courbant au moindre souffle. La faculté de sentir et d’imaginer des sensations est prépondérante en lui. Elles retentissent si vivement en sa nature qu’il n’a ni le temps ni le désir de les régler, et qu’il se laisse emporter à l’impression du moment sans tenter de résistance. On ne peut s’empêcher de songer, quand on essaie de se rendre compte de son imagination, à ces fontaines merveilleuses qu’il a décrites dans Endymion, qui se transforment instantanément en mille objets divers et revêtent mille formes inattendues. Voici que l’onde mobile prend la forme d’un saule-pleureur, puis celle d’une naïade ; puis c’est un cygne, que ce féerique jet d’eau ; puis il devient un chêne majestueux, et le voici enfin qui s’épanouit, au souffle du vent, en une cathédrale gothique.

Cette sensibilité si vive l’a fait beaucoup souffrir. Si riche qu’on suppose une organisation de ce genre, elle est toujours sujette à des heures de lassitude et de vide. Quand l’enchantement cessait, quand la faculté poétique s’arrêtait pour quelques heures, personne n’était plus inquiet, plus découragé, plus dépourvu de ressort ; « En vérité, écrit-il un jour, j’ai le tempérament horriblement maladif,.. c’est là, sans aucun doute, le grand ennemi et la pierre d’achoppement que j’ai à craindre. » Ce que ne pouvaient taire ici le Blackwood Magazine ni la Quarterly Review, Keats se chargeait de le faire lui-même. Son imagination tombait avec sa sensibilité. N’étant plus provoquée ni surexcitée, elle se refusait à produire. En de pareilles heures, il sentait grandir en lui une révolte : il était né, disait-il, pour être un ange rebelle, et l’occasion seule lui avait manqué. Il s’avouait avec rage que le moindre obstacle provoquait en lui des colères « dignes d’une tragédie de Sophocle. » Il devenait soupçonneux et méfiant : « J’ai passé ma vie, disait-il une fois, à soupçonner tout le monde. » Il faut ajouter bien vite, à son honneur, qu’il n’en a jamais rien laissé percer au dehors : nul n’a été plus généreux et plus noble dans ses relations avec ses amis. Mais la souffrance intérieure n’en était pas moins vive, et la plaie ne s’est jamais entièrement fermée. A force d’ouvrir son âme indistinctement à toutes les impressions fugitives, il en était venu à ne plus distinguer entre les maux légers et les graves, entre les imaginaires et les réels. Même, les douleurs imaginaires le frappaient plus vivement que les autres, et il le constatait avec mélancolie. Quand son frère se maria et quitta l’Angleterre, il écrivait à un ami intime : « Le départ de mon frère pour l’Amérique ne me cause pas la moindre excitation, et je me sens un cœur de pierre quand je pense à son mariage. « Il se reprochait durement cette froideur involontaire. Il s’en voulait de n’être pas plus ému, plus prompt à compatir aux malheurs de ceux qu’il aimait, à se réjouir de leurs joies. Il en venait à se confesser franchement à son ami Bailey sur ce point : « S’il vous arrivait de constater de la froideur en moi, ne l’attribuez pas à un manque de cœur… car je vous assure qu’il m" arrive parfois de ne pas sentir l’influence d’une passion ou d’une affection pendant toute une semaine, et aussi longtemps que cet eut dure, j’ai des soupçons sur moi-même et sur la vérité de mes sentimens à d’autres momens : je les considère alors comme de stériles larmes de tragédien. » Pour qui a pratiqué Keats et a vécu dans l’intimité de sa pensée, un pareil aveu est presque tragique lui-même. Mais ou se tromperait Tort si l’on cherchait l’écho de pareilles souffrances dans ses vers. Outre un orgueil naturel qui lui interdisait des épanchemens de ce genre et qui lui a fait cacher même à ses meilleurs amis un amour qui l’a tué, il croyait, au moment où il écrivait Endymion, que la muse ne doit jamais être la confidente des douleurs du poète. La poésie n’était, à ses yeux, qu’une suite de riches et somptueuses tapisseries, brodées sur le canevas des impressions journalières. A aucun prix, l’homme ne doit transparaître sous le poète. Que m’importe, à moi lecteur, d’où vous sont venus vos imaginations et vos rêves ? Que m’importent les larmes et les abattemens dont vous avez payé le droit de m’éblouir par des formes belles et des vers sonores ? La poésie n’a pas pour rôle d’émouvoir par la peinture de nos souffrances et de nos joies communes. Elle est une création de scènes idéales et de personnages imaginaires, auxquels on n’a le droit de demander qu’une chose, qui est de donner l’impression de la beauté. L’homme, le moins capable d’avoir écrit Childe Harold, c’est Keats. Celui de tous les poètes anglais qui fait le plus songer à l’auteur de la Reine des fées c’est l’auteur d’Endymion.

Spenser et les poètes lyriques contemporains de Shakspeare ont été les inspirateurs des premiers poèmes de 1817. Le moyen âge et la chevalerie ; un monde idéal où la vie serait toujours bonne ; la joie qu’éveille en nous le spectacle de la nature ; l’amitié enfin, — tels sont les thèmes que Keats développe, non sans éclat, mais aussi non sans monotonie. Si quelques pages doivent rester de ce premier recueil, ce sont quelques vives et fraîches descriptions : déjà le poète s’engage dans la voie qui sera définitivement la sienne. Mais la meilleure preuve qu’il talonne encore, ce sont des retours de déclamation et de rhétorique. Se figure-t-on l’auteur d’Hypérion écrivant : « Je serais un monstre, un lâche, si je sourcillais en exprimant ce que j’ai osé penser ! Ah ! que plutôt je roule comme un fou par-dessus quelque abîme ; que le chaud soleil fonde mes ailes dédaliennes, et me précipite, convulsé et la tête en avant ! » Rien ne ressemble moins à Keats que ce jeune romantique qui montre le poing aux étoiles. Si l’on ajoute à cela, des vulgarités, du mauvais goût à la Leigh Hunt ; une allure négligée du vers ; enfin une incohérence singulière dans les images, on aura un aperçu des défauts du livre. Les qualités en sont celles qu’il va développer dans Endymion : la splendeur des visions ; un style cherché, mais éclatant et sonore ; euiin et surtout, le pouvoir de personnifier des forces naturelles ou les sentimens de l’homme en des créatures idéales, mi-divines et mi-humaines, semblables à l’Adonis ou à la Psyché des poètes antiques. La mythologie grecque fournissait un cadre merveilleux pour le développement d’un pareil don. Nulle part, Keats ne devait trouver plus de faciles et charmantes occasions de personnifier l’adolescence inquiète, la beauté triomphante, et l’amour, « dieu du sang qui brûle, des cheveux défaits, des seins nus qui palpitent. » Cette Grèce des contemporains de Shakspeare, des Marlowe, des Greene et des Herrick ; cette Grèce qu’il voyait à travers quelques imitateurs de Lycophron et de Callimaque, à travers la Fidèle bergère de Fletcher et l’Homme dans la lune de Drayton ; cette Grèce un peu conventionnelle et affadie, qu’il reconstituait d’après Lemprière, tel a été le point de départ de Keats. Il ne savait pas le grec ; il n’a cherché les élémens de son Endymion ni dans Théocrite, ni dans Apollonius de Rhodes, ni dans Lucien ou Pausanias, qui ont tous parlé de cette même légende. Sur quelques élémens empruntés à Lemprière et aux poètes du XVIe siècle, il a brodé une fable, à laquelle viennent s’en mêler plusieurs autres : celle de Pan, celle de Vénus et Adonis, celle d’Alphée et d’Aréthuse, celle de Glaucus et de Scylla. De tout cela, enrichi et développé, il a formé une œuvre éclatante, luxuriante et débordante, où l’imagination prédomine aux dépens de la pensée.

Sur les flancs du Latmos, dans une forêt, des bergers célèbrent la fête de Pan. Le poète nous décrit longuement la pompe des cortèges et des cérémonies religieuses. Il y a beaucoup de fraîcheur et de charme dans ce début : il y a aussi, pour tout dire, un peu de mièvrerie : ces vierges pâlissent et tremblent trop aisément ; ces bergers « bien vêtus » et portant « des flûtes à bout d’ébène » nous font songer à des bergers d’églogues, dans le goût du siècle précédent. Il me semble qu’on n’a pas assez noté les origines de la poésie de Keats : elle n’est pas si entièrement originale qu’on veut bien le dire. Comme il y a du Parny en Chénier, il y a du Beattie en lui. Un poète, si personnel qu’on le suppose, n’échappe guère à certaines influences, qu’il lui faut subir avant de les dépasser, et il n’est pas difficile d’en retrouver plusieurs dans Endymion, qui rattachent le poème au XVIIIe siècle par les racines. Cela dit, il faut ajouter bien vite que ni Beattie, ni Thompson, ni aucun prédécesseur de Keats n’eût écrit ce magnifique hymne à l’an, qui est comme la perle du premier livre :

« O toi qui écoules le bruit clair que font les ciseaux, tandis que, de temps à autre, vers ses compagnons tondus, un bélier s’en retourne en bêlant ; toi qui sonnes du cor, quand les sangliers au sauvage boutoir, qui ruinent les tendres épis, mettent en rage notre chasseur ; toi qui, de ton souffle, protèges nos fermes, pour en écarter les nielles et tous les maux qu’amène la tempête ; auteur étrange de bruits indéfinissables, qui viennent, s’éteignant, par les campagnes sonores, et se meurent tristement sur les landes stériles ; gardien redoutable des portes mystérieuses qui conduisent à l’universel savoir ; regarde, fils puissant de Dryope, tous ceux qui sont venus t’offrir leurs vœux, le front ceint de feuillage ! »

Il y a déjà dans tout ce passage ce sentiment profond d’une certaine mythologie grandiose et voilée, peut-être moins grecque qu’on ne le suppose, mais à coup sûr infiniment poétique, et dont le Centaure de Maurice de Guérin peut nous donner en France quelque idée.

