Un Précurseur - Dupont-White

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Un Précurseur - Dupont-White
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 525-546).
UN
PRECURSEUR

DUPONT-WHITE

L’auteur de deux livres qui resteront, l’Individu et l’État, et la Centralisation, Dupont-White, n’a pas obtenu, pendant sa vie, la place que ses écrits auraient dû lui assurer dans l’estime publique. Économiste, il eût mérité d’être de l’Institut, et écrivain politique, de l’Académie. Si j’ose m’exprimer ainsi, c’est que je puis invoquer une autorité que nul ne contestera, celle de Stuart-Mill, qui, peu de temps avant sa mort, me disait qu’il plaçait notre ami commun au tout premier rang parmi nos contemporains. Sa haute valeur n’a pas été reconnue, parce que ses idées étaient en opposition avec celles des différentes écoles qui se partageaient l’opinion de son temps. C’était le moment où le libéralisme, plein de confiance en la doctrine du laissez-faire, exaltait l’individu et voulait enlever à l’État presque toutes ses attributions, ne lui reconnaissant plus guère d’autre fonction que celle de préparer sa destitution. Dupont-White prétend prouver que, tout au contraire, plus la civilisation progresse, plus s’étend le rôle du pouvoir. Il était aussi de mode alors d’accuser des maux, parfois imaginaires, dont on se plaignait, l’excès de centralisation légué par l’empire, et l’on se plaisait à citer comme contraste et comme modèle à imiter l’Angleterre et l’Amérique. Dupont-White soutient une thèse tout opposée. C’est à la centralisation que la France doit sa grandeur et les qualités particulières qui la placent en tête des nations. La race anglaise a les siennes, sans doute, très grandes et très favorables à l’accumulation de la richesse et à l’accroissement de la puissance ; mais elles n’ont nullement pour source le gouvernement local, lequel, d’ailleurs, n’existe pas en Angleterre.

On attribue généralement aux professeurs des universités allemandes l’invention de cette nouvelle forme de la science économique qu’on appelle tantôt « socialisme d’état, » tantôt, rappelant sa prétendue origine, Katheder-Socialism (socialisme de la chaire) ; c’est à tort. Le mérite, dans la mesure où on l’admet, en revient à Dupont-White. Tout en repoussant les utopies des réformateurs qui voulaient reconstruire la société de toutes pièces, sur de meilleures bases, Dupont-White admettait la plupart des griefs qu’ils faisaient valoir contre l’ordre de chose actuel, et, ainsi, il était amené à demander que le gouvernement portât remède aux souffrances des classes laborieuses et redressât les inégalités excessives. Il ne voulait ni de l’État-gendarme des économistes, ni de l’État-providence des socialistes, mais il prétendait que le pouvoir doit être, comme il l’a été dans le passé, l’instrument du progrès et l’organe de la justice sociale, tâche immense, dont il était encore impossible de fixer les limites. Il traçait, dès 1846, le programme de la nouvelle école économique qui occupe aujourd’hui presque toutes les chaires universitaires, non-seulement en Allemagne, mais en Angleterre, aux États-Unis et en Italie. On peut donc l’appeler un précurseur dans toute la force du terme.

Son premier livre porte le titre de : Essai sur les relations du travail avec le capital. Il considérait comme démontrées ce que l’on appelle les lois de Ricardo concernant le salaire, la rente et la population. Ces principes fondamentaux de l’économie politique étaient alors généralement acceptés, et Stuart-Mill venait de leur donner une autorité nouvelle, en les émondant de ce qu’ils avaient de trop absolu, de trop mathématique, et en leur prêtant toute la rigueur de sa logique et toute la clarté de son style. La population tend partout à s’accroître, tandis que l’étendue du sol cultivable est limitée. Il s’ensuit que, dans tout pays qui prospère, le prix des denrées alimentaires doit augmenter et la rente du sol s’accroître en proportion. Le bénéfice du progrès se condense donc aux mains des propriétaires fonciers, qui, jouissant d’un monopole, s’enrichissent, même sans rien faire. D’autre part, le nombre des ouvriers augmente : pour trouver à subsister, ils sont forcés d’offrir leurs bras au rabais, et ainsi se réalise cette maxime si souvent répétée de Ricardo, que les socialistes allemands qui l’invoquent ont appelé « la loi d’airain » : le salaire finit toujours par se réduire au minimum de ce qui est indispensable aux ouvriers pour vivre et se reproduire. Dans ce sujet encore, c’est en France que nous trouvons des précurseurs en deux grands esprits qui furent aussi de grands ministres, Turgot et Necker. « En tout genre de travail, dit le premier, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour lui procurer sa subsistance, » (Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, édit. 1788, p. 12.) Quant à Necker, il s’exprime ainsi : « Les propriétaires de subsistances, usant de leur pouvoir et désirant multiplier le nombre de leurs serviteurs, forceront toujours les hommes qui n’ont ni propriété ni talent à se contenter du simple nécessaire. » (Sur la Législation des grains, édit. 1771, p. 312.) C’est donc l’accroissement de la population qui apporte aux uns la gêne et même l’indigence, aux autres le bien-être et l’opulence, et ainsi heureux les peuples où elle n’augmente que lentement !

Bastiat, en 1848, dans ses Harmonies économiques, et, récemment, M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son excellent livre : la Répartition des richesses, ont battu ces propositions en brèche, avec beaucoup de force et d’éclat, mais en méconnaissant, à mon avis, la part de vérité que renfermait la doctrine des anciens maîtres de la science économique. Dupont-White, en la prenant pour point de départ de son livre, y fait cependant déjà de curieuses réserves. Ainsi, à la hausse progressive du prix des grains annoncée par Ricardo, il signale plusieurs obstacles : le perfectionnement des méthodes de culture, l’amélioration des routes et l’importation des grains étrangers. Il semble prévoir l’arrivée des blés américains, qui, à l’élévation progressive des fermages, a fait succéder, depuis 1875, une baisse si rapide. Il constate aussi que la condition des ouvriers s’est beaucoup améliorée, surtout en France, mais il fait ressortir avec force tout ce que l’organisation actuelle de l’industrie leur fait parfois souffrir : le dur labeur dans des ateliers surchauffés, la durée excessive de la journée de travail, le père et souvent la mère de famille arrachés au foyer domestique, le chômage en temps de crise. Il emprunte aux écrits des socialistes l’énumération de ces griefs, comme le font aujourd’hui les réformateurs de l’école catholique en Allemagne, avec l’évêque Ketteler, et en France avec M. de Mun.

C’est pour porter remède à ces maux, qui sont la conséquence du progrès de l’industrie, que Dupont-White réclame l’intervention de l’État. Oui, dit-il, nous avons l’égalité devant la loi : les castes privilégiées n’existent plus. Nous acquérons chaque jour plus de liberté et une plus large part à la collation et à la direction du pouvoir ; mais ce qui manque à la réalisation du programme, résumé en trois mots fameux inscrits en tête de nos constitutions, c’est l’emploi de ce pouvoir pour le bien du plus grand nombre. La fraternité ! qu’importe au peuple, si le droit du plus fort, banni des institutions, peut revivre et se déployer à l’aise dans le domaine économique. Les institutions libres, le laissez-faire universel, le prodigieux accroissement de la production des richesses, devaient apporter satisfaction à tous. Mais il n’en est rien : l’âge d’or, qui, d’après Saint-Simon, est devant nous, n’a pas commencé ; parmi les masses, le mécontentement est plus grand que jamais. « De cet espoir trompé, ajoute notre auteur, une science est née, qui n’est point la politique, car elle n’a nul souci de l’équilibre et de la division des pouvoirs, ni l’économie politique, car la distribution des biens n’est qu’une de ses voies… Qu’on l’appelle science sociale ou autrement, qu’on lui conteste même le nom de science, toujours est-il que la charité dans les lois est une donnée qui, de nos jours, doit faire école ; car, en dehors même des sectes socialistes, elle a mis dans tous les cœurs un trouble, un souci, une émotion inconnue au sujet des classes souffrantes, et en quelque sorte un cas de conscience publique. »

