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Un Portrait de Napoléon

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Un Portrait de Napoléon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 443-458).
LE
PORTRAIT DE NAPOLÉON

Mes Souvenirs sur Napoléon, par le comte Chaptal, publiés par le vicomte A. Chaptal, 1 vol. in-8o ; Plon et Nourrit. Paris, 1893.

Toujours lui ! Lui partout ! — Prenez les catalogues de librairie pour ces dernières années, et plus particulièrement depuis quinze ou dix-huit mois : mémoires exhumés ou travaux actuels, les livres d’histoire que nous offrent les éditeurs, et qui réussissent, tournent presque tous autour de Napoléon. Comme dans la ballade fameuse, l’Empereur mort manœuvre des troupes d’ombres, il arrache au repos ses vieux compagnons pour les faire encore servir. On a le sentiment qu’il livre une nouvelle bataille, quand on voit s’aligner sur les rayons ces soldats de papier ; soldats bleus, jaunes, gris, les uns dociles, d’autres accusateurs et révoltés, mais qui combattent tous pour lui, en somme, puisqu’ils chassent le pire ennemi, l’oubli. Besoin d’une enquête supplémentaire sur une époque mal étudiée, pense l’historien ; engouement inexplicable comme toutes les modes, diront les gens peu enclins à la recherche des causes ; symptôme d’un état d’esprit et d’une attente, insinueront les prophètes politiques : n’est-il pas admis que l’encre d’imprimerie, miroir trouble, reflète et renvoie fortifiées les impressions changeantes de notre société ? Laissons chacun se complaire dans ses conclusions ; pour l’observateur des faits contemporains, il suffit de constater qu’un courant existe, et que l’on demande du Napoléon en librairie. Ceux qui aiment l’histoire pour elle-même, et non pour la vendre aux partis, ont quelques raisons d’être satisfaits ; les publications sur la période napoléonienne ne sont plus ce qu’elles furent si longtemps, des armes de combat forgées et faussées par les passions du jour. Certes, il est facile de discerner chez nos écrivains leurs antipathies ou leurs goûts personnels, et la fascination du modèle sur plusieurs d’entre eux. Du moins n’ont-ils plus, lorsqu’ils le regardent, un œil qui louche vers le gouvernement du quart d’heure. Ils cherchent de bonne foi la probabilité historique ; je n’ose dire la vérité : le mot est trop ambitieux, trop décevant, quand on l’applique aux résultats de nos investigations sur le passé.

Elle est fort bien composée, la haute cour où l’on révise, comme faisaient les peuples d’Egypte, le procès du Pharaon défunt. Nous y voyons siéger à cette heure M. Vandal, avec ce livre hors de pair, Napoléon et Alexandre ; M. Henry Houssaye, avec son récit entraînant du « vol de l’aigle » en 1815 ; M. Welschinger, le juge instructeur au criminel. M. Arthur Lévy apporte un dossier amusant, bourré de faits, à la décharge du Napoléon intime ; M. Frédéric Masson, lui aussi, fouille dans le privé du grand homme, il sait que notre curiosité ne se lassera jamais de ces menus détails. Dans les cas difficiles, M. Sorel résume les débats avec une autorité devant laquelle nous nous inclinons tous. Je ne nomme ici que les derniers opinans ; et parmi les témoins qui défilent, avec leurs dépositions neuves ou renouvelées, je ne citerai que les derniers appelés ; des soldats, Marbot, Davout, Macdonald, Parquin, Boulart, Vigo-Roussillon ; des émigrés et des adversaires, Rochechouart, Vitrolles, Hyde de Neuville, d’Antraigues ; des serviteurs politiques, Talleyrand, précédant Pasquier annoncé pour demain, Chaptal enfin, qui a aujourd’hui la parole. Son témoignage était attendu comme l’un des plus considérables ; il mérite que nous nous y arrêtions quelques instans.


I

Taine en avait déjà extrait la moelle ; il connut ce livre en manuscrit et s’en servit beaucoup pour son portrait de Napoléon. Il écrivait au-dessous d’une citation des Souvenirs, alors inédits : — « Quand ces notes seront publiées, on y trouvera nombre de détails à l’appui des jugemens portés dans ce chapitre et dans le suivant ; la psychologie de Napoléon, telle qu’on la représente ici, en tire un surcroît de confirmation. » — À lire la biographie et les écrits de Chaptal, on s’explique le crédit qu’un pareil esprit devait trouver auprès de Taine ; il avait le genre d’éducation et les qualités d’intelligence que l’historien philosophe prisait le plus. Un savant chimiste, formé par l’étude des sciences expérimentales, toujours tourné vers leurs applications pratiques ; un administrateur habile, collaborateur intime de Bonaparte, exerçant ses facultés d’analyse sur la lâche quotidienne et sur l’homme qui la commande ; n’était-ce pas là l’informateur idéal, tel que notre regretté maître l’eût façonné lui-même pour les besoins de son enquête historique ? Dans la notice écrite par M. le vicomte Chaptal, à qui nous devons la publication de ces souvenirs, une phrase en dit long sur la parenté des deux esprits : « Par suite de sa conception générale de l’univers, il a une tendance à appliquer à tous les faits qu’il étudie, de quelque nature qu’ils soient, les procédés de la chimie. »

