Un Projet de Mariage royal/01

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Un Projet de Mariage royal
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 257-299).
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UN PROJET
DE MARIAGE ROYAL

ETUDE HISTORIQUE.

PREMIÈRE PARTIE.


I.

Les mariages royaux suscitent chez ceux qui y assistent ou qui s’en entretiennent des impressions très diverses. Les uns, et c’est le plus grand nombre, ne pensent qu’à la grandeur des destinées qui s’unissent par de tels liens, à l’importance des motifs qui les déterminent et des négociations qui les préparent, à l’éclat des fêtes qui les accompagnent. Les autres, et ce sont les plus délicats, se préoccupent du sort intime des personnes ainsi engagées l’une à l’autre, et s’attendrissent sur la condition de ces jeunes princesses, victimes dévouées de la politique, enlevées à leur patrie comme à leur famille, et livrées à qui ne les connaît point et n’est point connu d’elles, sans souci de leur volonté et de leur bonheur. De ces spectateurs si différemment affectés, les premiers voient souvent leurs brillantes attentes démenties par les faits, et je crains bien que l’honnête compassion des seconds ne soit jamais satisfaite. Les politiques ont raison de croire que les alliances entre les familles royales ne sont pas sans valeur entre les états, et ils ont tort quand ils se confient dans leur forte efficacité; ces liens influent sur les événemens, mais n’en décident point : il y a des causes plus profondes qui unissent ou divisent les gouvernemens et les peuples. Les scrupuleux déplorent un mal incurable : les nécessités et les convenances politiques, soit de crainte, soit d’espérance, sont trop puissantes pour que les sentimens personnels les fassent taire ou les surmontent. Au jour de leur mariage, comme en bien d’autres circonstances de leur vie, les grands du monde ont à payer, quelquefois bien cher, le prix de leur grandeur ; elle leur coûte souvent du bonheur et à coup sûr de la liberté. On dit que l’empereur Nicolas, quand il s’agissait de mariage, tenait grand compte des inclinations de ses enfans, et j’ai vécu auprès d’une famille royale dans laquelle les affections et les vertus domestiques occupaient une grande place. Je souhaite que telles deviennent partout les mœurs des rois ; mais j’incline à croire qu’à parler en général, notre siècle et ceux qui le suivront ne différeront pas beaucoup à cet égard de ceux qui les ont précédés.


II.

En 1623, vingt ans après le règne puissant et populaire de la reine Élisabeth, trois hommes, mal assortis entre eux et mal appropriés à leur temps, le roi Jacques Stuart Ier, son fils Charles Stuart, prince de Galles, et leur favori commun, George Villiers, duc de Buckingham, disposaient ensemble du gouvernement de l’Angleterre .

Le roi Jacques Ier ne manquait ni d’esprit ni de savoir ; mais il les étalait vaniteusement dans ses entretiens et dans ses écrits, bien plus qu’il ne s’en servait habilement et avec fruit dans le gouvernement de ses états. Encore presque enfant et en Écosse, il eut un jour à recevoir un ambassadeur étranger ; l’audience se passait en latin ; l’ambassadeur commit quelques fautes grammaticales ; le jeune roi s’empressa de les relever : « Comment avez-vous fait de votre illustre, pupille un pédant ? » demanda le lendemain l’ambassadeur au précepteur royal, le célèbre historien Buchanan. « Bienheureux, dit Buchanan, d’avoir pu en faire même cela ! » En Angleterre comme en Écosse, Jacques resta toute sa vie un pédant subtil et prolixe, astucieux avec vanterie et entêté sans vigueur. Il était poltron en même temps que disputeur, mêlait des instincts pusillanimes à des prétentions hautaines, et redoutait le péril autant qu’il se plaisait à la controverse. Il avait les nerfs étrangement susceptibles et faibles ; un bruit soudain, une apparition inattendue le faisaient tressaillir d’effroi ; ses grands yeux roulaient incessamment de tous côtés quand un étranger était devant lai. Son pourpoint et tous ses vêtemens étaient fortement doublés et piqués pour le mettre à l’abri du poignard, ce qui lui donnait l’air d’une excessive et fausse corpulence. Il avait peu de barbe. Sa langue était trop grosse pour sa bouche, de sorte qu’il mangeait et buvait malproprement et de mauvaise grâce. Ses jambes grêles avaient peine à le porter ; à l’âge de sept ans, il ne se tenait pas encore debout, et il eut toujours besoin de s’appuyer sur l’épaule de quelqu’un pour se soutenir. Il portait dans des mœurs honteusement dissolues une tendresse ridiculement expansive et familière, toujours dominé et gouverné par des favoris qu’il traitait comme des enfans. Dans ses fréquens accès d’inquiétude ou d’humeur, tantôt il jurait comme un charretier, tantôt il pleurait comme une femme. Nul souverain n’affichait plus pompeusement en principe les prérogatives royales, et nul ne représentait en fait la royauté d’une façon plus subalterne, plus vulgaire et souvent plus choquante.

Son fils, le prince Charles, était au contraire, dans sa personne comme dans son âme, un modèle de réserve et de dignité. Né avec un tempérament délicat, les jambes faibles comme son père, bégayant un peu et placé, dans la faveur publique, bien loin de son frère aîné Henri, jeune prince actif, énergique, ouvert et résolu, il avait contracté dans sa première enfance des habitudes silencieuses et studieuses qu’il ne perdit pas entièrement lorsqu’à la mort de son frère, en 1612, il se trouva héritier du trône, et dont l’influence se fit sentir dans tout le cours de sa vie. Devenu prince de Galles, Charles entra pourtant sans peine dans les mœurs de sa nouvelle situation : il fut bientôt bon cavalier, bon chasseur, bon tireur, bon jouteur, adroit et hardi dans tous les exercices du corps ; mais son naturel, en se développant, contrasta singulièrement avec le caractère et la cour du roi son père ; les bavardages familiers, les bouffonneries vulgaires lui déplaisaient souverainement. À la fois sérieux et romanesque, grave et inconsidéré, il avait à vingt ans un grand respect de lui-même, l’esprit élégant et imprévoyant, le goût des aventures nobles et l’aversion des moindres mécomptes. « Je ne saurais, disait-il dès lors en parlant des avocats, ni défendre une mauvaise cause, ni céder dans une bonne ; » mais dès lors aussi il n’avait pas le jugement assez sûr pour distinguer les bonnes causes des mauvaises, les bons conseillers des serviteurs agréables, et il pouvait, soit de lui-même, soit sur des suggestions frivoles, se lancer témérairement dans des démarches pleines d’erreur et de péril.

Par une étrange fortune, un seul et même favori agréait également à ces deux princes si divers. Jeune, beau, aimable, hardi, prêt à tout faire pour réussir auprès d’un maître et capable de le dominer arrogamment après l’avoir complaisamment charmé, c’était dans la faveur du roi Jacques que George Villiers, petit gentilhomme du comté de Leicester, s’était d’abord poussé et établi. Il avait reçu par les soins de sa mère une éducation élégante, qu’à dix-huit ans il était allé compléter par un assez long séjour en France. Quand il parut pour la première fois à la cour d’Angleterre, il était aussi pauvre que beau ; à peine avait-il 50 livres sterling (1,250 francs) de revenu, et en 1615, aux courses de Cambridge où le roi Jacques était allé faire une visite solennelle, on vit le jeune George Villiers se promener vêtu d’un vieux pourpoint noir mal réparé. Là pourtant commencèrent ses succès. Il plut au roi en jouant un rôle dans une comédie que représentèrent les étudians de Cambridge. Les courtisans excellent à pressentir les fortunes naissantes ; George Villiers eut bientôt à la cour d’utiles patrons : « les uns, irrités contre la faveur des Écossais, lui voulaient du bien, dit l’un de ses biographes, par cela seul qu’il était Anglais, les grands seigneurs parce qu’il était gentilhomme, le roi à cause de sa beauté et de ses talens, les dames parce qu’il était le plus accompli galant de la chrétienté. » Mais il avait bien des obstacles à surmonter ; Jacques ne prenait guère un nouveau favori sans qu’il fût agréé par la reine sa femme, Anne de Danemark ; les protecteurs du jeune Villiers tentèrent de lui concilier les bonnes grâces de la reine, qui s’y refusa d’abord. « Vous ne savez ce que vous faites, leur dit-elle ; je connais votre maître mieux que vous tous ; si ce jeune homme est une fois introduit, les premières personnes qu’il attaquera, ce sera vous qui travaillez pour lui ; moi aussi, j’aurai ma part : le roi lui apprendra à nous mépriser tous pour qu’il ne doive rien qu’au roi lui-même, et il sera plus insupportable qu’aucun de ses prédécesseurs. » Le nouveau-venu avait en effet un prédécesseur à détrôner. Robert Carr, Écossais d’origine, était, sans de meilleurs titres, en possession de la faveur de Jacques, qui l’avait fait successivement vicomte de Rochester, grand-trésorier d’Écosse, chevalier de la Jarretière, comte de Somerset, grand-chambellan et enfin premier ministre ; mais Jacques commençait à se lasser de lui. Une rivalité, sourde d’abord, s’établit entre les deux prétendans, et la reine finit par prendre parti pour George Villiers. L’hostilité mutuelle éclata bientôt : un jour, au dîner du roi, l’un des serviteurs, créature du comte de Somerset, en posant un plat sur la table, en laissa tomber à dessein des taches sur le bel habit de George Villiers, qui, prompt à repousser l’insulte, lui donna à l’instant un soufflet. C’était, aux termes d’un statut de Henri VIII, s’exposer à avoir la main coupée, et le grand-chambellan réclama ce châtiment ; mais Jacques en défendit son jeune protégé, et ce fut dès lors le bruit de toute la cour que George Villiers l’emportait sur son rival. Jacques essaya un moment de les faire vivre en bon accord ; il avait le goût des éducations et des conseils paternels ; il recommanda à son futur favori une vie modeste, l’art de la conversation et l’étude des affaires. George Villiers se prêta de bonne grâce aux recommandations du roi et n’en grandit que plus rapidement dans son exclusive faveur. En moins de sept ans, il fut fait gentilhomme de la chambre, maître des écuries royales, chevalier de la Jarretière, baron de Whaddon, vicomte Villiers, comte de Buckingham et conseiller privé, gardien des cinq ports, lord amiral d’Angleterre, chancelier de l’université de Cambridge, etc. Il jouissait de sa faveur avec fierté et de sa fortune avec magnificence, étalant partout, sur sa personne comme dans sa maison, dans ses habitudes quotidiennes comme dans les fêtes de cour, un luxe que n’avait atteint aucun de ses prédécesseurs, pas même Leicester sous Elisabeth. Le public l’admirait et s’en indignait tour à tour; on trouvait Buckingham le plus beau de tous quand il paraissait vêtu de velours blanc, avec des nœuds des plus riches couleurs, aussi éblouissant que les diamans et les perles dont ses vêtemens étaient couverts. On murmurait en revanche quand on le voyait passer dans une splendide chaise à porteurs, dont, le premier, il avait introduit à Londres l’usage. « Quelle indignité, disait-on, de faire faire à des hommes le métier des chevaux! » Il avait en lui-même, comme dans son extérieur, de quoi plaire et irriter à la fois. Aussi généreux que vaniteux, point fourbe, point hypocrite, sans bassesse dans ses vices, sans dureté envers ses inférieurs, libertin téméraire, patron fidèle, protecteur intelligent et libéral des arts, capable d’émotions affectueuses et patriotiques pour son maître et son pays, quoique prêt à tout sacrifier, sans scrupule et sans prévoyance, pour pousser sa fortune et satisfaire sa fantaisie, il avait des serviteurs dévoués, des amis sincères, et, malgré les difficultés chaque jour renaissantes d’une telle situation, il possédait la confiance du romanesque héritier du trône, comme la faveur du peureux et disgracieux monarque qui y était assis.

Mais deux grands défauts, source infaillible de grands périls, pesaient à leur insu sur ces trois hommes. Ils étaient tous trois imbus des maximes et des habitudes du pouvoir absolu à une époque où le pouvoir absolu, triomphant sur le continent, devenait en Angleterre inopportun et contesté. Ils venaient dans un grand temps et ils n’étaient point grands eux-mêmes; ils trouvaient pendantes de grandes questions naguère débattues entre de grands princes, et ils étaient incapables de les traiter au niveau de leurs prédécesseurs.

Le pouvoir absolu a ses conditions sociales et personnelles. Il est quelquefois naturel et nécessaire, mais il ne faut pas se méprendre sur son heure, et même à son heure une certaine mesure d’éclat et de respect public lui est nécessaire. Quand les peuples ont un souverain maître, au moins faut-il qu’ils ne le méprisent pas. Comme souverain maître de l’Angleterre, Jacques Stuart venait trop tard et était trop décrié; sous les deux grands Tudors, ses prédécesseurs, Henri VIII et Elisabeth, le pouvoir absolu avait brillamment fourni sa carrière et fait son œuvre ; Jacques n’avait plus à en rendre les services et à en recueillir les gloires; il ne faisait qu’en professer hors de saison les maximes et en pratiquer scandaleusement les abus. Son fils Charles entrait avec plus de dignité et plus d’aveuglement dans les mêmes voies; Buckingham exploitait avec un égoïsme arrogant et frivole les faiblesses de ses deux maîtres.

Quand le XVIIe siècle s’ouvrit, le grand drame qui avait rempli le XVIe durait encore; le catholicisme et le protestantisme, la domination de l’Espagne en Europe et l’indépendance de la Hollande soutenue par la France et l’Angleterre, étaient encore aux prises. Dans l’ordre moral et dans l’ordre politique, les grandes questions restaient flagrantes et en suspens; mais presque tous les grands acteurs avaient disparu. Guillaume d’Orange, Philippe II et Elisabeth étaient morts; à leur place, l’Espagne n’avait plus que l’apathique Philippe III, l’Angleterre que le pusillanime Jacques Ier, la Hollande que les enfans de son héros et les agitations intérieures de ses états. Des grandes figures du XVIe siècle, Henri IV seul survivait, et maintenait seul la grande politique européenne.

On a beaucoup disserté sur le grand dessein d’organisation européenne de Henri IV, tel que l’a exposé Sully : on y a vu tantôt un plan sérieux, tantôt une chimérique utopie. Les grands esprits qui ont fait de grandes choses sont à la fois sérieux et rêveurs; quelque vaste que soit le champ où s’exerce leur action, il ne suffit pas à leur pensée, et, quelque efficace que soit leur puissance, ils conçoivent plus qu’ils ne peuvent faire et aspirent plus haut qu’ils ne montent. Que de rêves, que de chimères, que de conceptions fantastiques et de projets impossibles se rencontrent dans les conversations de Napoléon, non-seulement prisonnier et oisif à Sainte-Hélène, mais aux Tuileries et dans les jours les plus actifs de son empire! C’est le plaisir de ces imaginations souveraines de prendre leur vol hors des limites d’espace et de temps où s’enferme leur vie, et de régler comme il leur plaît le monde et l’avenir, sans se soucier des obstacles. Et ce n’est pas seulement pour leur propre et platonique satisfaction que de tels hommes entrent ainsi dans de tels rêves; ils s’en servent souvent pour charmer et entraîner à leur suite, dans leurs desseins positifs et pratiques, les peuples qu’ils commandent, car les masses aussi se plaisent aux vastes perspectives, et livrent volontiers leur force à qui les leur ouvre. Henri IV était plus sensé et moins puissant que Napoléon; mais lui aussi avait ses élans au-delà de ses œuvres, et se complaisait dans des conceptions qu’il ne se flattait probablement guère de réaliser. Peu importe ce qu’a pu y mettre du sien Sully, lorsque, retiré dans son château de Villebon, il a raconté la république chrétienne, la paix perpétuelle et la confédération permanente des quinze états chargés de la maintenir. Sully était digne de s’associer, dans l’intimité de leurs entretiens, aux généreuses rêveries comme aux sages déterminations de son maître. Deux idées très précises et très pratiques, l’abaissement de la maison d’Autriche et l’établissement de l’équilibre européen, étaient le fond solide de ses rêveries et le but vers lequel Henri IV et son conseiller se repliaient toujours quand, après avoir librement pensé et causé, ils en venaient à mesurer ce qui se pouvait faire et à l’entreprendre réellement.

