Un Préjugé contre la mémoire - La Mémoire et l’Intelligence

La bibliothèque libre.
Un préjugé contre la mémoire – La mémoire et l’intelligence
Camille Mélinand

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896


UN
PRÉJUGÉ CONTRE LA MÉMOIRE

LA MÉMOIRE ET L'INTELLIGENCE

Il est d’usage de traiter les « bonnes mémoires » avec un certain dédain ; nous ne les admirons jamais sans quelque ironie ou quelque pitié. Autre signe du même sentiment : les louanges ou les critiques qu’on adresse à notre mémoire nous laissent assez froids ; quand c’est d’elle qu’il s’agit, notre amour-propre n’est pas à vif ; nous ne sommes jamais ni très flattés ni très humiliés. Autre signe encore : nous parlons sans embarras de notre mémoire ; nous déclarons sans pudeur qu’elle est bonne et nous avouons sans honte qu’elle est mauvaise, nous nous en vanterions volontiers ; « tout le monde se plaint de sa mémoire, » ce qui prouve qu’on ne tient pas outre mesure à exceller par là. Il me semble que ce dédain est un peu aveugle ; il me semble que nous devrions être aussi fiers des qualités de notre mémoire que de nos qualités les plus brillantes ; ou, pour parler plus exactement, il me semble que nos qualités les plus brillantes se ramèneraient facilement à des qualités de la mémoire ; et je le voudrais montrer sur quelques-unes d’entre elles ; mais surtout je crois que la plus précieuse des qualités, le « jugement » ou la justesse d’esprit dépend de la mémoire, qu’il n’y a pas d’esprit juste sans une mémoire riche, tenace, fidèle et prompte, qu’on ne juge bien que si on se souvient bien.

I

Réfléchissons d’abord sur quelques-uns des dons les plus brillants dont nous puissions nous parer : c’est par son imagination, par sa verve, par la profondeur de ses sympathies, par sa pénétration, par sa délicatesse, qu’un homme, le plus souvent, se fait admirer. Ne seraient-ce pas là, au fond, des qualités de la mémoire ?

Pour l’imagination, c’est presque évident. « Avoir de l’imagination, » c’est d’abord se représenter avec intensité les scènes ou les événemens auxquels on a assisté ; les revoir et les revivre. Or, imaginer ainsi, c’est se souvenir ; non passe souvenir d’une façon abstraite et verbale, mais d’une façon concrète et vivante ; cette force d’imagination n’est donc qu’une ténacité et une fidélité spéciales de la mémoire. — « Avoir de l’imagination, » c’est encore et surtout se représenter avec intensité des scènes ou des événemens auxquels on n’a pas assisté, par exemple des scènes ou des événemens futurs ; s’y transporter comme en personne ; vivre de loin ou vivre à distance, comme si l’on était en tel lieu, en tel temps ; voir par la pensée des objets ou des personnages soit inconnus, soit irréels, soit même impossibles. Or cette imagination-là, c’est encore la mémoire. C’est une vérité de psychologie élémentaire que les « images » les plus compliquées, les plus inédites ou les plus chimériques sont toujours des souvenirs diversement combinés entre eux ; on ne se représente l’avenir qu’en se souvenant du passé ; on ne prévoit qu’en revoyant. — Enfin « avoir (de l’imagination », c’est se représenter sous forme d’images concrètes même les idées les plus abstraites ; c’est voir les idées au lieu de les penser seulement ; c’est les rendre sensibles, visibles ou palpables ; c’est trouver toujours quelque phénomène physique, quelque objet où elles prennent un corps. La plupart des vrais écrivains et tous les vrais poètes sont ainsi faits : chez eux la conception s’achève en vision. Peut-être même n’y a-t-il pas d’esprits tout-à-fait nets sans cela : nous ne comprenons réellement une vérité que le jour où elle s’incarne à nos yeux en une image. Or il est clair que cette imagination-là n’est qu’une espèce de mémoire ; nous n’avons d’images à notre service que si notre mémoire est riche de « choses vues », que si nous avons beaucoup regardé et beaucoup retenu ; sinon l’image opportune nous manquerait toujours, et notre idée resterait abstraite. Un poète est donc un homme qui a dans l’esprit tout un trésor de « souvenirs visuels » ; et un écrivain comme M. Taine, chez qui l’idée est si nette qu’elle se dilate d’elle-même en image, était impossible sans une mémoire tenace et précise des formes et des couleurs. On le voit, l’imagination, si prestigieuse ou si sublime qu’elle nous paraisse — l’imagination d’un Montaigne ou d’un Hugo si l’on veut — n’est, à parler franc, qu’une bonne mémoire.

Le don de l’inspiration est aussi un de ceux dont les hommes s’émerveillent le plus. L’inspiration a toujours paru un état presque surnaturel ; c’est à un dieu, à un génie, à une muse qu’on l’attribue. Regardons-y de plus près. Qu’est-ce que l’inspiration ? C’est la montée facile, large et puissante des idées ; c’est une palpitation de tout l’être, ivre de pensée lumineuse et de vision précise ; c’est une réflexion, non plus lente, froide, laborieuse, mais une réflexion ardente, une réflexion passionnée ; c’est un enthousiasme à la fois créateur et clairvoyant ; c’est la joie de la fécondité et l’ivresse de la lumière. Or qu’est-ce que tout cela, sinon une excitation heureuse de la mémoire et un jeu parfait des souvenirs ? Songez que, partout et toujours, c’est la mémoire qui nous fournit les idées ; toutes celles qui jaillissent à notre esprit quand nous méditons, quand nous parlons, quand nous écrivons, c’est de la mémoire qu’elles jaillissent ; le ressort de « l’association des idées » les ramène des régions obscures où elles dormaient ; c’est l’évocation des souvenirs, plus ou moins capricieuse, plus ou moins féconde, qui fait la verve, l’esprit, le talent, le génie. Sans doute il faut autre chose : la mémoire nous présente les souvenirs pêle-mêle ; il y en a qui conviennent, d’autres qui ne conviennent pas ; il faut donc une faculté spéciale de choix, de triage, « de sélection », et cette faculté est la raison. Mais il n’en est pas moins vrai que la raison ne travaille pas à vide, qu’il lui faut des matériaux, et que ces matériaux sont presque toujours des souvenirs. Qu’est-ce que « l’esprit », si ce n’est un pétillement de souvenirs à la fois surprenans et opportuns, imprévus et attendus, étranges et naturels ? Qu’est-ce que le talent — d’un écrivain par exemple, — si ce n’est avant tout une mémoire capable de fournir au bon moment toutes les idées qui conviennent au sujet, et tous les mots et tous les tours qui conviennent à ces idées ? Qu’est-ce même que le génie ? qu’est-ce que la découverte sublime d’un Newton ou d’un Darwin, si ce n’est encore un souvenir qui jaillit du fond de la mémoire et qui ouvre alors à l’esprit des perspectives infinies ? C’est donc la richesse et la docilité de notre mémoire qui font notre valeur intellectuelle ; mais, trop peu psychologues en général, et dupes avant tout des phrases toutes faites, nous ne nous en doutons pas. Et pourtant, sous les noms prestigieux d’inspiration, de génie, de muse, etc., c’est peut-être tout simplement la mémoire qu’il faut voir. Cette puissance capricieuse qui s’agite chez les grands artistes, qui tantôt leur dicte des actes ou des œuvres sublimes, tantôt se retire d’eux et les laisse en détresse, cette puissance si mystérieuse et si étrangère à l’homme lui-même qu’elle lui apparaît comme un dieu qui vient l’animer, il est peut-être bien terre à terre, mais il pourrait être exact de l’appeler franchement la mémoire. Nous avons tant besoin que notre mémoire joue bien, nous sommes si peu de chose dès qu’elle s’alourdit, s’épaissit ou s’assoupit, que nous ne négligeons rien pour la stimuler. C’est pour que les mille ressorts en soient plus souples et mieux tendus, que nous prenons du café, du thé, des alcools. Si nous fumons, c’est peut-être aussi pour avoir au moins l’illusion[1] d’un jaillissement plus abondant et plus rapide des souvenirs.

