Un Poète serbe - Miloutine Boïtch

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Un Poète serbe - Miloutine Boïtch
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 409-416).


UN POÈTE SERBE

MILOUTINE BOÏTCH


En l’automne 1916, alors que la catastrophe serbe jetait dans le sein généreux de la France, les restes d’une jeunesse échappée aux hécatombes et au joug de la cynique Germanie, nos lycées, nos collèges, nos familles accueillirent, en un unanime élan, les milliers d’exilés.

L’amour de la justice qui vit en nos âmes latines s’était indigné de voir peser, sur la petite contrée à l’histoire glorieuse, une force brutale. Son rêve tenace de liberté, nous l’avions fait nôtre ; tant de bravoure, persistante au milieu de tant de désastres, tant de misère hautaine et d’irréductible foi soutenues à travers les siècles d’une oppression sans cesse secouée, jamais rejetée, nous semblaient mériter la réalisation d’une unité nationale si héroïquement voulue.

Après cela, comment le désir ne serait-il pas né en nous de connaître l’âme de cette jeunesse slave, désormais si intimement mêlée à notre jeunesse française, telle qu’elle s’exprime dans les chants de ses poètes ? Ici encore la sympathie entre les deux nations apparaît clairement. Toute la pléiade des poètes serbes modernes se réclama de nos maîtres français : MM. Jean Skerlitch, Slobodan Jovanovilch, Bogdan Popovitch, suivaient le sillage de nos classiques ; M. Pakitch celui de nos parnassiens. M. Patrovich, M. Ducic, se révélaient ardens admirateurs de Baudelaire et de Verlaine, tandis que M. Doukitch, délicat poète philosophique, né dans cette Herzégovine qui est l’A)sace-Lorraine de la Serbie, marchait sur les traces jamais effacées de notre noble Sully Prudhomme.

Mais celui qui, après s’être le mieux assimilé l’esprit de la poésie française, reflète aujourd’hui avec le plus d’éclat dans son œuvre, l’âme aux multiples facettes de son peuple, n’est-ce pas ce jeune Miloutine Boïtch qui vient de mourir à Salonique, après avoir manifesté, dans les vingt-quatre années de sa courte existence, l’indomptable valeur militaire de sa race, un inextinguible amour du beau, une haute culture, et tous les raffinemens de l’intelligence ?


La vie de Boïtch ? Elle peut tenir en peu de mots. C’est, vers ses dix-huit ans, l’élan panthéiste d’une adolescence assoiffée de joie et de ferveur, de poésie et de gloire. Devant les yeux de Miloutine, la vie dansait les danses voluptueuses que Salomé dansait devant Hérode, et le désir du jeune homme se jetait, avec la même ardeur, vers tous les plaisirs et vers toutes les peines auxquels elle le conviait :

« Au même instant, je souhaite mille choses contradictoires. Je voudrais me mêler au monde et cependant m’abriter dans la solitude… Je voudrais me trouver dangereusement aux prises avec le Destin ; pourtant, en le voyant venir à moi, je tombe anéanti. Je voudrais composer les mélodies les plus hardies de la matière, et aussi exhaler les hymnes les plus chastes du ciel enflammé par le mystique couchant… Je rêve de chanter le chant délicat des bouleaux qui gémissent, et le chant déchirant du vent qui siffle à travers les roseaux murmurans… Ma jeunesse demande à jaillir hors de mon âme, et, pour chasser de mon cœur cette douleur sans douleur, — j’appelle, j’implore la souffrance. »

Puis c’est le cri de la passion d’amour : « folle, chaude et dangereuse ; » celle dont le baiser « épuise les forces des profondeurs de l’âme, » et, sous l’influence de laquelle « on donnerait tout l’avenir pour.une minute présente d’éphémère joie. » Qu’importe au poète le juste ou l’injuste ? Sa religion est la religion de l’amour ; il fait de la volupté son unique reine ; il se rit de l’enfer et du ciel ; avec Baudelaire, il veut plonger ses yeux « dans les yeux fixes des satyresses et des nixes. »

Mais la haute culture intellectuelle de Miloutine, abreuvée aux meilleures sources, sa passion de l’étude, son érudition, devaient avoir vite raison d’une fougue sensuelle exagérée, le ramener vers le travail et vers l’art, ses véritables amours. L’instinct de Boïtch le poussait vers la littérature. Il excellait en chimie, en sciences naturelles, en mathématiques, voire en philosophie ; cependant, il sentait que son vrai domaine était la poésie, et il lui semblait que là seulement il pourrait jeter un cri personnel.

