Un Prêtre publiciste en Espagne

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Un Prêtre publiciste en Espagne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 319-351).
UN


PRÊTRE PUBLICISTE


EN ESPAGNE.





DON JAIME BALMÉS, SA VIE ET SES ŒUVRES.


I. El Protestantismo comparado con et Catolicismo en sus relaciones con la civilizacion europea (traduit par M. de Blanche-Raffin, (2e édition, 3 vol. in-12; Paris, Vaton. — II. Escritos politicos, 1 vol, Madrid. — III. Filosofia fundamental (traduit par M. Manec), 2 vol. in-12. — IV. Cartas à un Esceptico, 1 vol, Barcelona. — V. El Criterio (l’Art d’arriver au vrai, traduit par M. Manec), 1 vol. in-12. — VI. Jacques Balmès, sa Vie et ses ouvrages, 1 vol. in-8o, par M. de Blanche-Raffin. — VII. Vida de Balmès, Estracto y anatisis de sus obras, par don Benito Garcia de los Santos, etc.





La révolution, depuis qu’elle a quitté la région des abstractions et des idées pour devenir une réalité sensible et palpable, la révolution est un drame qui se déroule, prend tous les aspects, enveloppe tout dans son cours, se précipite ou s’arrête pour recommencer encore : drame singulier où, sous l’empire d’une obsession unique, d’une invincible loi, les hommes, les choses, les événemens en viennent à se coordonner, à se classer avec une simplicité saisissante, avec un caractère de plus en plus tranché. Les nuances intermédiaires s’effacent devant la puissance des faits, qui semble tout ramener incessamment à un double point de vue. S’il s’agit d’un homme, — politique, écrivain, penseur, soldat même, — on est presque tenté de se demander tout d’abord dans quel camp il sert, s’il est avec la révolution ou contre elle. Il y a des natures révolutionnaires et des natures qu’on pourrait appeler conservatrices : dans les temps de grandes luttes, de grande confusion, il semble que les intelligences ne se reconnaissent plus qu’à ce signe. Si c’est d’un événement qu’il s’agit, on ne recherche pas ce qu’il est en lui-même, s’il est conforme au droit, à la vérité, à la justice; on commence par se demander si c’est un pas de plus ou une défaite, un temps d’arrêt de la révolution. Quel est le caractère de cette défaite, de ce temps d’arrêt, — ce n’est que la seconde question. L’intérêt de l’histoire contemporaine tout entière est dans ce drame, qui s’étend à tous les pays, embrasse hommes et choses, et va par coups de théâtre sans pouvoir aboutir jusqu’ici à un autre résultat qu’à des dénoûmens momentanés. Qu’on prenne pour exemple l’histoire de l’Espagne.

Au commencement de ce siècle, la révolution pénètre au-delà des Pyrénées à la faveur d’un soulèvement de l’héroïsme national. Elle ne naît point spontanément, comme l’expression d’un mouvement profond dans le pays; elle est recherchée et invoquée plutôt comme une alliée puissante, comme un auxiliaire naturel contre une tentative de domination étrangère et oppressive. Tant que la lutte se prolonge, la révolution s’étend et se propage; elle se personnifie dans une assemblée, celle de Cadix; elle s’inscrit dans une constitution, elle s’appelle fièrement la régénération politique de l’Espagne, elle va de succès en succès. Au premier bruit des restaurations de 1814, rien ne reste debout de tout ce qui se rattache à elle, ni les cortès auxquelles elle a soufflé son esprit, ni la constitution qu’elle a mise au monde, ni même les hommes qu’elle a fascinés. La Péninsule assiste à la résurrection du pouvoir royal entier, absolu, sans limites et malheureusement aussi sans modération, sans intelligence. La révolution semble bien morte. Voici cependant qu’un matin de 1820, elle sort d’un corps de garde et parcourt de nouveau l’Espagne, essayant de rendre la vie ou du moins l’apparence de la vie à tout ce que le souffle de 1812 avait enfanté; mais déjà l’état de l’Europe a changé : au-delà des Pyrénées, le malheur aussi a mûri bien des esprits, l’expérience les a éclairés sur la valeur de ces créations dont l’excès fait l’impossibilité. La révolution doute d’elle-même, elle n’est que faible ou violente, — violente par faiblesse. Aussi suffit-il de l’apparition d’une armée française au sommet des Pyrénées pour faire tomber cette ébullition révolutionnaire, et ici encore tout rentre dans le repos. Dix années de silence succèdent à trois années d’agitations : que faut-il pour ranimer la lutte, et pour la ranimer cette fois dans des conditions plus décisives ? Il faut que Ferdinand VII, en mourant, laisse l’Espagne en face d’une crise dynastique. La révolution se glisse par cette issue. Il y a ceci de remarquable en effet, c’est qu’à cet instant comme en 1812 il n’y a dans la révolution on Espagne rien de spontané. Elle vient encore comme un auxiliaire, comme une force à l’appui de l’une des deux royautés en présence; mais c’est un auxiliaire redoutable. Tant que la question dynastique reste incertaine, la révolution est comme une troisième puissance malfaisante qui profite de tout; elle sème le sol de ruines et d’incendies, elle ébranle tout ce qu’elle touche, elle humilie la royauté dont elle est le périlleux appui. La question dynastique une fois vidée, la révolution retombe épuisée; son drapeau se replie sur lui-même; sa dernière victoire est la régence d’Espartero. Après cet effort et sous le coup même de cet effort, le sentiment monarchique se redresse, modifié par les circonstances sans doute, tempéré et imprégné d’influences nouvelles, mais toujours vivace et puissant. Depuis 1843, chaque crise tend à replacer de plus en plus la royauté sur ses bases, à lui rendre quelque prérogative, à rajeunir son prestige. L’élément conservateur reprend le dessus, la constitution est réformée dans un sens monarchique, l’esprit révolutionnaire est successivement chassé des lois comme de la rue. — Telle est la réaction qui dure encore après un règne ininterrompu de dix années.

Ceci est en quelque sorte la trame de l’histoire moderne de l’Espagne. Chacune de ses phases a eu ses personnifications, ses popularités, ses courans d’idées, ses écrivains. Un des hommes dont la vie et les œuvres reflètent le mieux peut-être, au point de vue intellectuel, l’ère d’apaisement qui a suivi la dernière époque révolutionnaire en Espagne, c’est un publiciste des plus éminens, mort aujourd’hui, — don Jaime Balmès. Nullement homme d’état de profession, pas même député, étranger par position à la politique active, Balmès a été néanmoins, à beaucoup d’égards, l’âme, la pensée de ce mouvement de réaction, semant bien des idées qu’on n’accueillait pas d’abord et qui ont fructifié, exerçant une influence plus réelle qu’avouée. Le premier il a mis en cause la révolution espagnole dans son esprit, dans ses tendances, dans ses résultats; le rapport de cette révolution avec l’ordre général des événemens contemporains, il l’a défini; les révolutions européennes elles-mêmes, il les a pressenties; il en a d’avance signalé le vide en pénétrant les plus secrets mystères du monde moral. Pour se poser ainsi presque seul au milieu des partis, auxiliaire de toutes les réparations, critique des faiblesses des hommes et des opinions, sévère parfois comme il arrive à ceux qui pensent sans agir, philosophe du monde moderne, Balmès ne puisait-il pas une sorte d’originalité particulière dans son caractère ? Il était prêtre, il mettait même une sorte d’orgueil à faire suivre son nom de ce simple titre, presbitero, et c’était par lui, chose remarquable, que se retrouvait pour la première fois dans le mouvement des luttes intellectuelles au-delà des Pyrénées cette autorité de l’église, restée si puissante dans les mœurs, dans la vie familière du peuple, mais qui semblait n’avoir plus de force pour se relever à la hauteur de ce genre d’influence. Un des traits les plus caractéristiques de l’église en Espagne est d’avoir vécu toujours profondément identifiée à la destinée nationale; elle a partagé toutes les fortunes du pays. Ce qu’on a appelé ses passions, ses fanatismes, était le plus souvent des fanatismes nationaux non moins que des fanatismes religieux. L’inquisition elle-même, cette terrible inquisition, a été à l’origine une arme forgée par l’instinct de nationalité autant qu’un instrument de règne pour le catholicisme. Nulle part on n’a vu peut-être au même degré cette intime et forte adhérence à la vie d’un peuple, cette mystérieuse solidarité dans tous les sentimens, dans tous les instincts. Aussi les mesures qui ont successivement atteint le clergé espagnol dans les diverses périodes de la révolution ont-elles été infiniment moins populaires qu’on ne pourrait le supposer dans le sens strict de ce mot. Les masses populaires ne voyaient point une ennemie dans l’église, qui se mêlait à toute leur existence, qui était principalement protectrice pour elles, qui avait du pain pour tous les pauvres, pour tous les vagabonds même, au seuil de ses couvens, et qui était la fondatrice de ces universités où les enfans du peuple trouvaient depuis longtemps une instruction gratuite. Si l’église d’Espagne a pu voir s’amoindrir sa situation, ce n’est point qu’elle manquât de racines dans le peuple; c’est parce qu’il est malheureusement vrai qu’elle avait cessé d’être la lumière, le conseil, le guide de cette société déclinante et pressée de se rajeunir. Comme l’influence morale se déplaçait dans la société, on a été conduit à tenter de déplacer aussi les prérogatives. L’ensemble des tentatives dirigées contre l’autorité de l’église n’était ainsi qu’une œuvre toute politique, nullement nationale ni populaire, compliquée par les fureurs factices et spoliatrices des passions révolutionnaires.

Rien ne serait plus curieux que l’histoire de l’église en Espagne. C’est d’elle surtout qu’on pourrait dire : Comme elle a été à la peine, elle a été à l’honneur, — pour être ensuite, il est vrai, à la décadence. Après avoir partagé cet immortel combat d’une nationalité occupée à se reconquérir elle-même, elle a joui pendant plusieurs siècles du plus souverain ascendant, — ascendant justifié par tout ce qui peut faire la prééminence sociale d’un grand corps. L’action de l’église est partout au-delà des Pyrénées; elle est dans la politique, elle est dans les arts et dans les lettres. Les plus rares écrivains sortent de l’église ou vont y aboutir sans effort. Lope de Vega fut prêtre comme Calderon, comme Moreto; Tirso de Molina était un frère de la Merci; le lyrique Rioja était du saint-office; dans l’histoire, le clergé espagnol compte un Mariana; parmi les moralistes, l’évêque de Mondoñedo et don Antonio de Guevara; dans la littérature mystique, un Jean de la Croix ou un Louis de Léon, un Davila ou un Louis de Grenade. La décadence intellectuelle de l’église commence au-delà des Pyrénées avec la décadence politique du pays lui-même. L’église a gardé toujours son influence dans le peuple : elle s’est défendue par son organisation puissante, qui touchait aux ressorts mêmes de l’organisme national; mais elle a perdu la supériorité morale et intellectuelle, l’ignorance a envahi le clergé, surtout dans ses rangs inférieurs. C’est le malheur du clergé en Espagne de s’être si peu trouvé, par les lumières, à la hauteur des circonstances nouvelles. On ne peut guère trouver, dans le commencement de ce siècle, que les polémiques curieuses et rares du P. Velez, du filosofo rancio, contre le progrès des idées révolutionnaires, et dans un temps plus récent quelques essais de polémique religieuse où commence à se révéler un esprit nouveau.