Le don de la sympathie est aussi précieux que les précédens. J’entends par sympathie la faculté de pressentir et de ressentir les émotions des autres, d’éprouver le contre-coup de tout ce qui se passe dans leur cœur, de se mettre à leur ton, et comme de vibrer à l’unisson des gens qui nous entourent. C’est une intuition de leurs sentimens, et c’en est aussi la répercussion en nous ; c’est une divination et c’est une communion. On trouvera ce don, dans toute sa richesse, chez les romanciers anglais, et spécialement chez George Eliot : rien n’égale la sympathie avec laquelle elle a parlé des enfans, de leurs pensées, de leurs impressions, et surtout de leurs infinis désespoirs. Il faut lire, pour s’en rendre compte, le Moulin sur la Floss[2]. Or n’est-il pas clair que cette profondeur de sympathie n’est qu’une ténacité et une intensité singulières de la mémoire ? Car enfin, pour « entrer » dans les sentimens d’autrui, il n’y a guère d’autre moyen que de les avoir soi-même éprouvés et de se les rappeler ; on ne peut partager un chagrin qu’en faisant revivre en soi un chagrin analogue. C’est pourquoi les gens qui ont peu souffert sont peu capables de pitié, et aussi, ce qui revient au même, ceux qui se rappellent mal leurs souffrances ; c’est pourquoi encore on ne compatit bien qu’aux douleurs dont on a l’expérience. Le moyen, par exemple, si je n’ai pas moi-même senti l’infinie détresse des séparations et des absences ; l’horrible contraction de tout l’être, rendu à sa solitude ; les perpétuels serremens de cœur à l’idée de l’absent, à l’idée qu’il était là hier et qu’il n’y est plus aujourd’hui, et qu’il n’y sera pas demain ; la peur de penser à lui et l’horreur de n’y plus penser ; les envies frénétiques de le rappeler, de le ravoir ou de fuir à sa poursuite ; l’effort désespérément triste pour sourire à ceux qui restent ; le moyen, si je n’ai pas senti tout cela — ou si je l’ai oublié — d’éprouver une sympathie réelle pour de pareils désespoirs et de pareilles détresses ? C’est pour la même raison aussi qu’au théâtre, les auteurs qui veulent nous toucher ne sortent guère d’un cercle de sujets assez étroit : le public ne peut être ému que par des sentimens qu’il a éprouvés et dont il se souvient. Telle est la loi : la sympathie n’est jamais qu’un ressouvenir ; si George Eliot a pu parler des enfans avec une si pénétrante sympathie, c’est qu’elle avait gardé de sa propre enfance, et de ses impressions d’enfant, et de ses désolations d’enfant, un souvenir incomparablement fidèle et vivant. Et voilà donc encore une faculté enviable et rare qui se ramène à la mémoire.

À la sympathie se rattachent étroitement deux qualités d’esprit très précieuses : la pénétration et la délicatesse. La pénétration est une puissance particulière d’analyse, par laquelle l’esprit remonte aux principes cachés des phénomènes, et notamment aux mobiles secrets des actions. L’observateur pénétrant est celui qui devine les sentimens profonds des hommes, les pensées qu’ils n’osent s’avouer à eux-mêmes, leurs convoitises obscures et leurs intimes angoisses. Or comment le peut-il ? Il ne peut deviner des émotions qu’il ignorerait ; pour les deviner, il faut qu’il les ait lui-même éprouvées ; de sorte que pénétrer les émotions d’autrui, c’est au fond se rappeler des émotions analogues que l’on a ressenties. La pénétration n’est donc qu’une mémoire tenace et vive de nos « états d’âme ». On parle trop facilement d’une observation « objective », d’une observation par laquelle nous atteindrions des sentimens étrangers à notre cœur et des passions inéprouvées. Il me semble que c’est se payer de mots. Au fond, nous n’observons jamais que nous-mêmes. Sans doute nous pouvons noter une attitude, un geste, une parole : mais quand il s’agit de les interpréter, c’est toujours à notre propre expérience, c’est-à-dire à nos souvenirs que nous en revenons ; observer un homme, c’est nous observer nous-mêmes, c’est-à-dire nous rappeler notre propre vie à propos de cet homme ; pour suivre la marche d’une passion dans un cœur, il faut avoir senti cette passion, non pas s’y être abandonné, mais au moins avoir eu à la vaincre ; la profondeur d’observation n’est donc jamais qu’une intensité singulière du souvenir, et le grand artiste est celui qui trouve en lui-même tout un monde. La délicatesse dérive aussi de la sympathie : la délicatesse, c’est une intuition si précise et si nuancée de la sensibilité des autres, que rien de ce qui peut les choquer ou même les froisser imperceptiblement ne nous échappe. Les êtres délicats se reconnaissent à ce qu’ils ne détonnent jamais : toute discordance leur est impossible ; ils se mettent d’instinct en harmonie avec les âmes ; ils pressentent trop bien les souffrances, les remous d’amour-propre, les serremens de cœur qu’un mot ou un sourire peuvent provoquer : ils n’ont pas le courage de prononcer ce mot ou d’esquisser ce sourire. Or cette qualité, la plus exquise de toutes peut-être, est encore en son fond une qualité de la mémoire ; pour épargner si bien aux autres les froissemens intimes, il faut avant tout se rappeler ceux dont on a soi-même souffert.

Ainsi les qualités que nous envions le plus sont, à y bien regarder, des qualités de la mémoire. L’« imagination » est une mémoire tenace et intense ; la verve est une excitation féconde de la mémoire ; la sympathie est une mémoire fidèle de nos sentimens ; la délicatesse est une mémoire nuancée de nos plus secrètes et de nos plus fugitives souffrances.