« Un soir, j’ai vu les corbeaux voler sans bruit, sans but, tous noirs dans la nuit noire, tous pareils. L’un d’eux murmurait une terrifiante histoire : « Qu’il est affreux, disait-il, d’être semblable aux autres : tous ceux qui m’entourent volent vers les filets du silence, vers les rets du néant. Soudain, un cri de passion perça la nuit : à tire-d’aile, poussant un croassement souverain, un grand corbeau arrivait. Alors, d’un seul élan, le vol errant suivit docilement l’animateur qui, conscient de sa force, menait au but ses frères silencieux, tous pareils, tous noirs dans la nuit noire. Et je frémis jusqu’à l’âme : ce soir-là, la volonté de puissance naquit en moi[1]. »

Dès 1912, aux premiers échos de la guerre balkanique qui éclatait, Boïtch, âgé de vingt ans, sentit son cœur s’emplir d’un patriotique émoi :

«… Qui a dit de nous, enfans du siècle, que nous sommes indignes de notre histoire ? Celui qui a parlé ainsi en a menti, ô ma bonne Patrie ! Nous t’aimons, notre Mère, et nous savons que tes champs, tes fleurs, tes roches n’ont inspiré à personne, avant nous, un amour conscient. Aujourd’hui, au moment de la lutte suprême, bien que l’auréole des haïdoucks anciens ne couronne plus nos fronts, nous donnerons notre vie pour toi en sachant le prix de ce que nous t’offrons, ô Patrie, et pourquoi nous faisons le sacrifice. »

En attendant, Miloutine compose un acte héroïque tout en relief, l’Automne d’un Roi, suivi de ce Mariage d’Ouroche[2], tragédie historique qui paraît avoir innové, en Serbie, le drame patriotique moderne. La tragédie se passe au XIVe siècle. Le tsar Douchan, souverain d’à peu près toute la péninsule balkanique, régnait non seulement sur les Serbes, mais encore sur les Grecs, sur les Roumains et sur les Albanais. Boïtch dresse la figure magnifique du Tsar tout-puissant : sa taille dépasse d’une coudée celle des hommes de l’empire, ses cheveux sont couleur de cuivre, son nez est en bec d’aigle, ses prunelles énergiques sont couleur de la mer ; son âme courageuse est forte, son cœur est gonflé des plus grandes ambitions, son cerveau est hanté des plus hauts rêves. Le plus audacieux, le plus inespéré de ces rêves-là allait-il se réaliser pour le tsar Douchan ? Cette magnifique Byzance, si fiévreusement convoitée, allait-elle tomber comme un fruit mûr, dans sa main royale ? Allait-il la posséder sans coup férir ? Le fait est que, déchirés de dissensions, écrasés de soucis, minés de toutes les façons, Paléologue et Cantacuzène, les empereurs décadens de « la cité gardée de Dieu, » appelaient imprudemment à la rescousse le tsar Douchan dont le cœur exulte :

… « Byzance ! Ce rubis de sang, cette pierre d’autel, demande à être sertie dans l’or de ma bague ! Elle implore mon aide ! Elle appelle à son secours ma sagesse et le sceau de ma force… »

Mais la Mort, qui est également près de l’homme humble et puissant, gaillard ou malade, dans le repos ou dans la bataille, la Mort, rompant le train d’une si belle victoire, délogea celui qui formait ces vastes projets, et dont l’orgueil s’écriait déjà :

… « C’est moi ! Moi, que le Seigneur a élu pour sauver la Ville chrétienne ! »

Le sceptre de Douchan tombait dans les mains débiles du fils du Titan, de l’enfantin Aiglon serbe, Ouroche le faible, neurasthénique chanteur de litanies, misérable philosophe nihiliste :

… « Oh ! que l’effort humain est vain ! Les tours d’acier se changent en cendre grise. Seul le vent souffle au-dessus des cimetières et le désert ensommeillé règne sur la vanité. On naît pour mourir : ô vérité simple. Tout est poussière et néant : à quoi bon les batailles ? Laissons les tigres lamper le sang ! Le Seigneur nous a créés pour lui chanter des hymnes. C’est dans la paix et le silence que consiste la sagesse[3]. »

Fort de cette sagesse-là, ce « défaitiste » d’antan devait abandonner aux hordes barbares des Turcs d’Asie, non seulement la magnifique capitale médiévale de l’Orient chrétien, mais encore la plus grande partie de cette vaste Serbie du XIVe siècle qu’avait gouvernée le tsar Douchan.

