Un Problème de morale et d’histoire - Les Borgia/01

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Un Problème de morale et d’histoire - Les Borgia
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 889-919).
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UN PROBLEME
DE
MORALE ET D'HISTOIRE

LES BORGIA

I.
LES DÉBUTS D’ALEXANDRE VI

I. Johannis Burchardt Argentinensis Diarium, 1483-1506, édition Thuasne. Paris ; Leroux. — II. Dispacci di Antonio Giustinian, ambasciatore veneto in Roma, 1502-1505, édition Villari. Florence ; Le Monnier. — III. Edoardo Alvisi, il Duca Valentino. Imola, 1878. — IV. Gregorovius, Getchichte der Stadt Rom im Mittel-alter, tome VII, et Lucrezia Borgia.


Une récente publication, le Journal de Jean Burchard, chapelain et maître des cérémonies au Vatican de 1483 à 1506, a dû ramener beaucoup de personnes curieuses des singularités dramatiques de l’histoire vers une famille dont le nom seul réveille tout un cortège de légendes sinistres. Grâce aux notes quotidiennes de ce prêtre, on peut désormais suivre, dans le détail de leur vie intime, le pape Alexandre VI Borgia et son fils César. La correspondance d’Antonio Giustinian, ambassadeur de Venise près de la cour de Rome, permet de contrôler page par page une partie du récit de Burchard ; mais Giustinian, qui était un fin diplomate de l’école vénitienne, très habile dans l’art d’observer les figures et de scruter les paroles, nous a laissé en outre les principaux élémens d’une psychologie d’Alexandre VI ; ses dépêches, complétées par la Légation de Machiavel, nous laissent encore pénétrer, aussi avant que possible, dans la conscience ténébreuse de César. Ces deux hommes, qui ont été pendant quelques années la terreur de l’Italie, et dont l’œuvre, interrompue par la mort mystérieuse du père, a donné tous ses fruits funestes sous les pontificats de Jules II, de Léon X, de Clément VII, apparaissent donc avec leur physionomie vraie, dans la complexité de leurs passions, de leurs vices et de leurs ambitions. Nous les voyons agir, et nous comprenons les motifs de leur action ; nous les entendons parler, et, s’ils mentent, nous savons quel intérêt ils ont à mentir. Leurs caractères sont en parfait équilibre avec les conditions de leur puissance ; il leur fallait cette duplicité et ces accès de violence implacable pour se maintenir sur les sommets vertigineux où la fortune les avait portés. Mais ont-ils assez expié leur grandeur sanglante, le père, par l’effroi qu’il avait de son fils et l’angoisse avec laquelle, vers la fin de son règne, il sentait venir la ruine de l’entreprise commune ; César, par l’impuissance désespérée dans laquelle la volonté tenace, soit de Venise, soit de la France l’a enchaîné au moment où il croyait tenir enfin son rêve, une royauté en Italie, et par l’écroulement de toutes ses espérances, en quelques heures, quand Alexandre mourut ? Ont-ils été, l’un et l’autre, également coupables envers l’Italie, l’église et la chrétienté ? Le procès que l’opinion des érudits et des honnêtes gens a institué sur cette famille est-il irrévocablement clos, et les documens précis que tout le monde peut lire désormais n’autorisent-ils point une révision de cette lamentable cause historique ?

Je crois que l’on peut reprendre le dossier criminel des Borgia, à la condition d’apporter à cette étude nouvelle la tranquillité d’âme et les scrupules d’un juge. Depuis Guichardin jusqu’à une époque toute récente, ils n’ont guère provoqué que des réquisitoires passionnés ou des plaidoyers d’avocats sollicitant l’indulgence de la postérité, dénaturant les faits, exagérant les bonnes intentions, atténuant les mauvaises, altérant même au besoin l’état civil des enfans d’Alexandre VI. Il faut se méfier des colères oratoires de Guichardin, mais plus encore de l’apologie romanesque du père Olivier ou des falsifications historiques du docteur Nemeke. Les essais de justification fondés sur une connaissance exacte de l’histoire, la Lucrèce Borgia de Gregorovius, le Cesare Borgia de M. Alvisi, sont pleins de vues excellentes, mais il convient de compter avec le parti-pris général du livre, où la façon de présenter les faits est souvent paradoxale. En vérité, un témoin absolument dépourvu d’esprit, un sacristain médiocre, égoïste, réfractaire à tout sentiment délicat, tel que Jean Burchard, est une des plus utiles sources d’information. Il nous a rendu, comme un miroir et un écho, tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a entendu dans le cours des trois pontificats terribles de Sixte IV, d’Innocent VIII, d’Alexandre VI ; il n’est point de fait grave de son Journal qui ne se retrouve, soit dans les chroniques contemporaines, soit dans les dépêches des ambassadeurs. Ce qui le rend précieux, c’est une absence désolante de sens moral. Les critiques qui ont soulevé des doutes sur l’authenticité du Diarium, rejeté comme pamphlet calomnieux, oubliaient deux choses : l’une, que l’église elle-même avait sauvé de la destruction les nombreux manuscrits du Journal, en faveur des descriptions précises du cérémonial de la chapelle pontificale, dont il est rempli ; l’autre, que, chez Burchard, il ne se trouve point la plus légère trace d’invective, de malice ou de haine. Quand il note une infamie, il est à cent lieues de penser que c’est une infamie. La sérénité de ce chapelain est merveilleuse. Une seule fois, dans sa vaste chronique, il a été ému sincèrement, profondément, et la douleur a rehaussé un instant la platitude naturelle de son latin. C’était le soir de l’entrée de Charles VIII à Rome. Tandis que Burchard veillait, au palais de Venise, sur le souper du roi, je ne sais qui osa envoyer à sa maison des garnisaires français, avec leurs chevaux. On mit à la porte, sous la pluie battante, les mules du maître des cérémonies vaticanes. A son retour, il vit l’attentat dans toute son horreur ; les chevaux ultramontains « mangeaient mon foin, dit-il, fenum mcum consumebant. « Il retourna près de Charles VIII et fit une affaire d’état. Le roi donna, avant de se coucher, l’ordre de délivrer la maison de Burchard de ses hôtes. Le chapelain reprit alors le calme de sa conscience. « Je les fis placer, écrit-il bonnement, chez les voisins. »

Certes, cet homme est incapable de nous tromper sciemment. Il ne raconte rien dont il ne soit très sûr. Il ne commente jamais les faits qu’il rapporte. A deux ou trois reprises, il refuse de nous rendre les bruits de la rumeur populaire, et nous informe nettement de sa discrète résolution. Au-delà du rituel de ses cérémonies, rien ne l’intéresse. Son horizon est le plus borné du monde, mais ce qu’il y aperçoit est d’autant plus clair et digne de créance. Jamais il ne s’est douté que l’église chancelait, que la chrétienté était dans l’angoisse, que la politique de Rome inquiétait l’Europe. Il lui suffisait que, sur l’autel papal, les cierges fussent convenablement allumés, et que le pape ne revêtit point une chape rouge à la place d’une chape violette. Retenons donc auprès de nous, comme un témoin perpétuel, le pauvre sire ; à lui seul, il a plus de révélations à nous faire que tous les hauts personnages, — l’ambassadeur Giustinian excepté, — que nous devons interroger. Il a assisté, de la coulisse, au drame entier, dont les autres n’ont vu qu’un acte ou qu’une scène.


I.

Il faut, avant d’aborder cette histoire des Borgia, se défaire résolument d’un préjugé et d’une erreur qui en fausseraient tout à fait l’intelligence. Le préjugé consiste à s’imaginer qu’Alexandre et César ont été en dehors des lois communes de l’humanité, qu’ils ont dépassé par leurs crimes et leurs vices la mesure de scélératesse permise à la fin du XVe siècle, — et du XVe siècle italien. Les personnes qui cherchent volontiers leurs informations sur le passé dans le théâtre ou le roman n’hésitent pas à gratifier pareillement Lucrèce d’une sorte de monstruosité morale. Nous serions donc en présence d’un triple cas de tératologie historique. Ce n’est point sans doute à des fous que nous aurions affaire, mais à des êtres d’exception, en qui la méchanceté s’est déchaînée avec une fureur incroyable, sans autre raison que la volupté perverse du mal, la joie maladive que donnent de grandioses extravagances. Cette vue se prête bien à l’éloquence et au pamphlet ; elle est faite pour séduire des poètes ; on la découvrira sans peine dans les chapitres colorés que Michelet a écrits sur les Borgia, et ce tableau de la Rome papale, farouche, avec ses ruines hantées par des bandits, et, au Vatican, des orgies dignes d’Héliogabale, « au milieu, un banquier, entouré de Maures et de Juifs ; c’était le pape, et sa Lucrezia, tenant les sceaux de l’église. » La vision est saisissante, mais elle fait aux Borgia à la fois trop d’honneur et une réelle injure. Ne voyons pas en eux des figures extraordinaires, démesurées, tels qu’ont été certains empereurs romains. Néron nous déconcerte par l’incohérence de sa nature, l’absurdité du mal qu’il a fait : les chrétiens de son temps ont vu en lui l’antéchrist, la bête infernale sortie du puits de l’abîme ; il sut mêler, d’une façon si inattendue, la férocité, la luxure, le goût des pompes colossales, les raffinemens et l’ironie d’un comédien lugubre, que, présentée par Tacite et Suétone, son histoire nous semble un insolent défi jeté à la raison humaine. La taille des Borgia est loin d’être aussi haute ; il n’y a point de désaccord entre leur vie de tyrans italiens et la politique de leur tyrannie ; il n’est aucune de leurs violences que n’expliquent facilement les nécessités de cette politique, nécessités d’un jour, contredites par celles du lendemain, que manifesteront des violences nouvelles ; petite politique, égoïste et empirique, mais poursuivie, à l’aide de moyens atroces, avec une logique et une clairvoyance parfaites. Ce grand cadre de la vieille Rome, qui convenait si bien à Caligula et à Néron, ou à certains papes du moyen âge, tels qu’Innocent III et Boniface VIII, renferme encore, il est vrai, l’étrange famille, mais elle ne le remplit plus à la manière de ces maîtres du monde, soit temporel, soit spirituel. Les Borgia sont, l’un le roi de l’état ecclésiastique, l’autre le duc de Romagne. Leur champ d’action est l’Italie seule ; ils y jouent une tragédie où les destinées de l’Occident ne sont plus engagées ; un Sforza, un Malatesta, un Aragon, eussent donné un spectacle aussi émouvant si l’hégémonie de la péninsule leur avait été livrée. Les princes italiens du XVe siècle sont véritablement leurs pairs, et, replacés dans leur compagnie, les Borgia reprennent leurs proportions justes. Leur immoralité n’est pas un jeu de la nature, mais la loi même de la tyrannie italienne. Après Alexandre VI, Pierre-Louis Farnèse, fils de Paul III, a parfois dépassé en perversité César Borgia lui-même ; plus tard encore, Carlo Caraffa, neveu de Paul IV, a bouleversé la péninsule par une politique étourdie que César n’eût point pratiquée. La notion du bien et du mal, la loyauté, la bonté et la pudeur étaient-elles donc abolies dans ces âmes superbes, qui menaient le chœur d’une civilisation de premier ordre et rehaussaient la corruption de leurs cours de tout l’éclat de la renaissance ? Je n’hésite pas à répondre affirmativement. Dans toutes ces consciences se retrouve la même lacune. Mais l’explication du douloureux phénomène moral est dans le Prince de Machiavel. La tyrannie du XVe siècle traînait à sa suite la fatalité de son origine ; elle était illégitime par son point de départ même, par l’attentat du prince nouveau contre les libertés communales ou les pouvoirs féodaux ; la papauté, bien que puissance séculaire, avait été atteinte de cette contagion depuis plus de cent ans ; elle avait été condamnée à lutter jusqu’à l’extermination contre les grandes familles féodales de Rome, et à jeter en pâture aux neveux pontificaux les domaines des barons. A partir de Sixte IV, c’était l’Italie elle-même qui, de proche en proche, devenait la proie du népotisme. Or, comme tous ces princes dont la maison a été fondée par la violence et ne subsiste que par le crime, les papes de la renaissance ont dû recourir, pour assurer leurs ambitions, à une politique impitoyable, mêlée de fourberie et de cruauté ; comme eux, ils ont dû écraser sans merci leurs ennemis intérieurs, les comtes et les villes, les condottières indociles et les cardinaux trop puissans, les moines, qui veulent ramener sur la terre les libertés du royaume de Dieu, jusqu’aux humanistes, qui parlent trop haut de la libre république de Tite-Live. Renard et lion, dit Machiavel, il fallait être alors l’un et l’autre : au dedans, pour espérer un lendemain ; au dehors, sur leurs frontières, chez leurs alliés, chez leurs rivaux, les tyrans italiens, et le pape, comme tous les autres, ont à se défendre contre la conspiration permanente, l’intrigue auprès des souverains de l’Occident, la violation des traités, les trames des exiles, des fuorusciti, qui préparent leur retour par le régicide ou l’émeute populaire. Il n’est pas un prince qui n’ait contre lui tous ses voisins immédiats, et, pour appuyer secrètement la politique de ses ennemis, quelqu’une des puissances de l’Europe : si celles-ci, occupées ailleurs, sont neutres, il reste toujours Venise, république patricienne, qui hait également tous ces tyrans et dont la main s’aperçoit dans tous les désastres qui les accablent. C’est pourquoi ils n’ont, pour durer, qu’une ressource, la terreur et le parjure. Les Médicis, qui ont eu longtemps plus d’humanité que les autres, ont été frappés par des sectaires en pleine église et dépossédés ; ils ne sont enfin rentrés en 1542 à Florence qu’après avoir épouvanté la Toscane par le massacre de Prato. Les Borgia ont été de ce monde qui ne connaissait ni douceur, ni scrupules, ni remords ; ils ont mené cette guerre sauvage qui n’a point connu de droit des gens. En nous, c’est la conscience moderne qu’ils étonnent. Mais, pour l’Italie princière, « l’hôtellerie de douleur » que Dante avait chantée déjà, ils n’ont été ni une déception ni une surprise.