Quelque part que l’église espagnole ait eue d’ailleurs dans les lettres en certains momens, il ne faut point l’oublier, il est resté toujours en elle quelque chose de ce passé militant, qui est celui de l’Espagne tout entière. Ainsi que Balmès lui-même le disait, les idées et les sentimens religieux ont eu longtemps dans son pays un caractère belliqueux. Le catholicisme espagnol a dû à des circonstances spéciales une attitude toute guerrière. De là ce penchant, quelquefois remarqué en Espagne dans le clergé lui-même, à se fier au sort des armes, à mettre l’action au-dessus de tout. Pendant l’invasion de 1808, des moines étaient souvent à la tête des soulèvemens populaires. Dans la dernière guerre civile, on a vu des ecclésiastiques devenir tout à coup des soldats et aller au feu. Il est même une contrée de la Péninsule où l’insurrection avait revêtu un caractère particulièrement religieux et monacal. C’étaient des chanoines et des prêtres qui, en Catalogne, étaient l’âme de la résistance carliste. Ils étaient en majorité dans cette fameuse junte de Berga contre laquelle vint se briser le comte d’Espagne, dont la disparition est restée un mystère. L’église militante, s’armant de l’instinct religieux des masses, livrait ainsi un suprême combat.

C’est une coïncidence étrange qui a fait apparaître justement dans cette partie de la Péninsule, et au moment où les armes tombaient des mains de l’insurrection, un esprit qui ouvrait au jeune clergé une voie nouvelle en lui faisant sentir le prix des moyens moraux et intellectuels, comme il disait lui-même, Balmès a montré en effet ce que pouvait être de notre temps un prêtre en Espagne, s’inspirant de la foi religieuse, ouvrant sa pensée à quelques-unes des influences modernes les plus légitimes et cherchant le succès de ses idées dans la discussion. Là est le caractère, la nouveauté du talent de Balmès. Sa vie intellectuelle a été courte cependant, elle n’a duré que huit années, de 1840 à 1848; mais cet intervalle a été rempli par les fruits d’un travail obstiné et incessant, — par des œuvres de controverse religieuse et sociale telles que le Protestantisme comparé au Catholicisme et les Lettres à un Sceptique, — par des essais destinés, comme la Philosophie fondamentale, à doter l’Espagne d’une science propre, en la détournant des philosophies sceptiques ou révolutionnaires de l’Europe, — par toute une série de publications périodiques dont les fragmens, reflets de la situation de la Péninsule, forment aujourd’hui une substantielle collection d’écrits politiques, — par d’éloquentes esquisses comme Pie IX, — et enfin par le Criterio, cette œuvre charmante d’observation morale d’un La Bruyère espagnol. Enlevé prématurément par une de ces morts tristes et belles à la fois qui ne se confondent point avec le déclin d’une intelligence éminente, Balmès avait vécu assez pour toucher, comme prêtre, aux dignités ecclésiastiques les plus élevées, et pour pouvoir même en refuser l’honneur. Comme publiciste, ses ouvrages, popularisés par les dernières révolutions elles-mêmes, se sont répandus lentement et ont acquis la plus durable influence<ref> Le Protestantisme de Balmès a été traduit dans presque toutes les langues. En France, la traduction en est à sa deuxième édition. Le Criterio, qui est passé dans notre langue sous le titre de l’Art d’arriver au vrai, en est à la quatrième édition. La Philosophie fondamentale vient d’être également traduite. Les Lettres à un Sceptique paraissent devoir être aussi publiées en français. Il serait fort à désirer qu’il fût fait en outre un choix intelligent dans les Écrits politiques de Balmès. M. de Blanche-Raffin, auteur lui-même d’une intéressante biographie de Balmès et traducteur du Protestantisme a mis un zèle rare à répandre les ouvrages du docteur espagnol. </<ref>. Dans bien des considérations accréditées depuis quelques années, on serait assez surpris parfois de ne trouver que le développement de quelques pensées de l’écrivain espagnol. Si on veut chercher dans un fait la mesure de l’autorité de Balmès, peu avant sa mort, au milieu des effervescences croissantes de l’Italie, le pape lui avait demandé un mémoire « sur le droit des nationalités. »

Le mouvement des choses dans ce siècle a fait paraître avec éclat sur la scène plusieurs prêtres d’un talent supérieur assurément : M. de Lamennais en France, Gioberti en Italie. On sait où est allé aboutir l’auteur des Paroles d’un croyant. Après avoir introduit dans la philosophie la plus périlleuse des méthodes, il a glissé sur la pente et en est aujourd’hui à se débattre dans les profondeurs du radicalisme révolutionnaire. Sans tomber dans cette extrémité, Gioberti a usé un brillant esprit dans la recherche des plus chimériques systèmes, dont il a eu le malheur, pour lui et pour le Piémont, de faire quelque peu l’essai avant sa mort. Bien qu’à un degré inégal, tous deux ils ont porté au front le double signe des rebelles dans l’ordre religieux, des sectaires dans la politique. Balmès a eu le même éclat de talent en Espagne, il n’a point eu les mêmes éclipses et les mêmes aberrations. Quel était donc ce jeune prêtre qu’un pape consultait, dont l’oraison funèbre a retenti dans toutes les églises de la Péninsule, qui exprime à coup sûr une des plus remarquables phases de l’histoire de son pays, et dans les œuvres duquel se trouvent agités et débattus tous ces problèmes de la destinée morale des peuples, de la civilisation universelle, dont les révolutions récentes ont fait des problèmes de tous les jours ?


I.

C’est au cœur des montagnes de la Catalogne, dans la petite et vieille ville de Vich, que don Jaime Balmès était né le 28 août 1810. Son origine était toute populaire; son père était un artisan livré au plus obscur négoce. Il avait pour mère une de ces femmes simples et croyantes chez qui l’instinct maternel s’élève à une sorte de génie de divination. Thérèse Urpia, la mère de Balmès, avait le pressentiment de quelque chose de grand pour son fils; elle l’avait voué à saint Thomas d’Aquin. Quelques instans avant sa mort, en 1839, elle lui disait encore avec un naïf orgueil : « Mon fils, le monde parlera de toi ! » L’intérieur où Balmès avait grandi se trouvait être ainsi un intérieur sain, humble, religieux, mêlé de piété et de travail. Cette influence domestique, austère et simple, est faite pour former un esprit; l’influence de la contrée natale venait s’y joindre. La Catalogne a deux régions distinctes. Sur les côtes, la vie des affaires, le commerce, l’industrie, créent un mouvement à part; dans l’intérieur des montagnes, dont la base trempe dans la Méditerranée, et qui, en se déroulant, forment un vaste amphithéâtre, on retrouve la vie d’autrefois, les vieilles mœurs, les habitudes religieuses, les ascendans traditionnels. Il en était ainsi il y a trente ans. L’état ecclésiastique était encore à cette époque en Espagne une voie naturelle ouverte aux enfans du peuple pour s’élever, celle du moins où ils trouvaient le plus de ressources d’éducation gratuite. Balmès fut de bonne heure destiné à être prêtre. Son enfance tout entière se passa dans l’étude au séminaire conciliaire de Vich et à l’université de Cervera. C’était une organisation merveilleuse que cette organisation des vieilles universités espagnoles. On a bien souvent montré leur côté pittoresque, on n’en a pas toujours saisi la pensée puissante et protectrice, surtout à l’égard des enfans nés, comme Balmès, de familles indigentes.

L’enseignement n’était nullement le privilège des classes aisées en Espagne. Il semble au contraire que tout concourût à le rendre accessible au plus grand nombre, comme on dit aujourd’hui. Une multitude de fondations pieuses, d’immenses bénéfices, ouvraient aux enfans du peuple l’entrée gratuite des séminaires. A un degré plus haut, les universités tendaient au même but. Dans celle d’Alcala, cinq cents étudians pauvres, nourris et entretenus, suivaient des cours de tout genre. Cinq établissemens disposaient de deux cent cinquante bourses. A l’université catalane de Cervera, il y avait plusieurs collèges, ceux de l’Assomption, de San-Carlos, de Santa-Cruz. Le premier seul exigeait une rétribution annuelle de quatre onces d’or; celui de San-Carlos se composait de boursiers désignés et envoyés par les évêques de la province. Le collège de Santa-Cruz, particulièrement consacré aux pauvres, comptait d’habitude plus de cent jeunes gens sans ressources. Il y avait des internes et des externes; ceux-ci recevaient un pain de trois livres et la soupe tous les deux jours. Dans les universités en général, du reste, les droits soit pour l’inscription, soit pour les divers grades étaient d’une extrême modicité. Le doctorat conférait la noblesse personnelle. Balmès a été l’un des derniers peut-être à se former dans ces conditions du vieil enseignement espagnol. Il avait une beca, — une bourse, — au collège de San-Carlos. Quand vint pour lui le moment de l’ordination, et lorsqu’il se présenta devant l’évêque de Vich, don Jésus de Corcuera, cet homme sage et prévoyant s’arrêta devant le jeune prêtre en lui disant : « Et toi, que veux-tu ? — Monseigneur, une cure, répondit Balmès. — Reviens à l’université, et étudie, » ajouta l’évêque. Balmès étudia en effet, il étudia non-seulement la théologie, mais encore l’histoire, la philosophie, la jurisprudence, la littérature, les mathématiques elles-mêmes. C’était une intelligence ardente et active dans un corps débile, qui trahissait souvent chez lui la puissance de la volonté. Il avait de singulières façons d’étudier, qui scandalisaient fort les praticiens de l’université. Quelquefois il s’enfermait à l’obscurité, seul, la tête dans les deux mains, méditant et songeant, fécondant par sa propre pensée ce qu’il avait lu, la Somme de saint Thomas, la Philosophie de l’éloquence de Capmany, ou Don Quichotte. « Lire peu, bien choisir ses auteurs et penser beaucoup, disait-il, telle est la vraie méthode. Si l’on se bornait à savoir ce qui se trouve dans les livres, les sciences ne feraient jamais un pas. Il s’agit d’apprendre ce que les autres n’ont jamais su. » C’est ainsi qu’il amassait ce fonds immense qui fait la juste et saine fécondité de l’écrivain. Docteur de l’université de Cervera, Balmès se retrouvait bientôt simple professeur de mathématiques à Vich. Notez que c’était l’époque où la guerre civile rugissait dans toute l’Espagne et principalement dans la Catalogne. Le drame des événemens venait se mêler à ce travail intérieur d’un jeune esprit. « Plus d’une fois, dit Balmès dans une sorte d’autobiographie qu’il a écrite sous le titre de Vindicacion personal, — plus d’une fois il est arrivé que le tocsin ou la générale venait interrompre nos calculs; s’il était possible de continuer, on continuait; sinon nous nous levions tranquillement et nous nous retirions... » Entre la leçon de la veille et la leçon du lendemain, il y avait ainsi un combat ou tout au moins une alarme. Ce mouvement de la guerre lui-même n’était pas sans intérêt pour le jeune professeur de Vich, qui en suivait toutes les péripéties avec une curieuse attention, une carte et les bulletins de campagne sous les yeux.

Au milieu de ces travaux et de ces diversions, il se formait donc obscurément, dans un coin de la Catalogne, une souple et mâle intelligence. Balmès avait vu de près ce spectacle d’une guerre civile qui éveille le sentiment des choses actuelles : il avait étudié l’histoire, qui donne de l’étendue à l’esprit; la philosophie, qui l’élève; les mathématiques, qui le rectifient; les législations, qui dévoilent l’organisme et le ressort des sociétés. Seulement, que ferait-il de ces connaissances ? Là était la question pour lui. Un moment, pour s’arracher à l’obscurité d’une petite ville, à sa cage de Vich, comme il l’appelait, il songea à se faire précepteur de quelque enfant de grande naissance. — Non, lui répondirent ses amis, il faut que tu sois professeur de l’université ou publiciste. — Il y avait à cette époque, dans la Catalogne, un certain mouvement intellectuel assez distinct de celui de Madrid. Barcelone comptait des recueils tels que la Religion, devenue plus tard la Civilizacion; elle comptait aussi des hommes distingués, comme M. Roca y Cornet, M. Ferrer y Subirana. C’est de ce groupe surtout que partaient pour le jeune prêtre catalan les excitations et les encouragemens sous lesquels son âme se relevait sans effort. On était en 1840. En quelques mois, Balmès se révéla publiciste dans deux essais successifs, — les Observations sociales, politiques et économiques sur les biens du clergé, et les Considérations politiques sur la situation de l’Espagne. Jusque-là, il n’avait écrit qu’un mémoire sur le Célibat ecclésiastique, qui était allé exciter quelque étonnement à Madrid, dans le monde religieux.