Songez maintenant combien dans tout métier, dans tout art, dans toute science, pour exceller, une « bonne mémoire » est nécessaire. Supposez que je sois médecin ; me voici au chevet d’un malade ; il s’agit de formuler mon diagnostic, c’est-à-dire mon jugement sur la nature du mal. De ce diagnostic dépend le traitement, dépend peut-être la vie du malade. Or que faut-il pour que j’aie quelque chance de tomber juste ? Il faut que j’aie dans l’esprit une multitude de cas nettement classés, pour leur comparer le cas actuel ; il faut que je sois instruit, par les livres et surtout par l’expérience, de toutes les espèces de maladies possibles : car il s’agit de savoir dans laquelle de ces espèces rentre la maladie que j’ai sous les yeux. En d’autres termes, il faut que j’aie dans la mémoire une multitude de souvenirs : l’observation la plus attentive et la plus pénétrante du malade, sans cela, serait stérile ; ou même l’observation ne peut être pénétrante que si j’ai ces souvenirs, cette science, cette expérience. Et il faut aussi que ma mémoire soit suffisamment fidèle et prompte : car si elle ne me rappelait pas au bon moment le cas, — peut-être rare, — auquel celui-ci se ramène, je ferais fausse route, et la vie d’un homme est en jeu. Et encore, après l’examen du malade, si j’oubliais un des symptômes que je viens d’observer, si tous ne me restaient pas très présens à la pensée, je risquerais de même de m’égarer. Car ce symptôme oublié était peut-être le symptôme essentiel, celui qui seul pouvait empêcher une confusion fatale. — Pour un artiste ou pour un écrivain, la mémoire est à peine moins importante : on est toujours tenté de ne voir en eux que les facultés créatrices, — lesquelles d’ailleurs, nous l’avons montré, se ramènent à la mémoire ; c’est là une illusion : le génie et l’inspiration ne seraient rien sans l’art d’exécuter, or cet art, chacun l’apprend par une lente expérience, c’est-à-dire en amassant peu à peu un trésor de souvenirs. Se rappeler toujours qu’en employant tel procédé on a échoué, tel autre, on a réussi, voilà très certainement à quoi se ramène tout ce qui, dans un art, est métier et technique. Qui ne voit, du reste, le peu qui resterait du peintre le plus inspiré, s’il oubliait toutes les règles que l’expérience lui a apprises, s’il ne savait pas, presque mécaniquement, l’effet de telle tâche de couleur, de telle ligne ou de telle ombre. Quant à l’écrivain, il a d’abord, plus que le peintre ou le musicien, le devoir de penser, et nous avons vu que penser, avec pénétration, avec délicatesse, avec netteté, c’est toujours se souvenir vivement. Mais la forme même, le style, la langue, sont, avant tout, affaire de mémoire ; d’abord le mot, le mot juste, le mot frappant, le mot pittoresque, c’est de la mémoire (qu’il jaillit ; de plus, chaque mot est attaché à une multitude de souvenirs, d’images particulières, qui lui donnent son sens ; il est gros de notre expérience passée ; plus cette expérience sera riche et précise, plus nous emploierons le mot avec bonheur ; bref, c’est avec ses souvenirs crue l’écrivain écrit. — Dans la science, il est à peine besoin d’indiquer combien tout travail fécond est impossible sans une mémoire sûre ; combien il est nécessaire, par exemple, que le physicien et le naturaliste retiennent tous les détails de leurs observations et de leurs expériences ; combien le plus léger oubli risque de causer les plus graves erreurs ; combien d’hypothèses fausses ont été crues vraies parce qu’on oubliait trop facilement les cas « défavorables » ; et Bacon, entre autres, l’avait si bien senti, qu’un des conseils les plus essentiels qu’il donne aux savans est précisément de se défier de la mémoire, et de faire leurs expériences la plume à la main. — Il n’est pas jusqu’aux jeux austères ou frivoles, qui n’exigent des souvenirs nombreux et précis. M. Binet nous a appris que les joueurs d’échecs jouent surtout des coups connus d’avance et catalogués ; ils ramènent toute partie à des parties classées et classiques : c’est donc avec leur mémoire qu’ils jouent, autant qu’avec leur raison. Les joueurs de billard procèdent de la même façon : leur art consiste à ramener chaque coup qu’ils ont à jouer à des « carambolages » connus et familiers, voire même faciles, à des « séries » plus ou moins longues dont ils ont l’habitude, et qu’ils ont si bien gravées dans leur mémoire que chaque mouvement et chaque place des billes sont prévus avec une absolue rigueur. — On le voit, en tout, la valeur de nos pensées et de nos décisions dépend de la quantité et de la qualité de nos souvenirs.

Qui ne sait d’ailleurs, pour réussir dans une besogne, dans un métier, dans un art quelconques, combien nous sommes secrètement secondés par les hommes que nous y avons vus exceller et qui vivent dans notre mémoire ? Il y a là des inspirations parfois dangereuses, mais souvent fécondes. Un orateur porte en lui le souvenir éclatant d’un orateur qui, un jour, l’enthousiasma. Les comédiens sont hantés par certains exemples glorieux, qui les excitent ou les égarent. Chacun de nous, dans la conduite quotidienne, est obscurément orienté vers quelque idéal qu’il a rencontré un jour, réel et séduisant. Les influences subies dans la jeunesse sont les plus puissantes et les plus durables. Parfois trois ou quatre personnalités, que nous avons admirées alors, nous accompagnent toute la vie, régnant dans notre mémoire : dans certaines circonstances, nous les voyons sortir de l’ombre, agir devant nous, il nous semble à certains momens que ces hommes parlent en nous, qu’ils sont réellement présens en nous, que nous ne faisons plus qu’un avec eux, que nous sommes eux. Ces influences sont souvent funestes : car il y a souvent dans l’admiration, comme on l’a dit « autant ou plus d’étonnement que de sympathie ». Mais qui pourra nier le rôle de ces souvenirs vivans, la place qu’ils tiennent dans tout esprit supérieur ? Et si c’est là une certaine forme de la mémoire, n’est-ce pas une nouvelle preuve que dans toutes nos qualités les plus brillantes, les qualités de la mémoire entrent comme élément essentiel ?


II

Ces qualités sont donc, — nous commençons à nous en rendre compte, — beaucoup plus précieuses que nous ne le croyons en général. Je voudrais le prouver maintenant en montrant que ce sont elles qui font la justesse de l’esprit.

Il est d’abord clair que, pour juger, nous nous appuyons toujours sur nos souvenirs. Qu’est-ce en effet que juger ? C’est ramener un cas nouveau à des cas déjà connus, faire rentrer un objet ou un fait nouveaux dans une catégorie plus ou moins familière. Par exemple, de ma fenêtre, je regarde la rue : voici un homme en soutane noire : je le place aussitôt dans la catégorie des prêtres, et d’un seul coup j’ai un aperçu de ses connaissances, de ses sentimens, de ses habitudes, de toute sa personne et de toute sa vie que j’ignore d’ailleurs parfaitement. Voici une forme petite et svelte, en robe courte : je la ramène sans hésiter à la catégorie des petites filles, et j’ai déjà une idée précise de tout ce qu’il y a, en celle qui passe, d’essentiel. Voici maintenant un animal, un petit être souple, onduleux, velouté, gracieux, qui se faufile par une porte mal fermée : à sa place, tout de suite, dans la catégorie des chats ! — Et ainsi de tous nos jugemens, c’est-à-dire en réalité de toutes nos pensées : à chaque minute, nous logeons les objets ou les faits qui se présentent dans des catégories connues. Or qu’est-ce que ces « catégories » auxquelles nous ramenons tout ? Je n’ai pas à chercher ici s’il n’y en aurait pas quelques-unes d’innées, d’inhérentes à l’esprit humain avant toute espèce d’« expérience » ; mais ce qui est évident en tous cas, c’est que presque toutes ne sont que des souvenirs ; qu’est-ce pour moi que la catégorie des chats, si ce n’est les chats dont je me souviens ? Et par conséquent, lorsque j’estime qu’un animal est un chat, c’est sur mes souvenirs que je m’appuie ; je compare l’animal que j’ai sous les yeux aux chats que je retrouve dans ma mémoire. C’est avec ma mémoire que je juge ; et l’on entrevoit déjà que tant vaudra ma mémoire, tant vaudront mes jugemens. — En effet, puisque nous ramenons tout à des catégories connues, plus nous aurons de ces catégories dans l’esprit, mieux nous pourrons loger chaque objet à sa vraie place. Si nous en avons peu, nous classerons tout d’une façon vague et forcément inexacte. Ainsi, un enfant qui ne connaît encore que l’aboiement du chien entend braire un âne : il croit encore que c’est un chien ; car il ramène le cas nouveau au seul cas un peu analogue qu’il connaisse. Il s’agit en un mot, pour avoir quelques chances de juger juste, d’avoir dans l’esprit le plus grand nombre possible de casiers très distincts à étiquettes très précises, — c’est-à-dire de souvenirs nets et fidèles.

Cette vérité nous apparaîtra en pleine lumière si nous songeons combien l’inexpérience, — l’ignorance, — et l’étroitesse d’esprit sont inconciliables avec la rectitude du jugement.