Tandis que les bergers du Latmos célèbrent les mystères de l’an, leur roi Endymion est atteint d’une incurable mélancolie. Sa sœur Peona le presse de lui en confier le secret ; il lui avoue alors son amour pour une femme, une déesse peut-être, qu’il a vue en rêve, et dont le souvenir le poursuit. Tous les reproches de Peona sur ce chimérique amour n’y font rien. Endymion se meurt de regret.

Dans le second livre, il se met à la recherche de cette mystérieuse beauté. Une nymphe, déguisée en papillon, lui sert de guide. Il visite tout d’abord le monde souterrain, le monde étrange des grottes, des cavernes, de l’or, du saphir et du marbre, Keats nous en décrit longuement les horreurs et les magnificences. Dans ce voyage, son héros rencontre successivement Adonis et Vénus, puis Cybèle : « la mère des dieux, Cybèle, seule, toute seule, dans un sombre char : un vêtement noir jeté sur son corps majestueux ; le front pâle comme la mort, couronné de tourelles. Quatre lions à la large crinière traînent les roues indolentes… Silencieuse passe la reine, comme une ombre, et elle s’évanouit sous une arche obscure. » Puis, après avoir entrevu de nouveau son amante inconnue. Il parcourt la région des fleuves souterrains, où il rencontre Alpliée avec son Aréthuse. Ensuite « il se tourna, — il vint un son puissant ; il marcha, — il vint une lumière plus froide : alors il se dirigea vers elle par un sentier sablonneux, et voici qu’en moins de temps qu’un instant ne fuit, les visions de la terre furent parties et envolées : il aperçut le gigantesque océan au-dessus de sa tête. »

A partir du troisième livre, le héros qui, jusque-là ne s’est intéressé qu’à ses propres souffrances, prend part à celles des autres. Il rencontre au fond de la mer le vieillard Glaucus, assis sur un roc, « un tapis d’herbes sous ses pieds maigres et froids. » Glaucus lui conte comment il a, dans sa jeunesse, aimé une nymphe, Scylla ; comment Scylla a été tuée par Circé, jalouse ; comment lui-même, pour avoir cédé à l’amour de Circé, est devenu, par un juste châtiment, vieux et cassé ; comment il pourra enfin, à l’aide d’un étranger mystérieux, retrouver Scylla et recouvrer sa jeunesse. Or cet étranger n’est autre qu’Endymioni. Glaucus se rend avec lui dans un palais sous-marin où, depuis des siècles, il a couché côte à côte les jeunes hommes et les jeunes femmes qui se sont noyés par amour. Endymion les ressuscite, et, avec eux, la malheureuse Scylla. Tous ensemble vont, dans un élan de reconnaissance, rendre hommage au roi Neptune.

Au livre suivant et dernier. Endymion erre de nouveau solitaire, quand il rencontre une jeune Indienne, qui lui raconte, elle aussi, ses malheurs. Ce récit, purement épisodique, est la meilleure partie d’Endymion : c’est une sorte d’orientale à la Henri Heine, tantôt mélancolique, tantôt éclatante et joyeuse. L’héroïne rappelle comment elle a suivi, dans sa course errante, le dieu Bacchus[2] : « Par les larges rivières et les hautes montagnes, nous allions ; et, sauf quand Bacchus se retirait dans sa tente de lierre, halelans, bondissaient le tigre et le léopard, avec les éléphans d’Asie ; en avant allaient des myriades d’êtres, chantant et dansant, avec les zèbres rayés, les chevaux lustrés et fringans de l’Arabie, les alligators aux pieds palmés, les crocodiles portant sur leurs dos écaillés, en files, des enfans potelés et rieurs, imitant la manœuvre des matelots et le labeur des robustes galériens ; avec des avirons qui sont des jouets, et des voiles de soie, ils glissent, insoucians du vent et de la marée… J’ai vu l’Osirienne Égypte s’agenouiller devant la couronne de vigne tressée ! J’ai vu l’Abyssinie aride se lever et chanter au bruit des cymbales d’argent ! J’ai vu la vendange victorieuse envahir de sa chaleur la vieille et sauvage Tartarie ! Les rois de l’Inde abaissent leurs sceptres ornés de joyaux, et, de leurs trésors, les répandent une pluie de perles : du haut de son ciel mystique, le grand Brahma gémit, et tous ses prêtres se lamentent, devenus tout pâles devant le regard du jeune Bacchus. »

Endymion, devenu éperdument amoureux de la jeune Indienne, oublie pour elle la déesse mystérieuse. Mais il se trouve qu’en somme la déesse et l’Indienne n’étaient qu’une seule et même personne, à savoir : Cynthia ou Diane, à laquelle Endymion finit par être réuni pour jamais.

Le lecteur n’est pas sans s’être aperçu, même à travers cette maigre et ingrate analyse, du défaut essentiel de l’œuvre : je veux dire le manque d’unité. Il n’y a, en vérité, ni plan, ni idée maîtresse. C’est une suite de tableaux brillans, les uns charmans, les autres vagues, dont le sens final nous échappe. Car enfin, qu’est-ce que le poème d’Endymion ? Est-ce une pure féerie ? Est-ce une allégorie ? Est-ce un poème philosophique à la façon de l’Alastor de Shelley ? Est-ce tout cela à la fois ? Si c’est une féerie, si l’œuvre doit être jugée comme une pure fantaisie, il est permis de la trouver un peu longue. Il y a, certes, des morceaux parfaits ; il y a une belle souplesse de l’imagination ; on reconnaît l’homme qui écrivait : « La poésie doit venir aussi naturellement que les feuilles aux arbres, ou ne pas venir ; » il y a un don tout spenserien pour créer et combiner des formes et des couleurs, — quelque chose comme le talent d’un peintre qui aurait méconnu sa vocation et se serait fourvoyé dans la poésie. Mais il y a bien des longueurs et bien des bavochures. Dès 1820, Jeffrey, comparant dans la Revue d’Edimbourg Keats à ses modèles, Fletcher, Ben Jonson et Milton, constatait que chez les uns l’imagination est tenue en bride par le jugement, au lieu qu’elle est toute-puissante et comme déchaînée chez l’autre, Keats lui-même comparait l’esprit de l’auteur d’Endymion « à un jeu de cartes éparpillé. » Ce qui lui manquait encore, en 1817, c’était donc cette parfaite possession et sobriété de l’imagination qu’il devait acquérir dans Hypérion. Mais il lui manquait autre chose encore : à savoir, un peu de philosophie. Car il importe de constater, pour détruire une illusion encore commune, que si Endymion n’est pas une pure féerie, il n’est rien. On nous dit, il est vrai, et M. Sidney Colvin semble croire, qu’il y a une pensée morale cachée sous cette trame brillante. Endymion personnifierait l’âme humaine en quête de la beauté éternelle, et ce serait une sorte de mythe, assez semblable à celui de Psyché, que cette longue poursuite, à travers quatre livres, d’une déesse toujours fuyante. Mais si Keats a jamais songé (ce que je ne crois pas, car il n’en est nulle part question dans ses lettres) à un mythe de ce genre, il faut avouer qu’il a pris un soin extrême de le dissimuler. Car, dans un poème philosophique, il faut des personnages philosophiques : un Faust ou un Méphistophélès, un Manfred ou un Prospero. Or je vois bien, dans Endymion, de gracieuses divinités, des nymphes et des bergers ; mais qui définira le caractère du seul personnage proprement dit ? qui trouvera rien d’humain, c’est-à-dire de philosophique, dans Endyimon ? « La musique de ce nom est comme entrée dans mon être, » nous dit Keats. Mais quelques syllabes harmonieuses ne font pas un caractère. Le besoin vague d’aimer une déesse ne constitue pas un personnage. Endymion, qu’on ne s’y trompe pas, n’est pas un frère de Manfred ou de René ; son mal n’est pas le Weltschmerz ; sa tristesse ne vient pas d’un effondrement de ses croyances. Toute cette mythologie n’est pas, comme dans le Prométhée de Shelley, un voile transparent dont le poète a couvert des maux plus modernes. Elle n’a point de sens caché ; elle n’est pas un symbole. Nous ne savons pas pourquoi ces dieux pleurent et souffrent. Cette nature même qu’on nous décrit est trop loin de nous ; elle est trop uniformément merveilleuse pour nous intéresser. Keats ne l’a pas conçue, à la façon de Woodsworth, comme un reflet de Dieu, ou, à la façon de Shelley, comme la plus belle manifestation de la raison parfaite. Il a vu cette nature idéale avec des yeux de pur artiste, comme un sculpteur contemplerait un beau corps. Il s’est amusé de cette vision, sans lui chercher de sens caché ; et c’est pourquoi sa poésie n’est faite que pour un petit nombre d’hommes, capables de sensations extrêmes et prolongées comme les siennes, capables surtout de n’y chercher qu’un plaisir de l’imagination, non de l’esprit. Pour le commun des lecteurs, Endymion sera toujours un rêve impalpable, une ombre flottante qu’on veut étreindre et qui glisse entre les doigts. L’action s’en déroule dans un pays magique, d’où l’homme est absent, et où règne comme un clair-obscur continu. Les enchantemens y succèdent aux enchantemens, les merveilles aux merveilles, et pourtant l’intérêt languit, et, faute d’un sentiment simple, on en vient, dans ce conte des Mille et une nuits, à regretter Scheherazade.