J’ai tenu à reproduire les termes mêmes de ce passage, parce que c’est bien là aujourd’hui le mot d’ordre des « socialistes de la chaire. » L’économie politique doit être une science « éthique, » c’est-à-dire soumise aux prescriptions de la morale et du droit, voilà la thèse que développe M. le professeur Gustav Schönberg dans l’introduction à l’œuvre collective considérable (Handbuch der politischen Œconomie), à laquelle ont contribué les principaux économistes de l’école nouvelle. Après 1848, Dupont-White renonça à ces attaques, parfois acerbes, contre la société, et surtout contre la concurrence, dont les écrits de Louis Blanc, d’Eugène Sue et de George Sand avaient pour ainsi dire imprégné le langage du libéralisme avancé. Mais il resta fidèle, en principe, à ses aspirations. Il m’écrivait plus tard : « Souvenons-nous du mot du marquis de Posa dans le Don Carlos de Schiller : « Respectons les illusions de notre jeunesse. »

C’est dans son œuvre capitale, l’Individu et l’État, qu’il donna la mesure de ce qu’il valait, et il en avait conscience. Quand il me donna son portrait photographié, il y inscrivit : « l’État, c’est moi. » Sa thèse de l’extension nécessaire du rôle de l’État en proportion des progrès de la civilisation est exposée dans ce livre avec une force de raisonnement, un luxe de citations et une abondance de faits historiques qui doivent faire réfléchir même les partisans les plus convaincus de l’opinion opposée. A chaque instant s’y rencontrent des traits qui frappent et des mots à retenir. Son style a une saveur relevée qui fait penser à Saint-Simon et aux lettres du marquis de Mirabeau, « l’Ami des hommes. » Plus d’une fois il y éclate des éclairs qui illuminent le sujet jusqu’au fond[1].

La doctrine que rencontrait alors Dupont-White chez tous les amis de la liberté peut se résumer ainsi : si les hommes voyaient clairement que leur intérêt se confond avec l’intérêt général ; s’ils savaient ce qu’ils doivent faire en toute circonstance, la contrainte que l’État est appelé à exercer sur eux pourrait disparaître. Parmi des êtres parfaits, tout gouvernement serait superflu. « L’anarchie » régnerait. Il s’ensuit que plus la civilisation progresse et plus les hommes s’améliorent, plus doit se réduire le rôle de l’autorité. « C’est aujourd’hui une remarque vulgaire, dit Guizot, qu’à mesure que la civilisation et la raison font des progrès, cette classe de faits sociaux qui sont étrangers à toute nécessité extérieure, à l’action de tout pouvoir public, devient de jour en jour plus large et plus riche. La société non gouvernée, la société qui subsiste par le libre développement de l’intelligence et de la volonté humaine va toujours s’étendant à mesure que l’homme se perfectionne. Elle devient de plus en plus le fonds social. » Telle est la thèse de l’école libérale « anti-interventioniste, » dont Dupont-White s’efforce de montrer l’erreur, en invoquant tour à tour l’histoire, les tendances permanentes de notre espèce et les faits contemporains.

Il en appelle d’abord à l’histoire. Elle nous montre en tout pays, dit-il, l’activité et la compétence de l’État s’accroissant en même temps que s’élève la civilisation. Partout, au début, la liberté est absolue. C’est la lutte de tous contre tous, et le plus fort triomphe. « Tout est en proie ; » On peut Voir ce qu’est cette forme de société dans les campemens des squatters du far-west de l’Amérique. Point de lois, point de règlemens, point de police, point de tribunaux. Le revolver est le seul souverain ; la pendaison à la mode de Lynch le seul moyen de répression. Plus tard, dans cette époque de transition qu’on retrouve partout sous le nom de moyen âge, l’autorité se constitue, des pouvoirs publics se forment, mais ils sont aux mains des castes ou attachés à la propriété. Le meurtre n’est pas une atteinte à l’ordre public, mais un dommage personnel qui se rachète à prix d’argent ; la composition n’est définitivement abolie en France que par l’ordonnance de 1350. Les contestations juridiques se décident les armes à la main : le plus fort gagne le procès. C’est le jugement de Dieu. Tout seigneur a sa cour de justice ; c’est un droit de la terre féodale. Tout grand baron a aussi ses bandes armées ; l’abolition des guerres privées ne date que de 1478 ; c’est la guerre contre les Anglais, qui peu à peu crée l’État en France. L’État, grandissant et se fortifiant, dit aux dynastes : « vous ne ferez plus la guerre à vos voisins ; vous vous soumettrez aux décisions de mes juristes. Vous ne lèverez plus de troupes ; le souverain disposera d’une armée nationale. » Des services publics et des règlemens interviennent dans ce domaine illimité où se déployaient, à titre de droits individuels, la juridiction seigneuriale, l’autorité absolue du maître sur ses serfs, le commandement militaire.

A partir du XVIe siècle, la centralisation se constitue. A chaque règne, le champ d’intervention du gouvernement s’étend. Ce ne sont, d’année en année, que lois, règlemens et fonctions nouvelles, à l’usage d’une société avide d’ordre et de sécurité.

La machine administrative se construit pièce à pièce, acquérant chaque jour de nouveaux engins pour des nécessités nouvelles et s’armant de plus de force pour vaincre toutes les résistances. Cet accroissement des pouvoirs publics atteint son apogée sous Louis XIV, où il aboutit à un despotisme qui entend tout conduire, tout réglementer et qui, à cet effet, crée cette légion de fonctionnaires dont on connaît le prodigieux tableau. de cet excès inouï, naît au XVIIIe siècle une réaction qui a pour principal organe les économistes et qui se traduit par la maxime fameuse : « l’État chancre. » Il semble que la Révolution française, faite au nom de la liberté naturelle, va réduire presqu’à rien les attributions du pouvoir. Ce fut le rêve d’un instant. On sait trop qu’il n’en fut rien. Anéantissant les provinces, les autonomies locales, les castes, les parlemens, les corporations, les corps privilégiés et laissant ainsi l’individu isolé en face de la toute-puissance de l’État, elle exagéra l’activité du pouvoir, afin d’imposer à la société une organisation nouvelle. L’empire profita des lois révolutionnaires pour créer la machine administrative la plus parfaitement oppressive qui fut jamais. Le pli fut pris par la nation : l’instrument de gouvernement était trop commode pour que la royauté rétablie s’en dessaisit. On parla de réformes ; et en attendant, des interventions nouvelles réclamées, par le public s’ajoutaient aux anciennes.