L’Espagne, on peut s’en souvenir, a dans son histoire peu d’époques aussi agitées et aussi décisives que cet été de 1840. La guerre civile venait de finir; mais elle laissait en suspens tous ces problèmes d’organisation sociale soulevés par la révolution, notamment ceux qui touchaient aux propriétés du clergé et aux diverses réformes religieuses. Les cortès étaient alors embarrassées dans une discussion des plus passionnées et des plus périlleuses sur cette terrible question. D’un autre côté, la lutte, plus particulièrement politique, n’avait fait que changer de face. De dynastique qu’elle avait été pendant sept ans, elle devenait une lutte révolutionnaire entre la régente Marie-Christine et un général ambitieux. La Catalogne était justement le théâtre de ce drame nouveau. La reine Christine s’était transportée à Barcelone, au camp d’Espartero, comptant subjuguer par son ascendant moral ou réduire par son autorité le chef militaire à demi rebelle, et elle ne trouvait autour d’elle que des pièges et des émeutes. Par une coïncidence singulière, dans une de ces émeutes périssait, victime de son ardeur monarchique, un jeune avocat catalan du nom de Balmès, qui n’avait cependant rien de commun avec le publiciste. C’est le lendemain que paraissaient, à Barcelone même, les Considérations politiques sur la situation de l’Espagne, œuvre de courage autant que de talent. La révolution, on le sait, restait matériellement victorieuse dans cette lutte : moralement, elle était vaincue. Elle était vaincue, non par ce seul fait de la publication d’une brochure émanée d’un jeune prêtre inconnu et jetée dans le tourbillon d’une tempête populaire,. mais parce que cette brochure, à travers les obscurités du moment, allait rechercher la pensée nationale, aussi antipathique aux solutions révolutionnaires dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique.

Il y a ceci de remarquable dans les premiers essais de Balmès, — les Observations et les Considérations, — c’est qu’ils sont comme le programme de sept années de polémique et de travaux intellectuels ; ils contiennent le germe de toutes les idées qui alimenteront les discussions du Pensamiento de la nacion, ou qui se développeront dans le Protestantisme en théories religieuses, sociales et morales. Dans les Observations sur les biens du clergé, Balmès ne s’arrête pas aux côtés secondaires de la dépossession ecclésiastique; il montre les sociétés européennes à leur naissance et dans leur marche, l’église servant d’instrument à chaque progrès de la civilisation, contribuant à préserver l’Espagne en particulier de l’affreuse plaie du paupérisme, et il achève ce victorieux tableau en plaçant les gouvernemens spoliateurs en face du principe de la propriété violée sous une de ses formes, au moment où déjà on entend par intervalle ces cris faméliques qui s’échappent du sein des multitudes de l’Occident contre toute espèce de propriété. Dans les Considérations politiques, nées au milieu des scènes de Barcelone, l’auteur ne se borne pas à l’incident qui se déroule sous ses yeux; il décompose la situation de la Péninsule, trace la généalogie des partis et des opinions, surprend leurs mobiles et leurs faiblesses, oppose les réalités traditionnelles aux vaines et artificielles combinaisons des systèmes préconçus, met à nu les vices des régimes et des sociétés modernes, et de cette vaste anarchie espagnole il dégage les élémens d’une reconstitution large et vigoureuse, que la pensée du publiciste catalan allât parfois fort loin, cela se peut; mais ses vues générales, entremêlées souvent de conjectures, de portraits, d’aperçus d’une spirituelle et profonde pénétration, se coordonnaient et s’enchaînaient avec une force singulière, et dans leur ensemble elles forment encore aujourd’hui un des plus lumineux commentaires où l’on puisse aller chercher le secret du passé et de l’avenir politique de l’Espagne.

Rien n’est plus difficile à juger qu’une révolution, en raison même des passions factices qui se mêlent de toutes parts aux intérêts vrais et légitimes, et des rêves d’une réalisation impossible qui viennent embarrasser les innovations justes et nécessaires. La révolution espagnole n’a point échappé à cette loi. Il est cependant une question qui ressort de partout, que les écrits de Balmès aident singulièrement à éclairer, et qui a survécu au publiciste catalan pour venir se lier encore aux plus saisissantes et aux plus énigmatiques péripéties contemporaines. Quelle est la véritable nature des événemens qui ont pris le nom de révolution en Espagne ? dans quelle mesure la tradition et l’innovation viennent-elles s’y combiner ? Et subsidiairement on pourrait se poser cette autre question plus générale, qui est celle de tous les peuples placés en face de la nécessité évidente de se transformer : — quelles sont les conditions dans lesquelles une révolution peut s’accomplir sans jeter une société hors de toutes les voies conservatrices ? Aussi bien n’est-ce point là le problème que l’Espagne, comme toutes les nations modernes, est occupée à résoudre ?

L’origine de la situation actuelle de l’Espagne ne date point sans doute seulement de 1833; elle remonte au commencement de ce siècle, plus haut même encore, à vrai dire. 1833 cependant est pour l’Espagne une date caractéristique; c’est comme un point de départ où tout recommence dans des conditions nouvelles. Or quelle était à ce moment la situation de la Péninsule ? Ferdinand VII, en descendant au tombeau, laissait l’Espagne en présence d’une guerre de succession, d’une minorité et d’une révolution imminente, — trois choses dont chacune suffirait pour mettre une nation à mal, et qui, réunies, font de son existence le miracle de l’instinct conservateur triomphant de la destruction. A l’heure où s’éteignait Ferdinand, tout était disposé pour un conflit redoutable. D’un côté, l’insurrection carliste grandissait, concentrant et groupant tous les élémens de résistance. Elle avait son appui et ses racines dans toutes les traditions, dans toutes les passions, dans tous les intérêts du passé, dans une portion considérable du clergé, — dans le clergé régulier surtout, — dans les masses populaires, accoutumées à s’ébranler au nom du roi et de la religion. L’instinct local venait se joindre à ces élémens dans les provinces basques, et mettait les armes dans les mains de cette mâle et fière population. C’est là le côté brillant et valeureux de la dernière guerre, celui qui a été mis en relief par l’héroïsme d’un homme, de Zumalacarregui. Quant au prince même en qui l’insurrection trouvait son chef, il avait tout ce qu’il fallait pour représenter sa propre cause dans ce qu’elle avait de plus saillant et de plus impuissant politiquement. Don Carlos n’était point un cœur ambitieux ou méchant; c’était un esprit étroit, simplement et naïvement imbu de tous les fanatismes du passé. Il eût été sans effort, à une autre époque, l’instrument docile d’une théocratie dominatrice. La sincérité de ses ardeurs religieuses était son honneur. On a justement signalé plus d’une fois ce qu’il y avait de chimérique chez les révolutionnaires. Le chimérique, à coup sûr, peut revêtir plus d’une forme. Ce que don Carlos comprenait le moins, c’était son temps. Peu fait pour comprendre son siècle, il n’avait pas davantage l’intelligence de sa situation. Là où il eût fallu agir en soldat, il se retranchait dans l’étiquette du souverain, — souverain encore sans royaume. Il avait sa cour dans une petite ville des provinces basques, à Oñate, et cette cour cachait autant d’intrigues et de caprices qu’une cour plus prospère. Don Carlos a été souvent une cause d’insuccès et un embarras véritable pour ses généraux, tant qu’ils lui ont obéi. Dès que l’un d’eux s’est senti assez fort, la lutte s’est terminée.

De l’autre côté, en face de l’insurrection carliste, c’était un enfant de trois ans qui montait sur le trône. La jeune reine avait pour elle la possession du pouvoir, l’administration, l’armée, tous les élémens réguliers du pays en lui mot. Chose singulière, on pourrait supposer que don Carlos eût dû rattacher à sa cause la noblesse de l’Espagne. C’était tout le contraire. L’immense majorité de la grandesse espagnole se rangeait autour de cette jeune monarchie où elle retrouvait des perspectives d’action politique que ne pouvait lui offrir le pouvoir de don Carlos. Il en était de même de cette portion de la population qu’on pourrait appeler la bourgeoisie espagnole, la plus accessible de toutes aux idées de réforme. Tous les instincts nouveaux allaient ainsi dans un camp, comme tous les souvenirs et les intérêts du passé allaient dans l’autre; mais au fond, entre ces deux royautés en présence, où était le droit, qui, quoi qu’on en dise, est bien aussi une force ? On peut le dire aujourd’hui, sans tomber dans quelqu’une des partialités de la lutte, le droit était entièrement, absolument du côté d’Isabelle II. La jeune reine avait pour elle non-seulement le droit écrit, mais encore le droit traditionnel, national, populaire même. Une série d’actes politiques pendant sept siècles attestent le droit héréditaire des femmes au-delà des Pyrénées, et en fait le plus grand roi d’Espagne a été une femme, Isabelle la Catholique. C’est même en vertu de ce droit, et non seulement par une fantaisie ambitieuse de Louis XIV, qu’une dynastie française allait régner à Madrid au commencement du XVIIIe siècle. La loi salique peut être une fort bonne chose, mais en réalité c’est pour l’Espagne un droit étranger, introduit un moment d’une manière subreptice, et qui n’a jamais eu d’application, qu’on le remarque bien. Le jour où, pour la première fois, il a dû être appliqué, il a volé en éclats. Il a été brisé non par la violence, mais par un acte régulier, sanctionné par des cortès et faisant revivre l’ancien droit, — acte créé non pour la circonstance, mais remontant à 1789. Tout se réunissait donc, au point de vue du droit monarchique, en faveur d’Isabelle II. Seulement le droit avait à triompher d’une guerre de sept ans, et à tirer des circonstances une signification nouvelle.