III

La vie devait se charger, dans l’année qui suivait la composition d’Endymion, de ramener Keats vers un sentiment plus clair et plus net de la réalité. Mais avant même qu’elle lui eût imposé des épreuves décisives, il avait pris la résolution de se transformer. Dès le mois de janvier 1818, il écrivait à ses frères : « Je crois qu’un petit changement s’est fait en mon esprit dans ces derniers temps ; je ne puis plus supporter d’être sans rien faire, sans m’intéresser à rien, moi qui ai été pendant si longtemps un être purement passif. » Il lit assidûment Shakspeare ; il songe à apprendre le grec et l’italien ; il parle de demander à Hazlitt des conseils pour l’étude de la métaphysique. Il écrit à Taylor : « Je ne sais rien — je n’ai rien lu. Je veux suivre les conseils de Salomon : « Instruisez-vous, éclairez-vous. » Je m’aperçois que les jours de jeunesse sont passés. Je m’aperçois que je ne puis avoir de joie en ce monde qu’en m’instruisant continuellement. Je m’aperçois qu’il n’y a rien qui vaille la peine d’être poursuivi que l’idée de faire un peu de bien au monde. Certains le font par leur société ; certains par leur esprit ; d’autres à force de bonté ; d’autres enfin par une sorte de faculté qu’ils ont de communiquer du plaisir et de la gaîté à tous ceux qu’ils rencontrent… Il n’y a qu’un moyen pour moi. Mon chemin est tout tracé à travers l’application, l’étude, la pensée. Je le suivrai, et, dans ce but, je me propose de faire une retraite de quelques années. J’ai balancé pendant quelque temps entre un sens raffiné du plaisir esthétique et l’amour de la philosophie ; si j’étais fait pour l’un, j’en serais heureux ; mais, comme je ne le suis pas, je tournerai mon âme vers l’autre. » Le 3 mai de la même année 1818, il écrit à son ami Reynolds une admirable lettre, pleine de la plus haute philosophie, et qui témoigne, en outre, d’une vue très claire de sa propre vie morale. Il va, dit-il, se remettre à l’étude. Il a compris qu’aucun savoir n’est ennemi de la poésie. C’est pourquoi il va refaire de la médecine. Il n’est plus à l’âge des penchans et des répugnances irraisonnés, qui ne sont au fond que des puérilités. Un vrai poète doit tout comprendre, tout aimer, notamment la science ; car « elle guérit de la fièvre et nous aide, en élargissant notre horizon, à alléger le fardeau du grand mystère. » Vers ce temps, il comprend Hamlet pour la première fois ; il goûte Milton et même Wordsworth ; mais il reproche encore à ce dernier une philosophie trop abstraite, trop peu humaine. Il commence à avoir un vrai sentiment de la peinture ; il goûte Raphaël et s’éprend des primitifs italiens. Sa conception de la vie en est élargie : « Je compare, écrit-il, la vie humaine à une grande demeure contenant beaucoup de chambres, dont je ne puis vous décrire que deux, les portes des autres étant encore fermées pour moi. La première dans laquelle nous pénétrons est la chambre de l’enfance,.. où nous restons aussi longtemps que nous ne pensons pas. Nous y demeurons longtemps, et, quoique les portes de la deuxième chambre restent grandes ouvertes, laissant passer une vive lumière, nous ne nous soucions pas de nous avancer vers elles ; à la fin seulement nous y sommes graduellement attirés par l’éveil du principe pensant en nous. Nous n’entrons pas plus tôt dans la deuxième chambre, que j’appellerai la chambre de la pensée vierge, que nous sommes grisés par la lumière et par l’atmosphère. Nous ne voyons qu’agréables merveilles et songeons à nous arrêter là pour jamais, dans le plaisir. Cependant, parmi les effets que produit cet air que nous respirons, il en est un terrible : notre regard aiguisé pénètre dans le cœur et dans la nature de l’homme ; nos nerfs sentent que le monde est plein de misère et de désespoir, de douleur, de maladie et d’oppression ; par là cette chambre de la pensée vierge s’obscurcit peu à peu, et en même temps, de tous côtés, beaucoup de portes s’ouvrent ; mais elles sont toutes dans la nuit et ne conduisent qu’à la nuit… Si nous vivons et si nous continuons à méditer, nous aussi nous explorerons ces noirs passages. »

Keats, hélas ! ne devait pas aller loin dans cette exploration qu’il rêvait. Mais c’est beaucoup de l’avoir tentée, et d’avoir compris qu’il y a des étapes nécessaires dans le développement de l’âme, et comme une prise de possession très lente de l’esprit par l’esprit. De plus en plus, l’importance de l’étude de l’homme lui apparaissait. Il écrivait déjà de Teignmouth : « C’est une belle chose qu’un paysage ; mais la nature humaine est plus belle. » Cette impression ne cessa de s’accroître pendant un voyage qu’il fit, au printemps de 1818, avec un ami, en Écosse. Ce pèlerinage au pays de Burns lui fit le plus grand bien : quoique le paysage du Nord de l’Angleterre lui semblât « anti-grec et anti-charlemagnesque, » comme il dit plaisamment, il lui sembla qu’il prenait, au sortir des livres, comme un fortifiant bain de nature. Sa santé, un peu ébranlée, se remettait à vue d’œil. Malheureusement, le voyage finit par un accident : il fut pris d’un mal de gorge violent qui le lit revenir précipitamment à Londres. Il y retrouva son frère Thomas gravement malade. Au mois de décembre de la même année, il le perdait.

Cette mort laissait Keats à lui-même, son autre frère étant en Amérique, et sa sœur Fanny étant gardée sévèrement par un tuteur grognon, qui lui interdisait de la voir. Il alla vivre à Hampstead, dans le voisinage de Leigh Hunt, avec un ami, nommé Brown. Tout auprès, habitait une veuve, Mrs Brawne, avec trois enfans, dont l’aînée, Fanny, était une jeune fille de moins de dix-neuf ans. Keats la rencontrait souvent dans une maison amie. Elle lui fit l’effet, au premier abord, d’une coquette, et voici comment il la décrit dans une sorte de journal qu’il envoyait régulièrement à son frère et à sa belle-sœur : « Elle est à peu près de ma taille, avec une jolie physionomie du genre allongé ; elle manque d’expression dans tous ses traits ; elle s’arrange pour donner bon air à ses cheveux ; ses narines sont très jolies, bien qu’elles aient l’air de souffrir ; elle a la bouche quelconque ; elle est mieux, vue de profil que de face : car en vérité elle n’a pas le visage plein, mais pâle et maigre, sans qu’on y devine un os. Sa taille est très gracieuse, comme ses mouvemens ; ses bras, bien faits ; ses mains, médiocres ; ses pieds, passables. Elle n’a pas dix-sept ans[3] ; mais elle ne sait rien ; elle a une tenue scandaleuse, vole de côté et d’autre, dit aux gens de telles impertinences que le mot de « friponne » m’a échappé dernièrement : cela ne vient pas, à mon sens, d’une mauvaise nature, mais d’une envie qu’elle a d’avoir de belles manières. Je n’en suis pas moins lassé de ces façons-là, et m’en passerai désormais. » De l’aveu de tous ceux qui ont connu Fanny Brawne, Keats eût mieux fait de s’en tenir à cette première impression. Avec son caractère gai et insouciant, avec son amour du plaisir et du monde, cette jeune fille aimable et superficielle était la compagne la moins propre à faire le bonheur d’un homme de sa nature. Ses amis étaient d’autant plus autorisés à compter sur son bon sens, qu’il avait jusque-là témoigné un mépris marqué pour les femmes. Écrivant d’Ecosse à Bailey, il disait, peu de mois avant sa rencontre avec Fanny : « Je sens que je ne suis pas juste envers les femmes. J’essaie en ce moment de leur rendre justice : je ne puis. Est-ce parce qu’elles sont si fort au-dessous de mes imaginations d’adolescent ? Quand j’étais écolier, je considérais une belle femme comme une vraie déesse… Je n’ai pas le droit d’attendre d’elles plus que la réalité… Mais n’est-ce pas extraordinaire ? Quand je suis avec des hommes,.. je suis libre de tout soupçon ; je me sens à l’aise. Quand je suis avec des femmes, j’ai de mauvaises pensées, de l’envie, de la tristesse ; je ne puis ni parler ni me taire ; je suis plein de soupçons, et par suite je n’écoute rien ; il me tarde de m’en aller. Il me faut absolument triompher de cela ; mais comment ? »