Mais, dira-t-on, cette fureur de tout réglementer est une maladie gallicane. Le défaut d’initiative individuelle en est la conséquence. Nous voulons y porter remède et imiter cette race anglo-saxonne, où l’État a des pouvoirs restreints, mais où l’activité des particuliers, même pour les objets d’intérêt général, accomplit des merveilles. — Il faut voir avec quelle verve et quelle connaissance des faits Dupont-White répond à l’objection ; il écrit à ce sujet un chapitre, le quatrième de son livre, où s’accumulent les documens, les citations, les énumérations de lois et de décrets. En Angleterre, il est vrai, le moyen âge et son régime individualiste s’est perpétué ; l’œuvre du progrès s’est faite par les castes ; mais ce n’était qu’un retard momentané. Pour faire face aux nécessités créées par la civilisation moderne, les lois se multiplient, les attributions du pouvoir central sont augmentées bien plus rapidement qu’en France, car il faut rattraper le temps perdu. On y fait du règlement, de la centralisation, de la tutelle avec fureur, et avec des bills d’une véhémence parfois féroce. L’auteur cite, avec leur date, tous les actes qui ont pour but de brider et d’organiser l’activité individuelle. Et afin qu’on ne l’accuse pas d’obéir à un esprit de système, il invoque les témoignages de deux autorités incontestées : « Notre confiance dans l’intérêt privé a baissé, dit le principal organe de l’école individualiste, l’Economist. Devons-nous imiter nos voisins du continent et nous confier à l’État plus que nous ne l’avons fait ? C’est une sérieuse question que la théorie résout négativement et la pratique affirmativement. L’expérience nous dit bien ce que l’on risque à placer sous le contrôle des lois l’industrie créatrice de la richesse ; mais le public demande impérieusement et incessamment l’intervention de la législature. » Et Vivien dit dans ses Études administratives : « L’Angleterre elle-même, à mesure que ses pouvoirs locaux échappent davantage aux mains de l’aristocratie, sent la nécessité de se rapprocher du système de centralisation. »

Depuis que Dupont-White a écrit le livre que nous analysons, l’Angleterre a marché d’un pas de plus en plus décidé dans la voie de l’intervention de l’État. Pour énumérer tous les cas, il faudrait un volume. Si on veut en connaître l’interminable catalogue, il suffit de lire les publications de la Ligue pour la défense de la liberté et de la propriété, sous la présidence de lord Womyss, constituée uniquement pour combattre ce que l’on appelle aujourd’hui le socialisme d’état[2]. Je ne citerai qu’un exemple : les lois agraires que M. Gladstone a fait voter pour l’Irlande, et que l’on trouve déjà insuffisantes, portent au principe de la propriété et du libre contrat une atteinte plus radicale que ne l’ont fait la Révolution française et même la Terreur. Le propriétaire de terres ne peut expulser son locataire sans lui payer une indemnité si forte que son droit en devient illusoire. Il n’a plus le droit de fixer à son gré le prix du fermage : le tenancier peut en appeler à des tribunaux spéciaux qui fixent ce qu’ils considèrent comme la « rente juste, » fair rent. En Angleterre, la stipulation faite par le propriétaire qu’il entend se réserver le droit de chasse sur les terres qu’il loue est considérée comme nulle. A moins de confiscation, on ne peut guère aller plus loin. Aux États-Unis, autre pays de non-intervention, le code des lois et des règlemens prend des dimensions inouïes. Chaque année, dans les 38 états, on vote plus de 20,000 bills. Inutile de rappeler le développement croissant du socialisme d’état sur le continent. Il frappe tous les yeux. Pour ne rappeler que quelques faits récens, l’Allemagne vient de voter la loi sur l’assurance obligatoire des ouvriers, qui s’appliquera à treize millions d’entre eux ; la Suède va plus loin encore : elle propose l’assurance universelle pour tous : enfin, en ce moment même, la Suisse convoque à Berne les différens états pour s’entendre sur une réglementation internationale du travail.

Ainsi donc, pour le bien ou pour le mal, les prévisions de Dupont-White se réalisent. L’intervention de l’État dans la sphère de l’activité individuelle s’étend chaque jour, il en avait donné par avance les raisons. Je les résumerai brièvement.

Le progrès a pour conséquence d’augmenter le nombre des habitans et de rendre leurs relations plus compliquées, plus exposées aux conflits. Il faut donc à l’État un surcroît de puissance, chargé qu’il est d’un plus grand devoir de tutelle et d’organisation. Voyez que de règlemens de toute sorte dans les grandes villes, où tant d’élémens de désordre fermentent et menacent. Le progrès met au monde des forces nouvelles de l’ordre physique et de l’ordre économique, qu’il faut discipliner et soumettre à l’empire du droit : les manufactures où il faut protéger la vie et la santé de l’ouvrier, les chemins de fer qu’il faut exploiter ou tout au moins surveiller, les sociétés commerciales, les banques, le crédit, dont il faut régler l’existence et réprimer les abus, la grande navigation, où il faut empêcher que la prime d’assurance n’engage les armateurs à faire de leurs navires des « cercueils flottans » (loi Plimsoll) ; la vapeur, l’électricité, dont il faut contrôler l’emploi et ainsi de suite, à n’en pas unir.

Le progrès développe dans la société la conscience morale et le sentiment du juste ; de là, naturellement, des lois nouvelles pour sanctionner le devoir plus détaillé et plus impérieux qui apparaît aux âmes. On défend ce qui était considéré comme indifférent, on incrimine ce qui paraissait très naturel. L’ivresse publique, qui était un rite des cultes orgiaques et plus tard le péché mignon du bon vivant, est aujourd’hui punie de l’amende et de la prison. Autrefois tuer un homme était un acte rachetable ; maintenant brutaliser un âne est un délit. Jadis le père disposait librement de ses enfans, qu’il pouvait exposer ou même supprimer, comme à Sparte et à Rome ; aujourd’hui on l’oblige à les entretenir, à leur donner une instruction suffisante, et on leur interdit l’entrée des ateliers jusqu’à un certain âge. Tout ceci est cité à titre d’exemples.

Le progrès est une plus grande diffusion parmi les hommes de moralité, de dignité, de savoir, de bien-être. Jetez les regards autour de vous, vous verrez quelle part énorme en revient à l’État, par ses écoles, par ses académies, par l’appui qu’il prête aux religions. Civilisation signifie accroissement de vie dans tous les sens. A une vie plus intense il faut plus d’organes ; à plus de forces il faut plus de règles. Or l’organe et la règle de toute société ordonnée est l’État. La liberté est le déploiement souvent déréglé de la volonté ; c’est au pouvoir à en formuler la loi et à l’imposer.

L’État n’est pas l’adversaire de la liberté ; au contraire, il en est souvent l’allié et même l’auteur, en mettant plus de justice dans les relations humaines. N’est-ce pas l’État qui a aboli l’esclavage, le servage et créé la petite propriété, condition essentielle de tout affranchissement réel, par des procédés révolutionnaires en France, par voie de rachat en Russie, en Autriche, en Prusse, en Roumanie, et bientôt, sans doute, en Irlande ?

L’État est non seulement la contrainte pour le bien et le juste, mais il est aussi un grand enseignement de morale et de droit, rien que par ses commandemens. Un cas entre cent : en France autrefois, comme en Angleterre aujourd’hui, toute famille noble ou riche voulait faire un aîné. La loi décrète le partage égal, et, du coup, il entre à ce point dans les mœurs qu’il n’est fait nul usage de la quotité disponible, sauf pour rétablir l’égalité, quand l’un des enfans a été avantagé d’ailleurs. On peut accorder à Le Play la réforme qui doit, prétend-il, sauver la société, c’est-à-dire la liberté du testament : elle sera de nul effet. De même la loi, en s’occupant de la protection des ouvriers, prêche d’exemple ; elle fait comprendre à chacun de nous notre devoir de nous efforcer d’améliorer leur sort. « Les grandes passions font les grandes nations, » a dit Carnot. Jamais une passion ne possède un peuple sans qu’elle se traduise dans son gouvernement ; donc un gouvernement inerte est la marque d’un peuple sans avenir.