Dès qu’il apprit la mort d’Elisabeth et l’avènement de son successeur, Henri s’empressa d’envoyer Sully à Londres[1] comme ambassadeur extraordinaire, avec la mission non-seulement de renouveler l’intime alliance pratiquée, sous le règne précédent, entre la France et l’Angleterre, mais d’étendre et de fortifier cette alliance par le double mariage du dauphin, qui fut depuis Louis XIII, avec la princesse Elisabeth d’Angleterre, fille de Jacques, et du prince de Galles, Henri, avec Elisabeth de France, fille aînée de Henri IV. Sully avait pour instruction de sonder à fond les dispositions du nouveau roi sur toutes les questions pendantes en Europe, de lui montrer le roi de France prêt à s’unir avec l’Angleterre, dans toutes les hypothèses et par tous les moyens, pour combattre ou contenir l’Espagne, enfin de lui faire entrevoir les grandes combinaisons européennes que Henri avait en vue, et les grands avantages que les deux nations et les deux couronnes de France et d’Angleterre en devraient retirer. Sully s’acquitta de sa mission avec un tact admirable, à la fois ferme et caressant, habile sans petite ruse, tantôt froid observateur du roi et de la cour d’Angleterre, tantôt leur présentant nettement les propositions dont il était chargé, tantôt leur insinuant, par voie de libre et féconde conversation, les idées et les espérances qui pouvaient les attirer à la politique de son maître. Sur un seul point, il s’écarta des instructions qu’il avait reçues. Henri lui avait ordonné de se présenter à sa première audience « vêtu de deuil, pour se condouloir, au nom de sa majesté, de la mort de la feue reine d’Angleterre, comme le méritent l’heureuse mémoire de ladite dame et les plaisirs que sa majesté a reçus de son amitié. » Après un mur examen et selon les avertissemens qui lui furent donnés, « je me résolus, écrivit Sully au roi[2], de mander à vos serviteurs (dont la plupart étaient déjà vêtus en deuil) qu’ils eussent à changer de vêtement, ce qu’ils firent, et chacun se para comme il fut, convertissant notre pleur en allégresse. Quoi que ce soit, tout le monde a su le commandement que j’avais, et que j’en ai changé la forme à l’appétit d’autrui, tellement que cela ne laissera de produire le même effet dans l’esprit des hommes, et peut-être avec plus de vertu, encore que peu de personnes osent faire ou fassent mention de la défunte reine, étant sa mémoire et tous ses gestes tant recommandables ensevelis avec sa personne. Je supplie votre majesté me pardonner si en cela j’ai manqué à ses commandemens, lesquels je n’ai pas estimé devoir être si absolus, en pareille charge qu’en celle dont il lui a plu de m’honorer, que les occasions et les accidens inopinés n’y puissent changer quelque chose, principalement quand elle n’est point substantielle, et plutôt pour la bienséance que pour la nécessité ou utilité qui en revienne. Si j’ai failli, je me soumets au châtiment, si non que, par le reste de mes procédures et par ce qui réussira de ma négociation, il apparaisse que j’ai prudemment fait. »

Jacques accueillit avec de grandes marques de satisfaction l’ambassadeur et les propositions de Henri. Il prenait plaisir à disserter avec Sully sur toutes les combinaisons et toutes les chances de la politique des divers états, et se répandait en protestations d’attachement à l’alliance française, la regardant, disait-il, comme également importante pour l’Angleterre et pour lui-même dans l’hypothèse de la paix, qu’il préférait infiniment, et dans celle de la guerre, toujours possible avec l’Espagne. Sur un point cependant, le double mariage des enfans de Henri IV avec les siens, il restait fort réservé, et il n’en avait pas ouvert la bouche à Sully, quand le 29 juin il le fit inviter à dîner, pour le lendemain 30, à Greenwich, avec toute la noblesse qui l’avait accompagné. « Le commencement de nos discours, écrivait Sully à son roi en lui rendant compte de cette journée[3], fut encore de la chasse et de la chaleur qu’il faisait alors, non ordinaire en Angleterre. Après les discours communs, le roi se mit à parler de la feue reine d’Angleterre avec un peu de mépris, et à faire grand cas de la dextérité dont il usait pour la manier, par le moyen de ses conseillers qu’il se vantait avoir tous gagnés dès son vivant, en sorte qu’ils ne faisaient que ce qu’il voulait, tellement que ce n’était pas de cette heure qu’il gouvernait l’Angleterre, mais plusieurs années avant la mort de la feue reine, dont la mémoire ne lui est point trop agréable. Après, demandant du vin, où il ne met jamais d’eau, il commença à me dire qu’il voulait boire à votre santé, ce qui fut fait réciproquement par lui et moi, sans oublier les reines vos femmes et vos communs enfans, desquels me parlant il me dit tous bas à l’oreille qu’il allait boire au double parentale qui s’en devait faire, dont je fus étonné pour être la seule fois qu’il m’avait montré y penser, me semblant avoir pris le temps un peu mal à propos pour l’ouverture de chose si digne, et qu’il m’en devait avoir parlé auparavant. Je recueillis néanmoins cette parole avec quelque signe d’allégresse, et lui dis que votre majesté, étant recherchée d’Espagne pour monseigneur le dauphin, saurait bien choisir et faire différence entre l’alliance d’un bon frère et assuré ami, avec lequel il n’aurait jamais rien à quereller, et celui dont, jusqu’à cette heure, il n’avait reçu que des offenses. Lors il me dit qu’il en faisait ainsi, ayant été requis par les Espagnols du même mariage pour son fils, et qu’ils offraient cette infante à tout le monde, seulement pour abuser les princes. »

Les protestations et les caresses de Jacques, soit qu’il les fît avec faste ou à l’oreille, ne trompaient point la sagacité de Sully, et, en les transmettant à Henri IV, il lui faisait part en même temps de ses doutes et de ses méfiances. « Je vois ici, lui disait-il, un prince à l’entretenement duquel il y a grand plaisir et ne s’y saurait-on jamais ennuyer, car il sait beaucoup en toutes sortes de sciences, parle fort bien, prend plaisir que l’on discoure largement avec lui, et ne laisse rien qu’il n’examine, ni sur quoi il ne veuille être éclairci ; mais je crains qu’il n’ait plus de méditation que d’action….. Le secrétaire résidant ici pour la seigneurie de Venise m’est venu visiter, et m’a tenu plusieurs discours sur l’état présent des affaires, notamment sur l’incertitude où chacun était de la résolution de ce prince à cause des différens langages dont il usait, semblant qu’il eût pour seul but et dessein principal de ne se laisser encore entendre ni connaître absolument….. Et voici maintenant marcher en campagne les incertitudes ordinaires du monde, les mécontentemens publics et privés, les jalousies et envies des courtisans, et les brouilleries domestiques et du cabinet, non entièrement éclaircies, ni si bien discourues et particulièrement représentées qu’il serait nécessaire pour en pouvoir faire un jugement certain. » Les propositions de la cour de Madrid à Londres et l’accueil qu’elles y recevaient étaient surtout l’objet de la sollicitude de Sully; on annonçait la prochaine arrivée d’un ambassadeur. d’Espagne. « Le roi s’est enquis de moi, écrit-il à Henri[4], si l’ambassadeur d’Espagne avait passé en France; je lui dis que oui, et fis récit de ce que j’en avais appris; lors il répliqua : — On m’envoie un ambassadeur courtier, afin qu’il aille plus vite et qu’il fasse nos affaires en poste. — Il ne tombait fois sur le roi d’Espagne et ses affaires qu’il n’en parlât comme par mépris et dédain. » Mais quelques jours plus tard Sully, toujours sur ses gardes, écrivait à son maître[5] : « Les Anglais sont mal disposés et quasi tout changés depuis hier seulement pour avoir été assurés de l’acheminement de l’ambassadeur d’Espagne, de la venue duquel ils avaient été, ces jours passés, en doute; j’ai appris de bon lieu qu’ils voulaient arrêter toutes nos résolutions et affaires jusqu’à ce qu’ils eussent entendu les grandes offres qu’ils s’imaginaient leur devoir être faites par le roi d’Espagne. » Et Henri répondait à son ambassadeur : « Il faut que je vous dise que l’on m’a dépeint le roi d’Angleterre pour prince si irrésolu, timide et dissimulé, que je crains fort que les effets ne suivent pas les bonnes paroles et les espérances qu’il a données, et que nous ne demeurions incertains de sa volonté et de ce que nous en aurons pour maintenir et défendre la cause publique[6]. »

Henri IV avait raison. C’était en lui l’une des marques d’un esprit et d’un caractère supérieurs que, sur toutes les affaires et dans toutes les circonstances, il avait un avis positif et un parti-pris, sachant choisir entre les buts et les chemins divers, et se gardant bien d’ajouter à l’incertitude des événemens les troubles de sa propre pensée et les fluctuations de sa volonté. Jacques Ier était au contraire un de ces esprits perplexes et faibles qui ne savent ni se former une opinion ni prendre une résolution, se figurent qu’ils peuvent entrer dans tous les camps pour courir à la fois toutes les chances, et mettent leur habileté à rester toujours indécis et doubles, attendant que les événemens décident pour eux, et prêts non-seulement à accepter les plus contraires, mais à s’en applaudir, comme s’ils les avaient voulus et faits. Par engagement de controverse et par nécessité de situation au moins autant, je crois, que par conviction religieuse, Jacques demeurait hautement protestant, et blâmait Sully d’appeler le pape sa sainteté. » C’est offenser Dieu, lui disait-il, d’en user ainsi, et il n’y a sainteté qu’en lui seul; » mais quand survenait pour lui-même le besoin de traiter avec le pape, il le qualifiait aussi de saint-père et disait en confidence : « J’irai avec les catholiques jusqu’à l’autel exclusivement. » Il voulait maintenir l’alliance française telle que la lui avait léguée Elisabeth; mais il recherchait en même temps l’alliance espagnole, tour à tour également caressant avec les deux rois, quoique Philippe III, dans la lettre qu’il lui adressa à son avènement, ne l’eût pas appelé mon frère, mais seulement mon cousin, Sully quitta Londres dans les premiers jours de juillet 1603, emportant la signature du roi Jacques au bas d’un traité sommaire d’alliance intime, défensive en tout cas et offensive au besoin, avec Henri IV[7], et quelques mois après deux ambassadeurs d’Espagne, d’abord le comte de Villa-Mediana, puis le duc de Frias, don Alonzo de Velasco, connétable de Castille, arrivaient en Angleterre et signaient le 18 août 1604, avec son roi, un traité qui non-seulement rétablissait la paix entre les deux royaumes, mais qui ouvrait à coup sûr bien d’autres perspectives, car, parmi des documens tirés des archives de Simancas et jusqu’ici inédits[8], je trouve une note rédigée pour Philippe III par un père jésuite, et qui porte : « Le roi d’Angleterre est résolu de marier le prince de Galles à une princesse d’Espagne ou à une princesse de France. Le roi et les Écossais penchent du côté de la France non-seulement à cause de l’ancienne amitié entre la France et l’Ecosse, mais encore par l’espérance qu’a le roi de conclure ce mariage à des conditions plus faciles quant à la religion. La reine et la majeure partie du conseil et de la nation, hérétiques comme catholiques, désirent, quoique par des motifs différens, que le prince se marie avec une princesse d’Espagne. Les hérétiques le souhaitent, afin d’éviter que les Français et les Écossais ne s’unissent au sein de l’Angleterre contre les Anglais, qui ont déjà bien assez à faire de lutter contre les Écossais seuls. Les catholiques croient que, si ce mariage a lieu, ce sera un puissant moyen, non-seulement d’apaiser la fureur de la si longue persécution dont ils sont l’objet, mais encore de convertir à notre sainte foi ce royaume et toutes les contrées qui en dépendent. Une fois que votre majesté aura arrêté, avec le roi d’Angleterre, que l’infante et toute sa maison auront le libre exercice de la religion catholique, et que son altesse sera entourée et servie par des personnes des deux nations, d’une vie exemplaire ainsi que d’une prudence et d’un zèle éprouvés dans les choses de notre sainte foi, le mariage, d’après l’avis desdits catholiques, sera non-seulement licite selon les lois divines, mais encore justifié ou du moins admissible à dispense selon les lois humaines, et même méritoire devant Dieu, glorieux pour l’Espagne et de grande édification pour toute l’église. »

Ainsi dès 1604, dans l’année même de l’avènement de Jacques Ier au trône d’Angleterre, la question d’un mariage français ou d’un mariage espagnol pour son fils le prince de Galles était posée à Londres, à Paris et à Madrid, et le sort de la politique de l’Europe semblait dépendre de la décision du nouveau roi d’Angleterre, qui s’en croyait l’arbitre en restant indécis. Les deux négociations suivaient leur cours caché, quand la mort de Henri IV vint les pousser vers la crise, et mettre Jacques dans l’embarras en l’obligeant à prendre un parti, du moins à en avoir l’air.


III.