Et d’abord, c’est un axiome de sens commun que pour mûrir le jugement, l’ « expérience » est nécessaire. — Nos opinions, nos convictions, nos théories ne valent que par l’expérience qu’elles résument : quand j’émets une opinion sur la vie, sur les hommes, sur les femmes, sur l’art, cette opinion n’a d’intérêt que si elle est grosse de souvenirs précis, de cas particuliers nettement observés ; sinon j’affirme au hasard, mon affirmation se trouve peut-être juste, comme on peut toucher la cible en tirant les yeux fermés : elle n’a aucune espèce de prix. — Nos jugemens « pratiques » surtout, nos jugemens sur la conduite à tenir dans un cas donné, valent ce que vaut notre expérience ; ma résolution est d’autant plus sage que j’ai plus présentes à l’esprit les conséquences passées de résolutions analogues. Il y a des gens qui sont comme incapables d’expérience : ils ont beau souffrir d’une faute commise, la souffrance est oubliée dès qu’elle est calmée : ils se hâtent de retomber dans la même faute ; ils jurent chaque fois qu’on « ne les y reprendra plus », et on les y reprend toujours ; ils ont subi tous les déboires attachés à une sottise, et ils la répètent toute leur vie. Que faut-il donc pour juger juste de ce que nous devons faire ou ne pas faire ? Il faut avoir une mémoire tenace des conséquences de nos actes passés ; et, ce qui est nécessaire surtout, c’est la « mémoire affective », c’est-à-dire le souvenir réel, persistant, intense, des joies et plus encore des peines éprouvées. — Les plus importans peut-être de nos jugemens, ceux que nous portons sur les hommes et les femmes dont la vie nous rapproche, ne deviennent un peu sûrs que bien tard, quand nous avons assez vécu, et assez souffert, et assez retenu. Juger un homme, deviner ce que nous pouvons attendre de lui, et s’il est digne de notre estime et de notre confiance, et s’il sera un ami ou un ennemi, quoi de plus grave et de plus « vital » ? Or juger un homme, c’est le comparer à des hommes qu’on a connus, l’assimiler à tel ou tel « échantillon » d’humanité qu’on a déjà observé. N’est-il pas dès lors évident que, sans une longue expérience, nous risquerons toujours de nous tromper grossièrement. Tous nos jugemens dépendent donc de notre expérience : ils tirent d’elle leur valeur et leur sûreté. — Or qu’est-ce que l’expérience, si ce n’est un trésor, plus ou moins riche, de souvenirs ?

Ce n’est pas seulement l’inexpérience, c’est l’ignorance en général, qui l’ait les esprits faux. Pourquoi se trompe-t-on ? c’est presque toujours parce qu’on ne sait pas — ou, ce qui revient au même, parce qu’on a oublié, — quelque chose qu’il faudrait précisément savoir. Travaillons sur un exemple très simple : un ventriloque est auprès de moi, il parle, et je crois entendre une voix lointaine qui m’appelle de l’étage supérieur. Si je suis ainsi dupe de l’illusion, c’est pour une ou plusieurs des raisons suivantes : ou bien j’ignore absolument qu’il y ait au monde des ventriloques : en ce cas, mon erreur était presque[3] inévitable. Ou bien, tout en sachant qu’il y a des ventriloques, j’ignore que j’en ai un auprès de moi : en ce cas encore l’erreur était presque fatale. Ou bien enfin — ce qui arrive par exemple dans une séance de ventriloquie — je sais très bien que je suis devant un ventriloque, mais je l’ai, par une ruse quelconque de l’ « illusionniste », passagèrement oublié. Cette fois, l’erreur était beaucoup plus facile à éviter : mais, dans les trois cas, elle est due à l’ignorance : ignorance absolue ou ignorance passagère, ignorance proprement dite ou oubli, absence d’une pensée opportune qui aurait empêché l’illusion. — Dans la vie de tous les jours, nos erreurs tiennent ainsi, presque sans exception, à quelque ignorance. Si je me trompe sur le compte d’un homme, que je l’estime à tort ou que je le méprise à tort, c’est toujours parce que j’ignore certains faits qui donnent sa vraie mesure. Si j’accepte quelque préjugé, si je me laisse égarer par quelque prévention, si je m’appuie imprudemment sur quelque doctrine en vogue, c’est que j’ignore les faits qui contredisent ce préjugé, qui condamnent cette prévention ou qui ébranlent cette doctrine. Si — comme il arrive si souvent — je « généralise » à faux, si je déclare que tous les cygnes sont blancs, ou que tous les Allemands sont lourds, ou que tous les juifs sont cupides, ou que toutes les femmes sont dissimulées, c’est que j’ignore ou que j’oublie les « cas défavorables », les cas contraires à ces prétendues lois. Les jeunes gens qui lisent un livre dont le style est net et tranchant acceptent comme vrai tout ce qui s’y trouve : c’est qu’ils n’ont pas encore dans l’esprit assez de données précises pour contrôler comme il convient des formules trop saisissantes. Dans une étude spéciale, si le critique, si l’historien, si le naturaliste, si le philosophe se trompent, c’est toujours qu’ils ignorent ou certains faits essentiels ou certaines opinions de leurs devanciers ; on ne sait pas assez combien, pour éviter l’erreur, l’érudition est nécessaire, combien il nous est difficile de trouver la vérité sur une question, si nous ignorons ce qu’on en a dit avant nous : rien de téméraire et de chimérique comme l’ambition d’aborder les problèmes avec nos seules forces et nos seules lumières. — Ainsi pas d’esprit juste sans érudition, ou, plus généralement, sans savoir. Or qu’est-ce que le « savoir » si ce n’est une mémoire riche et tenace ? Mais c’est même trop peu dire, et la « promptitude » n’est pas moins essentielle que la richesse ou la ténacité ; car il ne suffit pas d’avoir vu, d’avoir appris et même d’avoir retenu ; il ne suffit pas d’avoir amassé des souvenirs : il faut que ces souvenirs soient prêts à reparaître au moment opportun ; que me sert d’être plein d’idées, si celle dont j’ai besoin ne jaillit pas, ou jaillit trop tard ? Toutes les « qualités de la mémoire » sont donc nécessaires pour bien juger.

Un esprit juste n’est pas seulement celui qui a du savoir et de l’expérience ; c’est celui qui voit les objections. Les esprits faux sont ceux qui trop étroits, trop absorbés et comme « hypnotisés » par leur idée, n’en savent plus voir les faiblesses ; qui ne pressentent pas l’objection qu’on doit leur adresser ; qui n’aperçoivent pas l’argument ou le fait qui les contredit. Beaucoup de femmes, bien douées d’ailleurs, jugent mal pour cette raison ; elles voient très nettement leur idée, mais elles la voient comme découpée et isolée du reste ; les alentours, les idées contraires, les difficultés, les « façons de voir » différentes leur échappent ; fixées à leur point de vue, elles ne songent pas qu’on puisse se placer à un autre. Règle générale : nous n’évitons l’erreur que si nous pensons à temps à l’objection : une opinion se présente à nous, au cours d’une causerie ou d’une méditation ; cette opinion a un certain air de vérité, et nous avons une tendance à l’adopter par le fait seul qu’elle est formulée nettement devant nous, ou en nous, et qu’elle ne choque pas trop rudement le bon sens. Mais à cet instant, nous nous rappelons un fait précis qui la dément ; dès lors nous la repoussons, et l’erreur est évitée. Si cette objection ne s’était pas présentée à nous, ou s’était présentée trop tard, l’erreur était commise. — Il est donc nécessaire, pour bien juger, que les objections opportunes jaillissent docilement dans notre esprit. Or, d’où jaillissent les objections, si ce n’est des profondeurs mêmes de notre mémoire ? Et par suite, comment pourraient-elles jaillir juste au moment voulu, si les ressorts de la mémoire étaient mous ou mal tendus ?