Jean-Antoine Ghaptal, comte de Chanteloup sous l’Empire, avait quarante-cinq ans lorsque le premier consul l’arracha aux laboratoires et aux fabriques. Issu d’une ancienne famille de cultivateurs, sur les plateaux de la Lozère, il garda toujours l’allure prudente et grave, un peu lourde, du montagnard qui assure chacun de ses pas dans la vie. Tout jeune, il avait étudié la médecine à Montpellier sous la direction d’un de ses oncles, praticien célèbre. Un voyage à Paris faillit l’entraîner à mal, je veux dire à la poésie ; il délaissa l’amphithéâtre et s’attela à une tragédie tirée de l’histoire de Pologne. Heureusement, il s’arrêta au troisième acte, devant « le refus prononcé de Minerve ; » il retourna au cours d’accouchement de M. Baudelocque et se borna par la suite « à composer des vers de société. » La chimie, qui se transformait à cette époque, accapara bientôt toute l’attention du jeune étudiant en médecine ; il comprit un des premiers le parti qu’on pouvait tirer de cette science pour les applications industrielles. Protégé par les États de Languedoc, il établit à Montpellier des teintureries perfectionnées pour les tissus, des ateliers où il fabriqua les acides et les préparations dont l’Angleterre et la Hollande avaient jusqu’alors le monopole. La fortune lui vint ; elle s’accrut par les guerres de la Révolution, qui fermèrent aux concurrens étrangers le marché de produits chimiques créé par Chaptal dans le midi de la France. Je relève en 1792 une curieuse lettre de Tintant d’Espagne, prince de Parme, qui suivait les études du savant et correspondait avec lui : — « Votre Révolution vient de nous apprendre, mon cher ami, que le métier de roi ne vaut plus rien : jugez de celui d’héritier présomptif. Après y avoir bien réfléchi, je me suis décidé à conquérir mon indépendance, et je crois que je puis y arriver en formant des fabriques en Espagne, où elles manquent. Mais je ne puis y parvenir que par votre secours. Venez me trouver, nous travaillerons ensemble… Lorsque nous aurons fait fortune, nous irons vivre là où nous trouverons le repos, s’il en existe encore sur la terre. » — Cet héritier de Charles-Quint et de Philippe II était un prévoyant de l’avenir. Déjà trop tard : le legs de sa race l’empêcha de devenir un bon chimiste ; des attaques d’épilepsie énervèrent sa raison.

La réputation du savant le signala au Comité de salut public ; il fut réquisition né pour venir diriger à Paris la fabrication des poudres et salpêtres. Faute de poudre, les quatorze armées de la République étaient arrêtées dans leur marche ; en quelques mois, Chaptal mit ce service à la hauteur des besoins. Absorbé par ses travaux à la poudrerie de Grenelle, qu’il avait créée de toutes pièces, il se tint prudemment à l’écart des agitations révolutionnaires ; et il échappa à l’effroyable explosion de son établissement, où cinq cents victimes disparurent sans laisser de traces. « L’étoile qui me protégeait contre les fureurs de l’anarchie voulut bien encore, par une espèce de miracle, sauver ma tête dans cette circonstance. » — Après les mauvais jours, il liquida ses usines de Montpellier et reprit ses études à Paris, où l’Institut l’avait appelé. La chimie agricole lui dut alors quelques-unes de ses plus utiles conquêtes, les principes appliqués aujourd’hui encore pour l’amélioration des vins, les premiers essais pratiques pour tirer le sucre de la betterave.

Ces grands services le désignèrent à l’attention de Bonaparte ; « quand arriva, nous dit Chaptal, cet heureux événement qui releva le courage abattu des Français et fit concevoir les plus belles espérances. En ce moment, les armées ennemies, russes et autrichiennes, menaçaient les frontières du Nord et du Midi. L’armée française, peu nombreuse et découragée par des revers, ne pouvait ni arrêter, ni retarder la marche de l’ennemi. La nouvelle se répand que le général Bonaparte vient de débarquer à Fréjus. L’espérance renaît dans tous les cœurs, et chacun appelle par tous ses vœux le héros de l’Italie à la tête du gouvernement. Le 18 brumaire débarrasse la France d’une administration impuissante, le peuple place l’autorité dans les mains de l’homme qui faisait sa gloire et son espoir. Tout change : la force succède à la faiblesse, l’ordre remplace partout l’anarchie, et, en trois mois, on organise un gouvernement fort, éclairé ; on réunit dans les administrations les hommes instruits, zélés et courageux, que les factions avaient écartés ou oubliés. » — Voilà bien le sentiment que l’on retrouve chez tous les contemporains, chez ces hommes imbus comme Chaptal des principes de la Révolution, — et il l’était très fort, — mais préservés ou revenus du spasme terrible qui avait sauvé la France de l’invasion étrangère, qui finissait en râle de faiblesse devant le retour offensif de l’ennemi, devant la gangrène des organes internes.

Notre auteur avait d’ailleurs de bonnes raisons pour apprécier le sort fait aux « hommes instruits et zélés. » Nommé conseiller d’État, et bientôt ministre de l’intérieur en remplacement de Lucien (6 novembre 1800), il devint d’emblée le premier collaborateur de Bonaparte dans l’œuvre de réorganisation universelle. Le département de l’intérieur avait à cette époque des attributions fort étendues : instruction publique, cultes, hôpitaux, spectacles, musées, palais et maison du souverain, commerce, industrie, droits réunis, travaux publics. L’homme d’État improvisé garda ces lourdes fonctions pendant les quatre années du consulat ; le plus bel éloge que l’on puisse faire de son intelligence et de son activité, c’est de dire qu’il suivit durant tout ce temps, sans perdre haleine et sans plier sous le faix, l’initiateur avec lequel il fallait chaque jour remuer un monde. Je ne rechercherai point quelle fut la part personnelle du ministre, dans les travaux et les réformes dont il dresse la liste avec une juste fierté. On peut, du moins, lui reporter en propre tout l’honneur de la réorganisation des hospices.