Ainsi va Dupont-White, confirmant sa thèse. Il ne manque pas non plus de répondre à ses adversaires : la dernière partie de son livre y est consacrée. C’est énerver les hommes, disent ceux-ci, que de les habituer à l’intervention de l’État ; le meilleur moyen de développer l’initiative individuelle est de la laisser agir librement, sans nul secours. À ce propos, un souvenir de Bunsen me revient à la mémoire. Revenant d’Amérique, il est nommé ambassadeur à Rome. Un incendie éclate sous ses yeux : la foule regarde, nul ne bouge. Vite de l’eau, des échelles s’écrie-t-il. On lui répond : Toca al governo. — Voici ce que répond à cela Dupont-White : « Supposez un pays peuplé d’apathies et gouverné par l’apathie ; les sujets naturellement paresseux, l’État inerte par nature et par principe ; il se garde d’énerver le peuple en l’aidant ou en l’obligeant à agir. Abstention générale, torpeur de haut en bas. Il naîtra peut-être de grandes choses de cette inertie universelle ; mais on ne voit pas bien comment, et le secret de l’avenir est bien gardé. » J’ai vu ce tableau en Turquie, où tout s’en va en ruines. Il était pourvu à quelques services d’intérêt général, grâce à l’esprit religieux et aux vakoufs. On prend une partie de leurs revenus, et l’eau pour les ablutions n’arrive même plus aux mosquées de Constantinople. Qu’on vende les biens vakoufs, comme le veulent les progressistes occidentaux, et rien d’utile au public ne se fera plus.

L’instruction élémentaire est une nécessité bien évidente, et pourtant on n’a va nulle part, pas même en Angleterre, l’initiative privée y pourvoir convenablement, c’est Guizot qui l’affirme. Vous pouvez compter sur l’intérêt individuel pour la création de la richesse, quand celle-ci est la récompense proporûonnelle des efforts de l’individu. Mais celui-ci s’abstient des choses qui lui sont les plus avantageuses, quand, ne pouvant les faire à lui seul, il ne peut contraindre les autres à OH faire autant que lui. Allez donc lui demander de paver les rues, de faire des routes, de créer des ports ! Je me rappelle un étudiant de l’Amérique centrale qui suivait le cours où mon savant confrère à l’Institut, M. de Molinari, prêchait la non-intervention, au point de vouloir remettre à une compagnie l’organisation de la défense nationale, comme à l’époque des condottieri en Italie. Devenu plus tard président de la république dont il était citoyen, ce disciple convaincu de l’orthodoxie économique s’empresse d’appliquer, les doctrines de son maître. Il supprime le budget de l’instruction publique, des cultes, des travaux publics ; et les contribuables d’applaudir, car les impôts diminuent d’autant. L’État est presque aboli, l’initiative individuelle peut se déployer à l’aise. Mais, hélas ! nul n’agit. Les écoles se ferment, les églises s’écroulent, les routes sont envahies par les jungles, les ports s’ensablent, c’est le retour à l’état de nature, c’est-à-dire à la sauvagerie. Il fallut rendre à l’État maudit ses essentielles attributions.

Pour compléter l’exposition des idées de notre auteur en cette matière, je citerai un extrait de sa correspondance : « Quant à votre objection que la moralité croissante des hommes doit se résoudre en une réduction croissante de gouvernement, je réponds que le progrès moral et intellectuel est le fait d’une élite, et il ne peut devenir celui des foules que sous le poids d’une forte contrainte. Au début, tout progrès doit s’imposer, et ensuite, tout progrès accepté donne lieu à la conception d’un progrès nouveau parmi les natures supérieures. Autrement à quoi servirait leur supériorité ? Tel est le jeu des inégalités dont le monde est fait. »

Je ne discuterai pas ici les conclusions parfois trop absolues de Dupont-White. La thèse opposée à la sienne a été exposée récemment dans la Revue avec toute l’ampleur qu’elle comporte, par M. Paul Leroy-Beaulieu. Mais je ne puis quitter ce sujet, sans dire un mot de l’aspect nouveau qu’a pris la doctrine individualiste aux mains de la sociologie maniée par Herbert Spencer. Pour lui, le laissez-faire est élevé à la hauteur d’une loi naturelle. Ce n’est qu’en la respectant que se fait le progrès, par la « survie des plus aptes » et par la sélection au sein de l’espèce. Voyez, dit-il, comment s’y accomplit le perfectionnement. « Les animaux carnivores, non-seulement suppriment, dans les troupeaux des herbivores, les individus qui vieillissent, mais ils extirpent aussi ceux qui sont malades ou mal conformés, c’est-à-dire les moins forts et les moins rapides. Par ce procédé de purification et aussi par les combats si fréquens à l’époque de l’accouplement, l’appauvrissement de la race par la multiplication des exemplaires de qualité inférieure se trouve empoché ; est assurée, au contraire, la préservation des constitutions complètement adaptées aux circonstances environnantes et faites, par conséquent, pour produire la plus grande somme de félicité. » Telle est la loi naturelle qui doit être aussi appliquée, sans entraves, au sein de l’espèce humaine. Sans doute, dans la famille, l’aide gratuite des parens doit être en proportion des besoins de l’enfant et de son incapacité à se suffire à lui-même. Mais, dans la société, l’adulte ne doit être rémunéré qu’en raison de son mérite, c’est-à-dire de son aptitude à remplir toutes les conditions de l’existence. En compétition avec les animaux, puis avec d’autres hommes, il sera éliminé, ou se développera et se propagera, suivant qu’il sera bien ou mal armé pour la lutte. Si, au contraire, les avantages obtenus étaient en proportion de ses besoins et de son infériorité et si, par conséquent, la multiplication des moins bien doués était favorisée et celle des mieux doués entravée, il s’ensuivrait une dégradation progressive de la race, qui, dans le combat pour la vie, ne manquerait pas de céder, peu à peu, la place aux autres races où l’ordre naturel serait mieux respecté. « La pauvreté des incapables, la détresse des imprudens, l’élimination des paresseux et cette poussée des forts qui met de côté les faibles et en réduit un si grand nombre à la misère sont le résultat nécessaire d’une loi générale, éclairée et bienfaisante. » Quand l’État, guidé par une philanthropie mal inspirée, met obstacle à l’application de cette sage loi, au lieu de diminuer les souffrances de l’humanité, il les augmente, car il tend à remplir le monde d’êtres pour qui la vie sera une peine et à en écarter ceux pour qui l’existence serait une joie et une bénédiction. Il augmente parmi les hommes le contingent des souffrances et diminue celui du bonheur.

Voilà la thèse individualiste, magistralement exposée dans toute sa force, et aussi, osons-le dire, dans toute sa férocité. Elle se résume en ceci : Place aux forts, car la force est le droit, le droit à vivre et à se développer, aux dépens des faibles. Spencer et Darwin ont emprunté l’idée à Malthus, et aujourd’hui certaine école économique entend qu’on respecte les lois darwiniennes. Est-il besoin de montrer qu’elles sont en contradiction flagrante avec l’esprit et avec les préceptes du christianisme ? Cette opposition a été parfaitement mise en relief dans une sorte de roman biographique, naguère très lu en Angleterre et intitulé The true history of Joshua Davidson. Le héros, un ouvrier piétiste, a étudié les livres des économistes, et on lui a dit que c’était là la Science. Alors, désespéré, il s’écrie : « Si les doctrines de l’économie politique sont vraies, si les lois de la u lutte pour l’existence » et de la « survie des plus aptes » doit s’appliquer aussi rigoureusement à la société humaine qu’aux plantes et aux animaux, alors, disons-le nettement, le christianisme qui vient en aide aux pauvres et aux faibles et qui tend la main aux pécheurs est une folie ; renonçons franchement à une croyance qui n’influence ni nos institutions politiques, ni nos arrangemens sociaux et qui ne doit pas les influencer. Si la sociologie contient la vérité, alors Jésus de Nazareth a parlé et agi en vain ou plutôt il s’est insurgé contre les immuables lois de la nature. » Ainsi que le dit M. William Graham, dans son beau livre, The Creed of Science, ce redoutable problème, déjà débattu dans la République de Platon et aux origines du christianisme, commence seulement à être compris comme s’appliquant aux questions de l’organisation sociale actuelle.