S’il n’y eût eu que cette question de légalité monarchique, le débat ne pouvait être douteux un moment. Ce qui le compliquait, comme l’a dit Balmès plus d’une fois, c’est l’antagonisme des principes politiques, c’est la lutte entre les idées monarchiques pures, absolues, personnifiées dans don Carlos, et les influences plus libérales qui planaient sur le trône ou sur le berceau de cette enfant qui était reine à Madrid; mais cela ne fait que mieux marquer le caractère d’une situation où l’Espagne trouvait, dans une royauté légitime selon le droit, une royauté également légitime selon les instincts et les besoins modernes. Une des erreurs les plus singulières de quelques cabinets de l’Europe et du parti légitimiste français a été de se méprendre comme ils l’ont fait sur cette situation. Ils ont cru être les gardiens incorruptibles du principe monarchique au-delà des Pyrénées, et ils ont contribué à lui faire essuyer une des plus rudes épreuves qu’il pût subir. Ils ont imaginé être les complices d’une croisade contre la révolution, et de fait ce sont eux qui ont été les plus efficaces auxiliaires de la révolution. Si tant d’excès ont été commis, si les couvens ont été incendiés, si l’anarchie s’est promenée si souvent dans les villes de la Péninsule, c’est en grande partie à l’insurrection carliste que cela est dû. Pour rendre plus palpable l’impopularité de ces excès, Balmès, dans ses Considérations, les montre tournant sans cesse durant la guerre au profit de don Carlos. « Voulez-vous savoir, dit-il, à quel point en est cette guerre, si la cause de don Carlos avance ou rétrograde ? Vous avez dans la main un excellent baromètre, soumis à une règle bien simple : toujours la cause carliste progresse en raison directe de l’exagération et de la violence qui règnent à Madrid. » Oui, sans doute, mais le contraire n’est pas moins exact. Voulez-vous savoir, pourrait-on dire, où en est la révolution à Madrid, dans quelle mesure elle pèse sur le gouvernement et se propage dans le pays ? Observez où en est la guerre dans la Navarre, dans la Catalogne, dans l’Aragon ; comptez les avantages obtenus par Zamalacarregui ou Cabrera. C’est ainsi que l’Espagne va du programme de M. Zea Bermudez à l’estatuto de M. Martinez de la Rosa, de l’estatuto à l’exhumation de la constitution de 1812 et à l’embrasement de 1836. L’insurrection carliste avait deux résultats : elle enflammait les instincts libéraux de l’Espagne jusqu’à la fièvre révolutionnaire, et elle laissait le gouvernement de Madrid faible, désarmé au milieu d’un pays déchiré et incertain, — de telle sorte qu’il y a une connexité fatale entre le progrès de la révolution et le progrès de la cause carliste. Cela est si vrai, que, comme nous le disions, dès que la guerre est terminée à Bergara, dès que la lutte change de face et devient une lutte directe entre la révolution et la royauté demeurée debout, c’est la royauté qui reste victorieuse.

Alors commence un mouvement de raffermissement progressif. La royauté retrouve son point d’appui dans l’instinct national désormais à l’abri des incertitudes, des fluctuations et des surprises, et le pays à son tour retrouve son point d’appui et sa sauvegarde dans la monarchie. C’est surtout à ce raffermissement que l’Espagne a dû de ne point suivre le branle des révolutions de 1848. Aussi, quelques rapports apparens qu’il puisse y avoir entre les crises actuelles de la Péninsule, entre les tentatives de remaniement politique qui s’y produisent, et les réactions qui emportent l’Europe, il ne faut point cependant exagérer cette solidarité. Au-delà des Pyrénées, c’est la suite d’un travail propre, continu, qui date de plus de dix ans sans interruption, et qui, par cela même qu’il n’est point né des événemens récens, peut fort bien atteindre son but sans détruire essentiellement le régime constitutionnel. Ce but, c’est de replacer de plus en plus la monarchie dans les institutions au rang où elle est dans les mœurs et de faire de la royauté même la garantie, la condition tutélaire d’une liberté régulière et modérée. Que don Carlos eût triomphé, la Péninsule était précipitée fatalement vers les extrêmes; elle n’avait d’autre choix qu’entre l’absolutisme et une révolution qui eût pris peut-être le sinistre cours de la première révolution française. Le caractère, le mérite de la monarchie d’Isabelle II, c’est justement d’avoir été un ordre nouveau offrant toute latitude aux réformes légitimes en restant dans la tradition. Si on compare les événemens contemporains de la Péninsule avec les événemens analogues dans l’histoire de quelques autres peuples, l’Espagne a certainement de moins qu’eux le vice d’une rupture violente avec le passé; cet avantage, elle l’a sur l’Angleterre elle-même, qui fut moins heureuse en 1688, et qui eut à faire subir une dérogation bien plus sérieuse à la tradition monarchique. Nous n’entreprendrons point à coup sûr de mettre en parallèle les résultats dans les deux pays; mais aussi il ne faut point oublier cent soixante-cinq années d’histoire, pendant lesquelles la pureté des institutions n’a pas toujours été intacte, la liberté n’a pas été sans éclipses, et le despotisme n’est pas sans avoir fait plus d’une trouée dans le régime constitutionnel, avant que l’Angleterre en vînt au point où elle est aujourd’hui.

Quelle était l’opinion de Balmès sur cette crise de la dynastie et de la société politique en Espagne ? Elle ne pouvait être absolument conforme à celle que nous émettons. Ce qu’il y a de certain, c’est que pas un mot dans la série de ses écrits, depuis les Considérations jusqu’au dernier de ses articles de polémique qui a pour titre : Par où on s’en va, — Por donde se sale, — pas un mot ne met en doute la légitimité d’Isabelle II. Seulement il était frappé en même temps de la singulière force de conservation qui résidait dans le parti carliste, même après sa défaite. Balmès a rédigé successivement plusieurs journaux de 1840 à 1848, — la Civilizacion et la Sociedad à Barcelone, le Pensamiento de la nacion à Madrid : c’est là qu’il faut aller chercher ses idées. Du reste, en étudiant chaque crise, chaque phase, chaque prétention, chaque symptôme, il ne se plaçait nullement à un point de vue abstrait. La valeur des formes politiques elles-mêmes, la diplomatie et les mots d’ordre des partis, les mécanismes organisés pour dégager l’opinion publique, ne lui imposaient que médiocrement comme expression de la situation réelle de l’Espagne. A ses yeux, il n’y avait qu’un critérium infaillible : l’histoire du pays, les faits; il n’y avait qu’une méthode sûre dans la politique comme dans les sciences naturelles : l’observation. C’était, si l’on nous passe le terme, une intelligence expérimentale.

Or, en appliquant ce procédé d’observation à l’Espagne au sortir des crises de la guerre civile et encore au milieu de l’incandescence des passions, qu’apercevait l’auteur des Considérations ? Il voyait d’une part un état de société persistant et survivant, et de l’autre une série de bouleversemens factices. La révolution proprement dite, considérée en elle-même, ainsi que nous l’indiquions, n’est point le fruit d’un mouvement intime, spontané et profond de la société espagnole. Balmès l’appelle une véritable surprise; elle a été tout au moins quelque chose d’assez superficiel, ne répondant en rien aux plus invincibles instincts du peuple espagnol, aux élémens permanens de cette société pleine de mystères. De là son impuissance, sa stérilité en hommes et en idées, son impopularité même. La révolution n’est point assez forte pour rien fonder au-delà des Pyrénées; mais elle est assez forte pour troubler profondément le pays, pour ouvrir un champ de bataille aux passions, pour créer cette incohérence qui naît d’une contradiction perpétuelle entre les lois et les mœurs, et pour placer la Péninsule, comme bien d’autres peuples, dans cette voie fatale où tout les conduit à l’anarchie. Quel peut être le remède à cette situation ? La nature du mal indique ce remède. Balmès se servait d’une expression qui est depuis passée en France. La nation espagnole lui apparaissait semblable à une pyramide assise sur son sommet et qu’il faut replacer sur sa base; en d’autres termes, il fallait rapprocher les institutions politiques de l’état réel d’une société restée à travers tout religieuse et monarchique. Mais sur quel terrain et par quels moyens pouvait s’opérer cette reconstruction ? Indubitablement sur un terrain assez large pour concilier toutes les forces conservatrices de l’Espagne. Sans lui donner expressément un nom, Balmès a été pendant quelques années le promoteur d’une sorte de torysme au-delà des Pyrénées, et cette idée n’était point aussi chimérique qu’on pourrait le croire; elle répond à un fait, elle touche à quelques-uns des incidens les plus récens de la politique espagnole.

Pour peu qu’on observe la Péninsule depuis longtemps, on peut y voir un travail sensible de décomposition et de transformation des partis politiques et des opinions dont l’attitude et les forces respectives ne sont plus déjà les mêmes. Les idées républicaines n’existent point en Espagne, ou, si elles existent, elles hantent quelques cerveaux creux occupés à dialoguer avec eux-mêmes, sans aucun écho dans la nation. Comme parti dynastique, le parti carliste est aujourd’hui dans la même décadence où a été le jacobitisme en Angleterre. La masse du parti s’est rattachée à la royauté d’Isabelle. Quelques-uns des généraux les plus engagés dans la cause du prétendant servent maintenant dans l’armée de la reine. Il y a peu d’années encore, l’un des conseillers les plus ardens de don Carlos, le père Cyrille, aujourd’hui archevêque de Burgos, prenait place au sénat. Restent les deux anciennes grandes fractions de l’opinion : le parti constitutionnel modéré et le parti progressiste, — ce parti qui, comme le disait Balmès avec une piquante ironie, a judicieusement cessé de s’appeler exalté, parce qu’il était assez bizarre de voir un législateur exalté, un homme d’état exalté, un magistrat exalté; — mais ces partis eux-mêmes tendent visiblement à se transformer pour faire place à des combinaisons, à des agrégations nouvelles, embryons de partis qui n’existent pas encore. D’un côté, c’est un certain nombre d’hommes venus de divers points, du camp modéré et du camp progressiste, et se groupant sous le drapeau libéral; de l’autre côté, un travail de la même nature tend à rapprocher et à fondre les nuances les plus intelligentes du parti monarchique pur, une portion considérable, de l’aristocratie espagnole, certaines fractions de l’ancien parti constitutionnel modéré. Ce sont là les élémens de ce que nous appelons le torysme espagnol. M. le marquis de Viluma a passé souvent pour l’un des principaux hommes d’état de ce parti, qui a été une fois déjà, en 1844, sur le point d’arriver au gouvernement, et depuis cette époque, les diverses crises qu’a traversées l’Espagne ont montré bien des esprits errant dans ces régions encore mal définies.

Balmès a été de 1840 à 1848 le publiciste de ce mouvement d’opinion, — publiciste avoué, consulté, écouté. Il avait acquis rapidement une grande influence. Pendant huit années, il a soutenu pied à pied la lutte la plus singulière, mettant sans cesse à nu les incohérences de la situation de l’Espagne, indépendant des partis et disant à tous : « Tandis que vous parlez, tandis que vous vous agitez, il y a derrière vous une nation de quinze millions d’hommes qui a ses croyances, ses sentimens, ses mœurs, ses nécessités nouvelles avec ses nécessités anciennes ; une nation qui pense, qui veut, mais avec une certaine obscurité, avec une certaine confusion, comme l’individu qui sent s’agiter dans son esprit des idées mal formées et inexactes, des projets mal coordonnés et incomplets… Que quelqu’un vienne lui dire nettement : C’est là ce que tu veux, et voilà les moyens de le réaliser ! — La nation répondra : C’était là en effet ce que je voulais sans pouvoir m’en rendre un compte exact. » La recherche de cette pensée est le sujet permanent du Pensamiento de la Nacion. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que la plupart des idées du publiciste catalan ont eu leur jour et leur heure. Le programme politique qu’il traçait dès le premier moment a fini presque constamment par être suivi, et il l’est encore.

