Un Programme (Pierre de Coubertin)/III

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iii


Il est une vertu très noble, que les Français savent pratiquer à merveille : la charité. Je crois que peu de pays sont dignes de rivaliser avec le nôtre sous ce rapport ; mais la charité ne doit pas trouver place dans cette étude. Trop souvent on la confond avec le devoir social dont je veux parler ; il y a entre les deux de notables différences. La charité soulage, le devoir social élève ; la charité est un remède, le devoir social un préventif ; la charité aide l’homme à supporter la misère, le devoir social tend à l’empêcher d’y tomber.

Je prends ces derniers mots pour définition parce qu’ils me semblent résumer les obligations qui lient ceux d’en haut à ceux d’en bas ; obligations dont beaucoup vont jusqu’à nier l’existence et dont d’autres se libèrent en en proclamant la réciprocité ; ce n’est pas tout de secourir les vaincus, il faut aider les combattants de la bataille humaine et les aider même s’ils se battent sous d’autres chefs et d’autres drapeaux que ceux de votre choix ; voilà le devoir que j’appelle social. — Ce devoir, comment est-il rempli ? Les uns se plaignent qu’on y manque à leur égard et les autres prétendent que la pratique leur en est rendue impossible par ceux-là mêmes qui en doivent être l’objet. Voilà une grande querelle qui dure depuis longtemps. Qui a tort ? Qui a raison ? Pour le déterminer, il faut faire comparaître dans une double enquête les grands propriétaires fonciers et les paysans d’une part, les grands industriels et les ouvriers d’autre part.

L’absentéisme a été l’une des principales causes de la Révolution ; malheureusement cette triste coutume a survécu aux maux qu’elle avait produits. À part d’honorables exceptions, elle s’est continuée jusqu’à nos jours sous des formes moins brutales peut-être, mais non moins pernicieuses que jadis. Les anciens propriétaires se sont persuadé que leurs devoirs dépendaient de leurs privilèges féodaux et, ces privilèges une fois abolis, ils se sont crus libérés. Les nouveaux regardent la terre comme un placement et ne pensent pas avoir contracté plus d’obligations en s’en rendant acquéreurs que s’ils avaient acquis des valeurs mobilières. Les uns et les autres méconnaissent leur mission ; la féodalité n’était qu’une forme ; c’est la possession de la terre qui crée le devoir social.

Je n’entends pas parler seulement des quelques grands domaines encore intacts sur notre sol morcelé, mais de ces innombrables habitations répandues par toute la France et représentant soit par la grandeur du territoire attenant soit par l’importance de la position du propriétaire, des forces matérielle et morale considérables. Qu’on les appelle, ou non, des châteaux, ce ne sont point des quantités négligeables et la preuve en est que là où on ne subit plus leur influence, il n’est sorte d’hostilités qu’on n’exerce contre tout ce qui en dépend.

Eh bien, je crois qu’il serait préférable de voir le propriétaire n’y pas résider du tout, que passer là ces quelques mois d’été dont l’influence est détestable ; les mois précisément pendant lesquels la vie est plus facile aux travailleurs de son village, les mois qu’il égaye en s’entourant de voisins, d’amis, de fêtes, de plaisirs ; puis, à l’hiver, le château se ferme et devient inutile pour le reste de l’année ; pendant qu’on est entassé dans les humbles chaumières, cette grande bâtisse ne fait rien ; pendant qu’on vit laborieusement dans les champs, le riche est allé dépenser sa fortune ailleurs… Il est allé à la ville… La ville ! En a-t-il perdu, ce mot-là ? C’est lui qui a produit ces pauvres institutrices qui crèvent de faim, parce qu’elles savent la géométrie et l’histoire, mais ignorent l’art de coudre ou de tenir un ménage… C’est lui qui a fait tous ces gratte-papier qui végètent dans une atmosphère viciée, loin de l’air pur du pays natal. C’est pourtant votre exemple qu’ils ont suivi, messieurs les absents. Ah ! la campagne n’est pas bonne pour vous et vous voulez qu’elle le soit pour eux ; vous venez à la ville et vous voulez qu’ils restent là-bas, quand la facilité du transport et des rêves de prospérité qui auraient eu raison de bien des cerveaux plus solides, les attirent au loin ; que faites-vous pour les retenir ? Quelques aumônes que distribue votre régisseur ; quelques réformes dans l’administration de la commune, des prix annuels aux enfants de l’école, quelque poste aux lettres qui vous est commode et qu’ayant eu le crédit de faire établir, vous leur rappelez sans cesse au moindre ennui qu’ils vous causent, en leur disant d’un air outragé : « moi qui ai été si bon pour vous ! » Vous à qui l’argent et un peu de bonne volonté faciliteraient tant ces choses, de quelles distractions pour les jeunes gens avez-vous pris l’initiative ? Quelles sociétés de secours avez-vous fondées ?… Et quelles sont les femmes, si elles ne passent que deux mois à la campagne, qui peuvent connaître les visages, retenir le chemin des chaumières et soigner les malades et consoler les malheureux ?… Les intentions de la châtelaine sont excellentes en arrivant ; puis les amis viennent, le temps passe : on remet de jour en jour et en partant on croit s’acquitter en laissant un peu plus d’argent qu’à l’ordinaire… De l’argent, ils le prennent et ils grognent ! appelez-les ingrats, si vous l’osez !