Le préjugé que je viens de signaler se compliquait encore, pour les Borgia, d’une idée historique qu’il s’agit de redresser, sinon on risquerait de considérer leur figure et leur œuvre sous une sorte de verre grossissant. Alexandre VI, dit-on, était pape : c’est donc l’église romaine qu’il entraîna dans la complicité de sa politique, l’église chrétienne dont sa vie a compromis l’honneur, le christianisme, dont il était responsable, aussi bien en face de l’histoire que devant Dieu, et que lui et tous les siens ont renié impudemment. Cette notion a préoccupé d’une façon différente un certain nombre d’historiens. Les uns l’ont employée, à assombrir davantage le tableau de ce pontificat, aggravant ainsi la culpabilité de la famille de tout le poids d’une véritable apostasie. D’autres, persuadés que la grâce divine n’avait pu à un tel point être impuissante, se sont récriés, ont imaginé je ne sais quelle conspiration de calomniateurs, ligués contre les Borgia, ou plutôt contre l’église, supposant la légende introduite au sein de l’histoire, déclarant apocryphes et mensongères les dépositions des témoins et les relations des chroniqueurs, en première ligne celle du chapelain Burchard, qu’on n’avait point lu parallèlement avec les récits ou les pièces diplomatiques des contemporains. L’opinion qui, dans Alexandre VI, place au premier rang le pontife et le pasteur des âmes, a donc servi à la fois à redoubler la sévérité de quelques-uns de ses juges, à exciter le zèle de ses avocats. Mais cette opinion est contredite par la réalité historique. La papauté avait longtemps incarné l’église elle-même, et, par l’église, la religion de tout le monde chrétien. Dans les plus mauvais siècles du moyen âge, au temps où les papes se voyaient presque tous chassés de Rome par le peuple, les barons ou les empereurs, les pontifes, même exilés, remplacés par des antipapes, avaient tenu d’une main souveraine la règle de la foi universelle. Les hérésies, les philosophies, les infractions à la discipline ecclésiastique, les entreprises des princes, tous les intérêts qui, de près ou de loin, touchaient au christianisme, avaient constamment abouti à un concile du Latran, à une décision du pape, à un acte solennel de l’autorité apostolique. Rien ne se faisait ou ne se disait en Occident qui ne dût recevoir l’approbation ou le blâme de Rome. L’Italie et l’Europe tourmentaient de mille manières le suzerain du patrimoine de saint Pierre ; elles s’inclinaient toujours en tremblant quand l’évêque de Rome parlait au nom de Dieu. Les têtes rebelles qui n’avaient point fléchi furent frappées d’une façon terrible : l’empereur Henri IV, Arnauld de Brescia, Frédéric II, le roi Manfred. La fonction politique du pape, précaire et sans cesse suspendue à Rome et dans le domaine ecclésiastique, indécise et contestée dans le reste de l’Italie, excepté au moment des ligues communales contre l’empire, était, quand elle agissait au loin, d’une grandeur incomparable. Quand le pape se tournait vers l’empereur, le roi de France ou la terre-sainte, il montrait dans son geste et sa parole toute la puissance surhumaine du sacerdoce. Ce furent les temps héroïques de la papauté romaine, qui s’arrêtèrent brusquement après Boniface VIII. Par l’attentat de Philippe le Bel, les princes commencèrent d’annuler le droit de l’église à intervenir dans les affaires religieuses de l’Europe. L’exil d’Avignon fut une déchéance tout autant pour l’église que pour son chef. Le pape perdit alors le prestige de cet épiscopat œcuménique que Rome seule pouvait contenir ; hors de Rome, capitale spirituelle et politique du monde, il ne semble plus, aux hommes du moyen âge, qu’un archevêque français. L’église, protégée et surveillée par le roi de France, ne fut plus, comme jadis, la suprême autorité morale, plus haute que tous les rois, et qui, dans la misère même de son siège à Rome, faisait à tous la loi. Ses décisions doctrinales, qui n’étaient plus promulguées au Latran, ne furent plus que l’œuvre impuissante d’une église nationale. La chaîne qui, par le pape, rattachait l’église à Dieu, parut rompue en son anneau essentiel. C’est bien le sentiment des grands chrétiens et des politiques de l’Italie au XIVe siècle : Dante, Pétrarque, sainte Catherine de Sienne. Le pape rentra dans Rome, mais, grâce à l’horrible désordre du schisme d’Occident, il ne fut plus capable de ressaisir toute sa primauté apostolique. L’Europe se demanda, durant plus d’un demi-siècle, où étaient l’église et le pape véritables, et les conciles de Constance et de Bâle purent seuls empêcher le morcellement de la chrétienté en église indépendante. Mais ces conciles eux-mêmes amenèrent un amoindrissement nouveau dans la puissance religieuse du saint-siège. Ils attribuèrent à l’épiscopat la suprématie doctrinale et le droit de discipline qui avaient fait, antérieurement à tous ces troubles, la force du pontife romain ; ils constituèrent théoriquement l’église en monarchie parlementaire. A chaque élection, le pape dut jurer, entre les mains de ses cardinaux, les capitulations par lesquelles il abdiquait en faveur du sacré-collège les prérogatives les plus grandes du gouvernement de l’église. Dès le lendemain, il avait oublié ses sermens, et s’efforçait de revenir à la plénitude de ses anciens pouvoirs. Les papes de la seconde moitié du XVe siècle ont tous déchiré la charte pontificale. Cet acte de mauvaise foi n’eut pour aucun d’eux des conséquences graves. Les cardinaux italiens se souciaient médiocrement des intérêts de l’église universelle ; chacun d’eux, rêvant de la tiare, voyait sans déplaisir une usurpation qui tendait non pas à relever la puissance spirituelle de leur maître, mais à consolider dans sa personne une réalité dont les grands papes d’autrefois n’avaient jamais connu que l’ombre, le principat ecclésiastique, la royauté temporelle de Rome.

Or, pendant les cent cinquante années qui vont de la captivité d’Avignon au pontificat de Pie II, le régime politique et social de l’Italie avait changé de fond en comble. La tyrannie avait remplacé les communes. Les provinces s’étaient, bon gré mal gré, constituées en principats. Milan appartenait aux Visconti, puis aux Sforza ; Florence s’était accommodée du régime indécis du premier Médicis ; le royaume des Deux-Siciles était, avec les Aragons, une monarchie taillée sur le patron des royautés européennes ; il y avait des tyrans à Bologne, à Ferrare, à Rimini, à Pérouse, dans chacune des villes de Romagne, dans chaque tour féodale, pour ainsi dire ; mais ici, le baron ou le duc n’attendait plus rien de la fidélité de ses sujets dont il était le despote ; il ne reconnaissait au-dessus de soi aucun suzerain. Ce fut, pour le pontificat romain, une inexorable nécessité de s’adapter à ce milieu, de chercher des conditions de vie pareilles à celles des autres puissances italiennes. La politique nationale d’Innocent III et de Boniface VIII, l’hégémonie des cités guelfes avait fait son temps ; il n’y avait plus ni Guelfes ni cités ; la chimère d’une église libre, mais privée d’un domaine indépendant, au sein d’une Italie princière, était insoutenable ; la papauté eût été confisquée par les Aragons ou les Médicis, comme elle l’avait été, au Xe siècle, par les barons de Tusculum ou par les empereurs. Le seul parti à prendre, pour les papes, fut d’être tyrans au même titre que tous les autres ; plus grave était leur déchéance religieuse, plus pressante était l’obligation de faire grande figure dans la péninsule, afin de retrouver par la diplomatie une situation analogue à celle dont ils avaient joui au temps de leur maîtrise mystique sur le monde. Dès qu’ils se sentirent libres du côté de la chrétienté, par la fin du schisme, la clôture des conciles, la répression des hérésies de Huss et de Wicleff, les papes du XVe siècle se mirent à édifier leur grandeur temporelle. Les dernières traces de l’autonomie communale de Rome disparaissent sous Martin V, antérieurement à 1450. Nicolas V, Calixte III, premier pape Borgia, Pie II, Paul II, sont rois de Rome sans conteste ; mais leur royauté est encore chancelante dans le patrimoine, où les vieilles familles gardent, sur leurs fiefs, toute l’indiscipline féodale. D’autre part, ces pontifes se rallient, parle mécénat, par la protection des humanistes et des artistes, à la civilisation princière de la renaissance ; mais, pour eux, accueillir la renaissance, c’est-à-dire l’esprit de critique et les lettres païennes, c’était témoigner une fois de plus de leur abandon du rôle théologique soutenu par l’ancien pontificat. Le règne de Pie II, qui va de 1458 à 1464, marque le terme dernier de cette crise historique de l’église romaine. Quelques années auparavant, Eugène IV avait encore essayé, non sans grandeur, de réconcilier l’église d’Orient avec la foi latine ; sa tentative avait échoué. Mais Nicolas V, quatre ans avant l’élection de Pie II, avait été pris pour arbitre par toute l’Italie, et avait présidé à la signature d’une trêve de vingt-cinq ans entre Rome, Naples, Florence, Milan et Venise. Avec ce pape, le saint-siège fut quelques jours, et pour la première fois, le point d’équilibre de la péninsule. Puis Calixte III, revenant, mais trop tard, à la tradition purement ecclésiastique, s’attacha, avec une passion tout espagnole, à la croisade contre les Turcs ; il mourut, convaincu de l’impuissance politique de la papauté en matière religieuse. Pie II reprit le projet de croisade ; il voulut rétablir la primauté de Rome sur les églises nationales. Louis XI lui accorda l’abolition de la pragmatique de Bourges, mais le parlement et l’université aidèrent le roi à l’observer en dépit du pape. Quant à la croisade, ce pape aimable usa à la préparer les dernières forces de sa vie. A Ancône, au moment de mourir, il conjurait, en pleurant, son ami Bessarion de ramener à Rome sa dépouille mortelle. Il s’était trompé en venant seul au bord de cette mer, sur le chemin de Jérusalem, que les chrétiens avaient oubliée. C’est à Rome qu’il donnait sa dernière pensée, à la capitale toute temporelle de la royauté pontificale, au souvenir des lettres antiques, à la civilisation séculière dont la papauté allait partager avec Florence la direction pendant plus d’un demi-siècle, après avoir d’abord tranquillement fermé l’Évangile.