Ainsi on se paie de mots quand on oppose le jugement et la mémoire, quand on semble dire que l’un perd ce que l’autre gagne. En réalité le jugement, comme les qualités plus brillantes de l’esprit, s’appuie sur la mémoire ; il n’est précis que si la mémoire est riche, il n’est sûr que si la mémoire est prompte. Il vaut ce que vaut la mémoire.

N’y a-t-il pas pourtant des faits contraires à cette opinion ? N’y a-t-il pas des cas où la richesse de la mémoire nuit plutôt qu’elle ne sert ? Et n’y a-t-il pas des cas où le jugement est très juste, quoique la mémoire soit mauvaise ?

Il semble d’abord qu’il y ait des cas où c’est une trop bonne mémoire qui cause nos erreurs : n’est-ce pas en effet les « idées préconçues » qui bien des fois égarent notre jugement ? Presque toutes nos erreurs tiennent à ce que nous avons dans la mémoire une multitude d’idées toutes faites, auxquelles nous ramenons, de gré ou de force, les cas nouveaux qui se présentent. Reprenons l’exemple très simple de la ventriloquie : un ventriloque est auprès de moi, il parle, et je crois entendre une voix lointaine qui m’appelle de l’étage supérieur. Pourquoi cette illusion ? c’est que j’ai, sur les sons comme sur toutes choses, des idées préconçues. Ce son que j’entends, je l’ai souvent entendu, et toujours, jusqu’ici, c’était celui d’une voix lointaine ; chaque fois que ; je l’entends j’ai l’habitude de l’attribuer à une voix lointaine ; en général, je tombe juste, cette fois je tombe à faux. Il y a une note précise qui, dès qu’elle frappe mes oreilles, me fait dire : « On crie à l’étage supérieur » ; le ventriloque me fournit cette note précise ; je crois qu’on a crié de l’étage supérieur. Si je suis dans l’erreur, c’est donc que j’ai une tendance invincible à ramener tout cas nouveau à des cas déjà connus, à faire entrer tout objet ou tout fait qui se présente dans une « catégorie » plus ou moins familière ; à considérer non pas les choses elles-mêmes, mais les idées que j’ai d’avance sur les choses. Les escamoteurs exploitent la même tendance : pour escamoter une pièce de cinq francs, ils font le geste précis qui nous fait dire habituellement : « Cette pièce a été déposée par la main droite dans la main gauche » ; nous le disons comme toujours, et cette fois nous nous trompons : car la pièce n’a pas été déposée du tout. Un décorateur habile ne procède pas autrement : il met sur sa toile précisément la tache de couleur qui nous fait dire d’ordinaire : « Ceci est un arbre vert situé à une centaine de pas » ; nous le disons comme toujours et cette fois nous nous trompons : car il n’y a devant nous qu’une toile peinte située à dix pas. Quand nous nous trompons sur le compte d’un homme, le mécanisme de l’erreur est le même ; cet homme a prononcé une parole ou accompli un acte qui nous font dire habituellement : « Voilà un égoïste » ; cette fois nous le disons encore, et nous sommes injustes. Telle est la cause initiale de toutes nos erreurs : nous nous fions imprudemment à des idées toutes faites, c’est-à-dire à des souvenirs.

A première vue, il semble donc que ces faits témoignent contre les « bonnes mémoires » ; il semble que l’erreur y soit due à un excès de souvenirs ; puisque ce sont les souvenirs qui s’interposent entre nous et le réel, on pourrait en conclure que mieux vaut en avoir un peu moins. Ce n’est là qu’une apparence. Dans tous ces cas, ce n’est pas l’excès des souvenirs qui nuit, c’en est bien plutôt la pauvreté ; ce n’est pas parce que je me rappelle trop bien certains faits, que je me trompe, c’est parce que je ne me rappelle pas certains autres faits. Ainsi un homme a prononcé devant moi une parole malheureuse : j’en conclus qu’il est égoïste ; sans doute c’est que le souvenir de quelques égoïstes que j’ai connus s’impose à moi ; mais c’est surtout que je n’ai pas connu assez les hommes, que je n’ai pas sur eux des souvenirs assez riches et assez variés ; si j’en avais assez, je songerais que certains mots ou certains actes ne sont pas nécessairement signe d’égoïsme. De même si j’avais entendu plus souvent des ventriloques et si je me rappelais mieux leurs prestiges, je me défierais et j’éviterais l’erreur. Si j’avais plus souvent vu des escamoteurs et si je me rappelais mieux leurs gestes habituels, je me tiendrais sur mes gardes. Si nous sommes dupes de certains souvenirs, c’est donc en réalité parce que d’autres nous manquent ; ce n’est pas parce que notre mémoire est trop fidèle, mais parce que notre mémoire est incomplète. Avec moins de souvenirs, nous nous tromperions plus grossièrement, voilà tout. Nos chances de bien juger augmentent avec nos souvenirs. Sans doute l’idéal ce serait de voir les objets en eux-mêmes, directement, sans avoir besoin de les assimiler à d’autres — comme les voit sans doute Dieu — mais notre esprit est fait autrement ; il ne conçoit qu’en comparant et en classant. Donc plus il a de termes de comparaison, mieux il conçoit. À bien regarder, ce n’est pas d’avoir des idées préconçues qui est mauvais, c’est de ne pas en avoir assez et de ne pas avoir celles qui conviendraient. Le grand esprit est celui qui a assez d’idées préconçues, d’idées toutes faites, pour tout comprendre, tout s’assimiler. Les faits ne prennent un sens pour nous qu’à la lumière de ces idées-là ; elles ne sont dangereuses que quand elles sont en trop petit nombre.

On parle aussi de certaines personnes chez qui la mémoire « étouffe le jugement ». Il est impossible de prendre cette image au sérieux. Ce qui est vrai, c’est qu’on peut, avec une très bonne mémoire, avoir le jugement très faux. Mais l’excellence de la mémoire n’est pas la cause de la fausseté du jugement. Ceux qui, malgré une excellente mémoire, jugent mal, jugeraient beaucoup plus mal encore s’ils manquaient de mémoire. Il y a là une erreur grossière sur la cause : chez un homme, on observe, d’une part, une très bonne mémoire, d’autre part un jugement faux ; on en conclut que ceci est l’effet de cela ; rien de plus contestable ; en bonne méthode il faudrait d’abord s’assurer qu’il n’y a pas quelque autre cause plus naturelle ; or on trouverait toujours que cet homme a l’esprit faux ou bien est un homme passionné qui ne juge qu’avec son cœur, ou bien est un homme mou, incapable d’effort, de réflexion, d’examen patient et scrupuleux. Et les voilà, les vraies causes qui peuvent, malgré la plus belle mémoire, fausser l’esprit ; mais on n’y prend pas garde et c’est la mémoire qu’on accuse.

Ainsi une mémoire vraiment bonne ne nuit jamais. Quels que soient nos défauts d’esprit, ce n’est pas elle qu’il faut en accuser, et ils seraient pires sans elle. Mais n’y a-t-il pas maintenant des cas où le jugement est très juste quoique la mémoire soit mauvaise ?

On ne manquera pas de nous citer d’abord des exemples : on nous parlera d’esprits qui furent solides et droits sans mémoire ; mais nous contesterons purement et simplement le fait ; nous ferons observer qu’il y a plusieurs espèces de mémoire ; qu’on peut n’avoir rien appris ou rien retenu de ce qui s’enseigne dans les écoles ou dans les livres et cependant être riche de souvenirs ; et nous demanderons si les esprits dont on nous parle ne seraient pas de cette catégorie. L’important, c’est d’avoir la mémoire de la vie, de se rappeler avec intensité les sentimens dont on a souffert, les épreuves qu’on a subies, les « leçons de l’expérience » : voilà les souvenirs qui font l’esprit juste ; qu’on nous trouve un homme au jugement sain qui soit dépourvu de cette mémoire-là, et la question sera tranchée.