La préoccupation monarchique dominait évidemment dans les idées politiques de Balmès. Était-il cependant absolutiste au fond, comme on l’a dit ? Quelle part faisait-il à ces nécessités nouvelles dont il parlait lui-même, à un régime constitutionnel ? Il se tirait spirituellement d’affaire en proposant une constitution assez courte pour pouvoir figurer sur les pièces de monnaie. Voici cette constitution modèle : « art. 1er, le roi est souverain ; — art. 2, la nation vote l’impôt et intervient dans les affaires graves par ses organes légitimes. » — Seulement le jeune législateur ne remarquait point que si cette constitution n’était pas plus sincèrement observée que les autres, il importait assez peu qu’elle fût inscrite sur le bronze, sur l’airain ou sur le papier. Nous avons passablement de gouvernemens sur notre monnaie, et cela ne les a pas rendus plus durables. Peut-être le fond de la pensée de Balmès se dévoile-t-il mieux ailleurs. Il n’était point absolutiste, parce qu’il ne pouvait pas l’être, parce qu’il était dans la nature de son intelligence d’aimer la discussion, qui est la vie de l’esprit, la lutte ramenée à un objet sérieux et utile, — parce qu’il y avait en lui une certaine fierté qui portait aisément le joug des grandes vérités sociales et morales, mais qui se refusait aux despotismes vulgaires. Il le prouvait bien lorsque, se tournant vers les théoriciens de l’immobilité des sociétés et vers ceux qui plus tard, à l’occasion de l’apologie de Pie IX, lui reprochaient presque d’être un novateur, il leur disait : « Il ne faut point se laisser abuser par le cri de liberté ; ne nous laissons point cependant abuser davantage par les mots d’ordre social et de conservation… L’anarchie est une chose horrible, mais le despotisme n’est pas beau non plus à coup sûr. La révolution par ses destructions offre un spectacle désastreux, mais les oppressions du pouvoir sont aussi un tableau répugnant… Respectons le passé, mais ne croyons pas que par un stérile désir nous le puissions restaurer, et en nous intéressant aux restes de ce qui fut, ne poussons pas l’exagération jusqu’au point de maudire le présent et l’avenir. Quoi donc! ce qui existe aujourd’hui n’a-t-il point été nouveau un jour, et n’est-il pas venu prendre la place de choses passées à leur tour ? La vie du genre humain n’est-elle pas une série de transformations continuelles ? Et l’histoire, qu’est-ce autre chose qu’une succession magnifique de tableaux où éclatent à chaque pas les nouveautés les plus surprenantes ?... » On peut conclure de là assurément que ce que voulait Balmès, ce n’était point la résurrection factice d’un ordre de choses évanoui, c’était une monarchie rajeunie, fortifiée au contact des élémens traditionnels du pays et compatible en même temps avec tous les développemens légitimes de l’existence moderne. Il y a dans la vie de Balmès, si dénuée d’événemens et si remplie par l’action intellectuelle, un incident d’un caractère presque officiel : c’est la part qu’il prit à l’affaire du mariage de la reine. D’après la tournure d’esprit du publiciste catalan, il est clair que l’idée d’un mariage de la reine Isabelle avec le fils de don Carlos ne lui était point venue comme une fantaisie dynastique, mais comme le couronnement de cette reconstruction politique qu’il méditait et qu’il poursuivait. Il n’y cherchait pas le triomphe déguisé d’une prétention évincée dans le combat, il y voyait le sceau de l’alliance des forces conservatrices de l’Espagne. Aussi attachait-il un prix singulier à ce projet. Lorsqu’en 1845 eut lieu ce qu’on nommait l’abdication de don Carlos, Balmès était loin d’être étranger à cet acte; il l’avait conseillé. C’est lui qui était l’inspirateur ou plutôt le rédacteur du manifeste conciliant adressé par le fils de don Carlos à la nation espagnole. Le titre de prince des Asturies disparaissait soigneusement devant le simple titre de comte de Montemolin, afin de désarmer les susceptibilités à Madrid. Si quelqu’un a servi la candidature du comte de Montemolin et lui a fait faire du chemin, c’est sûrement Balmès par ses vigoureuses polémiques. Pendant quelques mois de 1846, dans le Pensamiento de la Nacion, il la montrait sous toutes ses faces avec la plus remarquable énergie de conviction et de talent. Plus il y avait mis d’ardeur, plus la déception devait être vive pour lui en présence du résultat, et cela a valu de sa part à la France et à son gouvernement plus d’un jugement acerbe.

Il y a sept ans déjà que les faits ont prononcé. Les considérations en faveur du mariage de la reine Isabelle avec le comte de Montemolin étaient puissantes sans doute. Peut-être les raisons contraires étaient-elles plus puissantes encore, même au point de vue exclusivement espagnol. N’était-ce point en effet remettre en doute une question vidée ? Quelle eût été la situation respective des deux princes ? Eussent-ils régné à droit égal ? Ne risquait-on pas de placer au cœur même de la famille royale un germe permanent de guerre civile cette fois bien plus redoutable ? Sur ce point délicat, Balmès pouvait se tromper; il se trompait d’autant plus à notre sens, que la plupart des conséquences désastreuses qu’il voyait sortir de la combinaison adoptée définitivement ne se sont point réalisées. Là où il ne se trompait pas, c’est dans l’analyse pleine de sagacité et de profondeur à laquelle il a soumis tous les événemens de ce dernier demi-siècle, tous les élémens de la société espagnole. Tous ces fragmens, réunis aujourd’hui dans ses écrits politiques, — la Stérilité de la révolution, — la Religiosité de la société espagnole, — la Force du pouvoir et la monarchie, — l’Aristocratie et la démocratie en Espagne, — l’Origine, le caractère et les forces des partis politiques, — l’Incertitude du gouvernement, — la Prépondérance militaire,- — la Réforme de la constitution, etc., — tous ces fragmens sont plus que des articles de journaux, ce sont des chapitres d’histoire sociale et politique qui remettent en scène tout un ensemble de faits et d’idées, et où se révèle en mille traits, en mille aperçus, un des plus ingénieux et des plus remarquables observateurs non-seulement de l’Espagne, mais de tous les peuples aux prises avec les difficultés et les complications de la vie moderne.

Parmi les morceaux de Balmès, il en est un d’un titre presque paradoxal, et qui ne fait que mettre plus vivement en saillie un des côtés les plus graves des crises morales où se débat notre siècle; c’est ce fragment qu’il intitule : Il y a des temps pires que les révolutions. Quels peuvent donc être ces temps ? « Ce n’est pas le plus grand malheur pour une nation, dit l’auteur, que le sang de ses enfans coule sur les champs de bataille. Après des guerres formidables qui ont décimé la jeunesse, il arrive parfois que les peuples se retrouvent plus virils et plus forts, comme le guerrier qui manie plus fièrement l’épée d’une main cicatrisée par les blessures. Ce n’est pas non plus le plus grand malheur qu’un système politique tombe en ruine, et que l’ancienne machine de l’état, en se disloquant, laisse la place à quelque organisation nouvelle mieux adaptée aux circonstances. Dieu n’a pas fait la société si inféconde qu’elle ne puisse se gouverner que d’une manière et par un système unique. La raison, l’histoire, l’expérience, prouvent que, sauf les principes tutélaires dont en aucune situation les sociétés ne se départissent impunément, les combinaisons de gouvernement peuvent varier. Le malheur le plus grand encore, ce n’est point qu’au milieu des bouleversemens et des hasards d’une époque tourmentée, des intérêts matériels respectables aient été atteints, ni même que quelques-uns aient été détruits en totalité. Dans la vie des nations, les intérêts matériels entrent certainement pour beaucoup; mais rarement il arrive que la perte ou la disparition de quelques-uns d’entre eux précipite la ruine de la société... Tous ces malheurs sont graves, sans doute; ils entraînent avec eux d’irritantes injustices, de tristes et répugnans scandales, de honteuses immoralités. Au-dessus d’eux cependant il y a des désastres plus grands encore; au-dessus de ces maux terribles, il y a un mal plus terrible : c’est quand la vie intellectuelle et morale des peuples est attaquée dans la racine même, lorsqu’au milieu des délices de la paix, de la prospérité des intérêts matériels, des illusions trompeuses produites par l’augmentation factice de toutes les forces de l’état, les croyances religieuses se détruisent, les idées morales s’égarent, les esprits s’énervent dans les voluptueuses jouissances, l’orgueil s’exalte, la vanité se propage, tous les liens sociaux et domestiques se relâchant à la fois, et le culte des intérêts matériels venant remplacer la vertu par l’égoïsme, les sentimens élevés par les passions astucieuses et basses….. »

C’est au reste un des traits caractéristiques des œuvres politiques de Balmès : l’Espagne est le principal sujet, mais dans son histoire c’est le grand drame des révolutions que l’auteur étudie surtout. Balmès avait un mérite peu commun au-delà des Pyrénées : il avait une connaissance très réelle de l’Europe, de son état, du mouvement de ses idées, du travail de ses sectes; il avait ce qu’on pourrait appeler la science des symptômes généraux. Les commotions dernières ont trouvé bien des prophètes après coup et ont fait bien des convertis dont le passé et le présent pourraient avoir ensemble de singuliers dialogues : ils n’avaient rien prévu avant, et ils ont tout oublié après. Balmès avait tout prévu, et il n’avait besoin de rien oublier; toutes ses pensées étaient depuis longtemps tournées vers cet ordre nouveau de catastrophes. Il était venu en France plusieurs fois; il y avait séjourné, et au retour d’un de ces voyages il écrivait en 1846 : « La révolution de 1830 n’est point le terme de la révolution française, c’est seulement une de ses phases... Il n’est point d’homme réfléchi qui ne tremble en méditant sur l’état des idées et des passions dissolvantes qui pullulent si abondamment en France et menacent son avenir d’une manière formidable. » En 1847, il ajoutait : « Je viens de voir des symptômes semblables à ceux qui précédèrent la chute de Charles X. » Peut-être bien ces prédictions cachaient-elles un petit côté, l’implacable rancune née de l’affaire du mariage de la reine; mais les mêmes griefs n’existaient pas pour lui dans un ordre plus général : or c’est là surtout que les pronostics se pressent dans l’esprit de Balmès. « Le monde civilisé, disait-il, est intelligent, riche, tout-puissant, mais il est malade; il lui manque la morale, les croyances... » Les chocs prochains se dessinaient à ses yeux dans leur dramatique grandeur; il voyait la lutte des gouvernemens, la lutte des idées, la Russie grandissant d’une manière menaçante pour l’Europe et ne trouvant un contrepoids que dans l’Angleterre, les États-Unis montant à l’autre extrémité de l’horizon, l’éruption révolutionnaire prête à jaillir de nouveau de la France, son éternel foyer, et le vieux monde entraîné au hasard vers quelque écueil inconnu. Il y avait, selon lui, dans la civilisation quelque chose de faussé qui ne serait rectifié que par les épreuves les plus terribles, dont la situation réelle des choses recevrait un jour nouveau. C’est entre 1842 et 1846 que ces pressentimens étaient exprimés, et il y avait bien certainement quelque chose de remarquable dans de telles paroles jetées au milieu des prospérités, des sécurités, des illusions de ces années dont le 24 février a été le réveil. A quoi tenait cette étrange sagacité de vue ? C’est que dès le premier jour Balmès avait pris de haut le problème de la destinée morale des sociétés contemporaines.


II.

La politique chez Balmès émanait d’une source plus élevée que les intérêts ou les doctrines de parti; elle procédait d’une pensée investigatrice dans laquelle les événemens contemporains se coordonnaient à la marche générale de la civilisation. En un mot, au moment même où le prêtre de Vich étudiait et décrivait heure par heure toutes les fluctuations, toutes les crises de la politique, il portait dans son esprit un des livres les plus remarquables de ce temps par la force de quelques parties, par l’ingénieuse sagacité de certains jugemens, par l’ensemble de faits et d’idées qu’il remue : le Protestantisme comparé au Catholicisme dans ses rapports avec la civilisation européenne.