Or, dans le temps même où une grande crise sociale obligeait la papauté à se retirer du gouvernement œcuménique du monde, pour se renfermer dans une royauté italienne, l’Occident commençait une évolution historique analogue à celle de l’Italie, et sortait du cadre vague de la vieille chrétienté pour entrer dans les formes définies des nationalités européennes. Le déclin profond de l’empire, l’affaiblissement du pouvoir spirituel des papes, furent à la fois des effets et des causes dans ce renouvellement des conditions politiques de l’Europe. Les peuples prirent une conscience claire de leur vie nationale quand le sens de la vie générale baissa chez les deux maîtres mystiques de l’humanité ; le pape et l’empereur virent leur puissance universelle perdre tout le terrain gagné par l’autonomie individuelle des nations. La majorité politique de celles-ci rendit caduque la tutelle sociale de ses anciens patrons. Les nations, à mesure qu’elles se reconnaissaient maîtresses d’elles-mêmes, s’enfermaient en des frontières plus précises, la famille chrétienne se morcelait en familles particulières toutes prêtes à se combattre les unes les autres ; l’autorité pontificale s’arrêtait à chacune de ces frontières et ne passait au-delà qu’à la condition de se conformer au droit public de la nation ; le pontife semblait de plus en plus un prince séculier au même titre que les autres, et les rois de l’Europe étaient tous disposés à le traiter en prince étranger, et, à l’occasion, en ennemi.

Cette période originale de l’histoire de l’église, où les papes n’eurent plus rien d’apostolique, s’ouvrit par le règne de Paul II, grand seigneur d’esprit léger, tout occupé de statues grecques, et de fêtes carnavalesques. Elle se termina en 1527, par une catastrophe inouïe, le sac de Rome, Saint-Ange, l’humiliation du pontife aux pieds de Charles-Quint. La tyrannie ecclésiastique perdit alors sa valeur politique en Italie, son importance diplomatique en Europe. Mais sa ruine fut, comme l’avait été sa grandeur, entraînée dans le mouvement général de la péninsule. Par Milan et par Naples, l’empereur tenait l’Italie entière ; ce qui restait de princes, à Florence, à Ferrare, à Mantoue, dépendait étroitement de l’étranger. Le pontificat romain, dépossédé de son action temporelle, commença dès lors une évolution très belle vers les traditions de son passé. Les papes comprirent que l’église, déchue politiquement, devait retrouver l’ascendant religieux qui fit sa force au temps où elle était si faible sur son domaine terrestre. Paul III Farnèse, qui avait grandi dans la corruption de Rome sous Alexandre VI, réunit le concile de Trente. L’église œcuménique rendit à son chef l’autorité doctrinale que Constance et Bâle avaient affaiblie ; elle lui remit un droit de discipline tel que le saint-siège n’en avait jamais exercé de plus rigoureux. Mais lorsque, sous Paul IV, les Caraffa prétendirent restaurer la puissance temporelle dont Clément VII avait vu la chute, lorsque le neveu du pape, le cardinal Carlo, voulut recommencer la tragédie de César Borgia et mettre aux prises en Italie, au profit du saint-siège, la France et l’Espagne, on s’aperçut à quel point la scène manquait aux acteurs ; Rome et l’église, qui avaient tout permis aux Borgia, se levèrent contre les insensés dont la politique retardait de soixante ans ; Paul IV mort, le peuple jeta au Tibre sa statue, et le sacré-collège fit étrangler le cardinal-neveu. L’église romaine, si longtemps sourde aux cris de la chrétienté, demandait enfin hautement la réformation, dont le nom seul faisait jadis sourire Léon X. Pie IV rappela le concile, et saint Pie V, un moine, un inquisiteur, achevant de reconstituer le sacerdoce, poursuivit l’hérésie avec l’inflexibilité dogmatique d’un Innocent III, et fut assez fort, comme évêque universel, pour pousser une dernière fois, dans la croisade de Lépante, l’Europe chrétienne contre l’islamisme. Le bercail apostolique avait retrouvé son pasteur ; l’église, aidée par la milice de Jésus, recouvra, sous Sixte-Quint, son rôle religieux dans la politique générale de l’Occident. Elle n’était plus, en Italie, qu’un principat débile, et l’Italie n’était plus qu’un grand fief de l’Espagne.

Je viens d’esquisser les conditions morales et politiques où l’histoire du XVe siècle italien a placé les Borgia. Nous ne les jugerons ni comme un accident ni comme une exception ; ni leur conscience ni leur politique n’étaient une nouveauté ; ces virtuoses ont jeté des notes violentes, mais pas une seule note fausse, dans le concert de la renaissance. Il ne s’agit point ici de diminuer, par une bienveillance paradoxale, leur responsabilité historique, mais de la mesurer équitablement. J’ai dû d’abord les remettre au juste point de vue, à la lumière vraie qui leur conviennent, en les tirant du clair-obscur poétique où leurs figures se tenaient comme de formidables fantômes. Le préjugé romanesque une fois écarté, nous pouvons aborder de beaucoup plus près l’histoire vraie des Borgia.


II

L’Italie, disait Jules II, est une lyre à quatre cordes, qui sont Rome, Naples, Florence et Milan. Les quatre cordes avaient été un jour d’accord ; depuis Nicolas V, l’harmonie s’était rompue ; la fédération italienne semblait une chimère. Chaque fois que l’une des grandes puissances, Milan, Florence ou Venise, devenait comme le noyau d’un système d’alliances avec les tyrans de second ou de troisième ordre, Ferrare, Bologne ou Sienne, Rimini, Imola, Urbin, Mantoue ou Piombino, tout le reste de l’Italie s’inquiétait ; une clameur s’élevait qui dénonçait la trahison ourdie contre les libertés de la péninsule et l’établissement projeté de la « monarchie unique. » Ce cauchemar avait envahi tous les esprits, et il est bien singulier que l’appréhension d’une royauté italienne ait à ce point troublé les tyrans, les condottières, les humanistes, dans le temps même où le sentiment de la patrie italienne était le plus étranger à toutes les consciences. Chacun des grands tyrans était soupçonné à son tour ; les Sforza et les Aragons se renvoyaient, à la fin du XVe siècle, la même accusation. Quand Ludovic le More appela Charles VIII, personne ne douta qu’il n’eût le dessein de régner sur la péninsule. C’était encore Venise que l’on redoutait le plus communément, bien qu’elle n’eût qu’un point d’appui territorial très faible ; mais elle était riche, et, par sa diplomatie, très forte dans les conseils de l’Europe. Guichardin affirme que Cosme de Médicis, aidant François Sforza à devenir tyran de Milan, « a sauvé la liberté de toute l’Italie, que Venise aurait asservie. » Le même historien a écrit cette maxime, qui explique bien le préjugé italien contre Venise : « La république n’accorde la liberté qu’à ses citoyens propres. » Avec Venise, ce n’était point de fraternité politique, mais de vassalité qu’il s’agissait. Un traité passé entre les tyrans et Venise, maîtresse de l’hégémonie italienne, eût été la ruine du principat. Ce n’est qu’entre puissances semblables, rapprochées par la communauté de régime et d’intérêts, que peut s’établir un concordat équitable. Rome et Venise, où le pouvoir était électif, la société aristocratique, les traditions de gouvernement très fixes, avaient l’une avec l’autre d’étroites affinités, et l’Italie ne redoutait rien tant que leur bon accord. Le sens très pratique et doublé d’égoïsme de Venise écarta le plus souvent ce danger, et quand, à la fin d’Alexandre VI, la tyrannie ecclésiastique fut sur le point de s’étendre sur la plus grande partie de la péninsule, l’Italie éperdue se tourna vers Venise, et attendit un instant de la république le salut du principat.

Sixte IV, vingt ans avant le second pape Borgia, montra ce que le saint-siège prétendait être désormais, non-seulement l’arbitre, mais le patron de tous les états italiens, et la façon nouvelle par laquelle il oserait rechercher cette prépondérance. Ce moine franciscain, fils d’un batelier de Savone, savant homme, inaugura une politique absolument dépourvue de principes, emportée comme en un tourbillon, sans lendemain, mais dont les contradictions et les violences devaient concourir à un plan rigoureux, opiniâtrement suivi, pour la grandeur exclusive non pas de l’église romaine, mais de la famille pontificale. La méthode insolente des Borgia, la chasse aux alliances italiennes et l’abandon cynique des alliés de la veille, fut inventée par les Rovere, et le cardinal Rodrigo Borgia, qui avait vendu sa voix et son crédit au conclave, lors de l’élection de Sixte IV, reçut de ce pape, en récompense de ce service, une édifiante éducation politique. On vit alors, autour de Rome et contre Rome, se former et se dénouer les ligues avec une rapidité vertigineuse : Milan, Florence et Venise, Naples, Ferrare, Urbin, Rimini, Bologne, se formaient, sur un signe du pontife, en groupes accidentels que la trahison renouvelait sans cesse. Sixte IV trahissait tout le monde, et Venise trahissait le plus volontiers Sixte IV. Celui-ci, surpris, en 1484, d’une perfidie plus inattendue de la république sérénissime, entra dans une colère si grande, qu’il prit la fièvre et mourut en deux jours.