Il nous dépeint l’état lamentable où il les trouva et les efforts que le relèvement lui coûta. Restait à refaire un personnel hospitalier. — « J’eus à peine formé le conseil-général et arrêté les règlemens et les principales améliorations, que je sentis la nécessité de rétablir les sœurs hospitalières… L’expérience venait de nous prouver, pendant dix ans, que les femmes les plus vertueuses, les plus charitables de la société, qui les avaient remplacées après leur suppression, n’avaient pas pu atteindre à ce haut degré de perfection… Le rétablissement des sœurs hospitalières n’était pas aisé ; l’opinion existait la même : rétablir une corporation contrastait avec toutes les idées du temps. Cependant, comme je sentais la nécessité, pour couronner mon œuvre des hospices, d’y faire rentrer mes religieuses, je me décidai sans consulter ni Bonaparte ni le conseil d’État. Ces vertueuses sœurs s’étaient dispersées et classées dans la société. Je parvins à en trouver une que j’avais connue en qualité de supérieure à l’hôtel-Dieu de Montpellier ; je lui proposai de rétablir son ordre et lui demandai si elle pourrait réunir huit à dix de ses anciennes compagnes pour établir une maison de noviciat… Bientôt, la maison se trouva trop étroite pour admettre toutes les aspirantes et on fut forcé de leur en donner une beaucoup plus grande. Cet exemple fut imité dans la province, et, peu à peu, ces institutions admirables furent partout rétablies. » — N’oublions pas que Chaptal, comme la plupart des hommes de sa génération, n’avait aucune religion ; il était haut dignitaire de la franc-maçonnerie et maugréait contre la corvée des cérémonies à Notre-Dame. Son témoignage d’administrateur n’en a que plus de poids, et l’on pourrait relire avec fruit les considérans remarquables de l’arrêté qu’il prit en cette circonstance.

La réforme des prisons, celle des établissemens d’enseignement supérieur ne coûtèrent pas moins de peines au ministre. Sa sollicitude s’appliqua surtout aux objets qui avaient occupé toute sa vie, aux fabriques, aux métiers mécaniques, aux améliorations agricoles. Il put se vanter d’avoir donné à l’industrie française un essor qu’elle n’avait pas connu depuis Colbert. Je ne sais s’il faut lui attribuer le mérite des embellissemens de Paris. Chaptal nous présente comme siens les projets adoptés par le premier consul, entre autres la transformation du faubourg Saint-Germain, alors fort mal percé. Il ouvrit plusieurs des voies de communication qui le desservent actuellement ; il allait prolonger de même la rue de Poitiers, quand l’outil lui tomba des mains. On va voir pourquoi nous sommes obligés, aujourd’hui encore, de tourner à droite ou à gauche lorsque ce tronçon nous amène à la rue de l’Université.

Le puissant ministre avait une faiblesse avouée pour une de ses administrées de la Comédie-Française, Mlle Bourgoin. Un soir de thermidor an XII, deux mois après la proclamation de l’empire, il travaillait avec Napoléon. Le valet de chambre Constant entra : il annonça à son maître que Mlle Bourgoin s’était rendue aux ordres de sa majesté. L’Empereur fit dire à la visiteuse d’attendre, avec le sans-gêne expéditif qu’il apportait à ces sortes de choses. Un bon courtisan n’eût pas entendu ; mais il y a des réactions auxquelles la chimie ne prépare point. Notre savant ne sut pas contenir son ressentiment, et il l’en faut admirer. L’infortuné referma son portefeuille, sortit brusquement, rentra chez lui, et rédigea dans la même nuit sa lettre de démission. Il prétextait le désir de retourner à ses chères études. La démission fut aussitôt acceptée. Le ministre retomba sur un fauteuil de sénateur, d’où il ne bougea plus jusqu’à la fin du règne. Retiré dans la terre de Chanteloup, qui avait abrité la fastueuse disgrâce de Choiseul, il y occupa ses loisirs à des perfectionnemens agricoles, à des travaux scientifiques dont notre industrie retira de grands profits.

Devons-nous croire qu’une si brillante carrière fut brisée par un malheur si léger ? Il y eut certainement à la séparation des motifs plus graves. Chaptal revient souvent dans ses notes sur la différence marquée entre le premier consul, docile aux avis de collaborateurs qui étaient un peu ses maîtres d’école, et l’Empereur, impatient de toute contradiction. Le montagnard de la Lozère ne sut-il pas plier à temps devant ces exigences nouvelles ? Y eut-il quelque dissentiment resté secret ? Chaptal fournit une explication qui ne soutient pas l’examen : la nécessité de placer Champagny au ministère de l’intérieur pour ne pas déplaire à l’empereur d’Autriche, quand Napoléon rappela de Vienne son ambassadeur. Fût-elle exacte, cette allégation n’expliquerait point la durée d’une non-activité que n’assombrit pas d’ailleurs la défaveur du maître. L’Empereur garda à son ancien ministre affection et confiance : Chaptal l’affirme, et les apparences lui donnent raison.