En quittant l’Angleterre, dans l’automne de 1604, après y avoir conclu la paix, le connétable de Castille, don Alonzo de Velasco, avait traversé la France, s’était arrêté à Fontainebleau, où se trouvait Henri IV, et avait jeté, à travers la négociation commerciale qui se suivait alors entre la France et l’Espagne, de pompeuses ouvertures pour une alliance politique des deux couronnes, même, dit Sully, « pour un double mariage de leurs communs enfans, qu’il semblait que Dieu eût rendus d’un âge sortable pour l’établissement d’un si grand bien. » Henri IV, toujours accueillant et prudent à la fois, avait écouté ces ouvertures de bonne grâce, mais sans y répondre autrement que par de belles paroles, se réservant de s’en entretenir avec Sully, qui, prudent à son tour comme son maître, même dans leur intimité, lui demanda tout un jour pour y bien penser avant de lui donner son avis, « afin, disent ses mémoires, que si d’aventure vous disiez quelque chose contre son goût, il ne vous accusât plus de trop grande promptitude, comme il avait accoutumé de faire lorsque vous faisiez sur-le-champ des répliques qui ne lui plaisaient pas. De laquelle réponse et demande le roi se mit à sourire, et vous l’accorda en vous donnant un petit soufflet en se jouant, comme c’était sa coutume lorsque vous le preniez en bonne humeur, et lui disiez de ses vérités qui ne lui désagréaient pas[9]. » Le lendemain, l’avis de Sully fut très clair et positif. « Après avoir bien examiné les discours du connétable de Castille, il y aurait, dit-il au roi en se promenant avec lui sur la terrasse des Tuileries, de quoi faire quelque chose de bon, si tous les Espagnols étaient devenus blancs en loyauté comme des anges, et non pas demeurés basanés en perfidie comme des diables; il n’est pas fort difficile à comprendre que ce connétable n’a eu d’autre dessein que de faire abandonner au roi les provinces-unies des Pays-Bas, détruire ses plus certains et confidens alliés, et le priver des bonnes assistances que les Anglais et les Hollandais lui ont données... Il n’y a, au moins selon mon opinion, nuls mariages, quelque redoublés ou bien assortis qu’ils puissent être proposés, dont l’on doive espérer des fruits et des avantages si doux et désirables que ce connétable se les est imaginés, ou que pour le moins il a tâché de les faire imaginer aux autres, surtout ayant allaire à une nation ai pleine d’arrogance, de ruse et de cautèle[10]. » Telle était en effet l’impression qu’avait laissée en Europe sur le compte de l’Espagne la politique obscure et fourbe, quoique immobile dans son principe et dans son but, de Philippe II, Henri IV n’hésita pas plus que Sully : ils avaient l’un et l’autre l’esprit trop ferme et trop grand pour rechercher en même temps l’alliance anglaise et l’alliance espagnole, c’est-à-dire pour embrasser à la fois les causes contraires, ou plutôt pour n’embrasser aucune cause, et les avances matrimoniales de la cour de Madrid demeurèrent alors sans effet.

Mais, Henri IV mort, l’état des choses changea promptement en France, et Jacques Ier ne tarda pas à s’en apercevoir. Il fut bientôt évident d’une part que la politique française n’était plus la même et que les cours de Paris et de Madrid s’empressaient à se rapprocher, d’autre part que le gouvernement français n’aurait plus en Europe la même autorité ni le même éclat. Jacques avait ainsi bien moins à espérer de l’appui de la France et bien plus à craindre d’une entente entre elle et l’Espagne. Les ambassadeurs espagnols venus à Londres en 1604 pour traiter avec lui de la paix, entre autres don Alonzo de Velasco lui-même, lui avaient fait, pour le mariage du prince de Galles, les mêmes insinuations qu’à Henri IV. « S’il demandait, lui avaient-ils dit, la main de l’infante, la proposition serait bien reçue, car le roi désirait non-seulement vivre en paix avec le roi d’Angleterre, mais s’unir à lui par une étroite alliance. » Jacques, qui venait de prêter l’oreille aux propositions de Sully, écouta assez froidement alors, sans les repousser tout à fait, celles du connétable de Castille; cette double recherche convenait à sa politique, et son amour-propre, comme son caractère, se plaisait à la prolonger par l’indécision. Cependant il penchait vers la France; mais quanti il vit, sous la régence de Marie de Médicis, l’intimité s’établir entre les cours de Paris et de Madrid, il se tourna vers l’Espagne, et se hâta d’y renvoyer son ambassadeur, sir Charles Cornwallis, en le chargeant de reprendre les ouvertures espagnoles, qui, depuis 1604, avaient été plusieurs fois renouvelées, et de demander formellement à Philippe III la main de sa fille aînée, l’infante Anne, pour Henri, prince de Galles. Arrivé à Madrid en juillet 1611, sir Charles Cornwallis, dès sa première audience, exprima à Philippe III le désir du roi son maître, rattachant sa proposition aux paroles prononcées à Londres par les ambassadeurs de sa majesté catholique. Philippe, un peu embarrassé, répondit que ce témoignage de l’amitié du roi d’Angleterre lui était fort agréable ; mais il renvoya l’ambassadeur anglais à son premier ministre, le duc de Lerme, qui aurait ordre, lui dit-il, de traiter avec lui de cette affaire. Le duc de Lerme vint en effet, deux ou trois jours après, rendre visite à sir Charles Cornwallis, qui lui répéta ce qu’il avait dit au roi. Presque aussi embarrassé que son maître et peu hardi lui-même de son naturel, le ministre espagnol se répandit en protestations amicales; c’était sur ses propres suggestions, dit-il, que le comte de Villa-Mediana d’abord, puis don Pedro de Zuniga, puis aussi don Alonzo de Velasco avaient fait au roi d’Angleterre ces ouvertures, et personne ne savait mieux que lui de quelle importance il était, pour le bien de l’Espagne comme de l’Angleterre, qu’elles fussent étroitement et fermement unies. Une seule et bien grande difficulté le préoccupait, la différence de religion ; il ne voulait du reste exprimer, sur la façon dont cette difficulté pouvait s’accommoder, aucune opinion, car c’était une chose qui dépendait du pape, et sur laquelle ni le roi d’Espagne, ni son conseil ne pouvaient prendre aucune détermination positive. L’Anglais s’étonna à double titre : le roi son maître, dit-il, ne voulait avoir à traiter dans cette affaire avec nul autre que le roi d’Espagne et ses ministres ; il supposait d’ailleurs que, si on n’eût pas déjà sondé le pape et entrevu son consentement probable à ce mariage, on n’aurait pas chargé don Alonzo de Velasco d’encourager le roi d’Angleterre à en faire la proposition. « Le roi mon maître, répondit le duc de Lerme, ne dépend en ceci que du pape; mais il ne peut ni ne veut nier cette dépendance, et il ne décidera rien sans l’approbation du pape. Si l’infante était mariée et par conséquent soumise à un prince non catholique, il y aurait un grand danger qu’elle fût pervertie dans sa foi, et c’est ce que mon roi ne pourrait ni ne voudrait admettre, s’agît-il du salut de son royaume. — Si on s’en tient strictement à ces termes, répliqua l’ambassadeur anglais, l’affaire sera bientôt vidée; je désire qu’on ne se méprenne pas sur le caractère de ma proposition : je n’ai aucune mission ni aucun pouvoir pour traiter, à moins que l’ouverture du roi mon maître ne soit très bien reçue du roi d’Espagne et de son conseil, et que vous ne vous chargiez de lever vous-mêmes les difficultés qui pourraient s’élever de votre côté.» Un peu troublé par ce ferme langage, le duc de Lerme modifia le sien ; il savait à merveille, dit-il, quel bien immense ce serait non-seulement pour les deux couronnes, mais pour le monde chrétien en général, qu’un tel mariage pût s’accomplir; ce qu’il venait de dire n’était point une réponse à la proposition, mais l’indication des difficultés qu’il prévoyait. Il avait reçu du roi son maître l’ordre de donner bientôt la réponse demandée, et il prenait plaisir à assurer sir Charles Cornwallis qu’elle serait de nature à satisfaire à l’honneur comme au désir du roi d’Angleterre.

Sir Charles Cornwallis attendit pendant six semaines la réponse qu’on lui avait promise. Justement impatient, il demanda une nouvelle audience au roi Philippe III, qui, toujours embarrassé, le reçut très brièvement et le renvoya de nouveau au duc de Lerme. Aussi embarrassé que son roi, le premier ministre était de plus malade et retenu au lit par la fièvre : il essaya de renvoyer à son tour l’ambassadeur anglais à son secrétaire intime, don Juan des Idiaques: mais sir Charles Cornwallis s’assit auprès du lit, et après quelques circonlocutions caressantes : « J’userai avec vous, lui dit le duc de Lerme, d’une entière sincérité et droiture; la vérité est qu’avant l’ouverture que vous êtes venu nous faire de la part du roi votre maître au sujet de l’infante doña Anna, mon roi était engagé ailleurs; il a différé de vous répondre afin de voir s’il pourrait se dégager et accepter votre proposition. Cela lui est impossible, les promesses qu’il a faites pour sa fille aînée sont formelles et près de recevoir leur accomplissement; mais le roi mon maître a d’autres filles qui lui sont également chères : s’il convenait à votre roi de demander l’une d’elles pour le prince de Galles, le mien serait très disposé à accueillir ce vœu, pourvu que l’affaire de la religion pût être arrangée, et que le roi mon maître n’eût rien à craindre pour celle de sa fille. »

Outre l’infante Anne, Philippe III avait en effet deux autres filles, Marie et Marguerite; mais l’infante Marie, la plus âgée des deux, n’avait en 1611 que cinq ans. Sir Charles Cornwallis, sans répondre à cette nouvelle offre, s’étonna que l’ambassadeur d’Espagne à Londres eût été si peu informé des engagemens du roi son maître quant à l’infante Anne, qu’il eût pu dire et redire au roi d’Angleterre que, s’il demandait la main de cette princesse pour le prince de Galles, sa demande serait bien accueillie. De plus en plus embarrassé, le duc de Lerme essaya d’abord d’expliquer la conduite de l’ambassadeur espagnol; puis il la blâma, puis il rejeta la faute sur les hésitations du roi Jacques lui-même. « Il est vrai, dit-il, nous avions d’abord reconnu la convenance de ce mariage; mais, voyant que l’affaire n’avançait pas, le roi mon maître a pris la résolution, qui est maintenant près de s’accomplir, de donner sa fille aînée au roi de France. Toute autre manière d’entrer en alliance avec votre roi, en donnant au prince son fils une autre des infantes, sera bien venue de notre cour, si la question de la religion peut s’arranger. » Et les deux négociateurs se séparèrent de mauvaise humeur l’un et l’autre. « Je ne puis, écrivait sir Charles Cornwallis à Londres, comparer l’attitude de ces Espagnols envers nous qu’au temps qu’il a fait dans cette saison, où nous avons eu un ou deux jours d’une chaleur extrême et beaucoup de jours d’un froid excessif. »

A son tour, le roi Jacques fit attendre à la cour de Madrid sa réponse à la nouvelle offre qu’elle lui adressait. En février 1612, le duc de Lerme demanda à sir Charles Cornwallis s’il avait reçu de Londres une décision à ce sujet. «Non, lui dit l’ambassadeur; le roi mon maître n’a que deux fils : ce qui lui tient le plus au cœur, je crois, c’est l’espoir d’une prompte et nombreuse descendance; le prince de Galles est déjà en âge d’homme; votre seconde infante n’a pas encore six ans; notre prince aurait à l’attendre bien des années, et la fleur de sa jeunesse, à lui, passerait avant qu’il se vît des héritiers. C’est là, je pense, ce qui fait que mon roi délibère avant de répondre à votre offre. » Un peu plus tard, le roi Jacques chargea son ambassadeur de demander à la cour de Madrid ce que signifiait précisément cette phrase toujours répétée chaque fois qu’on parlait de ce mariage : « Pourvu que la question de religion puisse s’arranger. » Après deux mois de délibération, le duc de Lerme répondit à sir Charles Cornwallis : «Le roi mon maître, désirant vraiment faire alliance avec votre roi, a consulté le pape et d’autres graves personnages compétens dans cette grave affaire; si, pour régler la question de la religion, votre prince veut devenir catholique romain, mon roi l’embrassera et le traitera comme son propre et cher fils. Sans cela, la foi de l’infante serait infailliblement mise en péril, ce dont mon roi, fût-ce pour le monde entier, ne veut, directement ni indirectement, être jamais la cause. — En fait de religion et d’honneur, répondit l’ambassadeur anglais, le roi mon maître n’est pas moins exact, ni moins exigeant que le vôtre; il m’a donc ordonné de déclarer que, tout en regardant l’offre que votre roi lui fait de sa fille comme une offre digne et amicale, il regarde aussi la demande que le prince son fils devienne catholique romain comme tout à fait indigne de lui, et qu’il refuserait absolument de le marier à de telles conditions, quand même la princesse qu’on lui offrirait serait l’unique héritière de la monarchie universelle. » Cette double déclaration mutuelle mit pour le moment fin à la négociation.

Pour l’honneur du roi d’Angleterre, il était temps qu’elle cessât; depuis plusieurs mois déjà, il était dupe et battu. Quand on avait proposé à Henri IV le double mariage de son fils Louis avec l’infante Anne d’Autriche et de sa fille Elisabeth avec l’infant don Philippe, plus tard. Philippe IV, il avait décliné cette offre en disant : « Pour faire mon fils un grand roi, il n’est pas du tout nécessaire que ma fille soit reine. » Dans sa politique générale, il avait dès lors en vue le mariage de sa fille avec le duc de Savoie Victor-Amédée Ier; mais, Henri IV à peine mort, la cour de Madrid chargea son ambassadeur à Paris, le duc de Feria, de faire à la reine-régente, Marie de Médicis, la même ouverture. Son cousin Côme de Médicis, grand-duc de Toscane, et le pape Paul V eurent peu de peine à la lui faire agréer. Dès le 30 avril 1611, le marquis de Villeroi, secrétaire d’état pour les affaires étrangères de France, et don Inigo de Cardeñas, ambassadeur d’Espagne, signèrent à Fontainebleau des articles préliminaires qui stipulaient les deux mariages proposés. Malgré la mémoire de Henri IV et l’opposition de Sully, ils furent officiellement adoptés l’un et l’autre dans un grand conseil tenu le 26 janvier 1612 par la reine-régente. Le 25 mars, le duc de Mayenne, fils du grand ligueur et grand-chambellan de France, alla en grande pompe chercher l’ambassadeur d’Espagne dans sa maison et le conduisit au Louvre, où le chancelier Brûlart de Sillery, en présence de toute la cour, proclama la double union royale. Au mois d’août suivant, le duc de Mayenne, accompagné d’un brillant cortège, se rendit à Madrid, où il signa[11] le contrat de mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche. Le duc de Pastrana vint à Paris accomplir[12], pour l’infant don Philippe et la princesse Elisabeth de France, la même cérémonie. Vu l’âge des époux, les mariages ne devaient être et ne furent effectivement célébrés que trois ans plus tard, le 18 octobre 1615, le premier à Burgos, le second à Bordeaux, et ce fut seulement le 9 novembre que le duc de Guise alla à Andaye, sur la Bidassoa, remettre aux commissaires espagnols la princesse Elisabeth et recevoir de leurs mains l’infante Anne d’Autriche, qu’il ramena à Bordeaux, où Louis XIII et Marie de Médicis l’attendaient; mais il paraît que, dès la première conclusion, le goût de l’infante, qui n’avait encore que onze ans, était d’accord avec la politique de l’Espagne, car lorsque le duc de Mayenne, en quittant Madrid, lui demanda ce qu’elle voulait qu’il dît de sa part au roi très chrétien : « Que j’ai une extrême impatience de le voir, » lui répondit-elle en français. La réponse parut un peu vive à la comtesse d’Altamira, sa gouvernante, qui lui dit en espagnol : « Eh quoi! madame, que dira le roi de France quand M. de Mayenne lui rapportera que vous avez tenu un tel discours? — Madame, reprit l’infante, vous m’avez appris qu’il fallait toujours être sincère; vous ne devez donc pas vous étonner si je dis la vérité. »

Quoi qu’il en fût des mouvemens de ce jeune cœur, la question politique entre les cours de Paris, de Madrid et de Londres était vidée; le grand dessein de Henri IV ne vivait plus que dans la mémoire de Sully ; l’alliance espagnole prévalait complètement à Paris et l’alliance française à Madrid; auprès de l’une et de l’autre cour, l’alliance anglaise avait échoué.