Mais cette politique incohérente servait la passion dominante de Sixte IV, l’établissement de ses neveux, les Rovere et les Riario. Le népotisme n’était pas une nouveauté dans l’histoire du saint-siège ; les papes, à mesure qu’ils grandissaient comme princes temporels, s’étaient de plus en plus appuyés sur leur famille ; mais jamais, jusqu’alors, ils n’avaient prétendu fonder, pour leurs neveux, une puissance territoriale. Pie II avait appelé à Rome tous les Piccolomini, ses parens, et tous ses amis siennois ; il leur avait prodigué les dignités ecclésiastiques ou séculières, quelques fiefs sans importance, les charges de la cour romaine, et n’oublia même pas sainte Catherine, sa compatriote, qu’il canonisa. Ce népotisme était innocent. Sous Sixte IV, ce fut un brigandage. Aux cinq neveux cardinaux, à Pietro Riario, qui passait pour son fils, à Julien Rovere, le futur Jules II, il livra l’église : Pietro, la veille encore petit frère de Saint-François, fut fait d’un seul coup patriarche de Constantinople, archevêque de Florence, de Séville et de Mende, et accablé de riches bénéfices. En deux ans, ses favoris, ses chevaux, ses comédiens et ses poètes dévorèrent tout, et Pietro, écrasé de dettes, mourut d’épuisement. Peu de semaines avant sa mort, il avait conçu un projet extraordinaire, pour lequel il sollicita la complicité de Galéas-Marie Sforza ; il s’agissait, avec l’aide du tyran devenu roi de Lombardie, d’arracher à l’oncle son abdication et de prendre la tiare ; c’était une folie, mais il en resta toujours quelque chose dans la tradition du népotisme pontifical, et César Borgia jugera peut-être que cette idée avait du bon. Le pape pleura le traître et reporta toute sa tendresse sur son frère Girolamo Riario, ancien scribe de la douane de Savone. Il acheta pour lui Imola à Taddeo Manfredi et le maria à une fille naturelle de Galéas Sforza, Catarina. Puis il demanda pour Jean Rovere, frère de Julien, une fille de Frédéric d’Urbin ; il donna à ce neveu Sinigaglia et Mondovi, terres de l’église. Mais Sixte IV avait des ambitions plus hautes encore, et jeta son dévolu sur la Toscane. A Florence, les deux frères Médicis, Laurent et Julien, gouvernaient avec douceur, comme avait fait Cosme, par l’opinion plutôt que par un pouvoir bien défini. Ils avaient contre eux un parti, les Pazzi ; le pape se mit en relation avec les chefs de la faction, et, au Vatican même, l’assassinat des Médicis fut préparé. L’archevêque de Pise, Salviati, était l’âme de la conspiration ; autour de lui on trouve, entre autres conjurés, deux prêtres et un condottière du pape. C’est à la cathédrale, au moment de l’élévation, que les meurtriers devaient agir. Le cardinal-neveu Raphaël Riario, un enfant de dix-sept ans, se tenait près de l’autel, dans sa simarre rouge. Julien fut tué sur place. Laurent put s’enfuir et se barricader dans la sacristie. Florence se souleva en criant : Palle ! Palle ! Le peuple pendit Salviati, l’étole au cou, à une fenêtre de la seigneurie ; Riario, tremblant, demanda grâce. On l’épargna par pitié pour sa jeunesse ; il garda, dit un contemporain, un visage livide toute sa vie. La conspiration avait manqué. Sixte IV excommunia Laurent et mit la ville en interdit. Le peuple força ses prêtres à célébrer la messe. Le clergé se réunit en synode et demanda le concile. En appeler du pape à l’église était un nouveau crime. Sixte IV jeta sur la Toscane ses alliés, Alphonse d’Aragon et Frédéric d’Urbin. Quand il fit la paix avec la noble ville, les premiers citoyens de Florence durent s’agenouiller aux pieds du pape, devant la porte close de Saint-Pierre, au chant du Miserere. Il frappa chacun d’eux de la baguette symbolique des confesseurs, et leur pardonna en père de miséricorde.

Il fallait renoncer à la Toscane, dont l’indépendance était devenue, au lendemain du régicide, une cause nationale pour l’Italie. Sixte IV put donner encore Forli à Girolamo ; il cherchait le moyen de conquérir ou d’acheter Faenza, Ravenne, Rimini. La guerre contre Ferrare, en 1481, avec l’alliance vénitienne, devait achever un beau duché d’Italie orientale. Mais les princes se groupèrent encore autour de Ferrare, comme ils l’avaient fait autour de Florence. La péninsule se montrait décidément rebelle au népotisme des Rovere. Le plus simple était donc de prendre leurs fiefs aux sujets directs de l’église. Sixte IV lança les Orsini contre les Colonna et les Savelli. On commença par la guerre civile à Rome ; le quartier des Colonna fut assiégé, incendié ; le palais du Quirinal, malgré la promesse du pape à ses cardinaux, fut pillé sous la direction du neveu Girolamo ; le protonotaire Lorenzo arraché tout sanglant à sa maison et enfermé au Saint-Ange. Puis les pontificaux marchèrent contre les Colonna du Latium. Le pape, que l’invention de l’artillerie intéressait fort, avait béni les canons à Saint-Jean-de-Latran. Girolamo mit en feu la campagne romaine. Fabrizio-Colonna, pour sauver la tête de son frère Lorenzo, négociait alors avec Sixte IV ; celui-ci demanda la citadelle de Marino, qui lui fut rendue le 25 juin. Le 30, à l’aurore, on conduisit Lorenzo dans la cour intérieure du Saint-Ange, on lui lut une sentence de mort. Il ne prononça ni une prière ni une plainte, et mit tranquillement sa tête sur le billot. Puis, le corps fut porté aux Saints-Apôtres, l’église des Colonna. La mère attendait, en deuil, sous le portique, entourée des patriciennes de sa famille ; elle fit ouvrir le cercueil, prit par les cheveux la tête de son fils, la souleva et dit : « Regardez, voici la tête de mon enfant et la bonne foi du pape Sixte ! »

Le 12 août 1484, le chapelain Burchard écrivait : « Aujourd’hui, vers cinq heures de nuit, est mort notre très saint-père en Jésus-Christ et seigneur Sixte IV, pape, par la divine Providence ; que Dieu daigne recevoir son âme avec pitié. Amen ! » Il faut lire, dans le Chroniqueur du Vatican, le récit de ces étonnantes funérailles. L’appartement du pape fut pillé en un clin d’œil, par les valets et les prélats. On dut emporter le mort dans sa couverture et une tapisserie arrachée à la porte de sa chambre. On le coucha nu sur une table de la salle du Papagallo, pour le laver. Burchard ne trouva ni aiguière ni bassin ; « enfin le cuisinier apporta le chaudron qui servait à laver la vaisselle, avec de l’eau chaude, et le barbier Andréa envoya un bassin de sa boutique ; nous lavâmes le corps du pontife, et, comme nous n’avions pas de serviette pour l’essuyer, je déchirai la chemise dans laquelle il était mort et m’en servis… Nous l’habillâmes, sans chemise, d’une soutanelle, d’une paire de pantoufles données par l’évêque de Cervia. » On le revêtit d’ornemens de rencontre, d’une vieille chasuble trouée, mais on ne put trouver ni rochet ni croix pectorale ; il fallut cinq ou six heures pour obtenir une vingtaine de cierges ; huit cardinaux seulement suivirent la procession funèbre du palais à Saint-Pierre. Ils s’empressèrent de rentrer chez eux. La personne du pape n’était plus sacrée ; la perversité de la tyrannie avait effacé de son front le signe du sacerdoce. Le sentiment populaire, comme celui de l’église elle-même, ne reconnaissait plus en lui le légat de Dieu.

Sixte IV n’était pas descendu dans les caveaux funèbres de Saint-Pierre, que le peuple romain, soulevé contre les neveux, brûlait leurs palais, tandis que les factions Orsini et Colonna se massacraient dans les rues, que les cardinaux et les nobles barricadaient l’entrée de leurs maisons. Rome traversa des jours horribles jusqu’à l’élection d’Innocent VIII. Ce pape, encore un Génois, fut élu, comme son prédécesseur, grâce à une scandaleuse simonie. Borgia avait espéré la tiare pour cette fois ; il compta les voix de ses partisans, et, les jugeant trop peu nombreuses, il les vendit, la sienne comprise, au cardinal Gibò. L’élection fut conduite par Julien de la Rovere, qui allait être, sous deux pontificats, le personnage le plus puissant et le plus dangereux du sacré-collège. Innocent VIII s’empressa de reprendre, dans la politique italienne, le jeu des alliances inauguré par Sixte ; avec Gênes et Venise, il soutint la révolte des barons napolitains contre les Aragons alliés de Florence et de Milan ; il menaça Ferdinand de la restauration d’une dynastie française. Les Orsini passèrent au roi des Deux-Siciles, les Colonna et les Savelli au pape ; la guerre civile se ralluma dans Rome et la campagne romaine. Le pape, redoutant l’entrée de Virginio Orsini, rappela, pour les armer, les assassins bannis par Paul II et Sixte IV, et lâcha sur la ville les pires brigands de toute l’Italie. Venise s’empressa de dénoncer l’alliance et refusa son contingent. Alphonse de Calabre s’empara du Latium. Quand la famine fut dans Rome, et qu’en dehors des murs, jusqu’aux montagnes latines, tout fut brûlé, le pontife fit la paix : il abandonnait, sans aucun remords, les barons du Midi à la fureur de leur maître, qui les attira dans un piège et les fit égorger en masse. La politique guerroyante réussissait mal à Innocent. C’était un prince timide ; son fils Franceschetto et ses neveux avaient une âme d’usuriers médiocre et avide ; ils ne songeaient qu’à s’enrichir vite, et, Rome regorgeant toujours de spadassins et de vagabonds, ils imaginèrent un tarif pour les assassinats et des abonnemens qui assuraient la tranquillité des criminels. Franceschetto touchait 150 ducats par meurtre. En 1490, le saint-père faillit mourir. Son fils mit la main sur le trésor de l’église, et l’intervention des cardinaux seule l’empêcha de le faire passer en Toscane. Il se souciait fort peu d’un principat en Italie. Son père, afin de l’établir en Romagne, fit poignarder bien inutilement le neveu de Sixte IV, Girolamo Riario, tyran de Forli et d’Imola. Catarina Sforza, la veuve, vit jeter par une fenêtre le cadavre nu de son mari ; elle s’enferma dans la citadelle de Forli et la défendit contre la populace pour son fils Ottavio jusqu’à l’arrivée des secours de Bentivoglio et de Jean Galéas. Franceschetto dut se contenter d’un riche mariage dans la famille du premier banquier de l’Italie, Laurent le Magnifique.