II

Tel était l’homme qui revient nous proposer « un tableau fidèle des qualités et des défauts » de Napoléon. — « J’ai pu l’étudier et l’apprécier durant seize années. Je l’ai pu avec d’autant plus de succès que j’ai constamment joué, auprès de lui, le rôle d’un observateur impassible. » — S’il ne fallait, pour bien remplir ce rôle, que la fréquentation intime du modèle, le long dressage de l’observateur par les méthodes expérimentales du savant, la maturité du jugement, une intelligence solide, sinon très fine, et une grande honnêteté de principes, Chaptal réunissait toutes ces qualités : tiendrions-nous enfin de sa main l’image qui a débordé jusqu’à ce jour toutes les toiles où l’on essaya de la fixer ? — Je ne le crois pas. Le nouveau témoignage est intéressant, mais la valeur m’en paraît surfaite. On ne peut l’accepter qu’avec d’expresses réserves.

Je ne prendrai pas avantage contre Chaptal de ces petites infidélités du souvenir qui amènent sous la plume de l’écrivain des erreurs de fait. Il dit que son mariage fut béni en 1781 par le cardinal de Cambacérès. Ailleurs, une plus grosse inadvertance lui échappe : « l’Assemblée législative s’arroge le titre de Convention. » Il parle de la réunion du Piémont à l’empire français et des emportemens de l’empereur contre l’Angleterre qui retenait Malte, au lendemain de la paix d’Amiens, c’est-à-dire au printemps de 1802. Ce sont là des vétilles. Si je m’y arrête, c’est parce que l’on a voulu infirmer l’authenticité des Mémoires de Talleyrand avec des argumens de cet ordre. Voici un texte indiscutable, le manuscrit de Chaptal ; on y trouve ces lapsus que l’on retrouvera dans toute rédaction composée à quelque distance des événemens. Lorsque la critique les invoque pour ruiner des textes dont l’authenticité matérielle est moins bien établie, elle s’amuse à des puérilités.

Il y a des contradictions fréquentes dans les jugemens moraux de notre auteur sur Napoléon, et ceci est déjà plus grave. Chaptal rapporte cette exclamation de Bonaparte, à l’annonce de la mort de Louis XVI : « Oh ! les misérables ! les misérables ! Ils passeront par l’anarchie ! » Elle est conforme à tout ce que nous savions des sentimens intimes du jeune officier ; elle est difficile à concilier avec l’allégation énoncée quelques pages plus haut : « Lorsque la Révolution éclata, Bonaparte avait vingt ans. À cet âge, un jeune homme… compte pour rien les institutions qui ont subi l’épreuve du temps, et les habitudes sociales qui forment le caractère et la loi des peuples. Bonaparte entra donc avec ardeur dans la carrière de la Révolution, et il y porta cet esprit inquiet, frondeur et absolu qu’il avait manifesté jusque-là. » — La touche est ici trop crue : on nous avait toujours montré le lieutenant d’artillerie obéissant aux circonstances plutôt qu’entraîné par des convictions révolutionnaires. — « Napoléon, nous dit Chaptal, n’a jamais éprouvé un sentiment généreux ; c’est ce qui rendait sa société si sèche, c’est ce qui faisait qu’il n’avait pas un ami. » — « Personne n’était à son aise autour de Napoléon, parce que personne ne pouvait compter sur des sentimens de bonté ou d’indulgence de sa part. » — L’écrivain reproduit sous toutes les formes ce jugement absolu ; pourtant il cite des traits qui en corrigent la rigueur, et cela dès le début de son récit ; le premier consul ordonne à son ministre de rechercher et de bien placer ses anciens maîtres de Brienne. — Je n’attache pas une importance exagérée à ces contradictions dans les termes ; personne ne les évite, ce sont les oscillations naturelles de la pensée, suivant qu’elle se reporte aux différens aspects du personnage qu’on étudie. Mon objection fondamentale contre l’ensemble des témoignages de Chaptal est tirée d’un autre motif.

Il a le désir d’être impartial et l’illusion qu’il l’est ; cependant une rancune secrète, probablement inconsciente, pèse sur toutes ses opinions. Est-ce l’ami de Mlle Bourgoin qui en veut encore à son rival d’un soir ? Cet exemple de constance serait trop beau. Est-ce le dépit du ministre remercié si tôt et qu’on oublia toujours de rappeler ? La chose est plus probable. Quoi qu’il en soit, presque tous les éloges que Chaptal décerne à Napoléon s’achèvent par un mais, par un tournant de phrase chagrin, et, si j’ose dire, par une suppuration de la vieille blessure. À travers ses efforts pour voir et peindre exactement, la goutte aigrelette suinte sans cesse. Je citerai quelques lignes où le sentiment de l’écrivain se trahit tout entier. « Il faut avoir observé cette période de quatre ans pour bien juger des changemens qui se sont opérés chez le premier consul. Jusque-là, il cherchait à s’entourer des esprits les plus forts dans chaque parti. Bientôt le choix de ses agens commença à lui paraître indifférent. Aussi appelait-il indistinctement dans son conseil et aux premières places de l’administration ceux que la faveur ou l’intrigue lui présentaient, se croyant assez fort pour gouverner et administrer par lui-même. Il écartait même avec soin tous ceux dont le talent ou le caractère l’importunaient. Il lui fallait des valets, et non des conseillers… Une fois parvenu à concentrer en lui toute l’administration et à ne prendre conseil que de lui-même, Bonaparte conçut le projet de se former une génération de séides. Il disait souvent que les hommes de quarante ans étaient imbus des principes de l’ancien régime, et par suite ne pouvaient être dévoués ni à sa personne ni à ses principes. Il conçut de l’aversion pour eux, et dès lors forma auprès de lui une pépinière de cinq à six cents jeunes gens qu’il appelait successivement à toutes les fonctions… Tous ces jeunes gens n’avaient ni les lumières, ni la considération, ni les convenances nécessaires… » — L’entendez-vous, la plainte sourde du conseiller évincé ?