On nous expliquera alors, ou on cherchera à nous expliquer comment l’esprit, malgré une mauvaise mémoire, peut être juste ; et on nous parlera du rôle de la volonté. On nous dira que la volonté, maîtresse en dernier ressort de nos croyances, peut éviter l’erreur, quelle que soit notre ignorance ; que nous pouvons suppléer au défaut de souvenirs à force d’énergie, de prudence et de patience, et l’objection est assez grave pour que nous la regardions en face quelques instans.

Il est certain que juger, s’arrêter à une croyance, c’est faire acte de volonté : voilà ce qu’il faut avant tout reconnaître et proclamer. Quand j’adopte un avis, — du moins un avis réfléchi, — je choisis cet avis, à l’exclusion de l’avis contraire ; je me décide à croire à une opinion plutôt qu’à une autre ; je me décide pour des raisons sans doute ; mais si ces raisons influent sur moi, rien ne prouve qu’elles me contraignent à me décider ainsi ; bref, cet arrêt par lequel je choisis un avis à l’exclusion d’un autre est absolument analogue à l’arrêt par lequel je choisis un acte à l’exclusion d’un autre : ce qui revient à dire que cet arrêt est volontaire. C’est la volonté qui choisit entre deux opinions, comme c’est elle qui choisit entre deux actions ; le fait mental est rigoureusement le même : affirmer, c’est se résoudre. — La volonté est donc théoriquement coupable de toute croyance fausse, de toute erreur, puisqu’elle aurait pu choisir la croyance opposée. Théoriquement elle pourrait donc éviter l’erreur, si grande que fût notre ignorance. Voilà ce qu’il y a de fondé dans l’objection que nous discutons.

Pour sentir à quel point la volonté peut décider de nos croyances, il suffit de songer à quelques cas d’une gravité exceptionnelle. Quand nous chérissons une personne, quand nous désirons de tout notre être la respecter, quand nous donnerions notre vie pour pouvoir la juger bonne et loyale, quand l’instinct et l’amour, le devoir nous y poussent, — écarter toutes ces illusions charmantes, regarder la vérité en face, et juger que l’être aimé et vénéré est infâme, et se résoudre à le croire : n’est-ce pas un effort de volonté, et des plus violens qu’on puisse concevoir ? Et si c’est précisément le sujet d’une tragédie récente, n’avons-nous pas le droit d’ajouter que c’est un effort des plus dramatiques ? Ne faut-il pas ici, pour voir la réalité telle qu’elle est, une force rare de volonté ? — Ou encore, lorsque nous avons vécu dans une foi naïve, et que tout, l’hérédité, l’éducation, l’intérêt même nous y attachent, — ouvrir large nos yeux, et reconnaître notre illusion, et juger fausse cette foi si douce, et nous déraciner nous-mêmes de ce sol natal, c’est encore un effort, sans doute assez tragique, de la volonté. — Voilà des cas où le rôle de la volonté n’est pas seulement théorique, mais efficace et réel. Voilà des cas où il serait singulièrement facile de rester dans l’erreur. Voilà des cas où nous choisissons notre croyance en dépit de nos désirs les plus profonds ; où la volonté est par conséquent la cause décisive : son énergie seule peut nous arracher à l’erreur, sa mollesse nous y condamnerait.

Donc la volonté est pour quelque chose — souvent pour beaucoup — dans nos jugemens. Sans force de volonté, pas d’esprit vraiment juste : la force de volonté est donc nécessaire. Mais elle ne suffit pas, du moins dans la réalité pratique. — Théoriquement on peut soutenir, et on a soutenu, qu’elle suffit ; à la rigueur, je peux choisir librement une opinion quoique tout me la montre fausse, et c’est le credo etsi absurdum de toute foi réelle. A la rigueur encore on peut refuser de croire à une opinion, quoique tout la confirme ; et c’est l’attitude de tout scepticisme absolu. Mais ce sont là des cas sinon purement théoriques, au moins tout à fait exceptionnels. En pratique, le choix d’un avis dépend toujours de quelques raisons — qui ne contraignent pas, je le veux, mais qui influent, — et ces raisons nous sont toujours fournies en quelque mesure par la mémoire. Si je me résigne à croire à l’infamie d’une personne aimée, c’est que certains faits trop suspects s’imposent à mon souvenir. Si je me résous à repousser la foi natale, c’est que je ne peux décidément plus oublier des objections qui se sont trop souvent et de toutes parts présentées. Bref, si j’évite une erreur quelconque c’est toujours ou qu’une objection s’est présentée à mon esprit, ou, à défaut d’objection plus précise, que le souvenir de mes erreurs passées me rend prudent. Dans tous les cas c’est à quelque qualité de ma mémoire que je dois de juger juste. C’est ma volonté qui décide, mais elle décide sous l’influence de certains souvenirs, de sorte que si les souvenirs sont trop rares ou trop peu prompts, quelle que soit ma volonté, j’ai toutes les chances de juger faux.

Il n’y a donc pas d’esprit vraiment juste sans une « bonne mémoire ». Il y a des gens que les « idées toutes faites » c’est-à-dire les souvenirs, égarent : avec moins de souvenirs, ils s’égareraient bien davantage. Il y a des gens qui ont l’esprit faux malgré une bonne mémoire : ils l’auraient plus faux encore si leur mémoire était mauvaise. Il y a des gens qui ont l’esprit juste malgré une mémoire qui semble mauvaise ; observez de près, vous verrez que cette mémoire n’est mauvaise qu’à certains égards : tel qui « retient » mal les dates et les événemens retient à merveille ses impressions passées. Il y a des gens chez qui l’esprit est juste parce que la volonté est ferme : mais regardez de près, vous verrez que cette volonté elle-même trouve sa force dans des souvenirs vivans et tenaces. — C’est donc toujours de la mémoire que dépend la rectitude, la solidité, l’équilibre du jugement. Les souvenirs sont le lest de l’esprit.

Cette loi serait confirmée sans doute par une étude détaillée des « variations » de la mémoire. L’étude des cas anormaux, des amnésies et des hypermnésies, serait surtout instructive ; il me semble ressortir de tous les travaux récens sur ces questions, que toute « maladie de la mémoire » entraîne un trouble du jugement. M. Pierre Janet[4] a montré qu’une amnésie — liée elle-même à une anesthésie — est à l’origine des désordres hystériques les plus graves : erreurs de personnalité, suggestibilité, etc. Dans les expériences de suggestion, comment l’expérimentateur provoque-t-il chez le sujet les erreurs les plus grossières, les hallucinations, les croyances bizarres, les actes incongrus ? C’est toujours en agissant d’abord sur la mémoire ; on distrait le sujet, c’est-à-dire qu’on concentre toute son attention sur un seul point, et on lui fait ainsi oublier tout le reste, le lieu réel où il se trouve, les objets et les personnes qu’il a sous les yeux, les règles de bon sens qu’il suit habituellement ; cet oubli entraîne un déséquilibre mental qui confine à la folie. — Lorsque les vieillards perdent la mémoire, leur esprit devient moins juste : c’est l’heure où ils commencent à mal comprendre et à mal apprécier tout ce qui est plus jeune qu’eux.