Le roi Jacques ressentit l’échec ; mais il était obstiné et point fier. Il lui fallait absolument un grand mariage monarchique, et les deux grandes puissances catholiques, la France et l’Espagne, pouvaient seules le lui fournir. Ni ses revers diplomatiques, ni l’antipathie déclarée de la libre et protestante Angleterre pour l’une et l’autre de ces alliances, surtout pour l’espagnole, ne l’y firent renoncer. Il suspendit pourtant quelque temps ses démarches; deux événemens de famille lui furent des motifs d’attente et des moyens de distraction. Son fils aîné, le prince Henri, mourut le 6 novembre 1612, aimé et honoré de son pays plus que regretté de son père, à qui il ne ressemblait point et dont il prenait soin de se distinguer. Le prince Charles devint prince de Galles et héritier du trône. Sur ces entrefaites, Frédéric V, comte et électeur palatin du Rhin, avait demandé la main de la princesse Elisabeth d’Angleterre; il l’obtint du roi Jacques, à la grande joie de la nation anglaise, et vint à Londres pour l’épouser. Il était magnifique, aimable, mélancolique et zélé protestant; la princesse Elisabeth ne l’était pas moins que lui. La reine Anne sa mère, à qui ce mariage ne plaisait pas, l’appela un jour « la bonne ménagère palatine. » « J’aime mieux, dit la princesse, être la femme du palatin que la plus grande reine papiste de la chrétienté. » Le mariage fut célébré avec grande pompe à Whitehall le 14 février 1613; les deux époux partirent le 27 pour l’Allemagne, et le roi Jacques, resté seul avec son fils Charles, ne tarda pas à reprendre, pour le seul mariage qu’il eût désormais à faire, ses projets favoris. Depuis le mauvais succès de ses propositions à Madrid, il avait entamé à Paris une négociation pour le futur mariage du prince Henri avec la princesse Christine, seconde fille de Henri IV, qui n’avait encore que six ans, et neuf jours après la mort du prince Henri, il s’était hâté de lui substituer, comme prétendant à cette union lointaine, le nouveau prince de Galles, Charles. La démarche faite à ce sujet par sir Thomas Edmonds, ambassadeur d’Angleterre en France, fut d’abord bien accueillie : on alla jusqu’à débattre l’époque du mariage, ses conditions religieuses, la dot de la princesse Christine; mais la cour de France avait au fond pour elle d’autres vues auxquelles les états-généraux de 1614 se montrèrent favorables. Quand sir Thomas Edmonds demanda une réponse définitive, Villeroy éleva des difficultés, ajourna toute décision; la négociation fut interrompue, et le roi Jacques, après quelques mois d’inaction décente, reporta vers Madrid ses désirs et ses ouvertures.

Parmi les documens inédits que j’ai puisés dans les archives de Simancas, je trouve, sous la date du 14 juin 1614, une note du roi d’Espagne Philippe III, ainsi conçue : « En l’an 1611, l’ambassadeur anglais, qui vint ici, nous entretint d’un mariage entre l’infante doña Anna, ma fille aînée, et le prince de Galles; il lui fut répondu et écrit en Angleterre ce que vous verrez dans la relation ci-jointe de ce qui se passa à ce sujet[13], et depuis lors on ne parla plus de l’affaire. Maintenant don Diego Sarmiento de Acuña m’écrit de Londres, en date du 9 du mois dernier, qu’il conviendrait fort de ne pas faire perdre au roi d’Angleterre tout espoir de ce traité, afin d’éviter de nouvelles inquiétudes, et qu’ainsi il serait bon de suivre activement la négociation pour le mariage du prince de Galles avec ma fille doña Maria, dont l’âge laisse tout le temps nécessaire pour voir ce qu’il sera convenable de demander et de faire avant d’arriver à la conclusion définitive. Cette affaire étant de la plus haute importance et gravité à cause du grand bien ou du grand mal qui peut s’ensuivre pour la religion catholique dans le royaume d’Angleterre, j’ai résolu, avant de m’y engager plus avant, de mettre la question entre les mains de sa sainteté, pour qu’elle me conseille ce que j’ai à faire dans cette circonstance après avoir premièrement demandé à Dieu sa lumière. Pour ma part, je suis disposé à faire tout ce qui me sera possible pour le bien et la propagation de notre sainte foi. Vous communiquerez ceci à sa sainteté en mon nom, en lui remettant la lettre ci-incluse, qui vous servira, ainsi que la présente, de lettre de créance, et vous me rendrez compte de ce qu’elle vous aura répondu et exprimé quant à son avis. Cette négociation devra être suivie avec le secret qu’exige sa nature. »


Don Juan de Ciriza, secrétaire de Philippe III, envoya le 19 juin cette note et les pièces incluses au comte de Castro, ambassadeur d’Espagne à Rome, qui répondit à son roi le 14 juillet suivant :


« Conformément aux ordres qu’il a plu à votre majesté de me donner par sa lettre du 19 juin, j’ai donné connaissance au pape de l’état où se trouvent les négociations relatives au mariage entre l’infante doña Anna et le prince de Galles, ainsi que de ce qu’écrit d’Angleterre don Diego Sarmiento de Acuña sur la convenance qu’il y aurait à reprendre activement quelque négociation de mariage entre les deux couronnes. Dès la première audience, sa sainteté me donna à entendre qu’elle avait en aversion une telle négociation. Elle ne me donna cependant point de réponse définitive, car je la suppliai d’y penser à loisir et d’invoquer les lumières de Dieu à ce sujet. Le pape y consentit de bonne grâce et me promit le secret, que je lui demandai avec instance. A la seconde audience, le saint-père me dit qu’il rendait des grâces infinies à votre majesté de ce que, en si bon catholique, elle n’avait pas voulu entrer dans une semblable négociation sans avoir d’abord consulté le saint-siège, et de l’honneur qu’elle lui faisait, à lui personnellement, en lui demandant son avis. En témoignage de sa reconnaissance et pour s’acquitter de son devoir, il ne pouvait, ajouta-t-il, en cette occasion, faire à votre majesté une meilleure réponse que ce qu’avait dit naguère le duc de Lerme à l’ambassadeur de France à propos d’une négociation analogue : il ne convenait nullement, selon lui, d’entrer en traité pour donner une fille de votre majesté au prince de Galles, qui n’est pas catholique. Il se fondait pour cela sur quatre raisons. La première, c’est que l’infante, en épousant un hérétique, serait dans un péril manifeste pour sa foi. La seconde, c’est que les fils nés de ce mariage se perdraient sans nul doute, puisqu’ils suivraient la secte de leur père. La troisième, c’est qu’on ouvrirait ainsi de plus en plus la porte au commerce et aux communications entre les deux nations, chose très préjudiciable à la pureté de notre religion, aujourd’hui seule vivante en Espagne. La quatrième, c’est que les rois d’Angleterre, comme on sait, tiennent le divorce pour permis, et le mettent en pratique quand leurs femmes ne leur donnent pas d’enfans. Le saint-père ajouta que la liberté de conscience, tacitement convenue, avait si peu de valeur, qu’il n’y avait nul compte à en tenir dans l’affaire.

« Que Dieu garde votre majesté! »


Alors commença à Madrid, de la part de Philippe III et autour de lui, une série de consultations et d’hésitations politiques et religieuses où se révélèrent l’incapacité et la faiblesse de ce gouvernement, naguère si actif et si puissant chez lui et dans toute l’Europe. Les ministres, le conseil d’état, une assemblée de théologiens présidée par l’archevêque de Tolède, le confesseur du roi, des moines réputés savans ou influens, les divers diplomates qui avaient été employés dans les relations de l’Espagne avec l’Angleterre, furent successivement appelés à délibérer sur la négociation proposée et à donner à Philippe III leur avis[14]. Contre ce qu’on serait tenté de présumer, les grands seigneurs laïques furent les plus timides et les théologiens espagnols les plus disposés à conseiller le mariage anglais; mais ils étaient tous plus préoccupés d’éluder la responsabilité qu’on leur imposait en les consultant que de résoudre la question. Les uns se montraient inquiets que le roi d’Angleterre, rebuté, ne se retournât vers la France ; les autres témoignaient un vif désir de délivrer les catholiques anglais des lois iniques qui pesaient sur eux. Au fond de leur âme, la plupart regardaient l’union de l’infante avec le prince de Galles comme désirable pour l’Espagne et même pour l’église; mais personne n’osait conclure nettement pour ou contre une solution positive : tous avançaient et reculaient tour à tour devant les difficultés de l’affaire et les périls de leur propre avis. Nulle grandeur, nulle fermeté de pensée et de volonté n’apparaissent dans les documens où sont consignées ces diverses délibérations. Malgré la fierté persistante du caractère espagnol, l’absence de toute liberté politique et le poids du pouvoir absolu du roi et du pape avaient abaissé les esprits et énervé les courages. En vain une grande question d’intérêt public et de conduite royale était livrée à leur examen; il y avait dans tous les ordres et tous les personnages éminens de l’état une invincible impuissance à se former une opinion et à prendre un parti. Impatienté de ces incertitudes et toujours incertain lui-même entre le mariage espagnol et le mariage français, le roi Jacques résolut de donner à la cour de Madrid un coup d’éperon en renouvelant auprès de la cour de Paris la démarche qu’il avait déjà vainement tentée. Louis XIII et Anne d’Autriche venaient de faire, le 16 mai 1616, leur entrée solennelle à Paris, au milieu des bruyantes joies de douze mille bourgeois réunis en armes dans la plaine de Montrouge, et qui, charmés de trouver leur jeune reine plus belle qu’on ne l’avait dit, déchargèrent leurs mousquets sur son passage, au grand trouble de l’infante, dont les mulets qui traînaient sa litière prirent peur, ce qui la mit un moment en péril. Jacques, pour qui ce mariage de Louis XIII avait été à Madrid un si désagréable échec, s’empressa d’envoyer à Paris un ambassadeur pour l’en féliciter, espérant trouver là une occasion de prendre sa revanche. Il chargea de cette mission lord Hay de Sawley, plus tard comte de Carlisle, gentilhomme écossais dont sa faveur avait fait la fortune, et l’un de ses plus brillans courtisans. La prodigalité magnifique de lord Hay était à Londres un sujet de curiosité et d’admiration populaires : on disait qu’à l’une de ses fêtes un des serviteurs du roi avait mangé à lui seul un pâté chargé de musc et d’ambre qui avait coûté dix livres sterling, et que, pour un dîner somptueux donné à l’ambassadeur de France, il avait fait venir de Russie des esturgeons si énormes qu’il avait fallu faire faire exprès à Londres des plats pour les contenir. Arrivé à Paris, lord Hay ne pouvait manquer une si belle occasion d’étaler sa magnificence ; quand le jour de son audience fut fixé, il mit en délibération la question de savoir s’il se rendrait au Louvre avec sa suite en carrosse ou à cheval. Le premier mode fut écarté, comme ne laissant pas voir la splendeur des costumes, et il fut décidé que toute l’ambassade irait à cheval, superbement vêtue et enharnachée. « Six trompettes et deux écuyers en habit de velours brodé d’or ouvraient le cortège, dit un contemporain; l’ambassadeur venait après, entouré d’un grand nombre de pages dans la même riche livrée, et toute sa maison suivait deux à deux, tous en bel ordre d’équipage. Le cheval de l’ambassadeur était ferré, dit-on, de fers en argent légèrement attachés. En arrivant à une place où de belles dames de haut rang s’étaient réunies pour le voir passer, il fit caracoler et piaffer son cheval, qui lança ses fers de côté et d’autre. La foule se précipita pour s’en saisir, et l’ambassadeur resta là à se faire admirer jusqu’à ce qu’un maréchal ferrant ou plutôt l’argentier de sa maison s’approchât en brillante livrée et tirât d’un coffre recouvert en velours d’autres fers en argent qui durèrent jusqu’à la station suivante. Avec cette pompe et à pas lents, l’ambassadeur atteignit enfin le Louvre. »

Son succès politique ne répondit pas à sa splendeur extérieure : quand il reporta à la cour de France les désirs du roi son maître pour obtenir en faveur du prince de Galles la main de la princesse Christine, parvenue alors à l’âge de dix ans, il se trouva devancé, par le duc de Savoie, Victor-Amédée Ier. Fidèle en ce point à la politique de Henri IV, qui avait toujours voulu s’assurer contre l’Autriche l’alliance piémontaise, Marie de Médicis préféra ce mariage italien et catholique aux offres anglaises, et Jacques, malgré l’éclat de son ambassadeur, ne réussit pas mieux à Paris qu’à Madrid.

Mais son échec en France ne fut pas pour lui tout à fait perdu : il obtint en Espagne le résultat qu’il s’en était promis. La cour de Madrid prit l’alarme; le duc de Lerme, fastueux et timide, ne voulait ni que l’Espagne se brouillât avec l’Angleterre, ni que la royauté française éclipsât en Europe la royauté espagnole. Il fit faire au roi Jacques de nouvelles ouvertures pour le mariage de l’infante Marie avec le prince de Galles. Il avait à Londres l’ambassadeur le plus propre à reprendre et à poursuivre cette négociation. Don Diego Sarmiento de Acuña, comte de Gondomar, vivait depuis longtemps en Angleterre et en connaissait à merveille le roi, la cour, le peuple. Par ses grandes manières, par sa tranquille finesse, par l’enjouement de son esprit et de sa conversation, par son habile complaisance à entrer dans les mœurs et les goûts qui n’étaient pas les siens, il avait acquis auprès du roi Jacques non-seulement une faveur de courtisan, mais un crédit de politique; il parlait en mauvais latin pour donner au roi le plaisir de le redresser. Quand le roi, malgré son humeur pacifique, avait quelque boutade d’orgueil anglais, Gondomar n’y prenait pas garde. « J’ai plus de gibier et de poisson dans un comté d’Angleterre qu’il n’y en a dans toute l’Espagne, lui dit un jour Jacques. — Oui, sire, répondit Gondomar, et le roi mon maître a les mines d’or et d’argent dans les deux Indes. — Sur mon âme! reprit Jacques, j’ai bien de la peine à empêcher mes gens de les lui prendre. » Et Gondomar ne répliqua rien. C’était bien assez, à son avis, que le roi Jacques s’employât à contenir l’ardeur conquérante et protestante de son peuple; on pouvait sans péril lui laisser le plaisir de le dire. Gondomar ne se préoccupait pas seulement du roi : par ses libéralités, tantôt répandues avec profusion, tantôt insinuées avec un art discret, il s’était assuré à la cour et hors de la cour, dans les rangs élevés et dans les conditions subalternes, des partisans et des agens. Quoiqu’il ne fut plus jeune, il excellait à plaire aux femmes, soit par son élégante galanterie, soit par des présens bien placés et bien offerts, et il savait, selon sa convenance, les faire parler ou les faire taire. « Quand il se rendait au palais, dit un contemporain, les dames qui demeuraient sur son passage se mettaient à leur balcon ou à leur fenêtre avec une curiosité bienveillante, et de sa chaise à porteurs ou de sa litière il y répondait par de grandes marques de respect. Comme il passait un jour devant la maison de lady Jacob dans Drury-Lane, elle se montra pour avoir de lui un salut, à quoi il ne manqua point; mais elle ne fit de son côté aucun mouvement, si ce n’est de la bouche, qu’elle ouvrit toute grande devant lui. Étonné de cette impolitesse, il la regarda d’abord comme l’effet d’un bâillement inopportun; mais, en repassant le lendemain, il n’obtint à ses démonstrations courtoises point d’autre réponse qu’une bouche ouverte. Curieux de savoir pourquoi, il trouva moyen de faire dire à lady Jacob qu’il avait remarqué le fait et qu’il n’en comprenait pas le motif. « Le comte de Gondomar, répondit-elle, a très bien su s’y prendre avec d’autres; moi aussi, j’ai une bouche qui vaut la peine qu’on la ferme. » L’incident ne se renouvela plus. En sa qualité d’étranger, d’Espagnol et de catholique, et précisément à cause de sa faveur à la cour et des procédés trop connus par lesquels il l’obtenait, Gondomar était suspect et odieux au peuple de Londres, qui le lui témoigna plus d’une fois par de bruyantes manifestations autour de sa maison ou contre ses gens. En pareil cas, Gondomar réclamait fièrement une réparation, l’obtenait sans peine du roi Jacques, et n’insistait pas pour qu’elle fût très sévère. Il se remit volontiers à l’œuvre pour le mariage du prince de Galles avec l’infante Marie, prêt à servir en tous sens la politique de sa cour, mais fort aise qu’elle s’accordât dans cette occasion avec les intérêts de son importance diplomatique et de son amour-propre.