L’opposition entre le Consul et l’Empereur, toute à l’avantage du premier et au détriment du second, c’est l’idée maîtresse qui relie les Souvenirs. Nul ne songe à la contester, pourvu qu’on ne nous la tasse pas trop abrupte ; le poète regardait mieux, quand il voyait « le front de l’Empereur » briser peu à peu « le masque étroit. » Les préférences de Chaptal sont partagées par tous les hommes de bon sens : mais on en croirait plus volontiers un arbitre moins intéressé dans la sentence qu’il rend. Le malheureux ! Sa conviction lui dicte une phrase qui reproduit presque la plaisanterie classique. Il dit, en parlant des entretiens familiers chez le Consul, à la Malmaison : « Bonaparte était alors estimé et considéré au dehors. Et s’il eût su borner là son ambition, il serait encore sur le trône de France ! » — Cette phrase, ajoutons-le vite, on s’en moquera toujours, et toujours on tournera autour d’elle. Convenablement déguisée, elle reparaît sous les subtilités et les développemens du meilleur style ; cocasse dans le raccourci d’une ligne, elle en impose par son sérieux quand on la file habilement à travers un volume ; c’est toujours elle. L’historien revient y sombrer, peut-être parce qu’elle contient en germe tout le conflit du déterminisme et du libre arbitre ; ou, pour viser moins haut, parce qu’elle traduit le cri instinctif des Français aux jours d’embarras, parce qu’elle répond aux deux versets de la litanie chantée tout haut par les uns, murmurée tout bas par les autres : Seigneur, rendez-nous le premier Consul ! Seigneur, préservez-nous de l’Empereur !

Averti du vice secret qu’il y a dans les jugemens de Chaptal, le lecteur y démêlera sans peine la note juste et la note forcée. En tant qu’ils portent sur le caractère et l’esprit de Napoléon, ces jugemens ne font guère que reproduire des accusations en partie justifiées, devenues aujourd’hui des lieux-communs : égoïsme, insensibilité habituelle, violences d’humeur, impatience de la contradiction, volonté réfléchie de se faire craindre, raideur maladroite avec les femmes, lacunes dans l’éducation, inintelligence des arts, prédilections exclusives et toutes politiques dans les lettres et dans l’histoire. Sur ce côté de la figure, le peintre pousse les ombres, sans tenir compte des lumières et des clairs-obscurs qui nous donneraient mieux l’impression de la vie réelle. D’autre part, il met en saillie les puissances de l’esprit sur lesquelles on est unanime : mémoire prodigieuse du détail, des figures, des chiffres, capacité de travail sans limites, dans les séances du conseil d’État que le Consul prolongeait de dix heures du soir à cinq heures du matin ; décision rapide, ordre et classement des idées, promptitude à les mettre en bataille comme une armée. Je ne sais rien de plus frappant à cet égard que l’anecdote rapportée par Chaptal. Un jour, le premier consul lui parle de l’École militaire qu’il voudrait former à Fontainebleau et développe les principales dispositions de cet établissement. Le ministre passe la nuit au travail et apporte le lendemain un projet détaillé. Bonaparte n’en est pas satisfait : « Il me fit asseoir et me dicta pendant deux à trois heures un plan d’organisation en cinq cent dix-sept articles. Je crois que rien de plus parfait n’est jamais sorti de la tête d’un homme. » — Même rapidité, même embrassement de tous les détails pratiques dans la création du port de Flessingue, telle que notre auteur la vit décréter sur place pendant une halte de voyage.

En résumé, je serais embarrassé de signaler, dans les Souvenirs, des vues neuves et fines sur l’homme qu’ils prétendent faire connaître. J’en rencontre d’excellentes, et fort bien dégagées pour l’époque où Chaptal écrivait (vers 1817), sur les actes, les conséquences des événemens, l’état général des esprits. Il voit à merveille que le grand coup de volonté de Bonaparte fut le rétablissement du culte. Poussé par l’opinion de son entourage dans ses autres entreprises, le consul dut la vaincre et l’entraîner sur ce seul point, pour aller satisfaire l’opinion muette d’en dessous. — « L’opération la plus hardie qu’ait faite Bonaparte, pendant les premières années de son règne, a été le rétablissement du culte sur ses anciennes bases. Pour bien juger de l’importance et de la difficulté de cette entreprise, il faut se reporter à cette époque où la haine la plus acharnée et le mépris le plus profond pesaient sur le clergé. L’idée de rétablir la juridiction du pape sur une classe de Français était tellement en opposition avec l’esprit public et l’opinion du temps, que lui seul pouvait concevoir et exécuter ce grand œuvre[1]. » Chaptal, si peu suspect en ces matières, aperçoit avec la même justesse la suprême gravité du conflit de Savone et de Fontainebleau. — « Jamais, dans le cours de seize années d’un gouvernement orageux, Napoléon n’a rencontré autant de résistance ni éprouvé plus de chagrin que lui en a causé sa querelle avec le pape. Quelques jours lui suffisaient pour obtenir des premiers potentats de l’Europe tout ce qu’il désirait. Mais toute sa puissance est venue échouer contre l’évêque de Rome. Il n’est pas d’événement dans sa vie qui lui ait plus aliéné l’esprit du peuple que ses démêlés et sa conduite avec le pape. » — À ce propos, l’auteur relate un curieux exemple du fond de superstition fataliste qu’il y avait chez Napoléon. — « Dans le temps qu’il avait réuni les juifs en sanhédrin à Paris, j’assistai un jour à son dîner où il causait gaîment de diverses choses. Tout à coup, entre le cardinal Fesch, avec un air très préoccupé qui frappa l’Empereur. — Qu’avez-vous donc ? lui dit-il. — Ce que j’ai, c’est facile à comprendre. Comment ! Vous voulez donc la fin du monde ? — Eh ! pourquoi ? repartit l’Empereur. — Ignorez-vous, reprit le cardinal, que l’Écriture annonce la fin du monde du moment que les juifs seront reconnus comme corps de nation ? — Tout autre eût ri de cette sortie du cardinal. Mais l’Empereur changea de ton, parut soucieux, se leva de table, passa dans son cabinet avec le cardinal, en sortit une heure après. Et, le surlendemain, le sanhédrin fut dissous. »