Lorsque Bossuet traçait l’Histoire des Variations, il plaçait le protestantisme à son origine en quelque sorte en face de la mobilité inhérente à son principe même. Le côté dogmatique dominait dans ce vigoureux acte d’accusation. Une œuvre qui traite aujourd’hui des grandes tendances religieuses du monde revêt par la nature des choses un autre caractère; elle doit trouver ses principaux élémens dans toutes les considérations historiques, sociales, morales, politiques. Qu’on remarque bien le moment où le Protestantisme paraissait au-delà des Pyrénées, à Barcelone : c’était en 1842. On sortait d’une révolution qui avait tout ébranlé, qui n’avait pas même épargné à la Péninsule la périlleuse perspective d’un schisme. Or, au sortir des révolutions, le premier besoin pour un peuple, c’est de ressaisir sa foi et ses croyances. Au milieu de la mobilité universelle, un instinct mystérieux le pousse vers ce qui est immuable. Cela était vrai pour l’Espagne, cela s’est trouvé peut-être bien plus vrai encore pour l’Europe après ses récentes commotions. C’est ce qui fait que ce livre de Balmès, écrit d’abord pour son pays dans la solitude des montagnes catalanes, mais où l’auteur embrasse déjà du regard un plus vaste horizon, devient à beaucoup d’égards l’expression d’une situation plus générale. Cette réhabilitation des notions chrétiennes a pour elle toute la faveur des circonstances qu’avait le Génie du christianisme au commencement de ce siècle. Seulement nous oserons dire, et on va bien le voir, que l’œuvre espagnole est d’un ordre bien autrement profond, bien autrement saisissant que l’œuvre française. Là où Chateaubriand ramenait à l’idéal religieux par l’imagination, en rallumant dans les âmes lassées et déçues le sentiment des poésies de la foi, en décrivant les merveilles des fêtes chrétiennes et en montrant ce qu’il y avait de ressources pour l’art, pour le génie littéraire, dans le christianisme, Balmès, moins grand écrivain assurément, va droit, pour ainsi parler, au nœud des problèmes de la civilisation : il recompose une philosophie de l’histoire qui n’a rien d’abstrait ni de superficiel, qui s’appuie au contraire sur les réalités les plus profondes, et qui vient projeter une lumière étrange sur les maladies et les crises des sociétés modernes.

Quel est donc ce livre du Protestantisme ? quel est le mouvement d’idées qu’il exprime ? La science a de nos jours, on le sait, mis en honneur un système qui va rechercher de siècle en siècle, dans le cours de l’histoire, toutes les protestations individuelles élevées au nom de la raison humaine, et qui fait de ces protestations partielles, successives, grandissantes, comme les anneaux divers de cette chaîne d’or de la civilisation. La réforme au XVIe siècle apparaît comme le couronnement de cette tradition d’indépendance, comme l’ère de l’émancipation définitive de l’esprit humain. Affranchissemens, protestations ou révoltes, c’est là le travail d’enfantement du monde moderne, si bien que chaque progrès prend le caractère d’une victoire sur le catholicisme. On ne remarque pas que ce progrès, réel dans les sociétés et que Balmès est loin de nier, peut coïncider avec ces mouvemens et ne point s’identifier absolument avec eux, qu’il peut tenir à une infinité d’autres causes entre lesquelles la prépondérance religieuse est justement au premier rang. — Dans ce qu’il a de plus élevé, de plus modéré et de plus vrai, ce système fait le fond de l’œuvre que M. Guizot a consacrée à pénétrer les mystères de la civilisation européenne. C’est contre ces idées et ces vues que le livre de Balmès était principalement dirigé d’abord, avant de devenir lui-même une étude distincte, une analyse originale, animée et complète de la civilisation de l’Europe.

La réforme est-elle l’ère de l’émancipation définitive de la raison humaine ? En vérité, ce n’est point ainsi que Balmès laisse la question posée ; il en change les termes et la replace sur un terrain moins abstrait et plus réel. Il y a dans les sociétés européennes bien des élémens divers : il y a l’individu avec ses facultés qui se développent, avec son état qui s’élève graduellement ; il y a la famille avec ses caractères nouveaux ; il y a la société morale et politique avec ses conditions et ses lois ; il y a une conscience publique qui se forme ; il y a les rapports entre les hommes qui changent ; il y a des institutions qui s’élaborent. Tout marche : quel est l’instrument puissant de ce mouvement ? Jusqu’au XIIIe siècle, le doute est impossible, c’est le catholicisme : la réforme n’est venue que lorsque les sociétés européennes étaient déjà toutes formées ; mais même encore à cette époque, sur ces élémens divers, — l’individu, la famille, l’état social, les institutions politiques, — quelle est l’action du catholicisme ? quelle est l’action du protestantisme ? Quelles sont les tendances, quels sont les résultats des deux croyances ? Quelles solutions offrent-elles des grands problèmes de la destinée humaine ? — Ainsi le monde ancien avec son esprit, ses conditions sociales et sa décrépitude, — le monde nouveau naissant des ruines, le christianisme régénérant les âmes, disciplinant l’énergie barbare, animant de son souffle les institutions, conduisant comme par la main les peuples vers la virilité et la grandeur ; — la civilisation scindée à un moment donné, ce déchirement moral contribuant à l’affaiblissement des croyances et frayant la route au despotisme moderne, tout-puissant au sein de sociétés énervées par le scepticisme et pulvérisées par les démocraties athées, — c’est là le drame que Balmès déroule d’une main vigoureuse. Tel est le spectacle qu’il offre aux méditations de quiconque sent palpiter en lui l’instinct des grandeurs de la civilisation et de ses douloureuses épreuves.

Aussitôt qu’on entre dans cet ordre de considérations, surtout dans un temps comme le nôtre, en présence de certaines sociétés défaillantes et d’autres sociétés qui semblent conserver leur consistance et leur vigueur, il est un fait qui s’élève devant l’esprit. Comment des pays catholiques vont-ils sombrer dans toutes les révolutions, et comment des pays protestans ne les ont-ils traversées que pour reprendre le cours d’une destinée victorieuse ? L’Angleterre et les États-Unis ont montré ce que c’est que la liberté s’incarnant dans une race et s’alliant à l’esprit de conduite. On ne saurait méconnaître la part du protestantisme dans ce développement. Le protestantisme est-il cependant l’explication souveraine de cet éclat et de cette persévérance de fortune ? N’y a-t-il point une multitude d’autres causes tirées de l’histoire, des traditions antérieures, du caractère de la race, de la situation géographique elle-même ? Si le protestantisme est si bien la condition de la liberté politique, comment se fait-il que la liberté fleurisse si peu en Allemagne, là justement où la réforme est née ? Ce qui est plus vrai, c’est qu’il y a eu dans la vie de la race anglaise des miracles de contradiction, c’est que l’Angleterre s’est fait un protestantisme à son usage, d’un caractère national, qui est une foi religieuse sans doute, mais qui sert surtout ses intérêts, sa politique, ses desseins d’influence, son action particulière, et qui est devenu une des formes du patriotisme britannique. Considéré en lui-même, à un point de vue général, le principe protestant est autre chose. Sans tomber dans les exagérations de ceux qui prétendent découvrir une intime et mystérieuse solidarité entre le mouvement religieux du XIIIe siècle et les sectes socialistes contemporaines, ne peut-on dire qu’un des résultats évidens de la réforme à coup sûr, c’est d’avoir porté une profonde atteinte à l’homogénéité, à l’unité de la civilisation et d’en avoir changé le cours ? En inaugurant le règne du sens individuel dans le domaine religieux, elle a ouvert toutes les voies à un mouvement d’un autre genre où le protestantisme lui-même a disparu en quelque sorte, — mouvement plus vaste, philosophique, embrassant tous les pays, allant de la réforme de la religion à la réforme des gouvernemens, de la réforme des gouvernemens à la réforme des sociétés, et promenant sur toute chose un radicalisme destructeur ? De là sont nées ces deux civilisations dont Balmès trace le parallèle : — l’une se maintenant et se défendant par la force d’un principe profondément enraciné encore dans l’âme des peuples, l’autre roulant dans son cours toutes les traditions de révoltes, de négations et de destructions.

On ne saurait certes confondre le protestantisme avec cette civilisation révolutionnaire. Il a laissé le monde moins armé contre elle; mais il lui reste en commun avec le catholicisme ce que n’ont pas les philosophies socialistes modernes, — le fonds chrétien : c’est là le lien des deux croyances, et ce lien, à bien dire, existe encore. Cela est si vrai, qu’il peut se trouver des esprits éminens, protestans et catholiques, — Balmès et Carlyle, par exemple, si bizarre que puisse sembler ce rapprochement, — qui, à cette lumière commune, se rencontrent parfois dans la manière de juger certaines tendances de notre temps. Quelque différence qu’il y ait entre ces esprits, il est des instans où ils semblent parler un même langage empreint d’une religieuse pénétration. Balmès n’eût point crié plus haut que Carlyle dans ces dernières années : « De l’autorité! encore de l’autorité! » Il se soulevait avec non moins d’énergie, dans le Protestantisme, contre les religions sensualistes, les mysticismes révolutionnaires et les philanthropies écœurantes. Quand il aborde quelques-uns des problèmes les plus actuels, pas plus que l’écrivain anglais l’écrivain espagnol n’a foi aux abstractions, aux apparences, aux mécanismes, aux formes politiques elles-mêmes. Sans doute, il croit à la supériorité de la monarchie, et nul n’a démontré cette supériorité avec une plus vive éloquence; mais le complément de sa pensée, c’est que toutes les formes politiques, même les plus larges, sont possibles dans une société où il y a de la vertu, de la religion, de la morale. Sans cela, il ne reste plus que le despotisme, l’empire de la force, pour régir des hommes sans conscience et sans Dieu. Telle est donc l’alternative en face de laquelle Balmès jette à son tour les nations contemporaines : — le frein intérieur de la religion ou la force ! Et il dit aux hommes modernes : « Méditez et choisissez ! N’oubliez pas cela, vous qui faites la guerre à la religion au nom de la liberté... Ne dites pas que nous condamnons le siècle et que le siècle marche en dépit de nous : nous ne rejetons nullement ce qu’il a de bon... Le siècle marche, il est vrai, mais ni vous, ni nous, ne savons où il va. Les catholiques savent seulement une chose pour laquelle il n’est pas besoin d’être prophète : c’est qu’avec des hommes mauvais on ne peut former une bonne société, c’est que les hommes immoraux sont mauvais, c’est que là où manque la religion, la morale se trouve sans base... »

Nous ne faisons que résumer ici quelques chapitres du Protestantisme, où ces vérités sont mises dans un jour saisissant. Il est évident aux yeux de Balmès qu’il y a dans les nations européennes quelque chose de faussé; il y a des lois morales qui ne s’accomplissent pas, il y a des justices qui ne sont point faites, il y a des ressorts brisés et qui n’ont point été remplacés; il y a des forces qui, en l’état où elles sont, n’ont pu être comprises dans le dessein primitif de la civilisation. Les sociétés ne savent comment faire face aux nécessités qui les pressent. « La propriété se divise et se subdivise de plus en plus, dit l’auteur, l’industrie multiplie ses produits d’une manière effrayante, le commerce s’étend sur une échelle indéfinie : c’est-à-dire que la société, touchant au terme d’une prétendue perfection sociale, est sur le point de combler les vœux de cette école matérialiste aux yeux de laquelle les hommes ne sont que des machines, et qui ne s’est point imaginé que la société pût se poser un but plus utile et plus grand... La misère s’est accrue dans la proportion même de l’augmentation des produits. Aux yeux de tous les hommes doués de prévoyance, il est clair comme la lumière du jour que les choses suivent une direction erronée, et que, si l’on ne peut y porter remède à temps, le dénoûment sera fatal... L’accumulation des richesses, fruit de la rapidité du mouvement industriel et mercantile, tend à l’établissement d’un système qui exploiterait au profit d’un petit nombre les sueurs et la vie de tous; mais cette tendance même trouve son contrepoids dans les idées de nivellement dont une foule de têtes sont agitées, et qui, se formulant en différentes théories, attaquent plus ou moins ouvertement la propriété, l’organisation actuelle du travail et la distribution des produits... »