Entre Sixte IV et Alexandre VI, ce pontificat, dont toutes les entreprises avortèrent, semble misérable. Avec Innocent VIII, toute dignité, toute pudeur a disparu, non-seulement chez le pontife, mais encore au sein du sacré-collège et de l’église. Laurent de Médicis, envoyant à Rome son fils, le cardinal Jean, âgé de dix-sept ans, disait au futur Léon X : « Vous allez dans la sentine de tous les vices, et vous aurez de la peine à vous y tenir décemment. » Les contemporains virent avec stupeur le pape reconnaître ouvertement ses enfans, comme eût fait un Sforza. Sixte IV, lui du moins, laissait passer Girolamo pour son neveu. Quand le sultan Bajazet eût confié à Innocent, au prix d’une pension de 40,000 ducats, la garde de son frère Djem, on s’étonna que le prince musulman, fils de Mahomet II, logeât, avec ses janissaires et ses musiciens, au palais apostolique. Il sembla aux bonnes gens de Rome que, sur Saint-Pierre, le croissant se levait à côté de la croix. Comme le principat ecclésiastique était devenu l’objet d’une insolente enchère, chacun des cardinaux avait bien le droit de tout espérer du prochain conclave. Enfermés dans leurs palais fortifiés, munis de tours, dont les portiques et les loges intérieures abritaient parfois une petite armée et son artillerie, entourés de leurs hommes d’armes, de leurs centaines de valets, de leurs bravi, ils renouvelaient, à la fin du XVe siècle, les souvenirs laissés par la féodalité romaine au plus mauvais moyen âge. Ils sortaient à cheval, l’épée au flanc, couverts d’une armure, entourés de leurs neveux, de leurs cliens, de leurs spadassins. Ils étendaient leur influence dans Rome par les pires moyens : ils nourrissaient, sous le portail de leurs palais, des foules de gueux prêts à tous les coups de main ; ils protégeaient, par le droit d’asile, les bandits qui se réfugiaient près d’eux ; ils empêchaient, dans leurs quartiers, l’exécution de la justice pontificale. Les cardinaux Savelli et Colonna devaient envoyer de nuit des troupes contre les gens du cardinal La Ballue, qui avaient délivré des criminels, et, sous les yeux de leur maître, déchiré les parchemins judiciaires et blessé le bourreau du pape. Aux fêtes du carnaval, qui commençait à Noël, on voyait passer à travers Rome les cavalcades, les chars allégoriques, chargés de musiciens et d’histrions, ornés des armes des cardinaux qui, par l’éclat de leurs folies, caressaient la vieille passion des Romains pour les spectacles magnifiques et gratuits. Ce luxe coûtait très cher, et les princes de l’église, gorgés de bénéfices et rompus à la simonie, demandaient encore au jeu des ressources peu canoniques. Ils jouaient donc, mais en redressant d’une main douce les écarts de la fortune. Une nuit, le cardinal Riario avait gagné 14,000 ducats d’or à Franceschetto ; celui-ci se plaignit à son père, qui condamna à restitution le trop heureux joueur, mais les ducats d’or étaient déjà dépensés.

Les cardinaux se dérobaient sous la main du pontife. Chacun d’eux, se considérant comme un pape in petto, résistait aux volontés du maître, se défiait de tous ses confrères comme d’autant de rivaux et les haïssait. Le sacré-collège, condamné à la guerre intestine, se façonnait à l’image de la tyrannie italienne ; il recherchait des alliances et des patronages en Italie et à l’étranger. Les deux grandes puissances catholiques, la France et l’Espagne, avaient la plus nombreuse clientèle : l’empereur, Venise, les Aragons et les Sforza se partageaient le reste. Tout consistoire tenu au Vatican était comme le champ clos où se livrait sourdement le combat désespéré pour la tiare. Le cardinal de Médicis y rencontrait le cardinal Riario, le complice des meurtriers de son père et de son oncle ; le vice-chancelier de l’église, Rodrigo Borgia, chef du parti espagnol, s’y querellait avec La Ballue, chef du parti français : celui-ci jetait à Borgia les plus sanglantes injures, le traitait d’apostat, de marrano et d’impudique ; Innocent VIII accueillait avec des paroles de colère les cardinaux qui s’étaient trop tôt réjouis de sa mort, et leur disait : « C’est moi qui hériterai de vous tous. » Du haut en bas de la société ecclésiastique, chez les moines comme dans l’église séculière, le respect des choses de Dieu était mort. Aux funérailles du cardinal camerlingue d’Estouteville, les moines se battirent à coups de torche, dans San-Agostino, autour du cadavre qu’ils voulaient dépouiller de sa chape de brocard ; on emporta le cardinal à la sacristie ; la meute furieuse l’y suivit et lui arracha ses vêtemens épiscopaux. De tous côtés, la conscience populaire se troublait, des prophéties couraient Rome et l’Italie, annonçant pour l’année 93 la chute de la puissance pontificale. A Florence, Savonarole encourageait, par l’audace de ses sermons, les espérances des républicains attendant la fin de la tyrannie médicéenne et la révolte des âmes chrétiennes aspirant à la réforme du christianisme. Le roi Ferdinand d’Aragon dénonçait les scandales de la famille régnante au Vatican et priait l’empereur de sauver, malgré elle, la sainte église. Ce fut, pour la chrétienté, une consolation médiocre de retrouver le fer de lance qui avait percé le flanc du Sauveur : le sultan Bajazet en fit présent au pape, et Rodrigo Borgia, du haut des loges de Saint-Pierre, éleva l’auguste relique sur Rome prosternée. Quelques jours plus tard, Innocent VIII entrait en agonie. Son médecin juif tenta, pour le sauver, une expérience criminelle : il fit passer dans les veines du pontife le sang de trois jeunes garçons. « Les enfans moururent, dit Infessura, le juif prit la fuite et le pape ne guérit point. » Mais il laissait au monde chrétien une interprétation inattendue du Sinite parvulos ad me venire de Jésus, et l’impression douloureuse d’un règne flétri par le trafic éhonté des choses saintes.

Le 6 août 1492, vingt-trois cardinaux ouvrirent le conclave dans la chapelle Sixtine, sous la garde des ambassadeurs et des nobles de Rome. On entoura le Vatican de troupes, et l’enchère simoniaque de la tiare commença. Les concurrens étaient nombreux ; chacun d’eux représentait quelque puissance de l’Europe ou de la péninsule, ou même des droits de famille à la succession du royaume ecclésiastique. Ascanio Sforza était le frère du premier tyran de l’Italie. Julien Rovere et Riario se recommandaient de Sixte IV ; Lorenzo Cibò semblait l’héritier direct d’Innocent VIII ; Borgia se rattachait à Calixte III ; Orsini et Colonna avaient pour eux la grandeur séculaire de leurs familles. La France et Gênes soutenaient ouvertement Rovere. Borgia opposa à celui-ci le cardinal Sforza, mais Ascanio, dont la maison menaçait toute l’Italie, sentant que ses chances étaient trop faibles, se rangea derrière le vice-chancelier et mena la cabale en faveur de Rodrigo. Borgia était Espagnol, et l’Espagne, victorieuse de ses derniers Maures et unie à Naples, passait alors au premier rang des nations chrétiennes. Orsini seconda les efforts d’Ascanio. Pendant trois jours, le conclave ressembla à un comptoir de banquiers. Borgia donna à Sforza, en argent, la charge de plusieurs mulets, son palais et son mobilier, tous ses bénéfices et la vice-chancellerie de la cour romaine. A Orsini, il promit des fiefs ; à Colonna et à sa famille, l’abbaye de Subiaco et tous ses châteaux à perpétuité ; à Michiel, l’évêché de Porto ; à Sclafetano, Nepi ; à Savelli, Cività-Castellana. Le patriarche de Venise, Gherardo, dont la tête branlante, selon Infessura, disait toujours oui, se contenta de 5,000 ducats. L’œuvre du Saint-Esprit devenait très facile. Dans la nuit du 10 au 11 août, le nom de Borgia sortit du calice électoral. Au petit jour, la croix parut à une fenêtre du conclave, et l’on cria à la ville endormie l’élection d’Alexandre VI. Puis la cloche du Capitole sonna en volées solennelles la première heure du pontificat nouveau ; le peuple accourut au vieux Saint-Pierre, dont la façade, revêtue de mosaïques, étincelait joyeusement dans un rayon d’aurore. Le cardinal Sanseverino, qui était d’une force peu commune, souleva entre ses bras le pape Alexandre et le mit sur le trône, derrière le maître-autel de la basilique. Il bénit alors la foule frémissante, la ville et le monde. L’église romaine était à ses pieds, le sacré-collège adorait en lui le vicaire de Jésus-Christ, et le jeune cardinal de Médicis murmurait à l’oreille du cardinal Cibò : « Nous voilà dans la gueule du loup : il nous dévorera tous, si nous ne trouvons le moyen de lui échapper. »


III.

Ce règne s’annonçait, en effet, d’une façon menaçante pour l’Italie et l’église. La rencontre de conditions très graves, d’accidens imprévus, rendait alors plus incertain l’équilibre des tyrannies italiennes, et la personne même du nouveau pape, son origine et ses ambitions de famille, étaient, pour les observateurs clairvoyans, du plus mauvais augure. La mort prématurée de Laurent le Magnifique, en avril 1492, avait fait disparaître l’hégémonie morale des Médicis sur la péninsule. Sous Sixte IV et Innocent VIII, Laurent avait su maintenir, par son union avec les Aragons, la paix de l’Italie, et, quand le saint-siège troublait cette paix, Florence employait heureusement sa diplomatie à la rétablir contre lui. Pierre de Médicis, médiocre et violent, incapable de conserver au dehors l’ascendant politique de sa maison, ne pouvait, au dedans, maîtriser la démagogie qu’en substituant au gouvernement libéral, fondé sur l’opinion, de Cosme et de Laurent, un régime despotique analogue à celui de Milan. Mais le tyran de Florence cessait d’être le patron politique de l’Italie, et celle-ci avait ainsi perdu son modérateur ; elle se trouvait attirée, en deux directions contraires, par deux principats ennemis l’un de l’autre, les Sforza et les Aragons, livrée à tous les hasards que le saint-siège provoquerait à son gré, en penchant, soit du côté du nord, soit du côté du midi. A Milan, la situation semblait des plus périlleuses. A l’usurpation des Visconti et des Sforza sur les libertés publiques, Ludovic le More avait ajouté une usurpation personnelle, par l’emprisonnement du maître légitime, son neveu, Jean Galéas. Ludovic, menacé par les républicains lombards et le parti du prince dépossédé, se voyait perdu s’il n’appelait l’étranger. Milan, maîtresse des passages des Alpes, était la clé de l’Italie. Dès 1492, on sentait passer, du haut en bas de la péninsule, comme le souffle précurseur d’une invasion. Savonarole ne fut point un prophète le jour où il annonça la venue du nouveau Cyrus chargé par Dieu de frapper d’une verge de fer les princes, les peuples et l’église. L’aventureux Charles VIII était l’allié naturel de Ludovic ; il pouvait être aussi bien le complice d’Alexandre VI. Le pape et le duc de Milan montraient au roi de France la même proie, Naples, l’héritage de Charles d’Anjou. La papauté était alors angevine autant qu’au XIIIe siècle ; elle convoitait le protectorat des Deux-Siciles aussi ardemment qu’aux époques normande et souabe. Elle ne voulait pas abandonner le rêve d’une suzeraineté pontificale établie sur le midi napolitain et gracieusement consentie par un vassal français. Cette suzeraineté, que jadis Grégoire VII avait recherchée pour la grandeur de l’église romaine, les papes du XVe siècle ne la souhaitaient plus qu’à titre de grand fief bon à partager entre leurs neveux et leurs fils. Mais Calixte III, le premier Borgia, et Sixte IV, n’avaient vu dans cet intérêt qu’une question purement italienne, tandis qu’Innocent VIII, réveillant la politique séculaire du saint-siège, avait ranimé un instant la tradition angevine dans la personne de René de Lorraine, fils de René d’Anjou, comte de Provence. Rodrigo Borgia, pape espagnol, chargé d’une famille avide, aurait-il le souci de la paix et de l’indépendance de l’Italie ? L’Espagne altière de Ferdinand et d’Isabelle se tiendrait-elle longtemps en dehors du champ de bataille où les destinées de la dynastie espagnole des Aragons seraient engagées ? Le matin même de l’exaltation de Rodrigo, tous ces problèmes se présentaient d’une façon plus ou moins distincte à la pensée des cardinaux italiens. Il était au moins certain que, tout à l’heure, l’étranger seul pourrait accorder la lyre italienne ; mais quelles cordes seraient brisées sous ce pontificat inquiétant, là était le secret de l’avenir.