Ce que fut son amour pour cette Fanny qu’il avait d’abord dédaignée, nous l’apprenons par les lettres que M. Buxton Forman a publiées en 1878. Jamais amour ne fut plus semblable à un esclavage de la pensée et des sens. Ces lettres, — je ne parle que de celles qui furent écrites avant février 1820, c’est-à-dire avant la dernière maladie de Keats, — sont un long cri de passion et de désir. Il n’y est guère question que de la beauté de Fanny. Comme elle s’en plaint, il répond : « Pourquoi ne puis-je parler de votre beauté ? Aurais-je pu vous aimer sans cela ? Je ne puis concevoir d’autre origine de mon amour pour vous que votre beauté ; » et ailleurs : « J’imaginerai cette nuit que vous êtes Vénus et je prierai, prierai, prierai votre étoile comme un païen. » Il y a plus d’un trait vulgaire dans cette correspondance, dont Keats ne sort pas précisément grandi et qui, par cette raison, serait restée avantageusement dans les tiroirs de son éditeur. Mais il faut faire la part d’un caractère passionné, incapable de sentir avec mesure ou de se donner à moitié. Il lui écrit pendant une absence forcée : « Vous m’avez absorbé tout entier. J’ai, en ce moment, la sensation d’un être qui se dissoudrait ; je serais infiniment misérable si je n’avais l’espoir de vous revoir bientôt… Je me suis étonné quelquefois que les hommes pussent mourir pour la religion : j’en ai frémi. Je ne frémis plus : je pourrais subir le martyre pour ma religion. — L’amour est ma religion, — je pourrais mourir pour cela, — je pourrais mourir pour vous. Ma foi est l’amour, et vous en êtes le seul article… Mon amour est égoïste. Je ne puis respirer sans vous. » Si l’on veut bien considérer que toutes ces lettres sont de ce ton et qu’il n’y est guère question d’autre chose, on conviendra que l’amour de Keats pour Fanny a dû être comme un bouleversement de sa vie morale.

Mais cette révolution, qui devait finir par le tuer ou tout au moins par hâter sa mort, semble lui avoir été d’abord bienfaisante. Elle l’a ramené au sentiment plus vrai de la passion. Elle l’a excité à produire. Elle a ouvert des sources nouvelles à son génie. Elle a stimulé et activé le mouvement poétique commencé au lendemain de l’achèvement d’Endymion. Aucune période de sa vie n’a été plus féconde que les premiers temps de sa liaison avec Fanny Brawne.

Tous les poèmes composés dans la seconde période poétique de Keats, à laquelle nous arrivons maintenant, ont tout au moins un caractère commun, qui est la perfection de la forme et ce qu’on pourrait appeler le fini dans le travail de l’imagination. De plus en plus la poésie devient grecque par le sentiment de l’ordre et par la sobriété de la conception : il y a d’Endymion à Hypérion la même distance qui sépare les passages les moins heureux et les plus touffus de Spenser, des pages les plus achevées de Comus ou de Sanson Agonistes.

Trois auteurs principaux et bien différens entre eux semblent avoir surtout contribué à, cette évolution de la forme poétique : Homère, Milton et Boccace.

L’Homère de Chapman, — un Homère un peu plus redondant et plus romantique que le vrai, mais majestueux encore et vraiment épique, — était l’une des plus anciennes admirations de Keats. La plus connue peut-être de toutes ses pièces, celle qui figure dans toutes les anthologies, est le fameux sonnet « sur une première lecture de l’Homère de Chapman », qui date de 1816 : « Alors, dit le poète (faisant allusion à l’impression qu’il reçut de cette lecture), je fus comme un observateur des cieux, quand une planète nouvelle vogue dans le champ de son regard ; ou comme l’intrépide Cortez, quand avec des yeux d’aigle il contemplait le Pacifique, et que tous ses hommes se regardaient avec un étrange soupçon, — silencieux, sur un pic du Darien. » Cette influence d’Homère, amoindrie sans doute par celle de Spenser pendant qu’il écrivait Endymion, semble avoir repris toute sa force dès le commencement de 1818. Keats, à ce moment, songeait à apprendre le grec. Il y renonça, mais se mit à l’italien, et lut Boccace, qui lui inspira bientôt après Isabella. Le Décaméron lui ouvrit un monde nouveau, celui de la Renaissance italienne : il lui donna aussi le sens d’une forme achevée dans le récit : que l’on compare les narrations diffuses et surchargées à Endymion avec cette charmante anecdote, si finement et nettement contée, du Pot de basilic : on aura la mesure exacte du progrès accompli. Enfin Milton consomma et couronna les deux influences grecque et italienne. Il lui fit comprendre la grandeur et la parfaite noblesse de la forme épique. Si Boccace est le père légitime des contes italiens et Moyen Age, Milton est, avec Homère, la source d’Hypérion, ce Paradis perdu païen.


Une jeune fille de Messine aime un jeune homme nommé Lorenzo, employé chez les deux frères, riches commerçans. Cet amour déplaît à ces derniers. Un jour, ils entraînent Lorenzo dans une forêt, l’assassinent et l’enterrent. La jeune fille, inquiète de son amoureux, languit et dépérit de jour en jour, jusqu’à ce qu’une nuit celui-ci lui apparaisse en songe et lui indique le lieu de sa sépulture. Elle va dans la forêt, creuse à l’endroit fatal et retrouve en effet son cadavre. Elle lui coupe la tête, l’embaume et le place dans un pot de fleurs, qu’elle garde nuit et jour près d’elle. Ses frères ne peuvent s’expliquer son affection pour cette fleur, la lui enlèvent un jour, et déterrent la tête de Lorenzo. Epouvantés de voir leur crime découvert, ils quittent Messine pour jamais, et la jeune fille meurt de son amour. Tel est, on s’en souvient, le sujet d’une nouvelle du Décaméron, que Keats a empruntée, en changeant seulement le lieu de la scène, qu’il place à Florence. Son récit est écrit en strophes de huit vers et se déroule avec une sorte de gaucherie voulue, qui lui donne comme un air d’antique légende. S’il y a encore de ci de là un peu de fadeur, l’ensemble est exquis : les contours sont nets et lumineux comme dans une toile de primitif. Le fatras d’Endymion a entièrement disparu ; les images sont discrètes et appropriées ; enfin il y a — chose nouvelle dans Keats et bien significative — une émotion sobre et pénétrante. Qu’on note, par exemple, cette complainte de l’ombre de Lorenzo, parlant à Isabella. « Je suis une ombre maintenant, hélas ! hélas ! demeurant sur les limites de l’humaine nature, toute seule : seule je chante la sainte messe, tandis qu’autour de moi tintent de petits sons de vie, et que des abeilles brillantes passent, à midi, qui volent vers les champs, et que plus d’une cloche de chapelle sonne l’heure, me faisant mal dans tout mon être. Ces sons deviennent étranges pour moi, et tu es bien loin de moi dans la race humaine ! » C’est comme une évocation du fantôme d’Hamlet dans cette histoire des pays du soleil. C’est aussi l’un des premiers et des meilleurs exemples de cet amour de l’étrange, du mystérieux, de l’inexplicable, qui est l’un des élémens essentiels de la poésie de Keats et l’un de ceux qu’il a le plus contribué, avec Coleridge, à introduire dans la poésie anglaise.

Le même charme pénétrant se retrouve dans la Veille de la Sainte-Agnès, ce chef-d’œuvre, malheureusement intraduisible, de ce qu’on peut appeler la « poésie du vitrail. »

« Il y avait une fenêtre haute à trois arcades,… avec des vitres en losange étrangement travaillées, riches en couleurs et en teintes splendides, comme sont les ailes sombres et damassées d’un papillon ; et au milieu, entre mille figures héraldiques, entre des saints noyés dans le crépuscule et de ternes blasons, un écusson rougissait du sang des reines et des rois. » Tel le poème dont cette strophe fait partie. C’est un vitrail : jamais langue humaine n’a plus chatoyé. C’est une richesse et une splendeur uniques de style, et je doute qu’on puisse concentrer plus d’images éclatantes en quelques strophes définitives.

C’est la veille de la Sainte-Agnès : ce soir-là, dit la légende, les vierges qui se coucheront avant souper verront en songe leur amoureux, — et c’est précisément à cette légende que pense, au milieu du bal, la rêveuse Madeleine, insensible à la musique « qui gémit comme un dieu souffrant. » Elle danse pourtant, mais « avec des yeux vagues et sans regards. » Cependant un ennemi de sa famille, le jeune Porphyro, éperdument épris d’elle, — comme Roméo l’était de Juliette — est entré seulement dans le bal. Il obtient d’une vieille servante qu’elle le cachera dans la chambre de la jeune fille, et là il verra Madeleine « endormie dans le sein des vieilles légendes. » Il se cache en effet, et la jeune fille, sans soupçon de sa présence, se couche et s’endort : « Son âme s’envola, comme une pensée, jusqu’au lendemain, merveilleusement gardée à la fois des joies et des peines, fermée comme un missel… » Alors Porphyro sort de sa cachette. Il dispose sur une table des épices d’Orient « qui remplissent la froide chambre d’un parfum léger. » Puis il saisit un luth et joue une vieille ballade, celle de la Belle Dame sans mercy. La jeune fille s’éveille : elle rêvait de son amoureux, puisque c’est la veille de la Sainte-Agnès ; un instant elle doute si elle est éveillée : « Ses yeux bleus effrayés brillaient, grands ouverts ; il tomba sur ses genoux, pâle comme une pierre que la sculpture a polie… « Ah ! Porphyro, dit-elle, tout à l’heure encore, ta voix tremblait doucement dans mon oreille ; les vœux les plus doux la faisaient harmonieuse.. Oh ! rends-moi maintenant cette voix, mon Porphyro ! ces regards immortels et ces plaintes si chères ?… » « Madeleine ! douce rêveuse ! charmante fiancée ! Dis, puis-je être à présent ton vassal béni ?.. Oh ! châsse d’argent, ici je prendrai mon repos, après tant d’heures de labeur et d’attente, pèlerin affamé que sauve un miracle. » Ils s’enfuient, « comme des fantômes », dans l’ombre.