Lorsque l’infirmité de la mémoire est native ou « congénitale », il ne semble pas que l’esprit soit jamais sain. M. Ribot[5]note que les amnésies congénitales « se rencontrent chez les idiots, les imbéciles, et à un degré plus faible chez les crétins. » Il est permis de penser que l’insuffisance de la mémoire est au moins en partie cause de leur misère intellectuelle. Même à l’état normal, nous éprouvons tous des affaiblissemens et des excitations de la mémoire ; tantôt elle s’exalte et tantôt s’engourdit. Il y a des heures où nous la sentons comme s’épaissir et se figer ; les souvenirs se dégagent lentement et lourdement de cette masse pâteuse. À ces heures-là, notre clairvoyance aussi s’altère ; nous jugeons mal, nous nous méprenons sur le sens des mots qu’on nous dit, sur les intentions des gens qui nous parlent ; nous commettons des bévues. Au contraire, il y a des instans où la mémoire devient plus lumineuse ; tout y est net, diaphane, coloré, comme sur un éclatant vitrail ; les souvenirs s’y dessinent avec une précision, s’y détachent avec un relief, s’y succèdent avec une vivacité qui nous émerveillent nous-mêmes. Dans ces instans-là, notre jugement aussi devient lumineux ; nous décidons vite et juste, nous comprenons instantanément les idées, les désirs, les intentions d’autrui ; nous prenons les mots dans leur vrai sens et nous voyons les choses sous leur angle vrai. Ainsi notre jugement dépend à chaque moment de l’état de notre mémoire : le flux et le reflux de l’une sont ressentis par l’autre ; ils sont soumis au même rythme d’exaltation et de dépression, de lumière et d’ombre. — Le café et le thé, en stimulant notre mémoire, clarifient notre jugement ; sous leur influence, ce n’est pas seulement la fécondité de l’esprit qui est augmentée, c’en est aussi la justesse. Le paradoxe de Tolstoï sur l’alcool et le tabac[6] serait moins soutenable pour le thé et le café, car par le fait même de fouetter la mémoire, le café et le thé fortifient le sens critique ; l’un ne va pas sans l’autre ; si nous avons plus d’idées, nous jugeons mieux. Peut-être, au contraire, comme le dit Tolstoï, l’alcool ne nous donne-t-il que l’illusion d’une fécondité plus grande. — Dans la passion, si le jugement est faussé, c’est peut-être aussi parce que la mémoire est obscurcie ; le propre de la passion, en effet, c’est d’absorber tout l’être sur un seul objet, sur une pensée unique, et ainsi de produire une sorte d’amnésie pour tout le reste. L’homme passionné oublie réellement tout ce qui n’intéresse pas sa passion ; il oublie ses intérêts véritables, ses affections anciennes, ses règles de conduite habituelles, les « leçons de l’expérience ». Il oublie même, quand il est dans un accès ou dans une crise de passion, les conseils souvent fort sages qu’il se donnait tout à l’heure à lui-même. Et voilà pourquoi son jugement s’égare, pourquoi il ne sait plus voir la réalité telle qu’elle est.

Ainsi une « bonne mémoire » est un don précieux et enviable dont on se donne l’air, à grand tort, de faire fi. L’imagination créatrice du poète n’est qu’une mémoire singulièrement riche et précise. L’inspiration n’est qu’une hypermnésie heureuse ; la pénétration n’est qu’une mémoire tenace de nos propres « états d’âme ». La délicatesse n’est que la mémoire du cœur. Un talent quelconque est avant tout un trésor de souvenirs pratiques ; quant au jugement, si l’on ne peut pas dire qu’il vaut ce que vaut la mémoire, — car il dépend de deux autres conditions : force de la volonté et calme du cœur, — on peut du moins affirmer qu’il ne peut être sûr si la mémoire n’est pas sûre. Apprenons donc à estimer à leur juste prix les bonnes mémoires, ne les opposons pas aux « bons esprits », rien n’est plus artificiel ; il n’y a pas de bon esprit sans bonne mémoire. Sans une mémoire fidèle, nous sommes incapables de ces comparaisons précises qui font le jugement rigoureux ; sans une mémoire prompte, nous manquons de ce « sens de l’objection » qui fait le jugement éclairé.

Quelles sont donc les raisons du préjugé courant contre la mémoire ? Pourquoi sommes-nous si peu fiers de notre mémoire ? Pourquoi en disons-nous si facilement du mal et du bien ?

En voici une première raison : la mémoire est nécessaire, — je crois du moins l’avoir démontré, — mais elle ne suffit pas ; on peut avoir une étonnante mémoire et un jugement très faux, c’est même ce qui arrive assez souvent, et de tels exemples sont faits pour déconsidérer la mémoire. On peut, en effet, avec une étonnante mémoire, n’avoir pas d’énergie, de patience et de force d’attention ; alors le jugement, trop hâtif, manque toujours de sûreté ; on s’arrête à un avis avant de l’avoir vraiment contrôlé, ou bien on n’a pas le courage de repousser une erreur qu’on aime. On peut aussi, avec une mémoire excellente, avoir un cœur trop passionné ; or être passionné équivaut à avoir une mauvaise mémoire ; car la passion écarte et obscurcit tous les souvenirs qui la gênent, et c’est alors comme si ces souvenirs n’existaient pas. — Ce qui est vrai encore, c’est qu’il est une façon d’avoir de la mémoire qui est assez peu estimable : beaucoup de gens se souviennent admirablement de ce qu’ils ont « entendu dire » ; ils retiennent infailliblement les phrases toutes faites, les préjugés, les recettes courantes ; leur mémoire se charge de tout ce bagage étranger au lieu de s’enrichir de l’expérience personnelle ; ils n’ont pas le don d’observer, de voir le réel, de noter et de graver dans leur esprit ce qu’ils ont vu ou éprouvé ; ils oublient vite leurs propres impressions, de sorte que leur esprit est banal et faux. Les gens dont on vante avec ironie la mémoire sont presque toujours de cette catégorie. Pour être exact, il faudrait dire qu’ils ont la mémoire mauvaise, puisqu’ils ne se souviennent que de l’accessoire ; on voit la mémoire qu’ils ont, et qui est encombrante, on ne voit pas celle qui leur manque. De plus, il est incontestable que la mémoire est une faculté suspecte ; si prompte et si fidèle qu’elle soit, elle risque toujours d’être en défaut : le ressort peut ne pas jouer au bon moment, alors le souvenir ne jaillit pas quand on aurait besoin de lui, ou bien encore il est inexact ; que de fois nous nous sommes crus certains d’un souvenir qui, vérification faite, s’est trouvé menteur ! Souvent aussi il est confus ; nous ne savons pas nous-mêmes comment « les choses se sont passées. » Sans compter que la mémoire est dépendante des vicissitudes organiques, et que la fatigue, par exemple, ou l’anémie l’endorment. — Et enfin la mémoire entre sans cesse en jeu sans que nous nous en doutions, et nous ne songeons pas à lui savoir gré des services qu’elle nous rend trop discrètement. Par exemple, chaque fois que nous jugeons juste, c’est grâce à elle, et nous ne le soupçonnons guère ; l’objet principal de cette étude était de le prouver.

C’est pour toutes ces raisons que nous sommes peu sensibles à l’opinion d’autrui quand il s’agit de notre mémoire ; l’éloge et la critique, sur ce point, ne produisent pas en nous les remous ordinaires ; c’est que nous ignorons le prix des bonnes mémoires, nous savons donc peu de gré à ceux qui louent la nôtre et nous leur en voulons un peu de ne pas trouver en nous autre chose à louer. Il nous semble même qu’ils rabaissent par-là notre « esprit », et nous avons l’impression qu’en vantant si haut notre mémoire, ils médisent de nous délicatement ; c’est pour les mêmes raisons aussi que nous parlons librement de notre mémoire ; nous nous en plaignons volontiers quand elle est mauvaise, parfois même sans qu’elle le soit ; nous en disons du bien sans embarras, toutes choses qui prouvent que notre vanité n’est pas excitée de ce côté. On sait, au contraire, que nous n’osons pas « dire du bien de notre esprit », quelque envie d’ailleurs que nous en ayons.