Certes, le passé d’Alexandre VI n’était point fait pour rassurer les esprits. Il avait alors plus de soixante et un ans. C’était un juriste, élève de l’école de Bologne, peu lettré, que les livres, la science, les antiquités, les arts n’ont jamais charmé. A vingt ans, il fut créé, par son oncle Calixte III, archevêque de Valence, sa patrie, et cardinal-diacre, puis vice-chancelier de l’église. Il possédait d’innombrables bénéfices, et, sous Sixte IV, il était le plus riche des cardinaux après d’Estouteville. Il fut légat en Espagne, et écrivit sur le droit canonique conformément à la doctrine de l’absolue puissance des papes. Il vivait en grand seigneur, comme les cardinaux Sforza et Riario ; il n’était point comparable pour l’énergie de la volonté au cardinal Rovere. Il se dérobait à la curiosité populaire, caressant, au fond de son palais, les espérances d’une ambition obstinée, heureux de couver ses richesses et de faire la fortune de ses enfans. Jadis, le doux Pie II lui avait reproché paternellement, en un long monitoire, la liberté de ses mœurs et ses soupers trop joyeux avec les dames de Sienne. Vers 1467, il s’était lié avec Vanozza Catanei, plus jeune que lui de onze ans ; cette femme, une Romaine de naissance obscure, eut deux ou trois maris très indulgens, à qui Rodrigo donna des places lucratives dans l’administration apostolique. Rien n’indique qu’elle fut comparable, pour l’esprit, aux grandes courtisanes de ce temps ; elle vécut discrètement, dans l’ombre du pontificat : Burchard ne la mentionne qu’une seule fois, à propos de la plus tragique histoire de la famille. Mais elle vieillissait plus vite que Borgia, et celui-ci, trois ans avant son élection au saint-siège, avait voulu goûter la joie d’une seconde jeunesse. Giulia Farnese, Giulia la Bella, dont la chevelure d’or était fameuse dans toute l’Italie, enfant de quinze ans, fiancée par hasard à un Orsini, devint donc, dès le mois de mai 1489, la favorite du futur pontife. Son frère Alexandre, qui aida à cette brillante fortune, reçut plus tard le chapeau rouge. Avec lui commença la grandeur politique de Farnèse. Ce jeune cardinal, qui, sous Innocent VIII, avait fait emprisonner sa mère, calomnieusement accusée par lui, fut le pape Paul III.

Cependant, ni Vanozza ni Giulia ne pouvaient inquiéter l’église et l’Italie. Un tyran de Rome, endormi dans le plaisir, eût rassuré Naples, Florence et Milan. Les contemporains ont admiré ce prince ecclésiastique, « haut de taille, toujours souriant, aux yeux noirs, aux lèvres merveilles, à la santé robuste, infatigable, » qui entraînait vers lui les dames « par son regard magnétique, » dit Gaspard de Vérone. Mais il portait entre ses bras, à la chaire de Saint-Pierre, une trop nombreuse famille ; toute une dynastie entrait avec lui dans le pontificat. On lui connaissait alors sept enfans. L’aîné, Pier Luigi, le premier duc de Gandia, était mort en 1491 ; une bulle de Sixte IV l’avait légitimé, au nom de Rodrigo Borgia, en 1481. Le second, don Juan, duc de Gandia, avait été légitimé par le même pape en 1482. Il avait dix-huit ans, César en avait seize, Lucrèce douze, Joffré dix. Juan, César, Lucrèce et Joffré ont formé seuls la famille politique d’Alexandre VI ; l’épitaphe de Vanozza, à Sainte-Marie-du-Peuple, ne rappelait que ces quatre noms. Girolama, Isabella, Laura, ne comptent point pour l’histoire. Giovanni, l’infant romain, qui passa pour le fils de Lucrèce et qui naquit durant le second veuvage de cette malheureuse femme, fut reconnu par deux bulles pontificales, en date du 1er septembre 1501, conservées à l’Archivio de Modène. Par le premier de ces actes solennels, Alexandre déclare que l’infant est fils de César Borgia de France ; par le second, qu’il est son propre fils. Sur ce Giovanni, que Lucrèce, devenue duchesse de Ferrare, éleva à sa cour en qualité de frère, repose le plus douloureux mystère de la vie d’Alexandre VI, comme de celle de César. En 1498, Lucrèce avait, en effet, donné le jour à un fils dont la naissance coïncide exactement avec les dates portées aux bulles de 1501. Plusieurs autres actes de la chancellerie vaticane, en 1502, attribuent encore cette paternité à César. Ce double aveu de paternité, cette confession contradictoire nous permettent d’indiquer seulement les termes du triste problème, sans essayer de le résoudre. Toutefois, il est bien entendu qu’il ne s’agit point ici d’une légende romanesque sortie du préjugé populaire, mais d’un ensemble de documens historiques, confirmés par le témoignage constant des ambassadeurs italiens, et d’une question d’état que les bulles apostoliques ont franchement présentée à la conscience de la postérité.

Revenons donc aux aînés de cette maison singulière. En 1492, don Juan, duc de Gandia, vivait en Espagne, où il s’était marié ; son ambition ne l’attirait point vers l’Italie ; je crois qu’il vint plus tard, bien à contre-cœur, séjourner à Rome, où le fratricide l’attendait. César, petit étudiant à l’université de Pise, fut doté par son père, le jour même du couronnement, de l’archevêché de Valence, et, une année plus tard, reçut le chapeau rouge. C’était ainsi un candidat d’avenir à la papauté. Juan Borgia, neveu d’Alexandre, évêque de Monreale, prenait la pourpre le 1er septembre 1492, et tous les Borgia ecclésiastiques, cousins ou neveux, la revêtirent tour à tour. Lucrèce, qui avait été déjà fiancée avec don Chérubin de Centelles, puis avec Gasparo de Procida, deux Espagnols, vit offrir sa main à un Sforza, Jean de Pesaro ; le mariage eut lieu le 12 juin 1493. Joffré, à l’âge de neuf ans, se réveilla chanoine et archidiacre de Valence. Mais le père songeait à établir son benjamin en quelques bons fiefs des Deux-Siciles ; le 16 août 1493, on le fiança à doña Sancia, fille naturelle d’Alphonse de Calabre, petite-fille du roi Ferdinand, qui apportait en dot la principauté de Squillace. Il jeta son camail aux orties, et représenta innocemment l’intérêt politique des Borgia du côté des Aragons, comme le faisait sa sœur Lucrèce du côté des Sforza.

Alexandre tendait ainsi la main à la fois à Milan et à Naples. Les mariages de ses enfans marquèrent toujours l’orientation de sa politique. Il semblait que l’église ne lui eût confié le gouvernement de la chrétienté que pour le bien de sa propre famille. Pendant plus de deux années, jusqu’à l’entrée de Charles VIII à Rome, il eut une conduite hésitante et effacée, si on la compare aux entreprises de la fin du règne. Le principat italien était encore intact, et l’égoïsme paternel du pape se sentait mal à l’aise. Il reprenait alors, sans y rien ajouter, la tradition de ses prédécesseurs. Au dehors comme au dedans, il louvoyait avec une certaine timidité, caressait les Orsini, se rapprochait de Ferdinand, qui était alors le premier homme d’état de la péninsule ; puis, sur un signe de Ludovic le More, penchait vers les Sforza et nouait une ligue avec Milan, Venise, Sienne, Ferrare et Mantoue. « À ce moment, dit Guichardin, Ludovic regardait comme un échec pour lui-même tout abaissement de la grandeur d’Alexandre. » L’alliance n’eut point d’effet sérieux, grâce à l’inévitable trahison de Venise. Le pape commença donc une nouvelle évolution vers les Aragons, disgracia le cardinal Ascanio Sforza et parut se rallier à la politique italienne et nationale de Ferdinand. L’usurpateur de Milan, menacé par ce mouvement qui rompait l’équilibre de la péninsule, se rejeta du côté de la France ; une partie du sacré-collège, Julien Rovere, Colonna et Savelli en tête, s’unirent à lui pour appeler l’étranger ; l’idée de la déposition du pape indigne, qui fut jusqu’à la fin le tourment d’Alexandre VI, grandissait parmi les cardinaux dissidens et jusque dans les conseils des rois catholiques d’Espagne. Julien, l’implacable ennemi des Borgia, courut à Lyon pour décider Charles VIII. Le plan de l’invasion fut arrêté entre ces deux hommes. Jules II, qui poussa plus tard le cri désespéré Fuori i Barbari, et usa toutes ses forces à chasser l’étranger de la péninsule, fut ainsi le premier complice d’une politique qui ruina l’Italie et bouleversa l’histoire de l’Europe.