Aujourd’hui, comme alors, les Serbes laisseraient-ils la précieuse proie tomber aux mains des incivilisables barbares ? La terre toute petite à présent et d’autant plus chère de la patrie serait-elle livrée ? Non. La Serbie arme son cœur et son bras pour la victoire. Les hommes valides sortent des demeures, quittent le repos vil ; les cités sont désertées. Les âmes hautes se parent de beauté ; les fronts purs s’illuminent de noblesse. Et voici : le ciel natal s’étend comme un ferme regard sur la nation serbe ; les oliviers semblent des femmes, aux vêtemens sombres, agenouillées en prière sur les âpres collines ; les harmonies des fleuves, des monts, des champs accompagnent tout un peuple courant à son destin, s’élançant vers la mort, sans jeter un regard en arrière. Les bataillons se suivent, canons aux gueules d’acier encore muettes, chevaux piaffans, drapeaux flottans. Le soleil rayonne sur les jeunes fronts, réchauffe les jeunes poitrines, fulgure sur les armes fourbies. Partout, au passage, les épouses courageuses aux yeux fiévreux, les mères intrépides aux anxieux visages, acclament les batteries slaves.

Le premier coup de canon a grondé ; le tonnerre a répondu au tonnerre ; la dure phalange s’est jetée au combat ; les actes sublimes éclatent. L’assaut de l’ennemi colossal a été reçu. Le sol est rasé ; les jeunes corps gisent ; hissé encore sur une aiguille de roche, le drapeau pend en loques sacrées. Mais la volonté se fortifie dans la douleur ; l’ardeur la plus grande sort des plus grands maux ; les survivans se rallient d’une seule voix, ils crient vengeance : « Lutter jusqu’à la Victoire ! Ô Victoire ! Nous ne voulons plus que toi ! Nous n’aimons plus que toi, ô Victoire ! »

Hélas ! Cette victoire, blanche Vila tant invoquée par la voix des Serbes, ne devait poser qu’une heure, sur le gonfalon de ses fidèles, ses ailes frémissantes. Après le prodigieux combat de Kolubura, alors que les héros, aux noms jusque-là obscurs, eussent dû être soudain couronnés du laurier marié aux palmes, alors que tout espoir glorieux était promis, le Bulgare félon, immortel ennemi de la race, lâchement trahissait ses frères.

Mêlé à la lutte sauvage, Miloutine Boïtch combattait avec les siens, désespérément. Il vit l’ennemi innombrable passer les gués, s’emparer des monts et des plaines, occuper les bourgs et les villages. Il vit les cités périr, les dômes des temples s’écrouler, « les incendies planer au-dessus des moissons. » Sous ses yeux, la torche furibonde mettait le feu à Semendria la Royale, à Belgrade la Blanche : de toutes parts, les autels brûlaient, les foyers brûlaient. On percevait les sanglots des femmes que l’envahisseur entraînait aux infâmes orgies, les hurlemens des vieillards à qui l’on croyait les yeux, les cris plaintifs que les enfans poussaient sous la pointe des baïonnettes. Un peuple, tout entier, gémissait, « trempant de larmes ses lourdes chaînes. »

Alors, la haine tenace, éveillée aux cœurs des siens, Miloutine Boïtch l’exalta : il voulut qu’elle devint leur nourriture, leur pain, leur eau, leur moelle, leur raison de vivre encore :

« Souvenez-vous ! Que les jeunes mères arrachent de leur sein aride l’enfant exsangue pour saisir, elles aussi, la hache et le couteau ! Que les femmes fixent la crosse des fusils contre leur joue pâle ! Que les vierges se défendent un pistolet dans chaque main ! Ô Serbie ! ne pleure plus à genoux ! Relève-toi, bondis ! Toutes les mains qui ont semé ce blé qui tremble déjà, pour d’autres, dans nos sillons, vont brandir le glaive vengeur ! Ô Serbie ! Reprends tes champs et tes chaumières, tes bourgs et tes cités, tes autels et tes foyers ! Reprends, O Serbie, la maîtrise de ton Destin !… »

Mais, quelle digue efficace les malheureux Serbes pouvaient-ils opposer désormais à la masse submergeante des hordes bulgaro-germaines ? La Save et la Drina, aux forts courans, étaient changés en fleuves de sang ; le large Danube, devenu monstrueux charnier, ne charriait plus que des cadavres. Qu’espérer sinon, au milieu d’inénarrables souffrances, l’exode de tout un peuple, de mont en mont, de plaine en plaine, de fleuve en fleuve, à travers les neiges de l’Albanie ?