Il y a une connaissance réfléchie de notre pays dans les lignes suivantes : « Un système de ruine pour les campagnes, joint à celui des réquisitions et de la conscription, aurait dû faire abhorrer l’Empereur du paysan. Mais on se trompe. Ses plus chauds partisans étaient là, parce qu’il les rassurait sur le retour des dîmes, des droits féodaux, de la restitution des biens des émigrés et de l’oppression des seigneurs. » Il n’y en a pas moins dans cette autre observation : « On peut dire de Bonaparte ce qu’on a dit successivement de tous les hommes qui ont pris part au pouvoir, pendant les périodes orageuses de la Révolution, c’est que la liberté n’était que pour eux et qu’ils pensaient que, pour faire prédominer leurs idées, il fallait comprimer ou étouffer celle des autres. Le changement de position opère seul cette métamorphose. Quand on se trouve placé dans les rangs inférieurs, on s’efforce de tout attirer à soi ; lorsque l’on est élevé au rang suprême, on s’indigne de toute résistance ; dans l’un et l’autre cas, on s’applique à faire prédominer sa volonté, et l’on tâche de renverser tous les obstacles qui s’y opposent. »

Je ne veux pas quitter Chaptal sans lui emprunter encore un paragraphe énigmatique. — « Bonaparte suivait rarement l’impulsion qu’on lui donnait, et j’ai vu combien il a fallu d’artifices pendant trois ou quatre jours pour le décider à ordonner la mort du duc d’Enghien ; ceux qu’on accuse n’ont été que des agens forcés du crime ; les vrais coupables ont trouvé le moyen de s’échapper de la scène. J’ai tout vu. » — C’est tout. Voilà une nouveauté considérable. Le témoin était admirablement informé à cette époque, et il n’est pas un séide de Bonaparte, au contraire. Que signifie cette insinuation ? Qui vise-t-elle ? Nous avions notre siège, fait sur la catastrophe de Vincennes ; va-t-il falloir rouvrir l’interminable procès ? Et ne pourra-t-on jamais être tranquille, en histoire, avec une vérité à peu près établie ?


III

Nous possédons un crayon de plus dans la galerie napoléonienne, une silhouette reproduisant quelques traits, quelques mouvemens familiers du modèle ; et nous ne l’avons pas encore, ce portrait total qui nous donnerait pleine sécurité. Serait-ce qu’il est impossible de le faire ? Un grand peintre l’essaya naguère, il y mit sa passion du vrai, son parfait désintéressement, la force savante de son pinceau. Je me sens à peine le courage d’apprécier ici un livre de Taine ; nos esprits sont encore tout noirs de l’irréparable deuil ; mais je puis bien rappeler respectueusement les objections que nous lui présentions et qu’il acceptait volontiers. Son œuvre abonde en aperçus lumineux ; soit qu’il rattache l’homme à la grande lignée italienne, non plus aux Castracani et aux Malatesta, mais à Dante et à Michel-Ange, à ce dernier surtout, intelligence sœur de l’intelligence napoléonienne ; soit qu’il dégage le vrai principe de supériorité chez ce primitif de génie, le don de saisir toujours et partout les réalités concrètes, au milieu d’une société pourrie d’encre, enivrée de mots, où l’on a perdu de vue les choses elles-mêmes pour raisonner sur les abstractions et les signes accumulés qui brouillent notre vision du réel. Le mécompte de Taine lui vint de son procédé de travail, peu propre à donner un Napoléon tel que nous l’attendons, libre, vivant, marchant dans le monde. Il a couché le colosse sur une table d’amphithéâtre et l’a disséqué muscle par muscle. Nous avons peine à reconnaître Gulliver sous l’armée lilliputienne des petits faits qui le déchiquettent. Il semble que M. Arthur Lévy ait écrit son gros livre pour nous rendre plus sensible le danger de la méthode. Livre amusant, je l’ai dit, apologie fantastique où l’Empereur apparaît comme un bon ange. Si M. Lévy croit réfuter Taine, il se trompe ; mais il nous montre une parodie instructive, le procédé retourné à l’envers. Il a levé une autre armée de petits faits, moins bien ordonnée, moins bien conduite, tout aussi nombreuse et qui manœuvre contre la première. — Napoléon était dur et brutal, disent les uns. — Point du tout, répondent les autres, voyez comme il était bonhomme dans son intérieur ; et les preuves de s’aligner, dociles. — Napoléon ne sut ni ressentir ni inspirer l’amitié. — Comment donc ? Il a pleuré de vraies larmes sur Muiron, sur Desaix, sur Lannes, sur Duroc ; et des âmes d’élite, Ségur entre tant d’autres, lui furent sincèrement attachées. — Napoléon n’avait aucun sentiment de famille. — Voyez quels sacrifices le pauvre officier fit pour ses frères ! — Et les citations continuent de batailler, sur chaque trait de caractère, dans cette mêlée où la victoire reste indécise, parce qu’on la veut trop complète de part et d’autre.