Quels sont les moyens de la société pour se préserver, pour diriger et contenir les masses ? Sera-ce l’instinct conservateur des classes aisées ? Mais ces classes elles-mêmes, que sont-elles ? Elles n’ont rien de fixe et de stable; elles vivent au jour le jour, — ensemble de familles sorties hier de l’obscurité et de la pauvreté pour faire place demain à d’autres familles qui parcourront le même cercle. Elles se hâtent d’accumuler, non pour fonder la tradition d’un nom, d’une maison, mais pour jouir aujourd’hui même de ce qui est amassé aujourd’hui. Le vertige de la dissipation s’augmente du pressentiment du peu de durée des choses. Quant aux masses, il semble que les hommes de ce siècle ne connaissent que trois moyens de les conduire et de les maintenir : l’intérêt privé bien entendu, la force, et ce développement du bien-être, des jouissances matérielles, qui porte à la paix et fait tomber les armes des mains des multitudes. — L’intérêt privé ! on peut faire des philosophies, des dissertations très honnêtes pour démontrer au malheureux qu’il est de son avantage de respecter ce qui existe, de sauvegarder dans la propriété des autres son bien, son travail, sa propriété. S’il n’y a point cependant une autre influence qui le relève et l’épure, qui tempère ses envies, ses haines, ses colères, qui attache un sens moral à ces inégalités dont il souffre, et les comble par la charité, combien de temps persuadera-t-on au pauvre que son intérêt est le même que celui du riche ? — La paix obtenue par l’accroissement du bien-être et des jouissances! Oui, en effet, les cœurs et les bras peuvent être alors moins portés à la guerre civile. Qu’on réfléchisse cependant à ce qu’il peut y avoir de terrible dans des multitudes savamment échauffées, enivrées par l’ardeur des jouissances matérielles, exaltées par le sentiment de leur nombre; la pire des barbaries est celle qui naît de la corruption. Reste l’expédient suprême de la force. Si l’on y songe bien, depuis trente-cinq ans, sauf quelques incidens, la paix générale a régné. Les armées sont debout cependant, elles ont gagné en puissance, en discipline, en autorité. Quel est leur but, lorsqu’on fait tout pour éloigner les guerres entre les peuples ? Elles n’en ont point d’autre que de suppléer à l’action morale absente; mais c’est un expédient de peu de durée. Il est donc vrai que la société ne peut continuer à vivre sans le secours et l’influence des moyens moraux, sans la présence d’un sentiment religieux puissant, — non pas « d’un sentiment religieux vague, indéfini, sans règles, sans dogme ni culte, qui ne servira qu’à propager des superstitions grossières parmi les masses et à former une religion de poésie et de roman dans les classes cultivées, » — mais d’un christianisme effectif, pratique et efficace. « Si vous prétendez, poursuit l’auteur du Protestantisme, bâtir sur un autre fondement, gardez-vous d’une flatteuse espérance : votre édifice sera la maison construite sur le sable. Les pluies sont venues, le vent a soufflé, l’édifice s’est renversé avec fracas sur le sol. »

Ainsi parlait cet éloquent esprit bien avant les dernières catastrophes, dès 1842. Il marchait dans ces prévisions avec une sûreté que le monde a trop justifiée, et c’est ce qui fait de son livre autre chose qu’une œuvre ordinaire de controverse religieuse. Ce qui pêche dans le Protestantisme, c’est l’exécution. Balmès avait eu trop de rencontres avec cette ennemie qu’on ajustement à son sujet appelée l’exterterminatrice des styles, — la polémique. La prolixité est le piège de son talent; c’est le défaut d’une œuvre dont il serait facile et utile de condenser les pages. Ce qui frappe à travers cette prolixité elle-même, c’est le mouvement de la pensée, la fécondité des développemens, la multitude des aperçus. Balmès est de cette famille d’écrivains qu’on a nommés de nos jours des penseurs. Seulement il a de plus que beaucoup de penseurs contemporains, hélas ! une certitude, un point d’appui. «Je marche, disait-il, une boussole dans la main. » Que manque-t-il en effet à bien des esprits rares et généreux ? Justement cette certitude. Ils observent merveilleusement, ils promènent sur le monde moral un regard plein de sagacité, ils multiplient les conjectures ingénieuses et neuves, ils embrassent une grande variété de connaissances; mais cette activité n’est parfois que le mouvement d’une pensée qui s’enivre d’elle-même, et qui porte dans l’étude des choses intellectuelles une sorte de dilettantisme ardent et passionné. On pense pour penser, si l’on nous permet ce terme : c’est l’art pour l’art dans une autre sphère. Avec une foi sûre, avec un point de départ et un but précis, Balmès avait cette même ardeur de pensée, cette même fécondité de vues et d’observation. On sent en lui une intelligence pleine et abondante, où la vie afflue, alimentée par la croyance, et nul ne justifiait mieux cette parole qu’il laissait tomber dans l’intimité : « Un écrivain ne doit épancher, en laissant couler sa plume, que ce qui déborde du vase rempli jusqu’aux bords. » Il y avait dans cette nature des nuances singulières qui font son originalité; il y avait l’esprit qui suivait, analysait avec une pénétration pratique des plus rares les faits, les crises politiques qui se déroulaient autour de lui, et il y avait l’homme de méditation intérieure, d’oraison, qui s’échappait parfois en développemens pleins d’un sentiment profond sur la vertu du mystère, sur la puissance de l’unité, comme dans les Lettres à un Sceptique ou dans un fragment de ses écrits politiques, — Consideraciones filosofico-politicas. Il y avait enfin l’homme qui, en venant de discuter le mariage de la reine, entre deux polémiques, ravi au spectacle des montagnes catalanes, du Monseny et du Tangamanent, proposait à un de ses amis, un chanoine de Vich, d’aller faire une retraite sur ces cimes mystérieuses, pour y méditer à l’aise, loin des bruits du monde, sur Dieu, sur l’âme humaine, sur la destinée morale des peuples, sur les sciences philosophiques. Le sens réel, l’élan mystique, ces deux traits presque opposés de la nature espagnole, se retrouvaient en lui, mais pour se fondre dans une originalité nouvelle.

Balmès était un penseur, disons-nous, et c’était aussi, — c’était surtout peut-être un moraliste. Dans la politique même, il a ce caractère : ce qu’il étudie, c’est l’homme bien plutôt que le mouvement abstrait des idées et des principes pour lesquels les intelligences s’enflamment en se trompant elles-mêmes parfois. Les constitutions, soit ! dit le publiciste catalan, et il semble ajouter aussitôt : Quel est l’homme qui se ment et qui vit sous ces constitutions ? Dans le Protestantisme encore, ce qu’il recherche le plus souvent, c’est le rapport des doctrines religieuses avec la nature humaine, avec ses inclinations et ses besoins. Mais le fruit le plus rare, le plus achevé peut-être de ce talent de moraliste, c’est le Criterio, — œuvre d’une analyse fine et juste que nous oserions signaler comme pouvant entrer dans l’enseignement. Le Criterio est un de ces livres que les enfans comprennent et où les esprits élevés se plaisent. Ce titre de Criterio est devenu en français l’Art d’arriver au vrai. Art de juger, art du bon sens, art d’arriver au vrai, — ces traductions diverses qu’un des commentateurs les plus zélés de Balmès essaie, — ne sont point infidèles. Seulement, ni le titre original, ni le titre traduit ne donnent l’idée de cette étude ingénieuse et délicate, de ce traité de l’entendement pratique. Nulle part peut-être ne se fait mieux sentir ce qu’il y a de saveur, d’observation réelle et de bon sens dans le génie espagnol, quand il s’en mêle. Comment l’homme peut-il se retrouver au milieu de toutes les influences conjurées pour obscurcir la vérité à ses yeux ? quelle place ont les passions dans ses jugemens ? quelles causes secrètes et de tous les instans mettent sans cesse à l’épreuve la fragilité de ses opinions et de ses impressions ? Tel est le sujet du Criterio. Il y a des portraits dignes de La Bruyère, comme ceux de la vanité, de l’orgueil, des esprits faux, de l’homme ruiné, de l’homme d’esprit insolvable, du rustre opulent ; parfois aussi l’observation revêt la forme d’un récit, d’une petite action, comme dans un seul Jour de la vie.

Voyez cet homme, il s’est levé heureux et content. C’était une belle matinée d’avril, l’air était pur, le ciel nuancé des plus vives couleurs ; tout parlait d’une Providence bienfaisante ; il est riche, ses serviteurs et ses amis l’entourent. Son regard tombe sur le livre de quelque génie méconnu qui maudit le monde, la société, les hommes, Dieu lui-même. — Absurde exagération! dit-il. Non, la vertu et le bonheur ne sont point bannis de la terre. Voici cependant l’heure des affaires. Le soleil s’est déjà terni, la pluie est tombée à torrens. Notre homme heureux a été éclaboussé par un cavalier au passage; il rentre et il se trouve en face d’un malheur imprévu : il est à peu près ruiné. Il se rend près d’un ami, mais il est reçu avec froideur. Son regard rencontre de nouveau par hasard le livre qu’il lisait le matin, et il trouve que le génie méconnu pourrait bien n’avoir point tort, que la société est bizarrement organisée, que l’amitié et le désintéressement ne sont qu’un mot. Sa douce et judicieuse philosophie est en train de s’envoler, lorsqu’un autre ami vient pour le consoler, le secourir, mettre des fonds à sa disposition. Oh ! alors tout change encore une fois. Qui avait donc osé croire que le désintéressement et l’amitié n’étaient que des mots sonores ? Le soleil reprend son éclat, la Providence a des sourires, la vie est pleine d’espérances. Un seul jour a suffi pour faire décrire à la philosophie d’un seul homme un cercle complet.

Nous voudrions aussi citer l’histoire d’une Opinion politique. C’est un brave homme qui va du libéralisme à l’absolutisme, selon que le vent est à l’émeute ou à l’état de siège. Pour le moment, tout ami de l’ordre qu’il est, il s’est vu enfermer dans un cachot, pris sans doute pour un émeutier, et voilà son libéralisme qui reverdit dans l’air d’une prison. Il hait l’arbitraire, le pouvoir absolu; il n’a point assez d’amour pour la liberté et la constitution : « La foi politique est aujourd’hui très vive, poursuit avec une piquante ironie l’auteur; sera-t-elle de longue durée ? — Attendons une émeute, les cris de la rue, un échec à son amour-propre : jusque-là comptez sur lui... » Si les livres ont leur destinée, cette œuvre d’une observation ingénieuse et sans fiel a bien la sienne. Balmès écrivait le Criterio en quelques jours durant l’été de 1843, retiré dans une maison aux environs de Barcelone, tandis que la ville, au pouvoir d’une poignée de révolutionnaires, soutenait un siège et un bombardement; il l’écrivait n’ayant d’autres livres avec lui qu’une Bible et l’Imitation : c’était le bagage qu’il avait sauvé de la tourmente.