Le sujet, on le voit, est peu de chose par lui-même ; c’est la forme qui en fait le prix, comme elle fait celui de toute poésie, descriptive et colorée, du Romancero de Heine aux poèmes de M. Leconte de Lisle ; ou plutôt, le fond et la forme se tiennent de si près que l’une ne va pas sans l’autre ; on ne sait laquelle est née d’abord, et il semble que du seul agencement des mots, à mesure que le poète écrivait, ont dû naître de nouvelles et subtiles impressions. Chacun de ces vers veut être pesé et savouré à part. Chacun est comme chargé de couleurs et d’éclat. C’est un art nouveau, qui fait du poète l’émule du mosaïste, de l’émailleur, du verrier. De fait, il serait curieux de montrer comment c’est de Keats que date cette confusion des arts plastiques et de la poésie, qui a caractérisé depuis tant d’écrivains en vers, notamment les préraphaélites. Chez les uns la poésie est devenue mosaïque ; chez les autres, aquarelle ; chez d’autres enfin, sculpture (sans compter ceux qui en font une forme de la musique). Ils semblent que les différens arts se soient pénétrés et confondus. La pensée n’existe plus par elle-même ; elle est sensation, image, son ou parfum. « Une idée soudaine, dira Keats, lui vint comme une rose épanouie. » Porphyro, étonné, contemple la vieille servante « comme un bambin embarrassé regarde une vieille sorcière, qui tient fermé un merveilleux livre d’énigmes, tandis que, ses lunettes sur le nez, elle est assise au coin de la cheminée. » Tout devient prétexte à imagerie et à enluminures. Tout prend forme, corps et couleur. Tantôt c’est un art soigneux et menu, comme dans une peinture de Van Eyck ; tantôt c’est une peinture voilée, vague et fondue, comme dans les toiles de Turner. Mais toujours c’est une émulation de la langue et du pinceau, heureuse dans Keats, maladroite dans la plupart de ceux (et ils sont nombreux) qui l’ont imité. La Veille de la Sainte-Agnès reste une œuvre unique par la nouveauté et le brillant des images ; unique aussi — et c’est dans ce contraste qu’en est le charme principal — par je ne sais quoi de vague et d’incomplet dans l’impression générale, qui laisse dans l’âme comme une plainte, et qui fait songer à ce vers énigmatique de l’Ode à une urne grecque.

Heard melodies are sweet, but those unheard
Are sweeter.

« Les mélodies qu’on entend sont douces ; celles qu’on n’entend pas sont plus douces. »

Quelle que soit la perfection des poèmes purement narratifs et descriptifs, comme Isabelle, ou ce charmant récit grec intitulé Lamia, la gloire de Keats reposera principalement sur le fragment d’Hypérion, dont Byron a dit qu’il semblait inspiré par les Titans et qu’il était aussi sublime que de l’Eschyle. Si l’on voulait classer d’un mot, pour des lecteurs français, le poème d’Hypérion, on dirait qu’il tient, dans la littérature anglaise, la place des plus beaux fragmens d’André Chénier dans la nôtre. Il y a en effet, dans Hypérion, la même fraîcheur d’inspiration, la même perfection de style, le même renouvellement des sources grecques. Mais le parallèle ne doit pas être poussé plus loin. Chénier est gracieux et voluptueux : c’est un Grec d’Alexandrie ; Keats est avant tout grandiose et majestueux : c’est un Grec des Perses et du Prométhée. Ensuite, Chénier puisait directement dans les auteurs grecs : l’imitation, en lui, touche de si près à la traduction, qu’on a peine souvent à les distinguer. Rien de pareil chez Keats, qui n’a rien emprunté à aucun poète grec que la couleur générale de son œuvre. Ce n’est donc qu’au point de vue de l’histoire littéraire, et par un rapprochement (un peu forcé) des dates, que ces deux noms peuvent s’associer. Tous deux ont remis en vogue les sujets grecs : là s’arrête entre eux la ressemblance.

Au surplus, il ne serait pas difficile de montrer, — et M. Sidney Colvin ne s’en fait pas faute, — que le mot « grec, » appliqué à un poète moderne, est le plus vague des qualificatifs. Car, outre qu’il y a eu plusieurs Grèces réelles qui ne se ressemblaient pas, d’Athènes à Sparte, et de Sparte à Alexandrie, l’imagination des poètes ou des philosophes a singulièrement modifié chacune de ces Grèces historiques. Qui soutiendra que Chateaubriand ait vu la Grèce comme la voyait Goethe, Shelley comme la voyait Flaubert, ou Walter Savage Landor telle que la peint M. Renan ? En vérité, il n’y a pas de cadre plus commode que ce qu’on nomme l’hellénisme, et l’on est tenté parfois de se demander ce qui, avec un peu de bonne volonté, n’y rentrerait pas. L’histoire seule de la littérature anglaise est, à ce point de vue, très instructive, et j’imagine qu’il ne serait pas difficile d’écrire une histoire presque complète de la poésie en Angleterre sous prétexte d’étudier l’influence de la littérature grecque. On verrait le platonisme dominer dans Spenser et s’allier curieusement à l’esprit puritain. On verrait les contemporains de Shakspeare, poètes lyriques et épiques, imiter surtout les Alexandrins et y trouver, en même temps que dans Pétrarque, comme un écho de leur euphuisme : témoin ce délicieux poème de Héro et Léandre, imité du pseudo-Musæus, par Marlowe, avec un incomparable éclat : témoin les pièces lyriques, si peu connues en France et si dignes pourtant de l’être, des Dyer, des Constable, des Greene, mi-italiennes, mi-grecques, charmantes dans leur fraîcheur un peu précieuse. Dans l’époque suivante, celle qui précède immédiatement la révolution, on trouverait, entre beaucoup d’autres, ce poète si plein de Théocrite et de l’Anthologie, Robert Herrick. On arriverait ainsi à Milton, le plus remarquable et peut-être l’unique exemple de l’inspiration païenne s’unissant, dans un parfait accord, à l’inspiration chrétienne : également grec dans Comus ou dans le Penseroso, et chrétien dans Samson ou dans le Paradis perdu. Dryden pourrait être considéré, dans ses odes, comme un disciple de Pindare. Pope, en apparence le moins grec des poètes, a traduit Homère. Ce serait peut-être pousser le paradoxe un peu loin que de faire de Thompson ou de Shenstone des disciples des Grecs : tout ce qu’on pourrait prouver, c’est qu’il y a eu une veine non interrompue d’imitation des poêles grecs depuis le XVIe siècle jusqu’au XIXe, et en conclure que Keats, après tout, n’a rien innové. Mais le bon sens du lecteur ferait justice de cette thèse. Car, comme il y a plusieurs Grèces différentes, il y a aussi plusieurs façons d’imiter les poètes grecs et de s’inspirer d’eux. Rien ne prévaudra contre l’idée que le plus grec des poètes anglais est Keats ; il est aisé de montrer qu’il y a en lui plus d’un élément étranger au génie hellénique ; il l’est beaucoup moins de prouver que, pris dans son ensemble, il ne donne pas l’impression de ce génie.

La Grèce où il a placé la scène de son Hypérion n’est pas le pays ensoleillé où les montagnes se découpent on lignes claires sur l’horizon, où la vie est douce et sobre, où la vue est nette comme l’esprit. C’est, au contraire, le pays de la demi-teinte et du clair-obscur, une Grèce très ancienne et pourtant déjà lasse de vivre, « où le vent souffle, chargé de légendes, à travers les arbres ; » contrée des mystères et des religions antiques, où des dieux, « silencieux comme une urne sainte, » regrettent les temps reculés où ils commandaient à la terre. Parlant du Centaure de Maurice de Guérin, ce fragment d’un poème en prose qui, par plus d’un trait, fait songer à Hypérion, Sainte-Beuve dit que l’auteur a voulu peindre a ces grandes organisations primitives en qui le génie de l’homme s’alliait à la puissance animale, encore indomptée, et ne faisait qu’un avec elle ; par qui la nature, à peine émergée des eaux, était parcourue, possédée ou du moins embrasée dans des courses effrénées, interminables. » C’est dans une époque mythologique un peu postérieure, mais lointaine encore et mystérieuse, qui se passe l’action d’Hypérion. « Tout au fond de la tristesse obscure d’une vallée, loin du souffle salubre du matin, loin de l’ardent midi et de l’étoile unique du soir, était assis Saturne aux cheveux gris, immobile comme une pierre, aussi paisible que le silence autour de son repaire ; forêts sur forêts se penchaient tout autour de sa tête, comme des nuées sur des nuées. Aucun mouvement dans l’air ; pas même autant de vie qu’en un jour d’été, quand la plus légère graine demeure immobile sur l’herbe effilée. Mais où la feuille morte tombait, là elle reposait. Un cours d’eau passait, sans voix, rendu plus muet encore, à cause de sa divinité tombée, répandant une ombre ; une Naïade, parmi ses roseaux, pressait son doigt glacé plus fort sur ses lèvres. Le long du sable de la rire, de grandes traces de pas s’étendaient, aussi loin que les pieds du dieu étaient allés, et dormaient là depuis. Sur le sol détrempé, sa main droite, vieillie, reposait sans force, nonchalante, morte, sans sceptre ; et ses yeux sans royaume étaient clos, tandis que sa tête, courbée, semblait écouter la terre, son antique mère, pour qu’elle le consolât encore. »

Mais l’heure est venue de la révolte : la déesse Thea, épouse du Titan Hypérion, vient rendre visite au dieu tombé. Alors « le vieux Saturne leva ses yeux flétris et vit son royaume parti, et cette déesse, si belle, agenouillée, » et il parle ; il sait qu’il doit être roi encore, ainsi le veulent les destins : « Saturne doit être roi. Oui, il faut qu’il y ait une victoire brillante comme l’or. Il faut qu’il y ait des dieux renversés, et des éclats de trompettes dans un calme triomphe, et des hymnes de fête sur les nuages d’or de la métropole ; des voix publieront des choses douces, et des cordes d’argent résonneront dans de creuses écailles : et il y aura de belles choses renouvelées, pour la surprise des enfans du ciel ; c’est moi qui ordonnerai. Thea ! Thea ! Thea ! où est Saturne ? » Et, conduit par Thea, il va retrouver les Titans.