A cet habile Espagnol et pour la même affaire, le roi Jacques associa, comme son ambassadeur à Madrid, sir John Digby, qu’il fit plus tard comte de Bristol, moins actif, moins habile en intrigue, moins magnifique que Gondomar, mais judicieux, prévoyant, discret, bon Anglais, quoique sans préjugés et sans passions anti-catholiques, se plaisant en Espagne, où il fut bientôt très estimé, et travaillant sérieusement à faire réussir la mission spéciale dont il était chargé, sans compromettre la politique générale et sans blesser le sentiment public de son pays.

Un événement grave vint compliquer la négociation ainsi rengagée. En 1618, peu après la mort de l’empereur d’Allemagne et roi de Bohême, Matthias, les protestans de Bohême, inquiets pour leurs privilèges et leur liberté religieuse, se soulevèrent contre son successeur, Ferdinand II, prévalurent dans les états réunis à Prague et élurent pour leur roi l’électeur palatin Frédéric V, gendre du roi d’Angleterre, dont ils se promettaient l’appui. Jacques déconseilla vivement, mais en vain, à son gendre l’acceptation de cette douteuse couronne. L’électeur et sa femme, la princesse Elisabeth, étaient l’un et l’autre protestans zélés, ambitieux et imprévoyans. Devenu roi de Bohême, Frédéric eut à soutenir contre l’empereur Ferdinand II et la plupart des princes allemands catholiques une lutte inégale; après de courtes vicissitudes de guerre, ce roi de neige, comme on l’appela, succomba définitivement, le 8 novembre 1620, dans la bataille de Prague, erra quelque temps en Allemagne, puis se retira en Hollande avec sa famille, fut en 1621 mis au ban de l’empire, et se vit enfin dépouillé, au profit de Maximilien, duc de Bavière, de ses états héréditaires, aussi bien que de la couronne de Bohême, dont l’empereur Ferdinand reprit possession.

Sauf dans sa propre personne, Jacques ne pouvait guère être frappé d’un coup plus rude : il était atteint comme père, comme protestant, comme roi puissant en Europe. Il n’avait ni le cœur bien tendre pour ses enfans, ni une foi religieuse bien vive, ni une fierté royale bien susceptible; mais il était vain et faible, aisément entraîné par sa vanité au-delà de son opinion ou de son courage, incapable de résister aux instances passionnées de sa famille et de ses favoris. La ruine de l’électeur palatin et l’échec du protestantisme en Allemagne suscitèrent en Angleterre un grand mouvement national ; le parlement accorda, bien qu’avec parcimonie, des subsides pour venir à leur aide. Jacques envoya sur le Rhin quatre mille hommes, non pour rétablir son gendre et sa fille dans le royaume de Bohême, mais pour les maintenir dans leurs états héréditaires. Il faisait profession de détester les insurrections populaires, les élections de rois, et ne voulait qu’assurer à tous les princes la perpétuité de leurs possessions et de leurs droits. Pendant trois ans, en même temps que ses troupes gardaient à grand’peine les principales places du Palatinat, ses ambassadeurs parcoururent l’Allemagne, tentant à Bruxelles, à Vienne, à Prague, à Ratisbonne, divers moyens de pacification. Après quelques apparences favorables, ils échouaient toujours; l’empereur Ferdinand était intraitable. De l’influence de la seule cour de Madrid, le roi Jacques pouvait attendre, pour l’électeur palatin, un bon résultat; mais comment se flatter que la branche espagnole de la maison d’Autriche entrerait en lutte avec la branche allemande? Comment obtenir à la fois du roi Philippe III la main de l’infante sa fille pour le prince de Galles et le concours de sa diplomatie ou même de ses troupes contre l’empereur Ferdinand II? Ce fut là pourtant, après les désastres de son gendre, la double tentative et l’espérance du roi Jacques; il ne voulait ni renoncer au mariage espagnol, ni déserter complètement en Allemagne la cause protestante, et ses divers ambassadeurs en Espagne à cette époque, sir Walter Aston et lord Digby, eurent pour constante instruction de poursuivre à la fois ce double but, toujours sous la condition de ne brouiller le roi leur maître avec personne et de ne pas compromettre la paix européenne.

Autant les intentions du roi Jacques étaient compliquées et difficiles à accomplir, autant les dispositions de la cour de Madrid étaient obscures et incertaines. Quand le comte Gondomar annonça à son roi que lord Digby allait se rendre en Espagne pour voir ce qu’il y avait réellement à espérer quant au mariage projeté, l’anxiété de Philippe III fut grande ; les réunions et les délibérations de ses conseillers, laïques et ecclésiastiques, recommencèrent, et presque tous, sous des formes plus ou moins embarrassées, furent d’avis qu’il fallait traîner et en référer toujours au pape, dont la résistance très probable ou les exigences dans l’intérêt des catholiques d’Angleterre épargneraient au roi d’Espagne la responsabilité d’un refus. On pouvait en effet compter sur l’esprit absolu de Paul V et sur son antipathie pour toute concession. J’extrais des documens inédits, puisés dans les archives de Simancas, quelques-uns des nombreux passages qui prouvent que tel était en effet le dessein du gouvernement espagnol. Le 17 juillet 1617, dans l’assemblée des théologiens convoqués pour prendre connaissance des dépêches de Gondomar, « le cardinal archevêque de Tolède dit qu’il a toujours été d’avis que tous les maux que nous souffrons et tous ceux qui menacent cette monarchie proviennent de ce qu’au lieu de persister dans une guerre défensive, on a cherché à faire la paix ou des trêves avec les hérétiques. Il lui paraît donc que sa majesté doit faire traîner cette affaire en longueur, autant que cela se pourra, et du moins jusqu’à ce qu’on puisse faire avec sécurité ce que demande le roi de la Grande-Bretagne, sécurité que ledit archevêque tient pour impossible quand on traite avec un prince qui ne se soucie ni de Dieu, ni de la religion, ni de ses saints. » Quelques jours après, le 3 août 1617, le conseil d’état, réuni pour examiner la délibération de l’assemblée des théologiens, « est d’avis que, dans l’état actuel des choses, il convient de faire traîner les négociations en longueur, et même de chercher quelque manière de les abandonner, à cause des inconvéniens qui s’ensuivraient pour la religion, et qui doivent être pris en grande considération... Quant à ce que disent les théologiens qu’il faudrait demander au roi d’Angleterre de plus grands avantages qu’on n’a encore fait, on pourrait dire à l’ambassadeur de ce monarque qu’on agit ainsi parce que d’aucune autre façon sa sainteté ne donnera son consentement; en tout cas, puisque cet ambassadeur est près d’arriver, il faut déterminer ce qu’il y aura à lui répondre, afin que l’obstacle vienne de sa sainteté. »

Lord Digby arriva. Le bruit courut à Madrid qu’il apportait de Londres l’opinion que deux prêtres espagnols, le père Federico et le père Francisco, étaient bien disposés en faveur du mariage anglais, mais que le père confesseur du roi s’y opposait fortement. Le conseil d’état engagea le roi à interdire aux deux premiers toute conversation avec Digby, et le 14 septembre 1617 Philippe III mit en marge de cet avis : « Qu’il soit fait comme il paraît bon au conseil; je charge mon confesseur de conférer seul avec l’ambassadeur au sujet de cette affaire. » Dans le cours de sa négociation, lord Digby demanda qu’on déterminât les conditions du mariage en matière de religion, et que, lorsque son roi aurait accepté celles qui seraient raisonnables, sa majesté espagnole s’expliquât sur la dot qu’on évaluait en Angleterre à deux millions d’écus; Philippe III répondit le 13 janvier 1618 : « Le service à rendre à Dieu notre Seigneur, en arrangeant bien les affaires de la religion en Angleterre, est de si grande importance que, si la satisfaction convenable et la sécurité nécessaire sont données à cet égard, cela facilitera beaucoup la question d’intérêt. Le duc de Lerme et le père confesseur peuvent dire à l’ambassadeur que, les affaires de la religion une fois réglées, la négociation ne rencontrera nulle difficulté quant à la dot. »

Le roi Jacques s’efforçait en vain de surmonter les obstacles qu’opposaient à son désir tantôt les exigences et les lenteurs espagnoles, tantôt les méfiances et les colères anglaises, qui éclataient dès qu’on le voyait sur le point d’accorder aux catholiques d’Angleterre la liberté et la sécurité que leur refusaient les lois et les passions du pays, car la tyrannie religieuse, la plus impie de toutes, était alors générale et obstinée, chez les protestans comme chez les catholiques, et au sein des institutions libres comme sous le régime du pouvoir absolu. A chaque entrave nouvelle que rencontrait leur négociation matrimoniale, Gondomar et Digby, sous des prétextes de santé ou d’affaires personnelles, allaient et venaient de Londres à Madrid et de Madrid à Londres pour reprendre les instructions de leurs maîtres, mais sans se trouver, après leurs voyages, plus avancés dans leur dessein. Le roi Jacques commit, pour complaire à l’Espagne, une lâcheté sanglante : un homme dont le hardi génie, l’indomptable courage, le vaste savoir et les brillantes aventures comptent parmi les gloires de l’Angleterre, sir Walter Raleigh, était depuis seize ans sous le poids d’un arrêt de mort qu’on n’avait pas osé exécuter ; il avait passé treize ans enfermé à la Tour, ignorant chaque jour si on le laisserait vivre le lendemain, et employant ses incertains loisirs à écrire de savans livres ou à rêver de nouveaux exploits au-delà des mers. Mis en liberté en 1616 par l’intervention chèrement achetée de Buckingham, mais sans que grâce lui fût faite et en restant toujours sous le coup de la condamnation capitale, il avait repris avec plus de hardiesse que de bonheur ses expéditions en Amérique contre les possessions espagnoles, et de retour en Angleterre il avait été arrêté et remis à la Tour, où il était encore pour l’Espagne un objet de haine et d’alarme. Le roi d’Angleterre sacrifia à la vengeance espagnole ce glorieux serviteur du pays, et le 29 octobre 1618 Raleigh fut légalement, mais odieusement décapité. Le comte de Gondomar se trouvait alors en Espagne, chargé, de concert avec le confesseur de Philippe III, de suivre la négociation du mariage. Une lettre du roi Jacques arriva à Madrid. « Il paraît convenable, dirent à Philippe, dans une note dont j’ai le texte sous les yeux, les deux négociateurs, d’informer sans retard votre majesté du contenu des dépêches reçues d’Angleterre. Elles annoncent qu’on a coupé la tête à Walter Raleigh. Il est résulté des informations prises par ordre du roi d’Angleterre que son expédition aux Indes a été suscitée et encouragée par l’agent français dans ce royaume, lequel lui avait promis assistance de la part de son maître, s’il s’emparait de quelque place importante. C’est le même agent qui, depuis que Raleigh avait été arrêté, s’est efforcé de le faire évader et passer en France, et un secrétaire-interprète de l’ambassade de France à Londres a été accusé d’avoir pris part à ce dessein. Ledit agent a reçu du roi d’Angleterre l’ordre de ne plus se mêler dans ce royaume des affaires de son maître ; le roi a écrit au roi de France pour demander son rappel, et il a de plus rappelé lui-même son agent à Paris. À raison de cet incident, et aussi parce que le roi de France a renvoyé de son royaume, où il était allé pour quelques affaires, le docteur Mayernrath, médecin de la chambre du roi d’Angleterre, ces deux rois sont maintenant brouillés. Celui d’Angleterre est aussi fort mécontent des Hollandais. Le comte de Gondomar, pendant son séjour en Angleterre, comprenant qu’il convient beaucoup au service de votre majesté que le roi de ce pays soit mal avec la France et la Hollande, a excité et encouragé leurs dissensions dans cette circonstance comme dans beaucoup d’autres, et ledit comte tient pour certain que, si le roi d’Angleterre avait une suffisante certitude de l’amitié de l’Espagne, il romprait facilement avec les Français et les Hollandais, car c’est là son suprême désir. À cause donc de ce qui peut arriver en France et en Hollande, et pour les tenir du moins en bride, il convient fort de maintenir le roi d’Angleterre brouillé avec ces pays-là et content de celui-ci, ce qui se peut faire en restant avec ledit roi en bonne harmonie. C’est pourquoi il est désirable que votre majesté ordonne qu’il soit répondu amicalement à la lettre de ce roi que vient d’apporter don Francisco Cottington, et qu’on lui dise, sans entrer dans plus de détails, que la principale affaire qu’il a à cœur sera traitée ici avec le désir d’arranger les choses pour la bonne fin qu’on a en vue. Il importe aussi d’agréer ce qu’il vient de faire quant à Walter Raleigh, de lui dire qu’on n’attendait pas moins de son amitié, et qu’il trouvera dans votre majesté la même bonne volonté et intelligence en tout ce qui pourra l’intéresser. »

Pendant quelque temps en effet, les intentions de la cour de Madrid parurent plus décidées et plus efficaces. Gondomar retourna à Londres, et affirma au roi Jacques « qu’on ne lui demanderait, en faveur des catholiques anglais, rien qui ne convînt à sa conscience et à son honneur, ni qui pût porter atteinte à l’amour de son peuple. » Avant de se rendre à Londres, il avait ordre de passer et il passa en effet par l’Allemagne; mais on lui prescrivit de s’entendre, à cet égard, avec l’ambassadeur d’Angleterre à Madrid, de ne pas prolonger son séjour à Vienne, et il fut autorisé à déclarer au roi Jacques que ce voyage n’avait d’autre objet que de faire à l’empereur Ferdinand II une visite de condoléance, et de lui donner, quant à la guerre engagée alors avec l’électeur palatin, des conseils de conciliation. Le frère Diego de la Fuente fut en même temps envoyé à Rome, chargé de prendre part aux démarches entamées auprès du pape pour obtenir la dispense nécessaire au mariage de l’infante, et pour déterminer les concessions et les garanties qu’à cette occasion on devait demander au roi d’Angleterre en faveur des catholiques anglais. « Ce moine connaissait très bien, disait-on, l’état de la négociation, et ce qu’on pouvait espérer de l’Angleterre pour le bien de la foi catholique ; » mais, pour éviter toute apparence de menées doubles et secrètes, il avait ordre « de se régler toujours selon l’avis de l’ambassadeur d’Espagne à Rome, le duc d’Albuquerque, et de ne s’entretenir de l’affaire qu’avec les personnes que l’ambassadeur lui désignerait. » Arrivé à Londres en juillet 1619, Gondomar informa sur-le-champ sa cour que Digby allait repartir pour Madrid. « Il est très bien disposé en faveur de l’Espagne, écrivait le comte, et il mettra tout en œuvre pour conclure le mariage, attendu que son avancement dépend de la réussite de cette négociation; mais avant tout il est un serviteur zélé de son roi, et s’il s’aperçoit qu’il y a de la tiédeur ou qu’on élève des difficultés, il ne manquera pas de lui en rendre compte immédiatement. Il convient donc de traiter John Digby avec toute sorte de politesse et de lui faire entendre des paroles de bon vouloir; mais il faut avoir grand soin de ne pas entrer dans des détails, car si en Angleterre on venait à perdre tout espoir de réussir, on ne manquerait pas de prêter l’oreille aux propositions que fait la France, avec qui, d’après ce qu’on m’a assuré, le contrat serait conclu en huit jours, vu que, dans ce pays, on n’épargne rien pour arriver au but : on va jusqu’à offrir de décider l’affaire sans qu’il soit question de dispense, et avec des conditions très limitées en fait de religion. » La cour de Madrid ne négligeait rien pour persuader au gouvernement anglais qu’elle voulait réellement le mariage, et qu’à Rome et à Vienne, comme à Madrid et à Londres, elle faisait tous ses efforts pour lever les obstacles qui en retardaient la conclusion.