L’heure n’est pas venue où l’on pourra loger dans un cadre portatif, avec l’assentiment commun, le personnage qui a rempli et passionné tout un siècle. Sa main est encore sur nous ; des gestes magnifiques et furieux qu’a faits cette main, nous jouissons et souffrons par mille fibres ; allez donc peindre avec le détachement requis celui qui vous tient par tous vos nerfs ! Il nous déborde et nous échappe ; on est réduit à dire comme Mme de Staël : « Son caractère ne peut être défini par les mots dont nous avons coutume de nous servir. »

Ceux qui veulent simplement le définir, sans prétendre le juger, demeurent accablés sous l’énormité et la diversité des manifestations du type, simultanément présentes à leur esprit. Si la complexité d’un homme ordinaire suffit à décourager un peintre consciencieux, qu’est-ce donc quand il s’agit de celui qui fut homme à la plus haute puissance, avec des oscillations d’une amplitude incommensurable ? Pour les calculer, nos compas n’ont pas assez d’ouverture. On ne peut faire rentrer qu’un certain nombre de données dans une définition commune ; ici, les données fournies par l’analyse sont trop nombreuses. Mais, dira-t-on, il faut choisir les principales, les lignes directrices. Sans doute ; je constate seulement que personne n’a réussi ce tour de force à notre satisfaction, et que nous pouvons dire, comme Talleyrand à Erfurt : « Je n’ai pas vu une seule main passer noblement sur la crinière du lion. » Peut-être parce que Napoléon n’a pas rencontré son égal dans le monde de la spéculation, et parce que l’on n’est bien jugé que par ses pairs.

L’application de ce vieux principe de droit, infiniment sage, épargnerait du temps perdu à ceux qui ont l’ambition de porter un jugement moral sur Napoléon. Tant que vous ne mesurerez pas l’action d’un homme à ses responsabilités, à ses nécessités de situation, votre justice sera boiteuse ; cela est vrai tout en bas, pour l’affamé qui a volé un pain, et tout en haut, pour le potentat qui a conquis des empires. Je sais que la justice égale et inflexible est indispensable au maintien du bon ordre matériel, comme tant d’autres pis-aller sociaux ; mais les morts ne relèvent plus des magistrats et des gendarmes ; lorsque nous avons affaire à eux, nous pouvons donner carrière à l’instinct d’une justice plus intelligente qui est en nous. Jugé avec ses pairs, sinon par ses pairs. Napoléon fait meilleure figure morale ; on relève chez lui moins de monstruosités que chez la plupart des êtres exceptionnels à qui le monde tut livré comme un jouet ; et son effort pour mériter sa fortune apparaît plus grand que le leur. Si l’on estime trop aventurés les rapprochemens avec les héros des époques légendaires, il faut du moins comparer Napoléon aux grands souverains ses prédécesseurs immédiats, un Frédéric II, une Catherine. La comparaison morale n’est pas à son désavantage ; elle éclaire en outre un trait commun à ces esprits supérieurs. Ils reçurent la même éducation philosophique ; nourris dans les maximes du XVIIIe siècle, ouverts aux leçons courantes sur l’humanité vertueuse et sensible, d’accord en théorie avec les bons encyclopédistes, ils ne laissèrent rien filtrer de leur métaphysique dans leur rude maniement des hommes, dans leur « travail sur la peau humaine, » comme disait l’impératrice. Frédéric et Catherine gardèrent plus d’hypocrisie vis-à-vis des amis de Paris qui vantaient leur libéralisme ; Napoléon, plus franc, rompit avec les idéologues ; mais je ne crois pas que, dans la pratique, il les ait centristes beaucoup plus que feu son frère de Prusse et sa sœur de Russie.

Si les définisseurs et les moralistes sont embarrassés devant l’Empereur, que dire de ceux qui veulent le juger sur les résultats généraux de son règne ? Ils additionnent et balancent des gains et des pertes dont le compte n’est pas arrêté. Nous sommes enclins aujourd’hui à considérer la liquidation désastreuse plus que l’apport du début. Mais combien d’élémens on néglige dans le calcul ! Chaptal en signale un dans le domaine où sa compétence fait autorité. Il attribue les progrès rapides de l’industrie française au blocus continental et à la prohibition des produits étrangers, « C’est sous son règne qu’on a vu, pour la première fois, tous nos produits industriels rivaliser, sur tous les marchés de l’Europe, avec ceux des nations les plus éclairées en ce genre… Une vérité qui sera contestée par des hommes prévenus, mais qui n’en est pas moins une vérité aux yeux des gens éclairés et libres de préjugés, c’est que si la chute de Napoléon avait été retardée de deux ans, la France était à jamais affranchie du tribut qu’elle paie au Nouveau-Monde pour le sucre et l’indigo. » Le fervent économiste est intarissable sur ce chapitre ; on sent que, pour un peu, il prendrait volontiers son parti des hécatombes et des lourdes misères qui ont favorisé selon lui la fabrication des tissus de coton et du sucre de betterave. C’est aller bien loin. Mais l’Angleterre n’a-t-elle pas versé beaucoup de sang pour obtenir des avantages de cet ordre ? — À l’autre pôle des idées, qui chiffrera ce qu’on pourrait appeler le coefficient de prestige historique dans la force totale d’un peuple ? Le ciel me garde de caresser un grossier chauvinisme, de faire rimer gloire avec victoire. Je dis simplement qu’on ne saurait omettre, dans le bilan le plus pratique d’un patrimoine national, ces souvenirs légendaires qui donnent à un pays conscience de sa noblesse et confiance dans ses destinées, qui resserrent et maintiennent l’unité de la patrie, qui lui assignent dans le monde un rang proportionné à la splendeur de son histoire. Nous pensons à cet égard comme des riches qui jouiraient d’une fortune gagnée par des ancêtres hommes de peine. Personne ne voudrait assumer la responsabilité d’augmenter cette part du patrimoine, au prix de douleur qu’elle coûte ; mais on est bien aise que les pères y aient pourvu, on concède que les fils devront renouveler un jour le capital, sous peine d’appauvrissement et de déchéance.