Cette révolte des dieux anciens contre les dieux nouveaux, de Saturne et d’Hypérion contre Jupiter, tel devait être le sujet du poème. Keats n’en a malheureusement traité que le prologue. Il nous a montré le Titan Hypérion, gardien du soleil, inconsolable de la chute de Saturne et semblable au Satan de Milton, écumant de rage dans son palais « bastionné de pyramides d’un or étincelant et que touchait l’ombre des obélisques de bronze,.. tandis que parfois des ailes d’aigles, que n’avaient jamais vus ni les dieux ni les hommes étonnés, l’assombrissaient. » Mais une voix mystérieuse, celle du vieux Cœlus, lui annonce que les temps sont venus. Voici le moment d’agir : qu’il aille retrouver Saturne, tandis que Cœlus veillera sur le soleil. Alors « Hypérion se leva, et sur les étoiles leva ses paupières recourbées et les tint grandes ouvertes jusqu’à ce que la voix cessât : et toujours il les gardait grandes ouvertes, et toujours c’étaient les mêmes brillantes et patientes étoiles ! Alors, inclinant lentement sa large poitrine, semblable à un plongeur dans les mers riches en perles, en avant il se baissa sur le rivage aérien et s’enfonça sans bruit dans la nuit profonde. » Le poète nous a peint ensuite les Titans vaincus couchés dans leurs cavernes : « Tel un cercle morne de pierres druidiques, sur une lande abandonnée, quand la pluie froide commence à la tombée du jour, dans le triste mois de novembre. » Il nous a fait assister au grand conseil dans lequel se décide la guerre contre les dieux, et il a mis une incomparable grandeur dans cette scène : Oceanus, « dieu de la mer, sophiste et sage, — non qu’il eût fréquenté les bosquets d’Athènes, mais parce qu’il avait médité sous l’ombre des eaux,.. » et, après lui, la déesse Clymène, conseillent la paix ; que faire contre les destins qui ont donné le pouvoir aux dieux nouveaux ? Mais Encelade veut la guerre : il invoque les souvenirs des luttes anciennes et des outrages subis. D’ailleurs, tout espoir est-il perdu, d’Hypérion n’est-il pas le chef puissant encore tout désigné pour la révolte ? Comme il parle, une lumière se répand dans la caverne :

« C’était Hypérion : sur un pic de granit ses pieds brillans reposaient, et là il s’arrêta pour contempler la misère que sa splendeur avait dévoilée à l’épouvantable conscience d’elle-même. Dorés étaient ses cheveux, courts et bouclés comme ceux d’un Numide ; royale sa forme majestueuse ; ombre immense au milieu de son propre éclat, comme la masse de la statue de Memnon, quand le soleil se couche, aux yeux du voyageur venant de l’Orient qui s’emplit d’ombre ; des soupirs aussi, lamentables comme la harpe de ce Memnon, sortaient de sa poitrine, tandis qu’il pressait ses mains, perdu dans cette contemplation, et qu’il se tenait debout, silencieux. »

Toute la scène est d’une grandeur miltonienne ; et, à vrai dire, l’influence de Milton est partout dans ce fragment d’épopée ; sensible dans le caractère majestueux des scènes, elle l’est aussi dans la forme, merveilleusement appropriée au sujet par sa largeur, sa sonorité, sa puissance : même, Keats s’est fatigué de son poème précisément parce qu’il se sentait trop près de Milton ; il considérait que, si Chaucer a écrit une sorte d’anglais francisé, Milton a créé une langue grécisée, également admirable en soi, mais également contraire au vrai génie de la langue nationale. Suivant lui, le mérite éminçât de Chatterton avait consisté précisément à ramener le langage poétique aux voies purement anglaises, et c’est son exemple qu’il comptait suivre. Nous ne pouvons que le regretter, puisque ce scrupule la empêché de finir Hypérion.

Mais ce que nous avons suffit à nous donner un exemple du progrès que l’influence de Milton a fait faire à l’art de Keats. Au fond, le secret de cet art est dans l’union intime de deux procédés poétiques, en apparence opposés : la description et la suggestion ; l’une, qui figure nettement aux yeux du lecteur la forme, la couleur, la dimension des objets ; l’autre qui, dans des formules appropriées, par un agencement savant des idées ou des mots, évoque tout un monde de sentimens ou de pensées, et dont le caractère extérieur est de rester toujours dans le vague et dans le flottant. Keats tient du sculpteur grec par la netteté de la vision, la rectitude des lignes, la pureté des formes ; on reconnaît à chaque page l’homme à qui Haydon avait révélé les marbres du Parthénon, et qui était resté toute sa vie comme ébloui de cette révélation. Personne n’a créé des personnages qui ressemblent plus à des statues ; lisez Hypérion, puis fermez le livre ; cherchez à vous représenter Saturne, Thea, Asia ou Encelade : vous les verrez se détacher, dans un relief inoubliable et avec des contours aussi précis que ceux du marbre et du bronze. Mais sous cette imagination parfaite de sculpteur se cachent une pensée inquiète et un sentiment troublé, la sérénité qui caractérise l’œuvre d’un Phidias manquait à Keats, et sa vie morale a été comme en désaccord avec son imagination. De là vient que cette poésie, si semblable de forme à l’Iliade ou au Prométhée d’Eschyle, évoque tout un monde plus moderne d’idées. C’est comme un paysage des bords de la Méditerranée avec des échappées inattendues, au détour d’une route, sur quelque contrée septentrionale ; c’est, suivant un mot de Keats, un écho du midi qui résonne dans le vent du nord. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à relire le discours de la déesse Clymène ; ils y trouveront un vague dans la description et une indécision voulue du sentiment, que les anciens n’ont jamais connue.

Mais c’est là un trait du génie de Keats que nous avons déjà rencontré. Ce qui distingue Hypérion de ses précédens poèmes, ce qui en fait la supériorité propre, c’est la conception des caractères. Nous ne sommes plus ici en face d’ombres flottantes et fugitives comme dans Endymion. Nous nous trouvons en présence de personnages, qui, pour être mythiques, n’en sont pas moins vivans. De même que nous pouvons nous représenter leurs formes, de même nous pouvons évoquer leurs âmes ; nous connaissons et comprenons Encelade, Hypérion, Oceanus. Quoique dieux, nous les sentons près de nous par leurs passions et leurs joies. Ils vivent, souffrent, s’agitent comme nous ; au lieu qu’il nous était impossible, dans Endymion, de nous intéresser à l’action, nous trouvons dans Hypérion un drame qui nous touche. Or il n’y a point de drame sans personnages. Keats a compris que pour rendre la vie à la mythologie grecque, il fallait prêter à chacun de ces dieux les intérêts, les ambitions, les révoltes de l’homme. Il est donc moins paradoxal qu’on ne croirait de dire qu’en s’intéressant aux dieux de la Grèce, il commençait à s’intéresser à l’humanité. A une première conception de la poésie, il en avait substitue une seconde, incomplète encore, mais déjà plus large et plus haute.


IV

Keats est mort au moment où une révolution se faisait dans son esprit, où il avait commencé à se rendre un compte plus exact de la nature et des conditions de la poésie, où enfin le poète allait se doubler d’un philosophe. Il ne faut donc pas demander à ce qui nous reste dans ses œuvres de vues critiques sur la littérature et sur la vie morale plus de cohésion qu’il n’y en a réellement. Mais l’œuvre d’un grand poète, si impersonnelle qu’on la suppose dans la forme, est un témoignage par elle-même. Il se dégage de celle de Keats une conception particulière de son art.