Deux événemens survinrent qui semblaient devoir donner à l’affaire une impulsion nouvelle et favorable : le pape Paul V et le roi Philippe III moururent, l’un le 28 janvier, l’autre le 31 mars 1621. Paul V avait hautement manifesté son antipathie pour le mariage anglais et ses exigences indéfinies pour la dispense qu’on lui demandait. Philippe III s’était montré de plus en plus incertain, excepté dans sa résolution de ne rien faire sans le consentement du pape. On se promettait de leurs successeurs, Grégoire XV et Philippe IV, des dispositions à Rome moins obstinées, à Madrid plus actives. Au premier moment, les faits parurent confirmer les conjectures : Philippe IV fit annoncer à Londres son intention de presser l’envoi de la dispense ; le frère Diego de la Fuente écrivit de Rome que « le nouveau saint-père avait nommé le cardinal Ludovisi, son neveu, pour traiter du mariage avec les quatre autres prélats désignés à cet effet, et qu’au sujet de la dispense l’opinion contraire du feu pape n’était pas considérée comme un grand empêchement à ce que maintenant on l’accordât. »

À ces nouvelles, le roi Jacques redoubla de confiance et d’ardeur. Lord Digby, renvoyé sur-le-champ à Madrid pour complimenter le nouveau roi sur son avènement, lui porta, de la part du roi d’Angleterre et du prince de Galles, des lettres non-seulement de félicitation, mais de vive sollicitation pour qu’il accomplît enfin entre les deux couronnes l’œuvre d’alliance que le roi son père avait commencée. Jacques écrivit en même temps à don Balthazar de Zuniga, précepteur du jeune roi et oncle du comte d’Olivarez, premier ministre en perspective, pour le presser d’employer son influence en faveur du mariage. Il ne borna pas à Madrid ses efforts; quoiqu’il eût toujours dit qu’il n’avait point à traiter lui-même avec la cour de Rome, et que c’était au roi d’Espagne à lever de ce côté les obstacles, il envoya au pape un négociateur secret, George Gage, chargé de lui donner les plus fortes assurances du bon vouloir royal, et de presser la dispense matrimoniale en en débattant les conditions. Des mesures favorables aux catholiques furent prises immédiatement, en Angleterre même, comme preuve de la sincérité du roi et gage de ce qu’il ferait à l’avenir : la plupart de ceux qui étaient en prison furent mis en liberté, les ecclésiastiques anglicans eurent ordre, non-seulement de s’abstenir, dans leur prédication, de toute parole violente contre les papistes et les puritains, mais aussi de ne point traiter les questions dogmatiques qui étaient entre les diverses communions chrétiennes un sujet d’ardente controverse. L’archevêque de Cantorbéry reçut l’instruction de veiller à l’observation de ces défenses, et comme elles rencontraient, dans le clergé et le peuple, une forte opposition, le garde des sceaux, John Williams, évêque de Lincoln, se chargea de les expliquer. « Au moment, dit-il, où le roi intervenait avec instance, auprès des souverains du continent, pour faire obtenir aux protestans de leurs états un peu d’adoucissement et de liberté, il ne pouvait décemment faire exécuter lui-même, dans toute leur rigueur, les lois contre les catholiques. D’ailleurs ceux-là mêmes des papistes à qui il accordait leur mise en liberté ne sortaient de prison que sous de bonnes cautions et les fers encore aux pieds, car ils ne continueraient à jouir de cette grâce qu’autant que leur propre conduite et le succès des négociations du roi en faveur des protestans du continent en justifieraient la concession. »

La cour de Madrid accueillait bien ces mesures, et semblait faire, de son côté, des démarches pour les payer de retour. Le roi Philippe IV écrivait au pape Grégoire XV pour le presser d’accorder la dispense nécessaire au mariage[15], et à l’empereur Ferdinand II pour qu’il se prêtât aux négociations suivies à Bruxelles en faveur de l’électeur palatin. Il promettait même au roi Jacques de s’unir à lui pour faire recouvrer à son gendre ses états héréditaires, si l’empereur se refusait à un accommodement raisonnable. On disait chaque jour à Madrid que la dispense papale allait arriver. On parlait même de fixer, à quarante jours après qu’elle serait arrivée, la cérémonie des fiançailles, et à vingt jours après cette cérémonie le départ de l’infante pour l’Angleterre. On allait enfin jusqu’à faire indiquer à Philippe IV, par son conseil, les trois personnages qui convenaient le mieux pour accompagner sa sœur dans ce voyage, et Philippe désignait spécialement don Duarte de Portugal comme celui auquel il conférerait cet honneur[16]. Lord Digby, qu’en récompense de ses services le roi Jacques venait de faire comte de Bristol, lui mandait : « Je ne voudrais pas inspirer, sur des raisons incertaines, un vain espoir à votre majesté; mais je dois lui dire que la cour d’Espagne proclame hautement son intention de lui donner réelle et prompte satisfaction. Si ce n’est pas vraiment leur dessein, ils sont plus faux que tous les diables d’enfer, car ils ne sauraient faire plus de protestations de sincérité, ni de plus ardens sermens. » Cependant ni l’une ni l’autre des deux affaires engagées à Madrid n’avançait réellement. L’électeur palatin voyait les places qui lui restaient encore, Heidelberg, Manheim, tomber successivement entre les mains de l’empereur. Le pape ajoutait chaque jour aux concessions demandées en faveur des catholiques anglais des exigences nouvelles et de plus en plus inconciliables avec les lois du pays et les sentimens du parlement et de la nation. Jacques s’impatientait, ordonnait à lord Bristol de poser à la cour de Madrid des questions précises, des ultimatums péremptoires, fixait un délai d’abord de deux mois[17], puis de dix jours[18], pour attendre une réponse satisfaisante, à défaut de quoi l’ambassadeur devait prendre congé du roi d’Espagne et revenir à Londres; mais le lendemain même du jour où il adressait à lord Bristol cet ordre, Jacques lui disait dans une lettre particulière[19] : « Nous vous avons donné certaines instructions signées de notre main, vous prescrivant de témoigner au roi d’Espagne le sentiment que nous avons de l’outrage que nous fait l’empereur d’Allemagne à raison de notre confiance dans les promesses de ce roi, et vous avez ordre de revenir sans aucun délai, si vous ne recevez pas satisfaction à nos demandes, telles que nous vous avons chargé de les exposer. Cependant nous vous rappelons ce que nous vous avons déjà dit : en cas d’une rupture entre le roi d’Espagne et nous, nous désirons l’expliquer et l’exploiter à notre avantage. Quand même donc vous ne recevriez pas la satisfaction que nous vous enjoignons de demander au roi d’Espagne, et que nous avons droit d’attendre, nous voulons que vous ne reveniez pas immédiatement vers nous, mais que vous nous avertissiez d’abord du fait en nous déclarant par lettre particulière, et si telle est votre opinion, qu’il n’y a rien de bon à faire et qu’on a dessein de ne nous donner aucune satisfaction, mais en nous disant publiquement et officiellement le contraire, afin que nous puissions faire usage de vos dépêches auprès de notre peuple réuni en parlement, selon ce qui conviendra le mieux à notre service. »

Ces hésitations, ces menaces et ces faiblesses alternatives produisaient leur conséquence naturelle. La cour de Madrid, tout en prodiguant toujours ses bonnes paroles, persistait dans ses obscurités et ses lenteurs.

Elle était au fond et depuis longtemps décidée, bien plus décidée que ne le savaient ou ne voulaient le savoir le roi Jacques et ses agens, et que ne l’ont dit les historiens. Le 30 mars 1621, veille de sa mort, le roi Philippe III avait fait appeler ses enfans pour leur dire adieu. En voyant entrer sa fille, l’infante Marie, il s’attendrit et lui dit : « Marie, je suis désolé de mourir avant de t’avoir mariée; mais ton frère en prendra soin. » Et, se tournant vers l’infant Philippe : « Prince, lui dit-il, ne l’abandonnez pas jusqu’à ce que vous ayez fait d’elle une impératrice. » C’était à l’empereur Ferdinand II qu’il voulait la marier, mariage qui s’accomplit en effet dix ans plus tard, quand les divers projets que je rappelle en ce moment eurent, les uns réussi, les autres échoué. Les successeurs de Charles-Quint et de Philippe II en Espagne désiraient à la fois rentrer en paix avec la France et maintenir avec l’Allemagne catholique l’intimité qui avait fait l’éclat et qui faisait encore la force de leur maison. En donnant sa seconde fille à l’empereur Ferdinand II, après avoir donné l’aînée à Louis XIII, le roi Philippe III atteignait ce double but, et auprès de cette double union le mariage anglais n’avait à ses yeux qu’une importance secondaire. Tout en continuant la négociation entamée avec Jacques Ier, Philippe IV persista dans les vues de son père, et le 5 novembre 1622, quand les négociateurs anglais devinrent pressans, il écrivit au comte Olivarez, son confident intime, quoiqu’il ne fût pas encore son premier ministre : « Le roi mon père a déclaré, au moment de sa mort, qu’il n’avait jamais eu l’intention de marier ma sœur, l’infante doña Maria, avec le prince de Galles. Votre oncle don Balthazar en a été instruit, et ainsi on n’a jamais traité de ce mariage qu’en travaillant à l’ajourner. Cependant l’affaire est maintenant si avancée, et l’infante témoigne à ce sujet tant d’éloignement, qu’il est temps de chercher quelque moyen d’écarter ce traité. Je désire que vous trouviez ce moyen, et je l’adopterai, quel qu’il soit. Ayez soin de donner en toute autre chose satisfaction au roi de la Grande-Bretagne, qui a bien mérité de nous, et je serai content, pourvu que ce ne soit pas par le mariage que nous ayons à le satisfaire. »

Olivarez ne trouva d’autre moyen de dégager son roi du mariage anglo-espagnol qu’en proposant à la place deux mariages allemands-anglais, celui de la princesse Marie-Anne, fille aînée de l’empereur Ferdinand II, avec le prince de Galles, et celui de la princesse Cécile-Renée, seconde fille du même empereur, avec le fils de l’électeur palatin. Cet expédient mettait fin, selon lui, aux embarras de l’Allemagne comme de l’Espagne dans leurs relations avec l’Angleterre, et il le proposa au roi son maître, en disant : « L’affaire est grande, et les difficultés plus grandes peut-être que dans aucun autre cas; mais je me sens obligé de proposer ce plan à votre majesté, et si elle me l’ordonne, je dirai ce qui me paraît propre à en préparer le succès. »

J’incline à croire que, par cette proposition, Olivarez cherchait à se faire valoir lui-même auprès de son maître en lui fournissant un prétexte spécieux pour échapper à l’embarras de ses promesses, plus qu’il ne s’inquiétait de mettre en avant une idée vraiment praticable. Rien n’indique que Jacques Ier ait alors été appelé à discuter ce plan, ni qu’il ait eu connaissance d’aucune résolution secrètement prise par Philippe III et Philippe IV de ne pas conclure, en dernière analyse, le mariage de l’infante Marie avec le prince de Galles ; mais il ne pouvait méconnaître les froideurs cachées et les lenteurs calculées de la cour de Madrid. Sa perplexité était grande : fallait-il renoncer à son projet favori ? Y avait-il, après une si longue et vaine attente, quelque moyen de précipiter la conclusion qu’il désirait, et de prendre la main de cette princesse qu’on marquait si peu d’empressement à lui donner ?


IV.

Pourquoi le prince Charles n’irait-il pas, soudainement et sans bruit, presser lui-même à Madrid son mariage et mettre, en gagnant le cœur de l’infante, le roi d’Espagne et ses conseillers dans l’impossibilité d’en ajourner sans cesse la conclusion ? Cette idée n’avait alors, surtout pour un prince anglais, rien de nouveau ni d’étrange. En 1536, le roi d’Écosse Jacques V, parti d’abord en secret, puis solennellement et avec une escadre, était allé en France voir si sa fiancée, Marie de Bourbon, lui convenait à lui-même comme à ses ambassadeurs ; débarqué à Dieppe et invité aussitôt à Paris par François Ier, il s’introduisit déguisé chez son beau-père futur, le duc de Vendôme, et là, malgré son déguisement, bientôt reconnu d’après un portrait qu’il avait envoyé naguère à sa fiancée, il lui inspira, dit-on, un goût très vif ; mais il ne partagea point ce sentiment, et au lieu de Marie de Bourbon ce fut Madeleine de France, seule fille de François Ier, jeune princesse de seize ans, élégante, délicate et déjà malade de la poitrine, qui attira les regards et le cœur du roi d’Écosse. Il l’épousa en grande pompe à Notre-Dame de Paris, et après avoir passé neuf mois en France, il la ramena en Écosse si éprise de lui qu’en descendant du vaisseau elle se mit à genoux sur la rive, prit une poignée de sable et la baisa avec transport, en invoquant sur sa nouvelle patrie et son bien-aimé mari les bénédictions du ciel. Deux ans après, le 7 juillet 1538, elle mourut du mal qui la consumait depuis son départ, et un an ne s’était pas encore écoulé que le roi Jacques V épousait, dans la cathédrale de Saint-Andrews, Marie de Guise, veuve du duc de Longueville, venue de France sans qu’il allât lui-même l’y chercher. En 1581, le duc d’Anjou, depuis Henri III, alla en Angleterre et tenta en personne, mais sans succès, la conquête du cœur et de la main d’Élisabeth. Tout récemment, en 1620, le jeune roi qui devait être dans ce siècle le héros de la Suède, je pourrais dire de l’Europe, Gustave-Adolphe, avait traversé incognito l’Allemagne pour aller voir et vraiment connaître, à Berlin, la princesse Eléonore de Brandebourg, qu’on lui proposait d’épouser. Enfin en 1589 Jacques Ier lui-même, alors roi d’Ecosse seulement sous le titre de Jacques VI, impatienté de ne pas voir arriver sa fiancée, la princesse Anne de Danemark, était allé l’épouser à Upsal, laissant à son départ cette lettre adressée au conseil privé d’Ecosse : « Comme je crois qu’on parlera très diversement de mon voyage et qu’on l’interprétera à tort et à travers, tantôt à ma honte, tantôt pour blâmer injustement des innocens, je me suis décidé à écrire de ma main la présente déclaration... Il est connu de tout le monde que tout le monde m’a reproché de différer si longtemps mon mariage; j’étais seul, disait-on, sans père ni mère, frère ni sœur, roi de ce royaume et héritier présomptif d’Angleterre. Mon isolement me rendait faible et mes ennemis forts, j’étais un homme qui ne semblait pas un homme, et le défaut de successeurs engendre le mépris. Ces raisons et bien d’autres m’ont déterminé à presser mon mariage, car Dieu m’est témoin que, par ma nature, j’aurais pu m’en abstenir plus longtemps, si le bien de ma patrie l’eût permis... J’ai donc résolu de mettre à la voile pour aller chercher ma fiancée, retenue en Norvège par les tempêtes. J’ai tenu ma résolution secrète et ignorée de tous, même du chancelier, à qui j’ai coutume de parler de mes plus grandes affaires. J’ai agi ainsi par deux raisons : d’abord parce que si j’avais pris à ce sujet son conseil, on l’eût blâmé de m’avoir mis cette idée en tête, ce qui eût été contre son devoir, ensuite parce que je sais qu’il est injustement et haineusement accusé de me mener par. le nez et selon toutes ses fantaisies, comme si j’étais une créature sans raison ou un bambin incapable de rien faire par lui-même. Pour mon propre honneur, je ne veux pas être considéré comme un âne irrésolu, pas plus que je ne veux qu’on calomnie l’honnêteté de cet homme. D’ailleurs le passage est court, exempt d’écueils et de bancs de sable; les ports de cette contrée sont sûrs, et il n’y a sur ces mers point de flotte étrangère. » La résolution du roi Jacques était plus chevaleresque que ses motifs; mais en tout cas son fils, le prince Charles, avait là assez et d’assez grands exemples pour courir à son tour une semblable aventure.