En fait, l’individualisme absolu de Spencer n’est pas admissible dans les sociétés civilisées, et c’est le christianisme qui a raison. Ce qui y fausserait complètement l’application des lois darwiniennes, c’est tout d’abord le régime de l’accumulation et de l’hérédité des biens. Parmi les animaux, la survie des plus aptes a lieu, parce qu’à chaque génération nouvelle, l’individu se fait sa place et se perpétue, en raison de ses qualités propres. Le même « procédé de purification » agit encore parmi les barbares, où les plus forts et les plus braves l’emportent et éliminent les plus faibles. Mais, dans l’ordre social des civilisés, le rang et la fortune, souvent obtenus par héritage, l’emportent sur les aptitudes personnelles. L’héritier d’un grand nom jouira de son opulence et fera souche, fût-il mal constitué et malingre, et si un Apollon ou un Hercule veut lui enlever ses écus ou sa femme, pour appliquer la loi spencérienne de la sélection et de a la survie des mieux doués, » il sera envoyé au bagne ou à l’échafaud. La marine et l’armée accaparent les sujets les plus vigoureux et les exposent aux causes exceptionnelles de mortalité des casernes, des expéditions et des grandes guerres. Dans la concurrence sur le terrain économique, ceux qui arrivent aux premiers rangs ne sont pas les plus laborieux et les plus forts, mais les plus riches, les plus habiles et souvent, aujourd’hui, les moins scrupuleux. Si donc on veut que dans les sociétés humaines s’appliquent les lois qui assurent le progrès de l’espèce dans le monde animal, il faut supprimer la plupart de nos institutions et entre autres notre régime successoral. Le laissez-faire absolu n’amènerait donc pas les bons résultats qu’en espère la sociologie.

L’État doit se borner, dit-on, à faire justice. Soit, mais outre la justice distributive, il y a, comme l’a bien montré M. Fouillée, la justice « réparative. » La situation actuelle des individus n’est nullement le résultat de leur mérite ou de leur démérite. Elle est la conséquence d’une longue série de faits historiques, des spoliations anciennes, du servage féodal, des privilèges héréditaires, de nombre de lois iniques qui toutes n’ont pas été réformées. Quand donc l’État intervient en faveur des déshérités et des faibles, comme le prescrivent toutes les religions dignes de ce nom, il ne fait que « réparer » le mal commis autrefois. Le seul non-interventioniste, absolument logique, a été Fourier, au nom de son principe : « Les passions viennent de Dieu, les lois viennent des hommes. » Les crimes et les délits qui troublent la société soi-disant civilisée ne sont, prétendait-il, que l’insurrection légitime contre des règlemens répressifs absurdes. Au lieu de comprimer les passions et les appétits, il faut en faire des ressorts et des rouages de la machine sociale, de façon que chacun, en poursuivant la satisfaction de ses goûts, agisse au profit de tous. Mettez en œuvre l’attraction passionnelle, et elle produira L’harmonie dans la société, comme le fait la gravitation dans l’univers physique. Une fois la pendule sociale bien ordonnée, elle marchera toute seule en vertu des lois divines, et tout gouvernement deviendra superflu.

Après l’Individu et l’État, Dupont-White publia la Centralisation, qui en est la suite. Ce volume est formé principalement d’articles parus dans la Revue de 1861 à 1863. Les échecs successifs des révolutions de 1830 et de 1848 et le rétablissement de l’empire avaient fortifié cette idée que la France n’était pas mûre pour la liberté et que la faute en était à la centralisation. La centralisation, allait-on répétant sans cesse, est l’anéantissement de toute virilité politique chez une nation ; la véritable école d’un peuple libre est la gestion des intérêts locaux ; une démocratie sans institutions provinciales ne possède aucune garantie ni contre le désordre, ni contre le despotisme ; le gouvernement, en agissant partout et d’après les mêmes règles, énerve la vie dans les communes et brise chez elles toute initiative. Et l’exemple qu’on ne cessait de citer était celui de l’Angleterre et des États-Unis, où la liberté et la prospérité les plus grandes ont pour fondement les institutions locales. Telle est la thèse que Dupont-White essaie de réfuter, et il le fait avec un éclat, avec une originalité et une diversité de vues qui éclairent le problème d’une lumière toute nouvelle.

Et d’abord, il n’admet pas la supériorité de l’Angleterre, même sur le terrain politique. Chaque peuple a suivi sa voie pour arriver au même point. Les Anglais ont conquis d’abord la liberté, parce que l’aristocratie et les communes ont eu devant eux, de bonne heure, le souverain absolu ; aujourd’hui, pas à pas, ils fondent la centralisation. En France, on a eu d’abord la centralisation, parce que c’est au moyen de cet indispensable instrument que les rois ont fait l’unité du territoire et la Révolution, l’unité nationale. On n’a pas eu aussi vite la liberté politique, parce que la royauté a d’abord favorisé le peuple aux dépens de l’aristocratie, puis l’aristocratie aux dépens du peuple. Mais maintenant que la souveraineté de la nation est reconnue, les Français arriveront à jouir des mêmes droits que les Anglais.

D’ailleurs, il faut ne rien connaître aux institutions locales, de l’Angleterre pour y voir le berceau des libertés politiques. Jusque hier encore, nul peuple n’a été plus privé d’autonomies communales ou provinciales. Comme le montre bien Dupont-White, Guillaume le Conquérant établit un despotisme absolu et une centralisation excessive. A la tête des comtés, il plaça des préfets, les vice-comes, qui devinrent plus tard les shérifs. Chose sans exemple ailleurs, la commune, remplacée par le manoir (manor) et par la paroisse (parish), disparut si complètement, qu’il n’y a même plus de mot en anglais pour la désigner. La France a toujours conservé des états provinciaux. L’Angleterre n’avait rien de pareil. Dans les provinces, tous les pouvoirs judiciaires, administratifs, financiers, étaient aux mains de certains grands propriétaires, les juges de paix, nommés par le roi. Seuls, les bourgs incorporés jouissaient d’une sorte de self-government, sous l’empire des lois générales. Ce n’est que l’an dernier (1888) que l’on a accordé aux provinces un corps représentatif, « le conseil de comté, » pour gérer leurs intérêts. Il faudra une loi nouvelle pour restituer aux Anglais le tunscip anglo-saxon, la corporation communale, qu’on trouve dans le monde entier. Si donc ils ont eu avant les autres grandes nations des libertés politiques, ils le doivent à la race, à la religion, à la caste, à l’histoire, non aux autonomies locales qui n’existaient pas.

M. Dupont-White s’élève avec véhémence contre cette idée si répandue, que c’est dans la gestion des intérêts communaux que se forme l’esprit politique. Ce qu’enseigne, ce que suggère la commune, dit-il, aura toujours les bornes des vues locales. Ce n’est pas là qu’on apprendra à gouverner un grand pays ! Richelieu ou Colbert, Turgot ou Necker, Thiers ou Guizot en France ; Chatham ou Pitt, Peel ou Gladstone en Angleterre n’ont pas dû pour être de grands ministres passer par l’école d’un conseil municipal.