Une théorie étrange, aussi contraire que possible aux idées antiques, mais qui a fait son chemin dans les esprits depuis un siècle, en est le point de départ. « Les hommes de génie, lisons-nous dans une de ses lettres, n’ont point d’individualité, point de caractère propre… Le poète n’est pas lui-même : il n’a point de moi ; il est tout et il n’est rien ; il jouit de la lumière et de l’ombre ; il vit par bouffées… Quand je suis dans une chambre avec d’autres personnes, l’identité de chacune d’elles se met à exercer une pression sur moi, si bien que je suis en très peu de temps annihilé. » Faites, si vous le voulez, — puisqu’il s’agit d’une lettre intime, — la part de la boutade. Il reste une idée à laquelle il tenait et dont il a tiré complaisamment, pendant la première partie de sa vie, des conséquences singulières. Si le poète ou, plus généralement, si l’artiste est un être avant tout passif, s’il doit se livrer à tous les souffles et à toutes les impressions, il suit de là qu’il se fera un principe d’écarter soigneusement de son âme tout ce qui pourrait en diminuer la souplesse et la sensibilité. Il sera amené ainsi à considérer toute espèce d’opinion, suivant le mot de M. Renan, comme une ankylose de la pensée. Il admettra que « le seul moyen de fortifier ses facultés est de n’avoir d’opinion sur rien, de faire de son esprit un libre passage pour toutes les idées. » Il résistera donc de son mieux à ce besoin vulgaire de fixer son jugement ; il comprendra que le don éminent des grands poètes, d’un Shakspeare, par exemple, est précisément « sa faculté de demeurer dans l’incertitude, le mystère, le doute, » sans aucun désir factice d’en sortir ; le monde, inconsistant des sensations et des sentimens lui suffira, il aura en horreur les poètes moralistes et métaphysiciens. Il contestera à Wordsworth le droit de nous exposer en vers le fruit de ses méditations et de nous mettre, en quelque sorte, « la main au collet. » Car « Sancho-Pança est aussi capable que n’importe qui d’imaginer une sorte de voyage aux régions célestes. » Le poète ne doit prêcher aucune vérité : il ne doit pas être, suivant la conception antique, un éducateur, mais simplement un charmeur. La vraie poésie est discrète ; elle pénètre doucement en l’âme ; elle ne cherche ni à frapper ni à étonner, encore moins à émouvoir. Elle est un flot de belles images qui nous berce mollement. Il est infiniment plus difficile, en effet, de donner l’impression de la beauté parfaite que d’entretenir le public, comme l’auteur de Childe-Harold, de ses propres doutes et de ses douleurs secrètes. L’artiste mettra, pour se distinguer du vulgaire, une sorte de point d’honneur à « n’avoir d’opinion sur rien, que sur les questions de goût ; » il professera une indifférence absolue sur la valeur des idées : il comprendra enfin que « chez un grand poète le sentiment de la beauté dépasse ou plutôt supprime, toute autre considération. »

Ce n’est pas le lieu de discuter cette théorie aventureuse et pour tout dire, un peu puérile, qui se retrouve constamment sous la plume de Keats dans la correspondance des années 1817 et 1818. Je m’empresse de dire qu’il l’a, sinon désavouée, du moins dépassée. Mais elle doit être rappelée pour deux raisons : la première, c’est qu’elle a eu la fortune d’inspirer depuis toute une école qui en est arrivée à nier le rôle de l’idée en poésie et à exalter au delà de toute mesure, celui de la sensation ; la seconde, c’est qu’elle jette un jour sur un côté de l’esprit de Keats, je veux dire son étroitesse. Personne n’a moins compris les formes littéraires qui ne cadraient pas exactement à ses propres idées. Personne n’a plus manqué, pour tout dire, de sens critique. Comme beaucoup d’artistes puissans et bornés, Keats ne s’est rendu compte ni de ce qui s’éloignait tant soit peu de sa nature ni de ce dont il était capable lui-même. Ainsi il n’a jamais rien compris à Shelley ni à Byron. Il s’est mépris sur Wordsworth. Le monde moderne lui est resté fermé : il n’a jamais admis que l’amour put se déguiser en gentleman anglais, du XIXe siècle, ni que Cléopâtre pût « demeurer au n° 7 de Brunswick Square. ». Il était encore plus exclusif dès qu’il s’agissait de choses étrangères ; il écrit à sa sœur que « la langue française est peut-être la plus pauvre qui eût été parlée depuis la tour de Babel. » Notre littérature ne veut pas mieux. Il a dit de Rousseau que toute son éloquence ne vaut pas « le bavardage vulgaire des blanchisseuses. » « Grâce à Dieu, s’écrie-t-il en venant de lire la Nouvelle Héloïse, je suis né en Angleterre, avec nos propres grands hommes sous les yeux. » Pour un peu, on serait tenté de le qualifier de bourgeois ou, comme disait Matthew Arnold de « Philistin, » tant il voit gros et se méprend aisément sur tout ce qui sort de son cercle habituel d’idées. On citerait des exemples plus frappans encore de ce manque de jugement ; quand il s’agissait de lui-même. Ainsi il a rêvé toute sa vie de réformer le théâtre anglais et s’est cru le génie dramatique ; or nous avons de lui une tragédie d’Othon le Grand (écrite, il est vrai en collaboration) et un fragment, le Roi Etienne, qui sont de parfaits modèles d’emphase et de mauvais goût. Ainsi encore la gloire du satirique l’a tenté, et il a écrit cette œuvre gauche et insipide, de tous points indigne de l’auteur d’Hypérion, la Marotte[4]. Là où il n’a pas été excellent, il s’est trouvé qu’il était au-dessous du médiocre. C’est que le jugement n’était pas en lui à la hauteur des facultés créatrices, et que le critique ne valait pas le poète.

Ce n’est donc pas sur quelques vues éparses dans ses lettres, mais sur ses vers eux-mêmes, qu’il faut juger son idéal poétique. On trouvera dans les uns plus d’un démenti donné aux autres. Est-ce, — pour n’en citer qu’un exemple, mais éloquent, — une indifférence absolue aux-idées philosophiques qui lui inspirait en 1819 cette Ode au rossignol, qu’il terminait par ces strophes admirables ? « Debout, dans la nuit, j’écoute (le rossignol) ; et, plus d’une fois, j’ai été presque amoureux de la Mort paisible ; je lui ai donné de doux noms en plus d’un vers pensif, lui demandant de fondre dans l’air mon souffle calme. Maintenant plus que jamais, il semble délicieux de mourir, de finir à minuit, sans souffrance, pendant que tu répands ton âme au dehors dans une telle extase ! Tu chanterais encore, et moi j’aurais des oreilles pour ne pas entendre : ton sublime Requiem résonnerait sur un tertre de gazon !

« Mais toi, tu n’es pas né pour la mort, immortel oiseau ! Il n’y a point de générations affamées pour te fouler aux pieds. La voix que j’entends cette nuit fut entendue dans les jours anciens par les empereurs et les manans. Peut-être cette même chanson traversa le cœur triste de Ruth quand, regrettant sa patrie, elle se tenait en larmes parmi le blé étranger. Peut-être est-ce toi-même, qui souvent as charmé des fenêtres magiques, s’ouvrant sur l’écume des mers périlleuses, dans des pays féeriques et délaissés ! »

Il me semble qu’il y a dans ces beaux vers autant d’émotion que dans les plus belles pages de Byron, et que toutes les théories du monde n’y font rien. Ce qu’il est vrai de dire, c’est que Keats est séparé des poètes ses contemporains, notamment de Shelley, par une idée plus exclusive de la poésie. Au lieu qu’elle a été pour Shelley l’expression la plus haute de la philosophie et le plus puissant moyen de propager des idées, — une sorte d’ascension indéfinie vers le bien de l’humanité, — Keats s’est obstinément refusé à voir en elle autre chose qu’une recherche passionnée de la beauté. « Je suis certain, dit-il, que j’écrirais sous la seule influence de mon ardent désir du beau, alors même que mon travail de la nuit devrait être brûlé chaque matin, sans qu’aucun œil humain dût s’y reposer jamais. » Qui veut aimer Keats doit aimer la poésie d’un amour absolu et sans limites. Elle n’est pas, en effet, un délassement d’une heure ou d’un jour, elle n’est pas simplement un repos, un rafraîchissement de l’âme : elle est, suivant le mot de Kant, une fin en soi. « Il n’y a pas d’être au monde qui vive d’une vie plus vraie qu’un écrivain de talent. « Il n’y en a pas non plus de plus bienfaisant, car « ce que l’imagination saisit comme beau doit être vrai. » Nous touchons ici à l’idée qui est au fond de toute la poésie ; de Keats, à celle qu’il aurait vraisemblablement creusée s’il eût vécu, à savoir que le vrai est une forme du beau, qui en est l’expression la plus élevée et la plus complète. L’idée de beauté est suprême à ses yeux, et il lui subordonne tout le reste, sans Voir qu’il y a dans l’idée même de vérité des élémens irréductibles et incompatibles avec celle du plaisir esthétique. Mais Keats se défiait de la pure intelligence : « Je n’ai jamais pu comprendre, écrit-il naïvement dans une lettre de 1817, comment on peut arriver à la vérité par le raisonnement. » Il lui est toujours resté quelque chose de cette première défiance contre les voies logiques de l’esprit. La vérité lui semblait, comme à beaucoup de ses contemporains, affaire de révélation et d’intuition, et cela seul suffirait à le distinguer du groupe des Godwin et des Shelley, qui se rattachait si directement au XVIIIe siècle, par un certain fonds de doctrines philosophiques et sociales. Il lui semblait que, si la vérité se révèle à l’homme, il n’y a pas de révélation plus triomphante que celle de la beauté. Qu’est-ce, en effet, qui saisit plus fortement les âmes de cette trempe, les entraîne et les enivre plus complètement ? Là est la certitude absolue, là le repos. Si l’on ajoute qu’entre toutes les sortes de beautés, celle de la forme est la plus fixe et la moins troublante, en même temps que la moins discutée et par suite la plus universelle, on touchera au fond de ce qu’on nomme l’hellénisme de Keats. Nulle part cet hellénisme n’a trouvé une expression plus achevée que dans l’Ode à une urne grecque. Le poète contemple cette urne et la décrit. Puis il se demande : « Quels sont ces hommes qui viennent au sacrifice ? A quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux, conduis-tu cette génisse qui mugit aux cieux, et ses flancs soyeux tout parés de guirlandes ? Quelle petite ville, sur une rivière ou sur le bord de la mer, ou bâtie sur quelque montagne avec une citadelle paisible, est vide de cette foule en cette sainte matinée ? O petite ville, tes rues pour toujours seront silencieuses, et pas une âme, pour dire pourquoi tu es déserte, ne peut revenir jamais ! O forme attique ! contours charmans, qu’une race d’hommes de marbre et de vierges a couverts avec des branches des forêts et des herbes foulées ; forme silencieuse ! Tu nous lasses de la pensée, comme fait l’éternité. Froide pastorale ! Quand la vieillesse consumera cette génération, tu demeureras, parmi d’autres douleurs que les nôtres, une amie de l’homme à qui tu dis : « Beauté, c’est vérité ; vérité, c’est beauté. » — voilà tout ce que vous savez sur terre, et tout ce qu’il vous faut savoir. »