Le seul prince qui, après Laurent de Médicis, fût capable de ressaisir l’hégémonie italienne et d’intimider Charles VIII, Ferdinand, disparut alors. Il mourut, dit Burchard, sine luce, sine cruce, sine Deo. Son fils Alphonse II, fourbe et vil, orgueilleux et cruel, demeurait le seul allié d’Alexandre, le dernier défenseur de l’Italie. Pierre de Médicis, dont la puissance chancelait, ne se prononçait ni pour la France ni contre elle ; Venise se tenait dans une neutralité prudente ; tous les petits tyrans étaient gagnés à la cause française. Personne ne savait au juste ce que Charles venait faire en Italie, et lui-même, il n’en était pas bien sûr ; mais on comprit, dès ses premières étapes, qu’une heure fatale pour la tyrannie avait sonné. En quelques semaines, ce fut, du nord au midi, une véritable décomposition politique. Le pape et Alphonse II, éperdus, suppliaient le sultan turc de les secourir. Charles VIII, lui disaient-ils, enlèvera Djem, et le rétablira sur le trône de Mahomet. Bajazet répondait au pape, par une lettre que Burchard et Sanudo nous ont conservée, que, « pour le repos et l’honneur du saint-père, et sa propre tranquillité, » il était bon de faire mourir d’abord son frère Djem, « qui est d’ailleurs mortel, et prisonnier de Sa Sainteté, » et cela, « le plus tôt possible, et de la meilleure façon qui plaira à Sa Sainteté ; » Djem sortirait ainsi « des angoisses de cette vie, et son âme passerait en un monde plus heureux. » Le sultan voulait seulement le corps de Djem, et promettait au pape, comme prix du sang, 300,000 ducats, son amitié perpétuelle et la paix des chrétiens d’Orient. Cependant Ludovic hâtait le trépas de son neveu, et, à peine en possession du titre de duc de Milan, trahissait Charles VIII et prêtait l’oreille à l’appel du pape et aux conseils de Venise. Toutes les villes de Toscane se levaient contre Florence ; Florence chassait Médicis et se livrait au roi ; Pise précipitait dans l’Arno le lion de marbre de Florence, en criant : Popolo ! Libertà ! Le vieil état communal renaissait sous les pas de l’armée française. Le pape enfin perdait la tête ; il traitait avec tout le monde à la fois : avec l’empereur Maximilien contre Charles VIII, avec Charles VIII contre l’église et le concile dont la chrétienté menaçait le saint-siège ; il ouvrait Rome à une armée napolitaine marchant contre l’armée française, voyait avec épouvante les Orsini et les Colonna passer les uns après les autres dans le camp français, armait fiévreusement le Saint-Ange et les bourgeois de Rome, offrait des armes aux Espagnols et aux marchands allemands, enfermait au Saint-Ange son argenterie et ses tiares, faisait seller des chevaux pour fuir, il ne savait de quel côté. Tous les malheurs s’abattaient à la fois sur sa tête. Les cardinaux, qui chevauchaient dans le cortège du roi, préparaient le décret de déposition et le dossier d’un procès de simonie. Une compagnie française, commandée par le capitaine d’Allègre, arrêtait du côté de Viterbe Giulia Farnèse et son escorte. Charles VIII, imitant la chasteté de Scipion, ne voulut point voir Giulia la Bella, mais il lui imposa une rançon de 3,000 ducats. Cette aventure tragi-comique fut, pour Alexandre, le coup de grâce. Il abandonna tout au roi, le passage libre à travers Rome et le gouvernement militaire de la ville ; le droit de conquête sur le tyran de Naples dont il renvoyait l’armée ; la couronne des Deux-Siciles ; quatre ou cinq villes du patrimoine ecclésiastique ; il renonçait à l’alliance turque et remettait le sultan Djem à Charles ; il rendait Ostie à Julien Rovere ; il livrait son fils, le cardinal César, comme otage de sa foi pontificale. On lui laissa donc les clés de l’église universelle, et la blonde fille des Farnèse lui fut rendue. Lui-même, le 1er décembre, il l’accueillit à sa rentrée dans Rome. « Sa Sainteté, écrit l’ambassadeur de Ferrare, portait un pourpoint noir, avec des bandes de brocart d’or, une belle écharpe à l’espagnole, le poignard et l’épée, des bottes espagnoles et un berret de velours très galant. » Au moment même où il revêtait ce costume de troubadour, le principat ecclésiastique se tenait sur une pointe d’aiguille ; Alphonse II, qu’il abandonnait, ne pensait plus qu’à se sauver avec ses trésors, en Sicile ou en Espagne ; Ludovic le More disait à l’ambassadeur de Ferrare : « J’attends l’estafette qui m’apportera cette bonne nouvelle : le pape pris et décapité. » Alexandre se jeta donc dans les bras du roi, et la plus belle armée de l’Europe défila le long des rues de Rome, avec ses canons et son infanterie, le soir du 31 décembre 1494 : du fond du Vatican, le pape vit la lueur des feux de joie et entendit les cris du peuple acclamant la France, les Colonna et le cardinal Rovere. Pendant vingt jours, il chercha à éluder la signature définitive du traité qui renfermait la déchéance politique du saint-siège ; il finit par refuser l’investiture des Deux-Siciles. Il amusa Charles du spectacle des cérémonies pontificales, et, quand le roi prit la route de Naples, il lui donna les deux otages promis, Djem et César. Mais à Velletri, César se glissa hors du camp français, déguisé en palefrenier, et à Naples, Djem mourut, selon le désir de son frère Bajazet, après avoir mangé ou bu, dit Burchard, « des choses qui ne convenaient pas à son estomac. » La lâcheté d’Alphonse d’Aragon rendit à Charles la conquête du Napolitain très facile. Le roi des Deux-Siciles abdiqua, sans avoir combattu, laissant à son fils Ferdinand II une couronne déshonorée. Le pape, le duc de Milan, Venise, le roi d’Espagne, l’empereur, formèrent à la fin de mars 1495, contre Charles VIII, une ligue qui fut le prélude des guerres pour l’équilibre européen, et le premier acte d’une incessante intervention de l’Europe dans les affaires d’Italie. Charles revint sur ses pas ; il renonçait à la terre-sainte, à Constantinople, à cette vision de l’Orient qui avait éclairé les jours tristes de sa jeunesse ; il ne cherchait plus qu’à sortir au plus tôt du guêpier italien. Alexandre VI se garda bien, cette fois, de l’attendre au seuil de sa ville sainte. En dépit des Romains, qui s’offraient à le défendre dans le Saint-Ange, il courut jusqu’à Orvieto, puis à Pérouse, entraînant à sa suite les troupes de la ligue et celles de l’église, les ambassadeurs et le sacré-collège. Après Fornoue, il rentra dans Rome, le 27 juin 1495. Zorzi, l’ambassadeur vénitien, le décida à lancer contre le roi de France un monitoire très sévère, dans lequel il menaçait Charles des foudres canoniques s’il ne s’engageait à ne plus rien tenter à l’avenir contre l’Italie et le saint-siège. Alexandre ne pouvait comprendre encore que désormais toute question italienne serait, d’une façon plus ou moins directe, une question française.

Mais les Borgia étaient des gens avisés, qui tiraient profit des leçons de l’histoire. L’orage une fois passé, ils regardèrent l’Italie et la virent couverte de ruines. Le principat était mortellement atteint. Les Médicis avaient disparu de Florence. Les Sforza étaient convaincus de haute trahison envers la péninsule ; entre la Lombardie et la France, les Alpes s’étaient abaissées ; le duc d’Orléans, maître du Milanais, avait recouvré les droits héréditaires de sa grand’mère Valentine Visconti. Les Aragons avaient abdiqué pour ne point voir l’ennemi ; Ferdinand II était obligé de reconquérir son royaume ville par ville. Alphonse II mourut en novembre 1495, Ferdinand II en octobre 1496 ; son oncle Frédéric lui succéda, mais on sentait bien que la succession de Naples était ouverte, et que les Aragons, soutenus seulement par le crédit de l’Espagne, avaient fini leur temps en Italie. La tyrannie pontificale avait en vérité le moins souffert de l’invasion française. Ainsi, sur l’échiquier italien, une pièce importante était tombée, deux autres avaient perdu toute valeur ; Rome et Venise seules conservaient leur situation politique. La dynastie des Borgia se vit donc en face de conditions toutes nouvelles ; le rôle et les ambitions du saint-siège devenaient tout à coup singulièrement plus vastes qu’au temps de Sixte IV et d’Innocent VIII. L’attitude hésitante, la politique contradictoire d’Alexandre VI, allaient faire place à un plan d’action très fermement suivi. Il s’agissait, dans le désarroi et la décadence des vieilles tyrannies, de fonder un état nouveau, une maison régnante qui, appuyée sur l’église romaine, eût été en peu d’années l’arbitre de la péninsule. Pour le moment, le pape n’attendait rien de l’étranger ; la ridicule expédition de Maximilien contre Florence, en 1496, lui montra l’impuissance momentanée de l’empire ; il croyait la France bien loin, et ne soupçonnait pas encore l’approche de l’Espagne. Il avait sous la main son fils aîné, don Juan de Gandia, dont la grandeur temporelle pouvait être l’orgueil de son pontificat. Il se contentait alors, pour commencer l’établissement princier de ce jeune homme, du domaine même de l’église qu’il démembrait et des fiefs des vassaux de l’église qu’il dépossédait. Il lui remettait le gouvernement du patrimoine, et lui donnait Ostie, Corneto, Cività-Vecchia, Viterbe. Les Orsini, le vieux Virginio, leur chef, son fils Jean Jordan, tous les capitaines de cette grande famille avaient pris du service sous les étendards de Charles VIII ou dans l’armée florentine. Le pape confisqua donc leurs châteaux par bulle apostolique, nomma son fils gonfalonier de l’église, lui fit cadeau d’une armée, et l’envoya, accompagné du duc d’Urbin, de Fabrizio Colonna et d’Antonio Savelli, au siège de Bracciano, que défendaient Alviano et sa femme Bartolomea, la sœur de Virginio. L’entreprise tourna fort mal ; les pontificaux furent refoulés jusque sous les murs de Rome, et une armée, commandée par deux capitaines à la solde de la France, Carlo Orsini et Vitellozzo, les força de se battre, le 23 janvier 1497, près de Soriano. Ce fut un désastre. Le duc d’Urbin fut pris, le duc de Gandia blessé, le cardinal Lunate, légat du saint-père, s’enfuit avec une telle hâte qu’il en mourut. Le pape appela à son aide Gonzalve de Cordoue, général du roi catholique, et Prospero Colonna ; mais Venise intervint et l’obligea à signer une paix peu glorieuse. Pour 50,000 florins d’or, il abandonnait aux Orsini le droit d’être maîtres chez eux à perpétuité.

Certes, le premier acte de la politique paternelle d’Alexandre VI finissait d’une façon fâcheuse. Mais les Borgia étaient beaux joueurs. Le véritable virtuose de la famille, César, cardinal de Valence, se préparait à entrer en scène. Au commencement de l’année 1497, il avait plus de vingt ans. Il se trouvait embarrassé dans les replis de sa robe de pourpre, qui l’empêchait d’être général d’armée, prince séculier, modérateur de l’Italie. Il souffrait avec peine l’alliance matrimoniale de sa maison avec les Sforza, et, pour délivrer les Borgia d’une entrave gênante et les détacher d’un gouvernement trop compromis en Italie et à l’étranger, il jugea bon de supprimer le mari de sa sœur Lucrèce, Jean Sforza de Pesaro. Rompre avec Milan, c’était s’acheminer à une entente avec la France. Jean Sforza fut donc condamné. Le jour des Rameaux, il reçut encore à Saint-Pierre la palme bénite de la main du pape. Les chroniques de Pesaro racontent ainsi par quel hasard il échappa à une mort violente, dans le cours de la semaine sainte. « Un soir, Giacomino, camérier du seigneur Jean, se trouvait dans la chambre de Mme Lucrèce. César, frère de celle-ci, entra ; Giacomino, par l’ordre de Madame, s’était caché derrière un fauteuil. César parla librement à sa sœur, et dit que l’ordre était donné de tuer Jean Sforza. Quand il fut parti, Lucrèce dit à Giacomino : « Tu as entendu ? Va et avertis-le. » Le camérier obéit à l’instant, et Sforza se jeta sur un cheval turc, et à bride abattue vint en vingt-quatre heures à Pesaro, où son cheval tomba mort. » César se fit ainsi un ennemi mortel ; mais il prit en même temps une leçon de prudence et une salutaire aversion pour les paroles inconsidérées. Le pontife déclara, en vertu de son autorité canonique, la nullité du premier mariage de sa fille. Lucrèce, qui aima sincèrement tous ses maris, pleura quelques jours le premier chez les nonnes de Saint-Sixte.

Cependant Alexandre comblait de bienfaits Juan de Gandia. Le 7 juin, il l’investit du duché de Bénévent, enclave ecclésiastique du royaume de Naples, en ajoutant à ce fief Terracine et Ponte-Corvo. Il choisissait en même temps César comme légat apostolique au couronnement prochain de Frédéric d’Aragon. Mais César avait alors de bien autres visées. La condition de cadet lui semblait aussi insupportable que celle d’homme d’église. Pour tenter de grandes choses, refondre en un moule nouveau la tyrannie italienne du XVe siècle, et recueillir au nord et au midi de la péninsule des héritages si beaux, il devait être d’abord l’héritier présomptif de sa maison. Il ne pouvait attendre, car Juan était jeune, et Alexandre vieillissait. Une seule voie était rapide et sûre pour atteindre ce but excellent. Il la prit, si horrible qu’elle fût, sans hésiter.