Le plus grand danger des démocraties, ce sont les abus de pouvoir que peut commettre la majorité à l’égard de la minorité ; or nulle part ce danger n’est plus à craindre que dans l’enceinte étroite d’une commune. Là, les hostilités de parti se transforment en inimitiés personnelles et en luttes corps à corps. Voyez, dans les cités grecques et dans les républiques italiennes, les plus brillans exemples que nous possédions de communes souveraines : quelles luttes constantes et souvent sanglantes ! Quelles proscriptions, quelle extermination des vaincus ! Il y a une manière péremptoire d’apprécier ce que vaut la centralisation pour le droit, pour l’équité : voyez l’ordre judiciaire. Là, vous avez un merveilleux moyen de redressement : l’appel. Or la raison de l’appel, c’est que le juge distant est supérieur au juge voisin. En fait d’administration, l’appel est aussi indispensable qu’en fait de justice. Donc le pouvoir central doit avoir un droit de contrôle sur les affaires locales.

Les institutions robustes et nécessaires se reconnaissent à ceci qu’elles ne cessent de grandir à travers et malgré tout. Telle a été la fortune de la centralisation en France : « Là tout est faveur et acclamation. Il y en a pour les mauvais rois, dès qu’ils se mettent à cette œuvre. Les monarques passent, les monarchies mêmes disparaissent, mais la centralisation reste. Si vous la prenez pour une croix, il faut en dire comme les chartreux : Stat crux dum volvitur orbis. Point de révolutions qui ne la respectent. Que dis-je, les révolutions de toute provenance ne se lassent pas de la développer, de l’exalter. Ce n’est pas tout ; le pays a les fortunes les plus diverses dans sa formation territoriale, dans ses rencontres avec l’étranger. Ici encore tout est profit pour la centralisation. Détresse ou prospérité, tout lui est occasion de croître sur ce sol français qui a tant souffert d’être découpé et fractionné. » Et alors faisant un emploi merveilleux de l’histoire, il nous montre que la centralisation est une tendance immémoriale, que c’est elle qui a formé le territoire et y a fait régner le droit commun, malgré les résistances égoïstes des corporations et des castes. Puis il résume ainsi sa thèse : « Sécurité, gloire, pensée, succès d’esprit et d’épée, essor des arts et de l’industrie, chez nous tout a marché du même pas que la centralisation. »

Mais n’y a-t-il donc point de contre-poids et de correctif à cette force qui embrasse tout et dont on peut dire : in illo sumus et movemur ? Oui, il y en a un ; et c’est une capitale. Et dans un chapitre étincelant de verve, mais qui laisse bien des doutes, surtout aujourd’hui, Dupont-White expose ce que peut une capitale pour garantir la liberté. Elle est, dit-il, une force en dehors et au-dessus des pouvoirs constitués. On l’a vue armer et désarmer les puissances officielles. C’est ainsi qu’elle a mis fin à l’ancien régime. Son procédé est fort simple. Elle enfante les idées ; les idées s’emparent des esprits qui finissent par désarmer les résistances. Quand la France était une monarchie tempérée par des chansons, c’est à Paris qu’elles naissaient. Aujourd’hui le pouvoir est redressé par des révolutions qui sont aussi parisiennes. « Paris est la capitale entre toutes. Ce grain de salpêtre qui est au fond du tempérament français, c’est là qu’il prend feu à certaines étincelles, dont la périodicité n’est pas encore bien déterminée. » Ébloui par l’éclat de la vie supérieure qui se développe à Paris, Dupont-White prend en pitié l’existence bourgeoise des états fédératifs, comme la Suisse et les États-Unis.

Mais ne peut-on lui répondre que s’insurger n’est pas vivre libre, que le bonheur des peuples ne se mesure pas au rayonnement des lettres et des arts, et que mieux vaut richesse et lumière répandues partout que concentrées en un seul centre, où elles provoquent des explosions trop fréquentes ?

Malgré certains paradoxes parfois excessifs, ce que son livre me paraît avoir démontré sans réplique, c’est que, pour fonder d’une façon stable des institutions libres et démocratiques, il ne suffit pas d’accroître l’autonomie des autorités locales. C’est aux mœurs, aux traditions, aux idées religieuses qu’il faut demander le secret de la liberté. En même temps que Dupont-White publiait les deux volumes dont nous avons indiqué l’importance, Stuart-Mill faisait paraître, presque sur les mêmes sujets, deux livres, qui, avec ceux de Tocqueville, constituent la contribution la plus instructive que notre siècle ait apportée à la science politique : la Liberté et le Gouvernement représentatif. Dupont-White s’empressa de les faire connaître en France, d’abord en les signalant dans la Revue (1er novembre 1861), ensuite en en publiant une traduction, que fit sous ses yeux sa fille aînée, aujourd’hui Mme Sadi-Carnot. Il y ajouta des préfaces que Stuart-Mill goûta fort. Tout en louant, comme ils le méritent, et la liberté et le régime représentatif, il en montre clairement les écueils. Peut-on, se demande-t-il, amender la démocratie par l’adjonction d’élémens intellectuels, à tel point qu’elle ne viole pas la justice contre les minorités ? À ce propos, il invoque la fameuse lettre de Carlyle (Times, 7 avril 1860), si souvent citée depuis, où le grand historien anglais annonce en prophète les dangers du socialisme aux États-Unis, que n’avait pas entrevus Tocqueville :


Il est certain, dit-il aux Américains, que votre gouvernement, tout démocratique, ne sera pas capable de contenir une majorité souffrante et irritée, car chez vous le gouvernement est la majorité, et les riches, qui forment la minorité, sont à sa merci. Un jour viendra dans l’état de New-York, où la multitude, entre une moitié de déjeuner et la perspective d’une moitié de dîner, nommera les législateurs… Alors, ou quelque César, quelque Napoléon, prendra, d’une main puissante, les rênes du gouvernement, ou votre république sera aussi affreusement pillée et ravagée au XXe siècle que l’a été l’empire par les Barbares au Ve, avec cette différence que les dévastateurs de l’empire romain, les vandales et les Huns, venaient du dehors, tandis que vos Barbares seront les enfans de votre pays et l’œuvre de vos institutions.


Dupont-White a toujours eu le goût des spéculations philosophiques ; « un abime qui m’a toujours fasciné depuis l’âge de dix-huit ans, » m’écrivait-il. Il y revenait sans cesse. Son premier travail à ce sujet, à propos du positivisme de Comte et de Littré, a paru, et à une place d’honneur, dans la Revue (1er et 15 février 1865), et dans le dernier de ses écrits (1879), il examine cette question que Bayle et Voltaire avaient traitée déjà, mais à laquelle il donne une réponse toute différente : un peuple peut-il vivre et surtout vivre libre, sans religion ? Mais, s’il s’occupait de métaphysique, c’était surtout en vue de son sujet de prédilection, l’organisation politique des sociétés. Ainsi, il s’efforce de faire voir que le succès du positivisme et de la sociologie vient de ce que la philosophie n’a rien su nous apprendre relativement aux formes de gouvernement et de ce que la religion ne nous offre que des solutions contraires à l’amour des peuples pour la liberté. « La liberté politique, dit-il, est-elle oui ou non le pouvoir des peuples sur eux-mêmes, ou, pour mieux-dire, le gouvernement par les gouvernés ? Alors que la philosophie nous dise ce que vaut l’homme pour la liberté ainsi comprise, ce qu’il porte en lui pour résister ou pour suffire à cette besogne, de quelles ressources il dispose, naturelles ou acquises, contre l’apparente contradiction de ce problème. » Parmi les modernes, il ne voit que Joseph de Maistre et avant lui, de façon bien plus profonde, Hobbes qui aient abordé le sujet par les sommets métaphysiques. « Hobbes, ajoute-t-il, était à la fois politique et psychologue politique ; mais pour ce qu’il enseigne : méchanceté naturelle de l’homme, son asservissement désirable, le droit et le bienfait du despotisme, il aurait aussi bien fait de n’être ni l’un ni l’autre. »