Qui fut le premier à concevoir et à conseiller ce dessein? Les assertions des contemporains à ce sujet sont diverses. Quelques-uns affirment que ce fut le comte de Gondomar qui dit un jour à Madrid, où il était alors en congé : « Si jamais ce mariage se fait, ce sera quand le prince de Galles viendra lui-même le conclure, » et ce propos, rapporté à Londres, y fut considéré comme une insinuation décisive. D’autres l’attribuent au comte d’Olivarez, qui aurait dit que si le prince doutait de la sincérité du roi son maître, il n’aurait qu’à venir y regarder pour en être assuré. Selon d’autres, et d’après quelques paroles de Charles lui-même devant le parlement, « l’héroïque pensée de sa visite à la cour de Madrid naquit dans son propre cerveau. » La plupart, avec raison, je crois, attribuent à Buckingham la première idée de l’entreprise et le travail préliminaire pour la faire adopter. « Il était jaloux, dit Clarendon, que le comte de Bristol eût seul la conduite de cette grande affaire; il déplora un jour, en s’entretenant avec Charles, le malheur commun des princes, qui n’avaient eux-mêmes aucune part dans leur mariage, d’où dépendait si essentiellement leur bonheur en ce monde, et qui ne connaissaient que par les rapports d’autrui, et de gens rarement désintéressés, le caractère, l’humeur, la figure de la dame qu’ils devaient épouser. Quelle brave et galante résolution ce serait, de la part de son altesse, de faire un voyage en Espagne et d’aller chercher chez elle sa maîtresse ! Cela mettrait fin à toutes ces formalités qui, d’après les lentes habitudes de cette cour, et quoique toutes les conditions essentielles fussent déjà réglées, pouvaient retarder pendant bien des mois l’arrivée de l’infante en Angleterre. La présence du prince couperait court en un moment à tout cela, et l’infante elle-même lui en aurait une obligation dont elle ne croirait jamais pouvoir s’acquitter, car jamais tant de respect n’aurait été, en pareil cas, témoigné par un prince, et l’infante ne pouvait manquer d’y voir une haute estime pour sa personne. De plus la grande affaire qui restait encore un peu en suspens, quoique en bon train de délibération, la restitution du Palatinat au prince son beau-frère, en recevrait une impulsion favorable ; le roi d’Espagne saisirait probablement cette occasion de trancher lui-même une question qui, entre les mains d’un ambassadeur, pouvait traîner encore bien longtemps; l’infante mettrait certainement son ambition à payer, par sa médiation dans cette affaire, une part de sa dette envers le prince, et de concert avec elle et par son influence il pourrait ainsi présenter au roi son père la prospérité et la paix rétablies dans sa famille, ce qu’aucun autre moyen humain ne pourrait accomplir. »

La conversation et le raisonnement sont puissans quand ils s’accordent avec le caractère et les penchans de celui qu’il s’agit de persuader. Malgré sa dignité un peu froide et hautaine, Charles était naturellement chevaleresque et romanesque, enclin aux résolutions brillantes et aux sentimens tendres, confiant en lui-même et peu habile à considérer et à débattre les diverses faces d’une question et d’une conduite. Quelque nombreuses qu’y fuissent les mascarades et les fêtes, la cour de Jacques Ier était peu variée et peu attrayante pour un jeune prince de goûts nobles et fiers. Dans le voyage dont on lui offrait la perspective, il devait voir, l’une en passant et sans s’y faire connaître, l’autre pleinement et à son aise, les cours de France et d’Espagne, les deux plus grandes, et l’une la plus élégante, l’autre la plus pompeuse des cours européennes. Il adopta avec une fierté satisfaite la proposition de Buckingham, et ils concertèrent ensemble comment ils s’y prendraient pour obtenir le consentement du roi Jacques, « qui excellait, dit Clarendon, à prévoir les difficultés et à élever les objections, mais qui était très lent à les résoudre, et ne savait guère dénouer les nœuds qu’il avait faits. »

Charles et Buckingham l’abordèrent ensemble dans un moment qu’ils jugèrent favorable, et le prince lui demanda d’abord sa parole de ne communiquer à qui que ce fût, avant d’avoir pris lui-même sa résolution, le désir qu’il avait à cœur de lui exprimer, et dont la satisfaction dépendait de sa seule volonté. Le roi, toujours charmé de décider seul et de l’hommage rendu à son pouvoir, promit sans peine le silence qu’on lui demandait. Le prince alors tomba à genoux devant son père et lui exposa avec chaleur le projet pour lequel il sollicitait son approbation. Buckingham restait immobile et silencieux. Jacques, après quelques paroles à son fils, moins vives et moins troublées qu’ils ne s’y attendaient, tourna les yeux vers son favori, comme pressé d’entendre ce qu’il avait à dire. Buckingham se borna à faire valoir l’infinie reconnaissance qu’aurait le prince pour le roi son père, s’il obtenait son consentement, et la profonde affliction que lui causerait un refus. La conversation continua. Charles et Buckingham développèrent toutes les raisons, toutes les bonnes chances de leur dessein. Jacques, sans se faire trop presser, donna son assentiment. Poussant alors vivement leur avantage, le prince et le favori lui représentèrent que la sécurité de l’entreprise dépendait d’une prompte exécution, que toute flotte équipée pour transporter en Espagne le prince de Galles, tout grand cortège pour l’accompagner, toute demande officielle d’une autorisation pour tra- verser publiquement la France, entraîneraient des délais sans fin et détruiraient l’effet de surprise et de reconnaissance qu’il fallait produire; un profond secret, un incognito absolu, deux serviteurs pour toute suite, et un départ si prompt qu’ils eussent traversé la France avant qu’on s’aperçût qu’ils n’étaient pas à Whitehall, c’étaient là, dirent-ils, les conditions et les moyens de succès. Jacques, ainsi pressé, consentit à tout, remettant seulement au lendemain la fixation du moment précis de leur départ et le choix des deux personnes qui devraient les accompagner.

Mais pendant cet intervalle et dans sa solitude tous les inconvéniens, tous les périls de ce voyage se présentèrent à l’esprit du roi et le rejetèrent dans ses incertitudes accoutumées. Quand le prince et Buckingham vinrent le lendemain lui demander la dépêche qu’il devait leur remettre, ils le trouvèrent perplexe, désolé, et à peine avait-il commencé à leur parler, qu’il fondit en larmes et se répandit en objections et en lamentations sur leur dessein : les difficultés de l’incognito en traversant la France, les nouvelles exigences que produirait infailliblement la cour de Madrid quand elle aurait le prince de Galles entre ses mains, les exigences bien plus grandes encore qu’élèverait le pape, et dont la cour de Madrid serait ou complice ou esclave, l’irritation publique qui éclaterait en Angleterre, toutes ces alarmes, toutes ces prédictions sinistres se pressaient sur ses lèvres en paroles précipitées et confuses. Le prince et le favori ne tentèrent point de répondre aux objections et aux inquiétudes du roi; Charles se borna à lui rappeler sa promesse de la veille, déclarant que, si elle n’était pas tenue, il ne penserait plus jamais, lui, à aucun mariage. Moins respectueux et connaissant mieux le caractère de Jacques, Buckingham le traita plus rudement. S’il manquait ainsi, lui dit-il, à sa parole, personne n’aurait plus en lui la moindre confiance; il avait sans doute parlé de ce projet à quelque drôle qui lui avait fourni les pitoyables objections qu’il venait de leur faire; il se promettait bien, lui Buckingham, de découvrir quel était ce conseiller, et à coup sûr le prince ne lui pardonnerait jamais. Le roi interrompait, s’emportait, se désespérait; mais, tout en se défendant, il perdait peu à peu du terrain, si bien que le prince et Buckingham en vinrent à nommer les deux personnes qu’ils se proposaient, si le roi les approuvait, de prendre pour leurs compagnons de voyage, sir Francis Cottington et Endymion Porter, deux hommes d’esprit fort au courant de l’Espagne, où ils avaient longtemps vécu, et bien connus du roi, qui leur portait confiance. Jacques approuva ces deux choix. « Il faut les faire venir, dit-il; ils vous indiqueront, pour ce voyage, une foule de choses nécessaires auxquelles, vous deux, vous ne penseriez jamais. » On envoya chercher Cottington, qui appartenait à la maison du prince et se trouvait de service ce jour-là. « Il sera contre le voyage, dit tout bas Buckingham à Charles, — Il n’osera pas, répondit Charles. — Cottington, lui dit le roi dès qu’il le vit entrer, vous avez toujours été un honnête homme; je veux vous consulter sur une affaire de la plus haute importance, et dont, sur votre vie, vous ne direz un mot à qui que ce soit. Voilà mon garçon Charles et Steenie (c’était le nom qu’il donnait familièrement à Buckingham) qui ont grande envie d’aller en poste à Madrid chercher l’infante; ils ne veulent avoir que deux compagnons, et ils vous ont choisi pour l’un des deux. Que pensez-vous du voyage ? » Cottington tremblait de se compromettre ; mais, le roi insistant, il répondit qu’il n’en pouvait bien penser. « Cela ne servira, dit-il, qu’à rendre inutile tout ce qui a déjà été fait pour le mariage. Quand les Espagnols auront le prince entre leurs mains, ils ne se croiront plus obligés par les articles déjà convenus ; ils feront de nouvelles conditions qu’ils croiront plus avantageuses pour eux, et parmi lesquelles il y en aura certainement de relatives à l’exercice de la religion catholique en Angleterre. — Je vous l’ai dit, s’écria le roi en se jetant sur son lit ; je serai perdu, et mon fils Charles aussi. » Buckingham maltraita Cottington. « De quoi se mêlait-il de donner son avis sur une affaire d’état ? Le roi ne lui parlait que du voyage même et des meilleurs moyens de le faire ; sur cela seulement il était un conseiller compétent ; il se repentirait de sa présomption. — Non, de par Dieu, Steenie, dit le roi d’un accent douloureux. Vous avez grand tort de le traiter ainsi ; il a répondu positivement et honnêtement à la question que je lui ai faite ! Vous savez bien qu’il n’a dit que ce que je vous disais avant qu’il arrivât. » Cottington se retira. La conférence se prolongea quelque temps ; mais, quand elle finit, le roi Jacques avait complètement cédé, la question du voyage était résolue, et il ne s’agissait plus, comme la veille, que de fixer le jour du départ des voyageurs.


V.

Ils quittèrent Londres le 27 février 1623, le prince disant qu’il allait chasser à Theobalds, et Buckingham qu’il allait prendre médecine à Chelsea. Ils se rendirent à New-Hall, terre récemment acquise par Buckingham dans le comté d’Essex, et en partirent le lendemain, prenant les noms de John et de Thomas Smith, portant de fausses barbes et suivis d’un seul serviteur, sir Richard Graham, écuyer du marquis. Ils devaient trouver à Douvres les deux compagnons de leur aventure, Cottington et Porter. Les embarras commencèrent pour eux dès leurs premiers pas ; en sortant de Rochester, ils rencontrèrent l’ambassadeur de France, le comte de Tillières, qui faisait une course aux environs de Londres dans un carrosse du roi. Quelqu’un des gens de la cour qui l’accompagnaient ou l’ambassadeur lui-même aurait probablement reconnu les voyageurs ; ils firent sauter par-dessus la haie de la route leurs chevaux de poste, peu accoutumés à cet exercice, et laissèrent passer l’ambassadeur. En traversant la Tamise à Gravesend, et faute de monnaie, ils donnèrent au batelier du bac une pièce d’or ; le batelier surpris supposa que les deux gentilshommes allaient se battre en duel sur l’autre rive de la Manche, et parla tout haut de sa conjecture. Le bruit en vint au maire de Cantorbéry, qui, au moment où Charles et Buckingham changeaient de chevaux à la poste, les fit sommer de se rendre chez lui. Buckingham, en entrant, le tira à part, ôta sa barbe et se nomma, disant qu’il allait, comme grand-amiral, inspecter en secret l’état de la flotte. Selon d’autres, ce fut le maire de Douvres qui, sur le soupçon du duel projeté, fit appeler devant lui les deux voyageurs. Un postillon qui les suivait avec leur bagage leur donna à entendre qu’il les reconnaissait; ils le traitèrent bien, et il se tut. Ils trouvèrent à Douvres Cottington et Porter, s’embarquèrent le lendemain, à six heures du matin, en laissant là leurs fausses barbes, et arrivèrent vers deux heures de l’après-midi à Boulogne, d’où ils repartirent aussitôt pour Paris. A quelques lieues de la ville, et en changeant de chevaux, ils rencontrèrent deux voyageurs allemands qui revenaient d’Angleterre, où ils avaient vu plusieurs fois la cour à New-Market, et qui dirent à leur écuyer, Richard Graham : « Certainement c’est avec le prince de Galles et le marquis de Buckingham que vous courez la poste. » Graham les en dissuada de son mieux, et les deux Allemands n’insistèrent pas, tout en disant que ce qu’il y avait de plus difficile au monde, c’était de n’en pas croire ses yeux. Le 3 mars, toujours sur le point d’être découverts, Charles et Buckingham arrivèrent à Paris.