Le mercredi 14 juin 1497, Juan et César, « fils bien-aimés du pape, » écrit Burchard, avaient soupé chez leur mère Vanozza, dans une vigne de celle-ci, près de Saint-Pierre-aux-Liens, sur les hauteurs de l’Esquilin. Vers le milieu de la nuit, le cardinal pressa son frère de se retirer au palais apostolique, où Juan habitait ; ils reprirent leurs chevaux ou leurs mules, et descendirent la colline, suivis d’un très petit nombre de valets ; ils allèrent ainsi côte à côte jusqu’à la région où se trouvait la vice-chancellerie, l’ancien palais de leur père, non loin de Campo-di-Fiore ; là, ils s’arrêtèrent ; le duc voulait, avant de rentrer au Vatican, « aller se divertir quelque part ; » il prit donc congé du cardinal, et rebroussa chemin, ne retenant près de soi qu’un seul de ses serviteurs, et, en outre, un homme « qui était venu au souper la figure masquée, » et qui, depuis plus d’un mois, chaque jour le visitait secrètement et masqué, au palais. Le duc, ayant en croupe ce mystérieux personnage, chevaucha jusqu’à la place des Juifs ; là, il se sépara de son unique valet, en lui enjoignant de l’attendre, à cet endroit même, jusqu’au jour, puis de s’en aller, si son maître ne reparaissait point vers quatre heures du matin. Juan et l’homme masqué s’enfoncèrent dans les ruelles tortueuses et noires qui tournent autour du Ghetto. Le duc ne reparut plus au Vatican ; son serviteur fut retrouvé, au petit jour, sur la place des Juifs, mortellement blessé ; des bourgeois charitables le recueillirent, mais il ne put rien révéler sur son maître. Le 15 juin, avant midi, les gens du duc, inquiets de cette absence prolongée, firent avertir le pape. Alexandre prit peur ; il espérait cependant encore que Juan rentrerait le soir au palais ; il avait, pensait-il, rendu nuitamment visite à quelque courtisane, et craignait de sortir en plein jour d’une maison suspecte. Le soir vint, et le pape, épouvanté, ordonna à ses sbires de commencer une enquête. On explora tout d’abord les rives du Tibre ; et un certain Giorgio Sclavo, qui, couché dans une barque ancrée au milieu du fleuve, veillait chaque nuit sur un dépôt de bois établi à Ripetta, témoigna des faits suivans. Dans la nuit du mercredi au jeudi, vers deux heures, il avait vu deux hommes à pied sortir de la ruelle qui longe encore aujourd’hui, du côté gauche, l’église de San-Geronimo ; ils avaient observé avec une grande attention et en silence le chemin qui suit le Tibre, et, n’apercevant personne, étaient rentrés dans la ruelle ; quelques instans plus tard, deux autres hommes étaient venus du même endroit, avaient sondé du regard les alentours comme les premiers, puis avaient fait un signe d’appel : alors était apparu un cavalier monté sur un cheval blanc, ayant un cadavre en croupe, dont la tête et les jambes pendaient de chaque côté, et que les deux premiers bravi soutenaient à droite et à gauche. On se dirigea vers un point escarpé de la rive, le lieu même d’où l’on jette les ordures au Tibre ; là, le cavalier fit tourner au cheval le dos au fleuve, et les deux hommes qui s’étaient montrés les derniers, prenant le cadavre l’un par les bras, l’autre par les jambes, l’enlevèrent du cheval, le portèrent jusqu’au bord et le précipitèrent dans l’eau de toutes leurs forces. Le cavalier demanda s’il était bien tombé, ils répondirent : « Signor, si. » Le cavalier s’était alors retourné, et, comme le manteau du mort flottait au fil de l’eau, il avait demandé quelle était cette chose noire qui nageait. Les autres dirent : « C’est le manteau, » et ils lancèrent des pierres pour l’enfoncer. Puis, tous les cinq se retirèrent : deux hommes prirent par la ruelle de San-Geronimo, en regardant toujours avec soin çà et là ; le cavalier et les deux autres s’en allèrent du côté de l’hôpital Saint-Jacques. Giorgio n’avait plus rien vu. Les serviteurs du pape lui reprochant de n’avoir pas aussitôt prévenu le gouverneur de Rome, il répondit que, dans sa vie, il avait vu, la nuit, une centaine de cadavres jetés au Tibre, à la même place, et qu’il n’y prenait plus garde. On convoqua les bateliers et les pêcheurs de Rome, et, le 16 juin, dans l’après-midi, trois cents barques commencèrent cette lugubre recherche. On retira le duc de Gandia, tout vêtu, ayant sous sa ceinture ses gants et 30 ducats, et percé de neuf blessures, l’une à travers la gorge, les autres à la tête, à la poitrine et aux jambes. On le mit sur une barque, qui descendit jusqu’au Saint-Ange ; là, sous la direction du chapelain Burchard, on le déshabilla, on le lava et on le revêtit de son costume de capitaine-général de l’église. Après le coucher du soleil, les gentilshommes de don Juan, tous les prélats de la maison apostolique, les camériers et les gardes du pape, portant des torches et pleurant « avec une grande clameur, » accompagnèrent le mort jusqu’à Sainte-Marie-du-Peuple ; il avait la figure découverte et « semblait dormir. » Quand le cortège parut sur le pont Saint-Ange, on entendit, selon un témoignage recueilli par Sanudo, un cri terrible, plus lamentable que tous les autres : c’était l’adieu suprême d’Alexandre VI, qui, d’une fenêtre de la citadelle, regardait pour la dernière fois la face pâle de son enfant. Mais César ne parut point alors ; il semble, à lire Burchard, qu’il fût en ce moment à cent lieues de Rome : personne de sa maison ne suivit le deuil de son frère mort. Le pape, dit Burchard, eut une douleur si profonde « qu’il s’enferma dans sa chambre et pleura très amèrement. » Le cardinal de Ségovie et ses serviteurs les plus intimes se tenaient derrière la porte, le suppliant de leur ouvrir ; il ne les laissa entrer qu’au bout de plusieurs heures. Il ne voulut ni boire ni manger, depuis le matin du jeudi jusqu’au samedi ; jusqu’au dimanche, il ne dormit pas une minute ; enfin, « il se laissa toucher par les sollicitations continuelles des gens de sa maison, et mit fin, autant qu’il le put, à son deuil, pensant d’ailleurs qu’un grand péril résulterait pour sa personne même d’une douleur trop prolongée. »

Burchard interrompt ici, avec une remarquable prudence, jusqu’au 7 août, la rédaction de son Journal. Mais ces derniers mots du chapelain donnent à réfléchir. Alexandre connaissait l’assassin ; il l’avait soupçonné dès le jeudi, quand on vint lui dire : « Le duc n’est pas rentré cette nuit au palais. » L’ambassadeur florentin, Braccio, écrit, le 17 juin, au conseil des Dix, que « le pauvre seigneur » est tombé dans un piège longuement préparé, car « l’homme masqué qu’il a pris en croupe lui avait souvent parlé, toujours masqué, et toujours de nuit. » Braccio fait entendre que l’aventure amoureuse où on l’a sans doute entraîné n’était qu’une amorce ; « certes, celui qui a imaginé et dirigé le crime avait bonne cervelle et bon courage ; de toutes façons, c’est un grand maestro. » Une enquête fiévreuse porta pendant deux semaines sur toutes sortes de personnes ; on mit les valets du duc à la torture ; on interrogea le comte de la Mirandola et sa fille, dont le palais était dans la région de Ripetta. Le cardinal Sforza, Jean de Pesaro, les Orsini, le duc d’Urbin, même don Joffré, le plus jeune des enfans Borgia, dont la femme, doña Sancia, passait pour la maîtresse de son beau-frère Juan, se virent soupçonnés à la fois. Puis, la haute police pontificale arrêta tout à coup ses investigations. Toute la chrétienté s’était émue : l’empereur, le doge de Venise, Savonarole, le cardinal de la Rovere, écrivaient au pape pour le consoler. Il disait, le 19 juin, devant le sacré-collège : « Si j’avais eu sept papautés, je les aurais données pour la vie de mon fils. » Cependant, il voulut que le mystérieux attentat entrât dans l’oubli. Rome entière murmurait le nom du meurtrier ; « mais personne, dit Raphaël de Volterra, n’ose le prononcer tout haut. » Trois ans plus tard, on se mit à parler plus librement ; l’ambassadeur vénitien Polo Capello écrivait de César : « C’est lui qui a fait assassiner et jeter au Tibre, la gorge ouverte, son frère le duc de Gandia. » La conduite ultérieure d’Alexandre VI, sa demi-abdication entre les mains de César, confirma le jugement des contemporains et assura celui de l’histoire. Nous ne savons rien de la première entrevue de ces deux hommes, le cardinal de Valence et le pape, dans les jours qui suivirent l’assassinat de don Juan. César demeura encore cinq semaines à Rome, avant de remplir sa légation près du roi Frédéric. Le 10 août, le dernier roi de la dynastie aragonaise fut couronné à Naples par les mains du fratricide ; le 4 septembre, le sacré-collège recevait César à sa rentrée dans Rome et l’accompagnait au Vatican. Le consistoire se forma autour du pontife : Alexandre embrassa son fils et descendit du trône sans lui dire une seule parole.

Au lendemain même du meurtre, il conçut une pensée très haute, et témoigna aux cardinaux et aux ambassadeurs du désir qu’il avait d’entreprendre la réforme de l’église, sans tenir compte ni de sa puissance pontificale, ni de sa vie. Séance tenante, il avait nommé une commission préparatoire de six cardinaux. Le même jour, il fit part de ses intentions réformatrices aux princes italiens et aux rois de l’Europe. Il écrivit au roi d’Espagne qu’il était disposé à se démettre du pontificat. Il n’avait, sans doute, ni assez de vertu ni assez de génie pour réformer le christianisme et purifier, par l’observance de l’évangile, la royauté ecclésiastique. Mais il pouvait au moins réprimer les plus crians abus et imposer à l’église de Rome la décence extérieure qu’elle avait eue sous Pie II. Il lui appartenait aussi de commencer la réforme par lui-même et tous les Borgia, et de mettre fin à sa politique de famille. Mais il n’était plus le maître de sa propre volonté. Quand les cardinaux lui lurent le projet de réformation, il les arrêta en leur objectant que la liberté du pontife serait trop enchaînée. Il fit de César une sorte d’exécuteur testamentaire de Juan, et lui confia, pour être rendus plus tard au fils de celui-ci, les joyaux du mort. Non-seulement il consentait à retirer César de l’église, mais il forma un instant le projet extravagant de lui donner en mariage sa belle-sœur, la femme de Joffré, la très légère Sancia d’Aragon, et de coiffer en échange Joffré du chapeau rouge de César. Cependant, dans les longues nuits d’hiver, le fantôme de don Juan errait sous les voûtes du palais apostolique, et le pape crut entendre maintes fois la plainte de son fils assassiné. En février 1498, pour fuir cette obsession, il s’établit au château Saint-Ange. Peu à peu, la triste ombre se tut et ne vint plus. La conscience d’Alexandre VI s’était apaisée. Le règne occulte de César Borgia soulageait son père de la part la plus lourde du gouvernement dans la tyrannie de la renaissance. L’action lui devenait facile, car il n’était plus que l’instrument d’une ambition formidable qu’il admirait en la servant. Mais jamais l’église n’avait traversé de jours aussi extraordinaires que ceux qu’elle vit durant les six années où le véritable roi de Rome fut César de France, duc de Valentinois.

Émile Gebhart.