Telle est la solution que Keats a donnée, en des vers immortels, à ce grand problème des rapports du vrai et du beau. Elle semblera assurément insuffisante à beaucoup d’esprits : car elle n’est au fond que le sacrifice d’un des élémens du problème à l’autre. Pour combien d’hommes d’aujourd’hui est-il si évident que l’art soit le but suprême et qu’il doive tenir le premier rang dans la vie de l’homme ? En est-il beaucoup qui, même après avoir lu l’Ode à une urne grecque, et une fois le premier enchantement passé, ne se disent avec Maurice de Guérin : « Pour embrasser l’art et la poésie, je voudrais qu’ils me fussent démontrés éternellement graves et hors de doute comme Dieu. Ce sont deux fantômes douteux et d’un sérieux perfide ? » Au fond, c’est ce qu’il y a en nous de chrétien qui se révolte contre cette exorbitante prétention de l’art, ce luxe de la vie, à en devenir le nécessaire et le principal. Tous les purs chrétiens, à commencer par Carlyle, ont senti en Keats un ennemi[5], et leur instinct ne s’est pas trompé. Les trois grands poètes anglais du commencement de ce siècle ont vécu également en dehors du christianisme. Mais, tandis que Shelley et Byron se révoltent contre lui, Keats l’a complètement et orgueilleusement négligé. Tandis que l’auteur de Hellas rêvait d’une Grèce idéale dont l’avènement marquerait le triomphe du bien, l’auteur d’Hypérion se réfugiait complaisamment par la pensée dans la Grèce disparue. L’idéal que Shelley cherchait dans l’avenir, il le retrouvait dans le passée S’il a entrevu « une vie plus noble » où il rencontrerait « les agonies et la lutte des cœurs humains, » ç’a été en dehors et à côté de toute idée chrétienne. A Winchester, il s’amusait à se promener dans la cathédrale pendant le service, pour lire, aux sons de l’orgue, les lettres d’amour de Fanny. Un soir qu’il entendait le son des cloches, il écrivait : « Je sentirais le froid de la tombe, si je ne savais qu’elles se meurent comme une lampe qui s’éteint : que c’est là leur soupir et leur plainte avant qu’elles s’en aillent dans l’oubli, que des fleurs fraîches pousseront, avec beaucoup de gloires qui auront l’empreinte de l’immortalité. » Les cérémonies religieuses l’agaçaient et le révoltaient : il ne pouvait souffrir « le son horrible d’un sermon. » L’ensemble de ses vers, en un mot, joint au témoignage de sa vie, prouve qu’il a été le plus païen des poètes de ce siècle. C’est à la fois sa faiblesse et sa grandeur : sa faiblesse, parce qu’il n’a eu qu’une vue incomplète de la vie morale ; sa grandeur, parce que cette religion de l’art, qui lui a suffi, si elle n’est pas tout au monde, est du moins l’un des plus nobles sentimens qu’il y ait.

Il me reste à (Vire quelques mots des derniers temps de sa vie.

Les premiers mois de l’année 1819 avaient été pour Keats les derniers jours de travail et de calme relatif : soit à Londres, soit à l’île de Wight, où il accompagna un ami malade, soit à Winchester, où il alla passer, loin de Fanny Brawne et d’impressions trop ardentes, quelques semaines fécondes, il avait beaucoup écrit et fait de grands projets pour l’avenir. De cette période sont quelques-unes de ses meilleures œuvres, Lamia, Hypérion et une belle Ode à l’automne. Sentant le besoin de s’assurer un revenu (la pauvreté était le grand obstacle à son ménage), il songeait à s’installer définitivement à Londres, pour y écrire dans les journaux et les revues. La maladie devait couper court à tous ces plans. Dès la fin de 1819, les amis de Keats remarquèrent un changement en lui : il devenait triste, inquiet, las. Quand son frère vint d’Amérique, pour le voir, en janvier 1820, il le trouva morose et renfermé. Nul doute que Keats ne fût assombri par l’impossibilité de son mariage prochain avec Fanny. Mais il l’était aussi par la maladie, qui couvait en lui, et qui éclata brusquement en février. Une nuit, il rentra frissonnant et se coucha. « Avant de se mettre la tête sur l’oreiller, nous dit son ami Brown, il toussa légèrement et je l’entendis dire : « Voici du sang de ma bouche. » J’allai vers lui : il examinait une goutte de sang tombée sur le drap. « Apporte-moi la bougie, Brown, que je voie ce sang. » Après l’avoir examiné longuement, il me regarda en face, avec un calme que je n’oublierai jamais et me dit : « Je connais la couleur de ce sang : c’est du sang artériel ; on ne peut pas me tromper là-dessus. Cette goutte de sang est mon arrêt de mort : je dois mourir. » A partir de ce jour, une lente agonie commença, coupée par de courtes joies, dont l’une fut la publication du volume contenant Hypérion. Ce livre eut du succès. Mais la revanche venait trop tard. Toutes les lettres de ce temps à Fanny font pitié : elles ne sont qu’une exclamation de douleur et de maladive jalousie. J’aime mieux n’en rien citer : écrites par un agonisant, elles ne doivent pas être considérées comme un témoignage contre l’homme naturellement généreux et brave à qui elles ont été arrachées par la souffrance.

A l’approche de l’hiver, les médecins lui ordonnèrent de partir pour l’Italie. Aussitôt qu’il en fut informé, Shelley l’invita à venir vivre avec lui à Pise. Keats refusa. Il partit, en septembre 1820, pour Naples, accompagné d’un ami dévoué, le peintre Severn, qui nous a laissé un récit détaillé de ces derniers jours. Apres un voyage difficile de quatre semaines, ils arrivèrent à la baie de Naples. « Oh ! quel tableau je pourrais vous faire de cette baie, écrit-il à Mrs Brawne, si je pouvais me considérer encore comme un citoyen de ce monde ! » Mais il n’était plus son maître : il menait dès lors, comme il disait avec mélancolie, une vie posthume, quoique bien amère. Le souvenir de Fanny le hantait : « Je puis supporter de mourir, — je ne puis supporter de la quitter… Oh ! Dieu ! Dieu ! Dieu ! tout ce que j’ai dans mes bagages qui me fait songer à elle me transperce comme une lance. La doublure de soie qu’elle a mise à mon bonnet de voyage me brûle la tête. Mon imagination est horriblement ardente dès qu’il s’agit d’elle. Je la vois, — je l’entends… Oh ! Brown, j’ai des charbons ardens dans la poitrine. Comment le cœur de l’homme, peut-il supporter de pareils maux ? »

Les deux amis partirent pour Rome. Severn installa le malade dans une chambre modeste, où pendant plus de trois mois il le soigna avec un admirable dévoûment. Mais aucun des deux ne se faisait d’illusion. Seulement, à mesure que la fin approchait, Keats retrouvait un grand calme : « . Je sens, disait-il, des fleurs qui poussent sur moi. » Il demanda à Severn d’écrire sur sa tombe : « Ici repose un homme dont le nom fut écrit dans l’eau. » Le 23 février 1821, il mourut avec un vrai courage. On l’enterra au cimetière protestant de Rome, où il repose maintenant près de Shelley.


JOSEPH TEXTE.

  1. Il en est un qui représente l’entrée du Christ à Jérusalem et où Haydon a figuré la plupart des écrivains notables de son temps, dont Keats. La reproduction de ce tableau, qui est aujourd’hui en Amérique, serait très désirable.
  2. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que la description du cortège de Bacchus a été inspirée par le tableau fameux de Titien, à la National Gallery.
  3. Elle en avait, en réalité, dix-huit et demi.
  4. Otho the great, a tragedy in five acts : œuvre commune de Brown et de Keats. Brown a fourni l’intrigue. Keats les vers. — King Stephen, a dramatic fragment. — The cap and bells, or the Jealousice : a fairy tale.
  5. Carlyle le qualifie énergiquement, dans une expression presque intraduisible, de dead dog.