D’autres font de leurs habitations, de vrais joujoux ; ils s’en amusent ; ils jouent aux châtelains d’avant 1789 ; ils se délectent à faire revivre de vieilles coutumes, à poser des premières pierres avec des truelles enrubannées, à se faire présenter l’eau bénite à l’église, si le curé se prête à cette fantaisie, à recevoir l’hommage de la première gerbe au temps de la moisson et à leur arrivée, des bouquets agrémentés de compliments. Et puis, un beau matin tout cela les ennuie et ils plantent là eau bénite, bouquets et truelles et disparaissent. Je ne puis dire le mépris que m’inspirent ces mauvais plaisants.

Encore une fois si ces tableaux semblent bien chargés il y a des exceptions et dont le nombre augmente. À Le Play revient l’honneur de cette réforme naissante ; en écoutant sa parole sévère, bien des honnêtes gens sont retournés remplir chez eux le devoir social…, d’autres y sont retournés pour s’y refaire et peu à peu ont pris goût à cette existence saine ; la crise avait peut-être ce bon résultat de combattre l’absentéisme. Quant aux hommes que leurs fonctions, leurs travaux retiennent à la ville et qui ne peuvent passer à la campagne que de courtes vacances, ceux-là ont une excuse valable ; les paysans savent bien faire la différence ; ils savent bien si monsieur travaille ou s’il paresse, il ne leur faut pas longtemps pour le découvrir. Je n’ai entendu parler que de ceux qui peuvent résider et ne résident pas. Le nombre en est plus grand qu’on ne pense. C’est à ceux-là qu’il faut s’en prendre si la vie provinciale s’est graduellement éteinte, si tout a convergé vers les grands centres, si le sang de la France ne circule plus.

Voilà pour les grands propriétaires. Et leurs héritiers, que font-ils ? Toute la jeunesse de France n’est heureusement pas modelée sur le même type, mais celle dont je parle ne joue pas un rôle bien brillant. Autrefois, avant cette guerre qui a tant remué le pays que la France d’aujourd’hui ne ressemble plus à celle d’alors, elle dépensait gaiement sa force et son argent. Dans notre moderne société où il y a de moins en moins de place pour les oisifs, elle se sent dépaysée. On nous reproche d’être des puritains, des hypocrites n’ayant même plus le courage de nos folies ; il se peut que ces folies ne soient pas beaucoup moins nombreuses que par le passé, mais elles sont plus dissimulées et c’est un bien. Nos aînés estimaient qu’il n’y a pas de meilleur moyen de se garer des précipices que d’aller d’abord en mesurer le fond ; singulier moyen ! Et ils se mettaient à l’œuvre après avoir fait ainsi l’expérience de la vie ; aux époques de clinquant on peut se contenter des labeurs superficiels d’une fin de carrière ; mais aujourd’hui la grande loi du travail exige qu’on ne perde pas de temps pour se mettre à l’œuvre ; c’est le gage de tout succès.

Le rôle actuel de la jeunesse est admirablement résumé par ces paroles éloquentes et patriotiques que j’emprunte à M. de Vorges : « Il faut que la nouvelle génération soit tournée vers les grandes ambitions. Vous qui formez notre jeunesse, inspirez-lui la volonté de jouer un rôle, d’exercer une influence. Être bon fils, bon époux, bon père, cela suffit à de braves ouvriers ; c’est trop peu pour les classes qui se disent, dirigeantes. Elles n’ont point le droit de jouir des honneurs et des commodités de cette situation sans accepter la charge qu’elle impose : elles doivent vivre pour l’action publique afin de servir la France avec ardeur. »

Quant aux préjugés — on ne peut leur donner d’autre nom — qui président aux choix des carrières, ils disparaissent, mais lentement ; beaucoup déclarent encore, comme le gendre de M. Poirier, que leur condition ou leurs opinions ne leur laissent que trois alternatives : être soldats, prêtres ou laboureurs ; il serait temps de reconnaître pourtant que le travail industriel ne ternit pas les blasons.

Je ne dirai plus que quelques mots sur le patronage, car je me reproche d’avoir déjà abusé de votre attention, messieurs. De même que les grands propriétaires en interprétant faussement le passé se sont crus libérés de tous devoirs envers les paysans, de même beaucoup d’industriels prenant au pied de la lettre la fameuse loi de l’offre et de la demande, nient qu’aucune obligation les puisse lier à leurs ouvriers ; les premiers voient dans la terre un simple placement ; les seconds regardent le travail comme un vulgaire produit. Dans l’un et l’autre cas l’injustice du procédé provoque des haines (je n’ose point dire légitimes), mais excusables. Et comme les ouvriers concourent plus directement à la fortune du patron, comme ils sont aigris par l’atmosphère de l’usine, comme ils s’excitent mutuellement à la révolte, leurs rancunes sont plus profondes, plus violentes et plus dangereuses.