On était précisément dans les derniers jours du carnaval et au milieu des plus brillantes fêtes de la cour; la jeune reine, Anne d’Autriche, devait danser, le surlendemain 5 mars, dans un grand ballet allégorique où Junon, entourée des divinités de l’Olympe, venait s’humilier devant Marie de Médicis et Anne, en disant :

Je ne suis plus cette Junon
Pleine de gloire et de renom;
Pour deux grandes princesses
Je perds ma royauté ;
L’une a fait le plus grand des rois;
L’autre le tient dessous ses lois.
Pour vous, grandes princesses,
Je perds ma royauté.


Charles et Buckingham, sans se découvrir, sans aller voir l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Herbert de Cherbury, se firent présenter, comme deux gentilshommes anglais de passage, au duc de Montbazon, qui présidait aux fêtes royales, et s’étant, au lieu de barbes postiches, affublés des grandes perruques à la mode, ils assistèrent d’abord au dîner de la reine-mère, puis à la représentation du ballet, où dansa en effet Anne d’Autriche, et où sa belle-sœur, la troisième fille de Henri IV, la princesse Henriette-Marie, âgée alors de quatorze ans, se trouvait à côté de sa mère. On a dit que le prince Charles, en la voyant, avait été frappé de sa beauté, et qu’ainsi, au moment même où il allait chercher à Madrid une autre princesse pour femme, il avait ressenti à Paris, pour celle qui devait l’être un jour, un tendre penchant. Le témoignage de Charles lui-même ne permet pas de croire à cette tradition galante. Ce fut la beauté d’Anne d’Autriche, non celle d’Henriette-Marie, qui le frappa, car en sortant du ballet il écrivit au roi son père : « Depuis notre dernière lettre, nous sommes allés de nouveau à la cour, et pour que vous ne soyez pas en peine, nous vous assurons que nous n’avons pas été reconnus. Nous avons vu la jeune reine, le petit Monsieur[20] et Madame à la répétition d’un ballet masqué dont la reine se propose de donner le spectacle au roi. La reine et Madame y ont dansé avec dix-neuf belles danseuses, parmi lesquelles la reine était la plus belle, ce qui me donne un désir encore plus grand de voir sa sœur. » Pressé de ce désir, Charles partit le lendemain pour Madrid, et lorsqu’en 1624, après le complet abandon du mariage espagnol, les ambassadeurs du roi Jacques, lord Carlisle et lord Rolland, vinrent à Paris demander pour son fils la main de cette princesse Henriette-Marie, qu’il avait si peu remarquée, la reine Anne d’Autriche dit à lord Holland « qu’au ballet où le prince de Galles les avait vues l’année précédente, elle avait bien regretté que sa belle-sœur eût paru devant lui si peu à son avantage, car il ne l’avait vue que d’assez loin et dans une pièce sombre, tandis que sa figure et toute sa personne étaient infiniment plus agréables vues de près. »

Charles se trompait quand il écrivait au roi son père qu’il n’avait pas été reconnu. Le soir même du jour où il avait quitté Paris, un Écossais, nommé Andrews, vint trouver l’ambassadeur d’Angleterre et lui demanda s’il avait vu le prince. « Quel prince ? — Le prince de Galles. — Je ne voulais pas le croire, ajoute lord Herbert dans le récit qu’il a fait de sa vie, jusqu’à ce qu’il m’eût assuré, avec tous les sermens du monde, que le prince était en France, et qu’il avait charge, lui, de suivre son altesse ; sur quoi il me demanda, au nom du roi mon maître, de le servir de mon mieux pour ce voyage. » Une fille de service rapporta aussi qu’elle avait vu le prince de Galles, et qu’elle était sûre que c’était bien lui. Quoique piqué que le prince ne l’eût ni visité ni instruit du secret, lord Herbert alla le lendemain, de grand matin, trouver le secrétaire d’état, M. de Puisieux, encore endormi, et le fit prier de se lever, car il avait à l’entretenir d’une affaire importante. « Je sais votre affaire aussi bien que vous, lui dit le ministre ; votre prince est parti ce matin pour l’Espagne. » La nouvelle circula rapidement partout, et suscita en Angleterre, parmi le peuple encore plus qu’à la cour, une surprise pleine de blâme et d’inquiétude. « Mes chers enfans et aventureux chevaliers, dignes d’être mis dans un roman nouveau, écrivit le 8 mars le roi Jacques aux deux voyageurs, je vous remercie de vos rassurantes lettres ; mais, hélas ! ne croyez pas que vous restiez bien des heures sans être reconnus : le bruit de votre départ était déjà si répandu le jour même où vous arriviez à Douvres que l’ambassadeur de France y envoya sur-le-champ un homme qui trouva le port fermé; mais je ne me fie pas à la simple fermeture des ports : il y a tant de petites criques par où l’on peut partir! J’ai expédié sur-le-champ Duncaster[21] au roi de France avec une petite lettre de ma main, voulant avoir pour lui cet égard de l’informer que mon fils traversait incognito son royaume. J’ai fait cela de peur que, sur le premier bruit de votre passage, il ne saisît un prétexte pour vous arrêter. Ainsi, mon cher enfant Charles, vous ferez bien, dès que vous serez arrivé en Espagne, d’écrire courtoisement au roi de France pour vous excuser de votre traversée précipitée, et de lui envoyer votre lettre par un gentilhomme, si vous en avez un dont vous puissiez vous passer. » L’inquiétude et le déplaisir public en Angleterre étaient tels que le roi Jacques resta plusieurs jours à Newmarket pour en éviter les marques. Revenu cependant à Whitehall, il demanda à son garde-des-sceaux, l’évêque de Lincoln : « Croyez-vous que ce voyage de chevalier errant réussira, qu’il fera la conquête de sa dame et la ramènera bientôt en Angleterre? — Sire, dit l’évêque, si mylord marquis de Buckingham traite avec de grands égards le comte-duc Olivarez, se souvenant qu’il est en Espagne le favori, et si le comte-duc Olivarez est très poli et soigneux pour mylord marquis de Buckingham, se souvenant qu’il est le favori en Angleterre, le prince votre fils pourra faire heureusement sa cour à l’infante; mais, si le comte-duc et le marquis oublient mutuellement ce qu’ils sont l’un et l’autre, ce sera bien dangereux pour le dessein de votre majesté. Dieu veuille que ni l’un ni l’autre ne tombe dans cette erreur ! » Avec les pressentimens de son garde-des-sceaux, Jacques eut à subir les railleries de son fou Archie, petit bossu spirituel qui, selon l’usage du temps, avait à sa cour la charge de l’amuser à tort et à travers. « Sire, dit un jour Archie au roi, il faut que je change de bonnet avec votre majesté. — Pourquoi? demanda Jacques. — Pourquoi? Qui donc a envoyé le prince en Espagne? — Et si le prince revient sain et sauf en Angleterre? — En ce cas, dit Archie, j’ôterai mon bonnet de ma tête, et je l’enverrai au roi d’Espagne. » Pendant que son père et son pays étaient ainsi perplexes, Charles traversait rapidement la France, pressé lui-même, tout en s’en amusant, d’arriver au terme de son aventure. A Bordeaux, le duc d’Epernon voulut les inviter, lui et Buckingham, à passer quelques jours chez lui, comme des étrangers de marque, et ils n’y échappèrent qu’en lui faisant dire par Cottington qu’ils étaient de trop obscures personnes pour mériter cet honneur. Le gouverneur de Bayonne, M. de Gramont, soupçonnant quelque mystère, fut sur le point de les faire arrêter; mais un courrier que don CarIos de Coloma, ambassadeur d’Espagne à Londres en l’absence de Gondomar, avait expédié à sa cour pour la prévenir, l’en détourna en lui disant que le prince de Galles se rendait secrètement en Espagne, et qu’il pourrait bien être l’un de ces voyageurs. Près de la frontière, un troupeau de chèvres se trouva sur leur chemin ; Richard Graham dit à Buckingham qu’il saurait bien mettre la main sur un de ces chevreaux et l’emporter sans bruit. « Croyez-vous donc, Richard, lui dit le prince, que vous allez recommencer ici vos tours d’Ecosse? » Et, faisant payer d’avance le chevreau au pâtre, Charles l’abattit lui-même d’un coup de pistolet. Entrés en Espagne, aucun incident ne ralentit leur course, et le 17 mars au soir ils arrivèrent à la porte de l’ambassadeur d’Angleterre, le comte de Bristol. «plus gais qu’ils ne l’avaient été de leur vie. » Buckingham entra le premier, son porte-manteau sous le bras, pendant que Charles se tenait de l’autre côté de la rue avec le postillon; trouvant à la porte Jermyn, attaché à l’ambassade : « Je m’appelle Smith, lui dit le marquis; j’ai rencontré en route un serviteur de l’ambassadeur, Gresly, qui est tombé entre les mains des voleurs; ils l’ont fort maltraité et lui ont pris ses lettres, et moi j’ai fait une chute, et je me suis blessé à la jambe, ce qui fait que j’ai grand’peine à monter l’escalier. » Un autre secrétaire de l’ambassade reconnut à l’instant Buckingham, le conduisit dans une chambre, et alla en toute hâte chercher dans la rue le prince, sans rien dire d’abord à l’ambassadeur, qui, averti enfin, trouva les deux voyageurs réunis, et les reçut « avec une admiration et une joie, » écrivait-il le surlendemain au roi Jacques, qui n’étaient probablement pas à cette heure ses véritables sentimens.


GUIZOT.

  1. En juin 1603.
  2. Le 14 juin 1603 ; OEconomies royales ou Mémoires de Sully, t. IV, p. 261, 337, 339, collection Petitot.
  3. Le 6 juillet 1603, OEconomies royales, t. IV, p. 381.
  4. Le 24 juin 1603, OEconomies royales, t. IV, p. 334, 347, 349, t, t. V, p. 6.
  5. Le 6 juillet 1603, OEconomies royales, t. IV, p. 384.
  6. Le 3 juillet 1603, ibid. p. 457.
  7. OEconomies royales, t. V, p. 21.
  8. Ces documens, au nombre de trente-sept, de 1611 à 1623, ont été textuellement copiés dans un volume in-folio, côté, aux archives de Simancas, sous le n° 7026.
  9. OEconomies royales, t. V, p. 369, 372. On sait que les mémoires de Sully ont été écrits, sous ses yeux et presque toujours sous sa dictée, par ses secrétaires qui les lui adressent, comme lui racontant à lui-même ses actes et sa vie.
  10. OEconomies royales, t. V, p. 372, 375.
  11. Le 22 août 1612.
  12. Le 25 août.
  13. Cette relation porte textuellement : « Au mois de juillet 1611, le roi de la Grande-Bretagne écrivit à sa majesté une lettre de créance pour son ambassadeur ici résidant, lequel demanda, de la part de son maître, l’infante doña Anna en mariage pour le prince de Galles. Sa majesté répondit qu’elle étoit dans une autre négociation très avancée pour son altesse (il est écrit en marge : avec la France), et que, malgré cela, elle avoit attendu quelques jours pour voir s’il surviendroit quelque chose de nouveau qui lui permît de répondre d’une façon satisfaisante ; mais, voyant que rien n’étoit changé, elle déclara franchement qu’elle se trouvoit engagée. Elle ajouta que si le message du roi de la Grande-Bretagne étoit arrivé auparavant, elle l’auroit pris, comme de juste, en considération. Elle dit de plus qu’elle avoit d’autres filles qui lui étoient très chères, et qu’elle estimoit et aimoit beaucoup le roi de la Grande-Bretagne et le prince son fils, mais qu’il convenoit de savoir ce que le prince de Galles avoit dessein de faire en matière de religion; s’il devenoit bon catholique, sa majesté seroit prompte à l’accueillir les bras ouverts, comme on le verroit par ses actes, et elle seroit bien aise d’apprendre par l’ambassadeur ce qu’en diroient le roi son maître et le prince son fils. Sa majesté ordonna qu’on écrivît à don Alonzo de Velasco, son ambassadeur à Londres, pour qu’il informât de ceci le roi et ses ministres, lesquels se montrèrent fort contrariés que la demande de la main de l’infante pour le prince de Galles n’eût pas été accueillie; mais don Alonzo leur répliqua que cette demande étoit arrivée trop tard, et qu’ils ne pouvoient se plaindre si sa majesté se trouvoit engagée ailleurs et ne pouvoit leur offrir que sa seconde fille, l’infante doña Maria. A quoi le roi répondit qu’il faisoit grand cas de la réponse de sa majesté, mais que, désirant que son fils eût promptement des enfans, il trouvoit une difficulté dans l’extrême jeunesse de l’infante, et que c’étoit encore une difficulté plus grande de proposer que le prince son fils abandonnât sa religion; on pouvoit, pensoit-il, se contenter en Espagne que l’infante et toute sa maison vécussent dans la religion catholique. Don Alonzo répliqua que les femmes se développoient de bonne heure, et que sa majesté ne pouvoit donner sa fille à un prince qui ne fût pas catholique; sur quoi il se retira de l’audience, chargé par le roi de la Grande-Bretagne d’écrire à sa majesté ce qui s’étoit passé. Plus tard, don Alonzo apprit que, si l’ambassadeur d’Angleterre n’avoit pas reçu de son maître l’ordre de suivre la négociation pour le mariage du prince de Galles avec la seconde fille de sa majesté, l’infante doña Maria, c’étoit parce que le roi d’Angleterre se trouvoit blessé dans son honneur, qui consiste à ne jamais paraître inférieur à la France, mais que ce roi avoit l’intention de laisser passer quelques mois, après quoi il reprendroit la négociation, et qu’en matière de religion il iroit jusqu’à permettre tacitement la liberté de conscience, de quoi dépend le retour de l’Angleterre à l’église catholique. »
  14. J’ai, parmi les documens tirés des archives de Simancas, une délibération d’une junte de théologiens, présidée par l’archevêque de Tolède, en date du 21 septembre 1614, et deux délibérations du conseil d’état d’Espagne, en date des 12 août et 10 septembre 1614.
  15. Voici le texte de cette lettre en date du 4 mars 1623 :
    « Très saint-père, le comte de Bristol, ambassadeur extraordinaire du roi de la Grande-Bretagne et chargé de suivre dans ma cour la négociation relative au mariage, m’a informé de la déférence avec laquelle le roi son maître a accordé tout ce qui a été demandé, de la part de votre sainteté, en matière de religion : la tolérance qu’on désirait a été concédée; mais ledit roi, n’ayant qu’un fils unique, déjà âgé de vint-trois ans, il lui importe de le marier promptement pour assurer la succession de sa couronne, laquelle, si le prince de Galles venait à manquer, irait à l’électeur palatin. Prenant ceci en considération et connaissant les dispositions du palatin quant à la religion catholique, j’ai cru devoir en informer votre sainteté et la supplier humblement de prendre une prompte et bonne résolution au sujet de la dispense qui lui a été demandée de ma part, en quoi je recevrai une singulière grâce et faveur de votre sainteté, comme le lui dira avec plus de détails le duc d’Albuquerque, à qui je m’en réfère. »
  16. 12 février 1623, documens espagnols inédits.
  17. Le 9 (19) septembre 1622.
  18. Le 3 (13) octobre 1622.
  19. Le 4 (14) octobre 1622.
  20. Gaston, duc d’Orléans, frère de Louis XIII.
  21. Lord James Hay, vicomte de Duncaster et peu après comte de Carlisle.