… « Comme des âmes maudites qui errent par le monde, sans abri, sans famille, fiers pourtant, nous attendons, intrépides, de nouveaux cimetières. Pendant des siècles, nous avons versé notre sang ; les plaines d’Angora en sont vermeilles et les gorges du Carso en sont abreuvées… Nous semons nos os à tous les vents, et de toutes parts les corbeaux s’envolent de nos cadavres… Nos foyers antiques s’éteignent, gris de cendre, ils nous adressent de muets appels. Nous y avons laissé des morts-vivans. Et nous, tel Ahasvérus damné par Jéhovah, nous parcourons les plaines qui se déroulent, immenses. L’Univers entier devient notre champ pour la semence de l’Honneur qui aspire au soleil… Seigneur ! Ce châtiment n’aura-t-il jamais de fin ?[4] »


Pour Boïtch, survivre à la gloire de sa patrie apparaissait comme le plus sombre des châtimens. D’autre part, sa santé délicate, compromise par la Retraite terrible, résistait mal au dur climat de Salonique. Mais si le soldat poète n’avait plus la force de combattre, sa main défaillante pouvait encore semer le bon grain pour d’autres récoltes. Entre deux accès de la fièvre qui le minait et le terrassait tour à tour, Miloutine composait l’Ode ample, au vol puissant : sa mourante voix chantait les héros, et la liberté qui vit dans la lumière, l’espoir que les souffrances d’aujourd’hui seraient changées en joie pour les hommes futurs et la gloire de s’immoler pour la justice. Les strophes des poèmes palpitaient comme les ailes qui s’élèvent vers le ciel, resplendissaient comme un voile qui s’enflamme, s’apaisaient en divines litanies, s’inclinaient avec ferveur sur les morts bienheureux tombés pour la Patrie :

« Halte là, puissans navires ! Arrêtez vos gouvernails !… Je chante, en cette nuit funèbre, un sublime Requiem sur ces eaux sacrées… Au fond de la mer s’étend le cimetière de nos braves couchés frère contre frère, Promet liées de l’espérance, Apôtres de la douleur… Ne sentez-vous pas comme la mer glisse doucement pour ne pas troubler leur saint repos ? Puissans navires, voilez vos clairons. Que vos vigies, en grande tenue, chantent les prières, car les siècles passeront comme l’écume s’évanouit sur la mer, mais ces eaux, où fut enseveli le terrible mystère de l’Épopée, ces eaux seront le berceau des légendes futures. La joie éphémère de plus d’une génération est ensevelie là, dans l’ombre des flots, entre le sein de la terre et la voûte céleste. Puissans navires, éteignez les flambeaux, laissez reposer les avirons et, après les prières funèbres, fuyez, pieux, sans bruit, dans la nuit sombre : il faut que nos morts glorieux entendent la clameur des combats et se réjouissent des cris de victoire des nôtres qui s’élancent, sous les ailes de la Gloire, sur les champs vermeils de sang. Dans le silence, chantez un Requiem sans paroles, sans soupirs, sans larmes : mêlez au parfum de l’encens l’odeur de la poudre en écoutant raisonner le bruit lointain de nos canons[5]. »

Ainsi, tenant encore entre ses mains la lyre d’Orphée, Milouline Boïtch se meurt dans l’Hellade sacrée, au bord de la mer des sirènes. La brise du printemps lui apporte le parfum délicat des vignes en fleurs et des oléandres, mêlé à l’âpre odeur de la neige des monts. Alors, dans les prés fleuris des premières violettes, il voit glisser l’imprécise image, la forme légère de la vierge qu’il aime. Il se souvient :

… « Jamais je n’oublierai, même dans le sommeil de la mort, le matin d’hiver où tes chers yeux, baignés de pleurs, ont lu dans mes yeux ardens mon profond amour. Longtemps tu as plongé ton enfantin regard dans le mien afin de lire ma sincérité jusqu’au tréfonds de mon âme. Ces yeux, autrefois dédaigneux et fiers, je les ai vus prier, graves, dans le silence troublé seulement par le murmure des genévriers aux baies odorantes, tandis que se taisait, au loin, le flot infatigable de la mer… »

Aujourd’hui sous la roche où le flot de cette mer se brise, apportant les éternelles questions aux éternelles réponses, repose celui qui savait comment l’homme pur rit devant le danger, et comment il accomplit dans la tempête l’œuvre austère ; comment le poète tresse des couronnes après les batailles, et comment son chant allume pour toujours, dans ce triste monde, une Beauté nouvelle.


Jean Dornis.
  1. Miloutine Boïtch, les Corbeaux.
  2. ld. ibid. le Mariage d’Ouroche, drame en trois actes, en vers.
  3. M. Boïtch, le Mariage d’Ouroche.
  4. Miloutine Boïtch, les Semeurs.
  5. Miloutine Boïtch, le Tombeau bleu. — Pour la biographie de Miloutine Boïtch, ainsi que pour les traductions de ses poèmes, nous devons des renseignemens précieux à M. Alexandre Arnautovich, auteur lui-même d’une série de beaux travaux sur la Serbie et sur la littérature serbe.