Cependant il y a des usines françaises qui présentent le plus noble spectacle ; un bienfaisant patronage y maintient une véritable permanence des engagements et les grèves y sont rares. Qui n’a entendu au moins parler des merveilles accomplies par les Schneider au Creusot, les Marne à Tours, les Thiriez à Lille, les Gillet à Lyon ? Ces « ducs et pairs » de la société moderne savent faire régner la paix dans leurs ateliers ; mais aussi au prix de quelles précautions, de quelles délicatesses, de quelle constante inquiétude du bien-être de l’ouvrier ! l’année ne se passe pas sans qu’ils aient mis à l’essai quelque institution nouvelle destinée à améliorer son sort, à le distraire, à lui rendre le foyer plus habitable et la vie plus douce, et cela sans exercer sur lui la moindre pression indiscrète : c’est là une erreur que tous n’évitent pas. Certains patrons mus par les plus respectables sentiments enferment les ouvriers dans un réseau de pratiques religieuses ; un examen impartial montre que ces faits sont fort exceptionnels, peu susceptibles d’être étendus aux très grandes usines et d’ailleurs ne donnant pas toujours les résultats pacifiques qu’on en attendait. Il faut que le patronage s’exerce surtout dans le domaine matériel. C’est ce qu’on commence à comprendre. La question des logements ouvriers par exemple, est à l’ordre du jour de l’initiative privée.

Mais en cette matière comme en toute autre, la contrainte doit être évitée ; il faut conserver aux efforts que fait le patron leur caractère libre et spontané. Sous le nom de participation aux bénéfices, s’étend une pratique excellente en soi, dangereuse par ses conséquences : qu’un patron désire proportionner les gains de ses ouvriers aux siens, rien de plus naturel ; mais si l’on ne prend pas soin de bien marquer qu’il s’agit d’une libéralité volontaire, ceux-ci ne tardent pas à y voir un droit ; ce droit sera sans doute revendiqué avant peu par l’école socialiste et il ne peut avoir que de déplorables résultats, car il constitue une entrave à l’essor industriel. Pour pratiquer la participation aux bénéfices il est donc utile d’avoir recours à des déguisements qui écartent toute confusion.

Tel est, messieurs, bien imparfaitement esquissé, ce devoir social, que la grande gloire de Le Play est d’être venu proclamer à la face d’une société qui l’avait oublié ou le repoussait volontairement. On s’est plu à dire que la Révolution avait introduit un changement dans les rapports sociaux ; la forme seule en a changé ; le fond demeure le même. Il y a encore et sans doute il y aura toujours des puissants et des faibles, des triomphateurs et des lutteurs ; et jamais ceux qui sont arrivés, n’auront le droit de se désintéresser de ceux qui travaillent à arriver. Seulement, aujourd’hui, un moindre espace les séparant, les uns et les autres sont des hommes que devant l’humanité comme devant Dieu rien ne distingue ; les classes se sont rapprochées en marchant au-devant l’une de l’autre ; celle d’en bas a conquis l’indépendance et celle d’en haut a perdu le droit de lui imposer une obéissance passive ; les rapports sociaux pour avoir revêtu une forme plus démocratique n’en sont pas moins basés sur des principes anciens et immuables ; l’inégalité est plus qu’une loi, c’est un fait, et le patronage est plus qu’une vertu, c’est un devoir.

Je souhaite que l’ensemble des idées que j’ai émises devant vous, vous paraisse comme il me paraît à moi-même, supérieur à ces luttes stériles qui nous épuisent, supérieur aux querelles de partis, libéral au vrai sens du mot, appuyé surtout sur la logique des faits. Nous en maintenons fidèlement le dépôt hors de toute atteinte ; bien des tentatives ont été faites pour compromettre la mémoire de Frédéric Le Play et confisquer ses œuvres ; il n’eut pas de parti de son vivant, il ne doit pas en avoir après sa mort.

En terminant, je veux évoquer, puisque nous sommes loin d’elle, l’image de notre patrie bien-aimée ; parmi ses enfants, il en est trop qui l’aiment d’un amour désespéré, qui ont perdu leur foi en ses destinées. Ils la voient sur le déclin de son existence parce qu’elle a derrière elle un très long passé ; ils comparent les nations aux individus et les croient condamnées à la décadence et à la destruction aussi fatalement que les hommes sont voués à la décrépitude et à la mort. Cette théorie trouve une apparence de justification dans leur instabilité. Mais ce n’est qu’une théorie ; et Le Play, ce grand ami des faits, ce grand ennemi des théories, a poursuivi celle-là victorieusement : l’histoire est faite des alternatives de prospérité et de décadence de tous les peuples, jeunes ou vieux ; et ces alternatives ne sont point fatales.

Nous donc, qui avons cette consolante pensée, c’est avec une foi ardente et non avec un courage résigné que nous pouvons prononcer les mots, qui, j’en suis sûr, sont au fond de vos cœurs comme ils sont au fond du mien :

Vive la France !