Jugeons peu, prudemment ; et renonçons à espérer de sitôt un portrait définitif de Napoléon. Il se fera beaucoup plus tard, quand la figure apparaîtra simplifiée dans le recul de la légende. Il sera faux, ou du moins la critique érudite le déclarera tel ; la masse des hommes laissera dire et s’y tiendra, parce qu’il lui en faudra un. En attendant, nous devrons nous contenter de petites découvertes, de retouches incessantes à l’image qui se transforme sous nos yeux, de quelques éclairs projetés par de hautes pensées dans certains replis de la physionomie. Taine, et d’autres avant lui, eurent de ces éclairs. Les plus éblouissans nous viennent de Goethe. Entre les millions de phrases écrites sur Napoléon, je n’en sais pas de plus juste, de plus belle, et qui fasse plus longtemps songer que celle-ci : « C’était, dit Goethe, un être d’un ordre supérieur. Mais la cause principale de sa puissance, c’est que les hommes étaient sûrs, sous ses ordres, d’arriver à leur but. Voilà pourquoi ils se rapprochaient de lui, comme de quiconque leur inspirera une certitude pareille. » — En rappellerai-je une autre ? On ne la passerait pas à des gens suspects d’obscurantisme, parce qu’ils se résignent à limiter notre pouvoir de connaissance ; on l’acceptera de l’un des esprits les plus scientifiques qui aient jamais contemplé l’univers. Goethe expliquait à Eckermann ce qu’il entendait par le démoniaque, au sens où Socrate eût pris ce mot : « Le démoniaque, c’est ce qui est insoluble par l’intelligence et par la raison. Il ne fait pas partie de ma nature, mais je lui suis soumis. — Napoléon, dit Eckermann, paraît avoir été soumis au démoniaque ? — Énormément, répondit Goethe ; personne presque ne peut lui être comparé à ce point de vue. »

Le meilleur portraitiste de Napoléon, aujourd’hui, serait celui qui referait mieux que les autres la simple narration des faits et gestes de l’Empereur. M. Filon nous rappelait naguère une opinion de Mérimée qui donne beaucoup à penser. « Mérimée remarque avec vérité que le fatalisme des anciens leur interdisait non-seulement de découvrir, mais même de chercher les causes des événemens. » Et leurs écrits purement narratifs ont passé les siècles. Est-ce supériorité du talent ? On ne me persuadera jamais que Michelet soit un peintre inférieur à Salluste ; et Quinte-Curce n’était qu’un Thiers antique, sous une toge à peine plus étoffée. Le Discours sur l’Histoire universelle, avec sa force de style et de pensée, la Grandeur et la Décadence des Romains, avec la finesse de ses vues, auront probablement la vie moins dure qu’un récit de Xénophon ou surtout de Thucydide. C’est que nos philosophies éphémères vieillissent vite nos écrits qu’elles surchargent. De nos jours surtout, hantés comme nous le sommes par l’obsession du déterminisme, rongés par l’esprit critique, nous nous épuisons à dérouler dans nos livres quelques anneaux de la chaîne infinie des causes. Les générations qui viendront après la dérouleront autrement. Ceci n’accuse personne ; c’est un meâ culpâ collectif. Ceci ne guérira personne ; comme la mer revient éternellement mordre la roche d’où elle n’arrache que d’insignifians atomes, nos intelligences affamées de comprendre s’acharneront à leur travail d’explications du passé. Nos écrits périront avec leurs solutions hasardeuses ; les anciens vivent, parce qu’ils offrirent aux hommes de simples images, et qu’ils laissèrent aux lecteurs de tous les temps le soin d’en commenter le sens au gré d’opinions changeantes.

Nous nous sommes approchés un instant du géant de ce siècle ; il nous renvoie avec une leçon de modestie. — Un aveu d’impuissance, dira-t-on. J’y consens. Si nous avons appris quelque chose des maîtres de notre âge, c’est à ne pas affirmer au-delà de nos connaissances exactes. Au-delà, en histoire comme partout, s’ouvre le domaine de l’intuition, du rêve, de la poésie. Les promenades y sont délicieuses et légitimes, à la condition de ne pas confondre ce vaste domaine avec le champ étroit de la certitude.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. A l’appui de ces assertions, voir entre autres anecdotes celle que raconte Fezensac, dans ses Souvenirs militaires : « En 1802, le 59e tenait garnison à Clermont-Ferrand, lorsque le nouvel évêque, Mgr de Dampierre, y fut installé solennellement en vertu du concordat. Nous ne pouvons pas comprendre aujourd’hui combien alors des cérémonies religieuses, des honneurs accordés à un évêque semblaient étranges. Aussi le capitaine de musique imagina de faire jouer à la cathédrale les airs les plus ridicules, tels que : Ah ! le bel oiseau, maman, en choisissant de préférence le moment de l’entrée de l’évêque et de l’élévation. »