La sociologie positiviste a la prétention de nous apporter des lumières nouvelles et suffisantes, en se bornant à observer les faits et en s’interdisant tout essai de pénétrer dans le domaine de l’Inconnaissable, « cet océan, ainsi parle Littré, qui vient battre notre rive et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. » Notre auteur montre, en des pages émues et éloquentes, que l’infériorité du positivisme est précisément de n’avoir rien à nous dire sur les points qui déterminent, pour une si large part, la conduite des individus et des peuples. L’humanité veut croire ; elle a besoin de croire ; il lui faut une assurance « contre cette peine de mort, contre le froid calice du néant, dont les matérialistes menacent la personne humaine. » En réalité, ce qui le préoccupe, ce qu’il demande à la philosophie et à la sociologie, c’est comment il faut organiser la démocratie. L’égoïsme est le fond de notre nature et la condition de la conservation de notre espèce ; la répression des égoïsmes, c’est la société ; cette répression confiée aux égoïsmes, c’est le peuple se gouvernant lui-même, c’est la démocratie. Voilà un problème qui semble contenir des données contradictoires. Il faut le résoudre pourtant, sous peine d’avoir à revenir au despotisme ancien. A cet effet, il faut s’adresser à la psychologie, qui devrait nous enseigner quels sont les besoins, les instincts et les passions de l’homme, dont il faut tenir compte, en réglant nos institutions, et aussi à l’histoire, qui nous apprend quels peuples ont vécu libres, comment, à quelles conditions, et aussi sur quels écueils d’autres ont échoué. Tel est le magnifique programme qu’il s’était tracé et dont il préparait les matériaux. Ses livres n’en étaient que des chapitres. Il rêvait de faire pour notre temps ce qu’Aristote avait essayé de faire pour l’antiquité, dans son livre si plein d’enseignement, la Politique, dont malheureusement tant de parties ne nous sont point parvenues. Il aurait voulu créer une science presque nouvelle ; la psychologie politique, c’est à-dire une étude de l’homme considéré comme citoyen et comme capable vde bien gouverner la cité.

Les événemens de 1870 l’atteignirent jusqu’au fond de l’âme et imprimèrent une direction entièrement différente à ses travaux. Que signifiait cet écrasement de la France dont il avait, en des pages si brillantes, montré la prééminence ? Était-ce une chute définitive ? Comment et sous quelle forme de gouvernement allait-elle se relever ? Il crut de son devoir de quitter le domaine paisible des spéculations scientifiques, pour appliquer tout ce qu’il avait de connaissances et de talent à l’étude des problèmes de politique pratique que la gravité des circonstances imposait à tout bon citoyen. Il m’écrivait en juillet 1871 : « J’ai passé tout le temps de ces affreux événemens à Trouville, sans parens, ni amis intimes. On continue à vivre cependant ! Je suis fort élastique, paraît-il, oui, mais la France l’est-elle ? « J’ai la conviction profonde, me disait M. Guizot, que ce pays est impérissable. » — Moi aussi, mais n’est-ce pas du mysticisme ? Sur cette objection, M. Guizot m’a professé une magnifique théorie du mysticisme comme principe de loi… et de conduite. C’est trop de la moitié. »

Quoique très hostile à l’absolutisme, dont il disait « qu’il éprouverait toujours en notre temps cette difficulté suprême, dont se plaignait Fontenelle âgé d’un siècle, la difficulté de vivre, » et quoique républicain de principe, il n’était pas rassuré sur la durée de la république nouvelle. Ce qu’il aurait voulu, c’est le gouvernement attribué à une élite, à une aristocratie dans le sens grec du mot. A chaque instant, dans ses livres, il montre, à grand renfort de citations et de faits, tout ce que lui doit la civilisation. C’est elle, répète-t-il, qui a fait l’éducation du caractère français, au moyen âge ; au XVIe siècle, elle alla au protestantisme et à la Renaissance ; au XVIIe siècle, elle forma la langue et le goût, et au XVIIIe, elle adopta l’esprit de réforme qui aurait accompli la révolution sans ses violences.

Toutefois il voyait clairement qu’on ne pouvait demander le salut ni à cette élite de la nation qui n’était point constituée ni reconnue, ni à la monarchie dont les partisans se divisaient en trois groupes hostiles. Il crut donc devoir défendre la république, comme tant de conservateurs libéraux, M. Léonce de Lavergne, par exemple, dont le vote à Versailles décida l’adoption de la constitution républicaine, et il le fit avec d’autant plus de dévoûment que, dès avant 1848, il en avait été partisan. Voici comment il s’explique à ce sujet : « La sécurité, un produit tout monarchique, est le premier besoin des peuples, parce que la prévoyance est le plus haut attribut des hommes ; mais la monarchie peut-elle la donner à la France ? Tant de chutes qu’elle a faites depuis 1789 prouvent peut-être quelque chose contre sa valeur, mais surtout mettent un véritable obstacle à son retour. Chaque dynastie, en tombant, a laissé ses héritiers, qui sont autant de candidats au trône, autant de partis capables, au besoin, de guerre civile. Comment faire une monarchie parmi ces monarchistes, dont chacun veut la sienne, sans compter les républicains qui n’en veulent d’aucune sorte. »

Cela étant, ce qu’il croyait urgent de chercher, c’est comment on pouvait constituer un gouvernement qui rendit à la France ce dont elle avait le plus besoin, la confiance en l’avenir. Il écrivit à ce sujet plusieurs études très utiles à relire, surtout en ces jours d’incertitude que la France traverse actuellement : République ou monarchie, République conservatrice, Réflexions d’un optimiste. Il les publia en volume, en 1875, sous le titre de Politique actuelle.

Contraste fréquent sous l’ancien régime et encore aujourd’hui en Angleterre, par ses idées il appartenait au groupe radical et jusqu’à un certain point socialiste et, d’autre part, par ses habitudes, il ne se plaisait que dans les mondes les plus choisis. Dès sa jeunesse, républicain de principe, il avait pris part aux combats de juillet 1830 ; plus tard, sous Louis-Philippe, il ouvrait sa bourse et ses salons à tous les « avancés » honnis ou persécutés ; en 1848, il fut nommé membre du gouvernement provisoire ; mais il avait conservé toutes les traditions d’un gentilhomme du XVIIIe siècle[3]. Élégant de manières et de costume, aimant la société, où il était très recherché, raffiné dans ses goûts, amoureux de tout ce qu’il y a d’exquis dans la culture parisienne, aristocrate jusqu’au bout des ongles, un républicain en gants jaunes, comme disaient ses amis, il avait horreur du règne de la médiocrité et de l’ignorance et de la grossièreté des foules. Il acceptait le triomphe de la démocratie, parce que, comme Tocqueville, il la croyait inévitable, mais il ne l’aimait pas et il en voyait tous les périls. La démocratie, disait-il, c’est-à-dire le gouvernement du peuple, était chose naturelle chez les anciens, parce que les hommes libres, une minorité d’élite entretenue par les esclaves, n’avaient guère à s’occuper que de la chose publique ; mais chez nous elle est une chimère ou une absurdité ; une chimère, si le peuple se laisse guider par César ou par Catilina ; une absurdité, si réellement la plus difficile des fonctions, qui est de gouverner, est exercée par ceux qui en sont le plus incapables. Cette tentative est périlleuse en France plus que partout ailleurs, parce que la démocratie y est née d’une passion, d’une colère, et d’une haine plutôt que d’un développement historique.