Il est à remarquer que nous osons peut-être encore moins dire du bien de notre visage. Nous disons sans hésiter : « J’ai une bonne mémoire » ; — nous disons sans hésiter : « Je ne suis pas méchant ». — « Je ne suis pas sot » est déjà plus difficile à prononcer et plus choquant à entendre ; — « Je ne suis pas laid » est décidément révoltant et ridicule. — Voilà la hiérarchie de nos vanités : on voit que la mémoire est au plus bas degré.

Ainsi notre dédain habituel pour les bonnes mémoires s’explique : il n’est pas pour cela justifié. Les qualités de la mémoire, pour se rencontrer parfois avec des défauts assez graves, n’en sont jamais la cause. Et elles sont en partie la cause des qualités d’esprit avec lesquelles elles se rencontrent.

Quelles conclusions tirer de cette vérité que nous avons voulu établir ?

D’abord défions-nous de la formule suivante, qui pourtant a bon air et passe presque pour un axiome pédagogique : « Ce qui importe, ce n’est pas le savoir, c’est la justesse de l’esprit. » Je me demande avec inquiétude comment l’esprit peut être juste quand on n’a pas beaucoup vu et beaucoup retenu. Qu’est-ce que cet esprit qui peut fonctionner à vide, cet esprit qui pensera bien dès qu’il aura quelque chose à penser ? J’ai peur qu’il n’y ait là une singulière illusion ; j’ai peur qu’on ne soit dupe des mots et des métaphores ; on se représente trop l’esprit comme un instrument, comme un organe ou comme une machine ; comme un moulin qui peut tourner à vide et qui moudra dès qu’on lui fournira du grain ; ou encore comme un estomac prêt à digérer énergiquement la nourriture qu’on lui présentera ; ce sont là des images dont il est permis de se servir, dont il est dangereux d’abuser, mais qu’il est interdit en tous cas de prendre trop au sérieux. Non, l’esprit n’est pas un engrenage dans lequel on jette une matière à broyer, ou à découper, ou à laminer. L’esprit n’est pas juste comme un couteau est affilé. L’esprit ne peut être juste que s’il est assez riche ; ce sont ses connaissances qui le font juste ou faux ; c’est avec nos souvenirs que nous jugeons ; c’est à un trésor que ressemble l’esprit : le rendement actuel est d’autant plus grand que les épargnes furent plus nombreuses. Il y a donc quelque naïveté à opposer ainsi le savoir et l’intelligence. — Voyons l’esprit tel qu’il est : pour affermir le jugement, garnissons la mémoire ; ne craignons pas de trop apprendre aux jeunes gens ; ne croyons pas que le goût soit en raison inverse de l’érudition. Plus et mieux ils se rappelleront, mieux ils comprendront. Ils ne s’assimileront vraiment une idée générale que s’ils trouvent parmi leurs souvenirs les faits qui l’incarnent ; ils ne s’assimileront vraiment les faits que s’ils trouvent parmi leurs souvenirs l’idée générale qui les explique. Fournissons-leur donc beaucoup de faits et beaucoup d’idées générales. Ne soyons pas dupes d’une pédagogie mondaine qui voudrait assouplir l’esprit sans le lester et réduire l’instruction à une simple « gymnastique » intellectuelle.

Il y aurait peut-être lieu aussi de réfléchir au rôle de la mémoire dans l’humanité. — D’une part, nous l’avons vu, la mémoire est d’importance capitale dans l’esprit humain ; sans une bonne mémoire, l’homme ne peut exceller en rien, il ne peut juger avec sûreté, il ne peut être à l’abri des erreurs les plus graves. Notre raison étant ce qu’elle est, non pas intuitive, comme celle de Dieu, mais discursive, c’est-à-dire procédant par comparaison et par assimilation, nous ne pouvons bien penser que si nous nous souvenons bien. La pensée humaine ne pourrait être parfaite que si la mémoire était infaillible. — Or, d’autre part, la mémoire est toujours terriblement faillible : c’est un mécanisme si compliqué et si délicat qu’il se dérange à chaque instant ; là même où il fonctionne le mieux, il est d’une irrégularité et d’une incertitude désespérantes : si bien que tous les hommes qui réfléchissent en arrivent à ne presque rien affirmer sérieusement sur la foi du souvenir. — Donc tant que notre mémoire sera ce qu’elle est, nous demeurerons — quelles que soient notre prudence et notre énergie — exposés à de grossières erreurs. Mais il n’est pas évident que la mémoire humaine doive fatalement rester ce qu’elle est : il semble bien qu’elle puisse au contraire, comme tout caractère utile dans la lutte pour la vie, se fortifier de génération en génération. On se représente sans peine une humanité future où la mémoire serait beaucoup plus docile, plus fidèle et plus prompte qu’elle ne l’est chez les mieux doués d’entre nous. Il est probable que la sélection travaille d’elle-même en ce sens. Mais il est certain que nos efforts raisonnes y doivent aussi travailler. Nous y travaillerons en prenant clairement conscience du rôle de la mémoire ; en la perfectionnant en nous-même ; en ne craignant pas de la cultiver beaucoup chez les enfans et chez les jeunes gens. Les éducateurs doivent le savoir, et ne pas se figurer qu’il est plus « distingué » de dédaigner la mémoire. Ce qui est mauvais, c’est une certaine façon, mécanique et servile, de faire appel à la mémoire, ou de la surcharger sans choix de détails inutiles. Mais les vrais maîtres savent l’exercer tout en stimulant la réflexion, l’enrichir sans l’encombrer.

Ce sera un des moyens les plus efficaces de travailler au progrès général de l’esprit humain. Notre jugement dépend, nous l’avons vu, de deux conditions essentielles : l’énergie de la volonté et la sûreté de la mémoire ; c’est donc par-là qu’il faut agir sur l’intelligence. Fortifier la volonté, ce n’est pas seulement affermir les qualités proprement morales, le courage, la patience, la possession de soi ; c’est assurer la vigueur de l’intelligence elle-même. Cultiver la mémoire, ce n’est pas cultiver seulement des « qualités inférieures », mais les plus « nobles », les plus utiles et, au besoin, les plus brillantes. Les deux disciplines se complètent d’ailleurs et se tempèrent l’une l’autre : une volonté énergique et réagissante garantit la personnalité contre l’envahissement des souvenirs ; une mémoire riche et prompte sert de lest à la volonté. Toute l’instruction pourrait donc se résumer en ces deux maximes : faire des volontés aussi fortes et aussi patientes ; — faire des mémoires aussi riches, aussi fidèles et aussi promptes — que la plasticité du cerveau humain le permettra.


CAMILLE MELINAND.


  1. Tolstoï, Plaisirs vicieux.
  2. On y trouve, par exemple, des réflexions comme celle-ci : « Aucun désespoir n’est si triste que celui de la première jeunesse, alors que l’âme est remplie d’instincts aimans et n’a pas encore d’anciens souvenirs dont elle puisse vivre, tandis que nous, qui sommes les témoins, nous regardons légèrement ces peines prématurées, comme si nos prévisions de l’avenir pouvaient adoucir le présent douloureux de celui qui souffre. » I, p. 272.
  3. Je dis presque : car théoriquement, toute erreur peut être évitée, étant due, en dernier ressort, à la volonté, comme nous l’allons voir.
  4. Automatisme psychologique.
  5. Maladies de la mémoire.
  6. Plaisirs vicieux.