Chose étrange ! croirait-on qu’avec ses opinions, avec les tendances de son esprit, Balmès pût être accusé d’être presque un révolutionnaire ? Cela lui est arrivé cependant au sujet de l’esquisse qu’il consacrait en 1847 à l’œuvre réformatrice de Pie IX. Depuis un an déjà, le nouveau pontife avait pris l’initiative de ces réformes qui ont si tristement abouti. Balmès observait ce mouvement, il se sondait lui-même; il finit par rompre le silence pour saluer une ère nouvelle dans la tentative du généreux pontife. Il n’en fallait pas davantage pour soulever parmi ses adhérens eux-mêmes cette tourbe d’esprits étroits qui ne pardonnent point l’indépendance, et qui, parce qu’il était le défenseur du catholicisme et de la monarchie, avaient imaginé trouver en lui l’oracle de leurs passions et de leurs instincts d’immobilité. Balmès faisait l’expérience d’un de ces reviremens de faveur, d’une de ces inconstances d’opinion qu’il décrit avec une si spirituelle justesse dans le Criterio. Qu’un homme serve un parti, qu’il relève sa fortune par la simple éloquence d’un esprit fécond en ressources : tant qu’il ne froisse pas les préjugés du parti, c’est un grand homme, il réunit toutes les vertus et tous les talens, ses défauts sont soigneusement dissimulés; il est utile au parti dans le sens de ses passions, et c’est tout dire. Qu’il lui arrive un jour de dépasser la portée des intelligences vulgaires, qu’il ose être lui-même, qu’il déroute des préjugés invétérés : aussitôt il n’est plus rien, — il est moins que rien; c’est un transfuge. La veille encore, Balmès, écouté, considéré, renommé en Espagne, était la lumière et la force des opinions religieuses et monarchiques; le lendemain, il subissait l’injure de certains apostoliques espagnols qui ne voyaient dans Pie IX qu’un révolutionnaire déguisé en pape, et dans son apologiste qu’un sectaire nouveau. Les pamphlets se multipliaient contre l’auteur du Protestantisme et allaient fouiller parfois jusque dans sa vie privée. Parce que le produit de ses livres l’avait mis au-dessus de l’indigence de son origine, son désintéressement était mis en doute; parce qu’il avait osé croire qu’il y avait place pour la liberté dans le monde, ce n’était plus que le Lamennais de l’Espagne. Que répondait Balmès ? Cette dernière accusation était la plus sensible pour lui et le jetait dans une émotion singulière. « Plutôt qu’un tel malheur, disait-il, j’espère que Dieu m’enverra une mort précoce. » C’était le même homme qui disait à ses amis : « Si je venais à faillir, à manquer à mon devoir, si mon intelligence tombait dans le crime, je sens qu’elle perdrait sa force. » Belle parole que tout écrivain, tout penseur devrait avoir toujours présente dans un temps où il se commet un si grand nombre de ces crimes d’intelligence, et où le sentiment de la responsabilité intellectuelle s’est si étrangement émoussé !

Et toutefois l’instinct des détracteurs de Balmès ne les trompait pas quand ils commençaient à pressentir en lui un homme qui n’était pas de leur bord, ou du moins qui comprenait tout autrement le dogme conservateur. Ce que l’auteur de Pio IX voulait proscrire du monde, ce n’était point la liberté elle-même, c’était l’usage qu’en fait l’athéisme révolutionnaire, c’était aussi le sens destructeur qu’il donne à ce mot de liberté. L’intelligence séparée de la foi lui paraissait complètement impuissante; mais il ne voyait pas non plus de civilisation là où il n’y a point la vie de l’intelligence. Si les principes moraux lui semblaient la première, la plus invincible loi d’une société, ils n’excluaient pas dans sa pensée les améliorations matérielles. Il résumait lui-même ainsi la civilisation : « La plus grande somme de moralité, la plus grande somme d’intelligence, la plus grande somme de bien-être dans le plus grand nombre possible. » L’auteur du Protestantisme, en un mot, avait l’esprit assez large pour comprendre tous les progrès, tous les développemens légitimes ; seulement, ces développemens et ces progrès, il les plaçait sous la sanction de la religion, parce qu’à ses yeux, comme aux yeux de tout homme qui pense, si les idées religieuses sont excellentes pour civiliser les sociétés qui se forment, elles garantissent de la dissolution les sociétés riches, prospères et florissantes ; elles sont le sel préservateur qui empêche une civilisation de s’aigrir, selon le mot de Bossuet. L’écrit de Pio IX ne fait que compléter en ce sens tous les autres écrits de Balmès. Même après 1848, dans le peu de temps qu’il a vécu et lorsque l’événement eût pu ébranler sa confiance, il disait encore qu’il n’avait pas un mot à ajouter, pas un mot à retrancher dans son ouvrage.

Qu’on résume tous ces travaux du publiciste espagnol, qui, pour une existence si courte, pourraient être réputés immenses. Dans le Protestantisme, Balmès traçait tout un tableau de la civilisation européenne. Ses Écrits politiques sont l’histoire contemporaine de son pays en même temps qu’une analyse des plus vigoureuses de toutes les tendances, de toutes les formes politiques de notre siècle. Les Lettres à un Sceptique sont la réfutation des systèmes de Schelling, d’Hegel, de la philosophie française, et une étude animée des plus profondes, des plus délicates questions religieuses. Dans la Philosophie fondamentale, l’auteur entreprenait une œuvre singulière et remarquable, celle d’approprier la philosophie de saint Thomas aux besoins du XIXe siècle. Il avait écrit encore une Philosophie élémentaire ; on a vu ce qu’étaient le Criterio et Pio IX. Toutes ces œuvres et quelques autres plus secondaires se succédaient dans un espace de huit années, — de 1840 à 1848. Doué d’une fécondité extrême de pensée, Balmès travaillait néanmoins encore souvent quatorze heures par jour, comme s’il avait eu hâte de remplir sa carrière. On ne vit point impunément de cette vie dévorante. Dès le commencement de 1848, Balmès sentait se développer en lui le germe d’un mal incurable. On lui conseillait le repos, l’air des montagnes natales, et il quittait Madrid, selon son expression charmante, « tel qu’un pauvre oiseau qui cherche inutilement à se débarrasser des grains de plomb qui l’ont blessé. » Il se réfugiait à Barcelone d’abord, puis à Vich ; mais il ne pouvait plus vivre : sa frêle et nerveuse organisation s’était rapidement usée dans la méditation et dans le travail, et les injustices qui l’avaient assailli pour son Pio IX n’avaient fait qu’activer son mal. Balmès était atteint d’une phthisie arrivée au dernier degré. Son intelligence seule survivait encore pour tracer quelques réflexions sur la république française naissante. On pourrait dire qu’il était emporté comme un soldat frappé sur le champ de bataille de la pensée. Dans les derniers temps qu’il passait à Vich, ne pouvant rien faire, n’ayant plus qu’à s’acheminer vers sa fin, il retrouvait encore de ces élans mystérieux vers l’infini que son âme nourrissait même dans la chaleur des luttes politiques. Il s’était placé dans une maison amie d’où son regard pouvait embrasser un vaste horizon. Du balcon de sa chambre, il voyait la rivière du Meder couler presqu’à ses pieds, la campagne de Vich dérouler ses tableaux, et se dresser au loin les sommets gigantesques du Monseny et du Tangamanent. Parfois il s’oubliait à contempler religieusement ce spectacle. « Que les athées viennent ici, disait-il, et devant ces merveilles ils ne seront plus athées, ils se retireront croyans! » C’est dans ces impressions, au milieu de toutes les pratiques religieuses et de la prière, que Balmès s’éteignait peu à peu et achevait de mourir le 9 juillet 1848. Par une rencontre singulière et mystérieuse, il mourait au moment même où venait de se poser loin de lui, parmi nous et sous sa forme la plus terrible, cette grande et suprême alternative que sa pensée avait entrevue : l’obligation de la loi religieuse et morale, ou la nécessité de la force ! Le combat de juin venait de finir. Il ne faut point s’étonner que la mémoire de l’auteur du Protestantisme ait été l’objet d’honneurs exceptionnels au-delà des Pyrénées, que son oraison funèbre ait trouvé place dans les églises, que son pays natal lui ait érigé des monumens : c’était un grand esprit qui s’éclipsait, laissant un de ces vides qui ne se comblent pas.

Balmès est mort depuis cinq ans déjà. Bien des événemens se sont déroulés dans cet intervalle; bien des situations et des gouvernemens ont eu le temps de se transformer plusieurs fois. L’extérieur du monde en quelque sorte a changé. Au fond, les problèmes sont restés les mêmes à travers toute cette confusion contemporaine; ils sont les mêmes pour l’Espagne comme pour l’ensemble de l’Europe. Par la puissance d’une tradition respectée, la Péninsule garde toujours une force secrète de préservation contre l’excès possible des turbulences révolutionnaires; par l’esprit nouveau qui a plané sur le berceau de sa royauté rajeunie, elle est garantie de l’absolutisme, non peut-être de l’absolutisme comme fait passager et accidentel, mais de l’absolutisme comme institution. On peut multiplier les essais, tenter toutes les combinaisons : en définitive, ce double caractère prévaudra dans ce qu’il a d’élevé et de juste, parce qu’il est la loi du développement contemporain de la Péninsule, et il n’y a que la monarchie actuelle qui puisse résoudre ce problème épineux de la conciliation des besoins, des instincts modernes de la société espagnole, avec ses traditions politiques, religieuses et morales.

Quant à l’Europe dans son ensemble, bien plus que l’Espagne, depuis cinq ans, elle a subi d’étranges reviremens : elle a traversé toutes les alternatives de la pitié et de la terreur, elle a parcouru le cercle des épreuves et des périls, flottant entre les menaces d’invasions barbares et les répressions gigantesques. Qu’y a-t-il d’étrange et d’instructif dans ce spectacle ? Ce n’est point tel ou tel incident de guerre civile, telle ou telle violence isolée commise dans le désordre d’une révolution; ce qu’il y a de nouveau, ce n’est point l’ardeur des passions et des convoitises. Tout cela a pu se voir; il y a assurément des époques qui ont égalé la nôtre, des catastrophes comparables à celles dont nous avons été les témoins. Il n’est point nécessaire de se créer une sorte de vanité singulière du malheur. Les systèmes révolutionnaires eux-mêmes dans leur essence ne sont point neufs ; ils ont été l’aliment des intelligences malades de tous les temps. Ce qu’il y a de plus nouveau, c’est cet ensemble de destruction préméditée et systématique pratiquée à l’égard d’une société tout entière; c’est le vice et le crime souvent érigés en théories et justifiés par les considérations supérieures du progrès de la civilisation. Voilà ce qui est assez nouveau, et c’est ce qui donne un intérêt plus rare et plus actuel aux œuvres comme celles de Balmès, qui ravivent les notions justes et saines, qui opposent aux théories destructives la théorie des éternelles vérités, à l’abri desquelles le monde a vécu. Ces fortes et généreuses reconstructions ne suppriment point le mal sans doute; elles n’empêchent point le crime et le vice d’exister : elles les contraignent à garder leur véritable nom et les empêchent de s’appeler la civilisation et le progrès; elles retracent la limite entre le bien et le mal à mesure qu’on s’efforce de l’effacer. Une autre lumière peut être facilement dégagée des œuvres de Balmès. Aussitôt qu’il est question de l’influence du principe religieux, il est des esprits très perspicaces qui aperçoivent tout de suite l’inquisition avec tout ce qui l’accompagne. Non, il ne s’agit point ici d’inquisition; seulement cette liberté de la pensée et de la conscience désormais acquise n’est point sans condition. Les peuples et les hommes sont bien libres de penser et d’agir comme ils voudront, mais il faut qu’ils sachent qu’ils ne sont pas libres de tout faire, ni même de tout penser impunément; il faut qu’ils sachent que toutes les fois qu’ils enfreindront les lois morales ils en porteront la peine, que toutes les fois qu’ils se laisseront précipiter dans les révolutions anarchiques et athées, ils se réveilleront sous le joug de la force et se heurteront au despotisme. En un mot, à côté de la liberté elle-même, c’est l’idée de la responsabilité manifestée sous toutes les formes, surtout sous la forme du châtiment, et résumée tout entière dans le mot du docteur espagnol : « Méditez et choisissez ! »


CHARLES DE MAZADE.