Désespérait-il de la liberté ou de la France ? Nullement. Il était, comme le lui disait alors Guizot, parlant de son état d’esprit, « un optimiste inquiet. » Il en appelait d’abord aux classes supérieures pour qu’elles eussent l’énergie de se défendre, sans avoir recours de nouveau à la dictature, dont la chute récente avait eu pour résultat la défaite et le démembrement du pays. Il demandait tout d’abord que le suffrage ne fût accordé qu’à ceux qui sont capables d’en faire usage dans le véritable intérêt du peuple tout entier. Il voulait ensuite une chambré haute renfermant les hommes les plus distingués dans toutes les branches, non comme un moyen de conservation et de réaction, mais comme l’agent du progrès fondé sur la science et l’expérience. Il recommandait aussi avec insistance le scrutin d’arrondissement, afin de donner plus d’influence à la propriété, dont il attendait le salut, et le renouvellement de la chambre par cinquième, afin d’éviter un changement brusque qui peut être un saut dans les ténèbres et rien moins qu’une révolution. Cette mesure lui paraissait nécessaire, très spécialement en France, où « le caractère national est facile aux exaltations et aux entraînemens, tel enfin qu’il convient d’y modérer le courant momentané de l’opinion. »

Ce qu’il combattait surtout avec une éloquence pleine d’angoisses, c’est l’idée de réunir une constituante : « Pourquoi, dit-il, quand les Français ne demandent qu’à produire et à réparer, les remettre en quête de théories dont ils sont gorgés ? Il faut songer aux plaies et surtout aux haines du pays. Le convoquer solennellement quand il saigne et rage de partout ; prendre ce moment pour l’interroger sur la forme de gouvernement, sur les principes sociaux, sur les gouvernans qui lui plairaient, ce n’est pas le moyen d’apaiser tant d’irritation ; c’est un dernier incendie qu’il faut lui épargner. » Ces sages paroles ne sont-elles pas encore de mise aujourd’hui, plus peut-être que le jour où elles ont été écrites, il y a quinze ans déjà ?

Dans la dernière lettre que je reçus de Dupont-White (Plombières, 3 août 1878), il m’annonçait qu’il revenait à son étude favorite, la psychologie politique. Il venait d’achever un travail sur le Matérialisme en Angleterre, à propos d’Herbert Spencer ; mais peu de temps après, en décembre 1879, il fut enlevé brusquement, en pleine jouissance de ses forces et du corps et de l’esprit. Ce fut une grande perte pour la science et pour les lettres. Il se proposait de grouper ses études sur les formes de gouvernement de la démocratie moderne, en un corps de doctrine scientifique, dont il avait si bien indiqué les principaux problèmes et même tracé l’esquisse. Jamais ouvrage pareil n’a été plus nécessaire que de nos jours.

Quand Tocqueville a parlé dans le sien des progrès de l’égalité, à entendait par là l’égalité civile et l’égalité politique, nullement l’égalité économique. Or, c’est l’égalité des conditions que partout, avec plus ou moins de violence et de netteté, les masses réclament aujourd’hui. Dès l’abord, Dupont-White avait vu que là était le péril principal et le grand problème de notre temps. Il y a, dit-il, une attraction naturelle entre la propriété et la souveraineté. Autrefois les vrais souverains étaient les propriétaires. Jadis, en théorie, le sol appartenait aux rois. Maintenant on a proclamé souverains un grand nombre d’hommes qui ne possèdent rien. Comment ces hommes n’useraient-ils pas de cette force qui est le gouvernement, pour acquérir le premier des biens qui est la propriété ? Le suffrage universel doit donc un jour, semble-t-il, imposer une forme nouvelle à l’ordre social ?

Sur un autre point encore, les vues de Dupont-White eussent été les bienvenues. A l’époque où il écrivait ses premiers livres, les peuples qui aspiraient à vivre libres et à gérer eux-mêmes leurs affaires avaient devant les yeux un idéal de gouvernement qui devait, espéraient-ils, combler tous leurs vœux : c’était le régime parlementaire et représentatif à la façon anglaise. Presque toutes les nations civilisées l’ont conquis aujourd’hui, et toutes s’en plaignent à l’envi, même l’Angleterre. Que faire donc ? Quelles réformes adopter ? Comment organiser les pouvoirs publics, de manière que le but des gouvernails soit vraiment le bien général et non le triomphe d’un parti, que les dépenses soient limitées, que la direction des affaires appartienne à la sagesse, à la prévoyance, au bon sens, non à l’esprit d’intrigue et aux habiletés des coteries ? Ce que nous apprennent Aristote, Locke, Montesquieu, Tocqueville, ne suffit plus en présence d’une situation sans précédons ; même les ouvrages de Smart Mill, si pleins d’enseignemens, ne peuvent plus servir de guide. Pour ne point échouer sur cet océan qui s’ouvre devant nous, avec ses obscurités et ses tempêtes, il nous faudrait, comme l’ont les marins, un livre signalant les courans et les écueils qui peuvent nous perdre. S’il avait vécu, ce livre, Dupont-White l’eût écrit sans doute, car il y était admirablement préparé.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Il ne m’appartient pas à moi, étranger, ne maniant qu’avec grand labeur la langue française, de juger du style d’un écrivain français, mais je voudrais cependant, pour donner une idée de celui de Dupont-White, reproduire ici ce qu’il dit de Pascal, afin de prouver que le pessimisme est un mauvais conseiller en fait de réformes politiques : — « Je m’en tiens aux Pensées de Pascal, qui n’aurait garde de toucher à quoi que ce soit, parce qu’il méprise tout abus de réforme. Voilà un contempteur, un désespéré ! Les plus fameux mélancoliques de notre temps, les plus incompris, les plus ulcérés contre la nature, la Providence et le reste n’atteignent pas cette hauteur, cette vérité de dégoût. Au fait, ils n’ont pas commencé par trouver la géométrie ; il leur manque les ailes de Pascal pour voir les hommes si petits. Lui, il use de son droit quand il met tout au monde sous ses pieds : lois, traditions, monarques et jusqu’à la propriété. Sur quoi ne marche-t-il pas ? On dirait le cheval d’Attila. Il fait litière et carnage des idoles sociales ; puis, ayant regardé son arme, Samson la rejette et conclut paisiblement à souffrir ces choses, la raison humaine qui voudrait les changer étant aussi méprisable que le reste. Et tout finit par ce mot : cor comminutum, sentiment chrétien. A la bonne heure, voilà qui est logique. Oui ! réduisez votre cœur, éteignez-vous, écrasez-vous (contrition ne veut pas dire autre chose) ou plutôt mourez ; c’est ce que vous avez de mieux à faire de la vie, un cas désespéré dès qu’elle n’a pas en elle de quoi se gouverner, » La Centralisation, 1re édit., p. 152. A lire dans le même ouvrage (chap. XI, § 2) le portrait de Louis XI faisant la France par la centralisation, un chef-d’œuvre de verve et d’évocation historique.
  2. Cette société vient de publier un livre où la thèse individualiste est exposée et défendue avec le plus grand talent : Individualism, by Wordsworth Donisthorpe. Dans un écrit intitulé : Municipal socialism, le secrétaire de la Ligue, M. W.-C. Crofts, cite des exemples très curieux de réglementation municipale dans un grand nombre de villes, adoptée en vertu des Improvements Bills. Ici encore, Dupont-White a été prophète, en annonçant qu’en fait d’intervention des pouvoirs publics, l’Angleterre devancerait la France.
  3. M. Gaston David, de Bordeaux, qui a épousé la seconde fille de Dupont-White, m’écrit qu’il prépare une notice biographique sur son beau-père. Ce qu’il faudrait, c’est une biographie complète, comme les Anglais en consacrent à leurs écrivains, avec nombreux extraits de livres et de correspondances, d’autant plus que Dupont-White écrivait ses lettres avec soin et non sans recherche, comme on le faisait au XVIIIe siècle.