Un Publiciste du temps de Philippe le Bel/02

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Un Publiciste du temps de Philippe le Bel
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 92 (p. 87-115).
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UN PUBLICISTE


DU TEMPS DE PHILIPPE LE BEL


(1300-1308)[1]




SECONDE PARTIE.




III.[modifier]

Nous avons vu Du Bois mêlé à l’ardente querelle qui, dans les premières années du xive siècle, éclata entre les deux plus grandes puissances du monde chrétien à cette époque, le pape et le roi de France. La complète victoire du roi, scellée par l’élévation au saint-siège de son serviteur dévoué Clément V, permit aux confidens de Philippe de donner pleine carrière à leur imagination ambitieuse. Du Bois en particulier ne cessera plus désormais d’annoncer comme possible et prochain l’accomplissement des projets qu’il recommandait depuis 1300. La condition fondamentale de ces projets était réalisée : le pape appartenait au roi ? corps et âme, au temporel et au spirituel, le pontife romain était l’homme-lige de la couronne de France.

VI. De recuperatione terræ sanctæ. — Cet ouvrage a été publié comme anonyme par Bongars dans la seconde partie de son recueil intitulé Gesta Dei per Francos, à la suite du célèbre traité de Marin Sanuto sur le même sujet. Bongars n’eut à sa disposition qu’un seul manuscrit de la bibliothèque de Paul Petau. Ce manuscrit a dû passer avec les autres manuscrits des Petau dans la collection de la reine Christine, et puis au Vatican. Il est presque certain en effet que la copie dont se servit Bongars est celle qui est indiquée dans un vieux catalogue des manuscrits d’Alexandre Petau, reproduit par Montfaucon en ces termes : Ad regem Angliæ de disponendis pro recuperatione terræ sanctæ. Bongars se plaint de l’incorrection du texte, et déclare qu’il n’a pas osé prendre sur lui de le corriger. Il serait utile de collationner le manuscrit du Vatican pour obtenir une lecture meilleure de cet ouvrage important.

M. Boutaric reconnut le premier que le De recuperatione terræ sanctæ est sûrement l’œuvre de Pierre Du Bois. L’auteur y cite sa réponse à la bulle Scire te volumus et son traité De abbreviatione guerrarum et litium. Les idées de ce dernier traité y sont presque toutes reproduites. Le De recuperatione est le plus considérable des écrits de Pierre Du Bois, celui qui donne la clef de tous les autres ; c’est aussi un des écrits les plus intéressans du XIVe siècle. La date de la composition de cet ouvrage est fixée avec assez de précision. En effet, d’une part il est dédié à Édouard Ier, qui mourut le 7 juillet 1307 ; de l’autre il fut rédigé sous le pontificat de Clément V, élu le 5 juin 1305. Il a donc été composé dans l’intervalle de ces deux dates, probablement en 1306.

Le roi Édouard, ce grand législateur, après avoir heureusement terminé ses guerres, songe maintenant à reconquérir la terre-sainte : voilà pourquoi l’auteur, obéissant à un mouvement naturel, sans qu’aucun salaire ait été demandé ni offert, se propose de dire rapidement ce qui lui paraît utile et nécessaire pour atteindre ce but. Avant tout, il faut s’assurer le concours du pape et l’assentiment d’un concile général où devront siéger tous les princes et tous les prélats catholiques. Cette terre qui, d’après le témoignage du Sauveur, est la meilleure de toutes, la voici maintenant peuplée de Sarrasins, qui l’ont envahie parce que les pays et les royaumes voisins ne leur suffisaient plus. C’est de ces contrées, d’où ils sont sortis, que leur vient le secours ; c’est de là qu’après le départ des croisés ils reviendront plus forts, plus indomptables, pour égorger ceux qui auront survécu à l’expédition, et cela sans doute à l’instigation des démons, qui habitent en Palestine plus volontiers qu’ailleurs, comme on le voit dans l’Évangile, Marc, v, 9.

Mais tout d’abord il faut que les princes catholiques n’aient aucune guerre entre eux. Supposons ces princes apprenant en Palestine que leurs états sont attaqués, ils feront ce qu’ils ont fait si souvent, ils abandonneront l’héritage du Seigneur pour revenir défendre le leur. Les Allemands et les Espagnols, quoique très belliqueux, ont depuis longtemps cessé de secourir la terre-sainte à cause des guerres qui déchirent ordinairement leur pays. C’est Satan qui pousse les hommes à ces interminables luttes, afin d’augmenter le nombre des damnés, et d’empêcher ou de retarder la reprise de la terre-sainte. Les mauvais anges ont une grande science de l’avenir, parce que, depuis l’origine du monde, ils contemplent les constellations, et connaissent ainsi les causes et les effets des choses ; ils ont une mémoire extraordinaire. Rien n’étant nouveau sous le soleil, ils prévoient l’avenir mieux que les vieillards, bien mieux que n’aurait pu le faire Charlemagne lui-même, qui régna, dit-on, cent vingt-cinq ans. Les anges déchus peuvent de la sorte entraver les opérations même des hommes sages, soit par la persuasion, soit par les tentations, surtout par les consultations que prennent d’eux les magiciens instruits in artibus prohibitis. Il y a chez les Sarrasins un grand nombre de ces artisans de maléfices. Pour délivrer la terre-sainte, il faut donc établir une paix générale, une république de tous chrétiens obéissant à l’église romaine. Le concile convoqué, le roi demandera par la voix du pape que les princes et les prélats décident que nul catholique ne peut désormais faire la guerre à un catholique. Quiconque, malgré cette décision, oserait prendre les armes contre ses frères encourrait par ce seul fait la perte de ses biens, et serait envoyé en terre-sainte pour contribuer à la peupler. En toute cette affaire, on ne devrait néanmoins employer aucune excommunication, de peur d’accroître le chiffre des damnés. Les peines temporelles vaudront mieux que les peines éternelles, car ces peines, bien que moins graves, sont plus redoutées. Ceux qu’on déportera de la sorte en terre-sainte seront établis sur les territoires les plus exposés, et devront être placés dans le combat le plus près possible de l’ennemi.

De toutes les guerres, les plus funestes à l’action commune de la chrétienté sont celles que les cités souveraines de Gênes, de Venise, de Pise, de la Lombardie, de la Toscane, se font entre elles. Le concile y mettra fin par l’établissement d’un tribunal dont les sentences ne pourront être cassées que par le saint-siège. Une autre cause permanente de troubles, c’est la succession à l’empire ; il faut demander dans le concile que le royaume et l’empire d’Allemagne soient confirmés à perpétuité « à un roi de notre temps, et après lui à sa postérité. » On réprimera ainsi la cupidité des électeurs, à qui l’on accordera en compensation quelques concessions sur les choses et les libertés de l’empire. Quant au roi qui deviendra empereur d’Allemagne, il promettra d’envoyer chaque année en terre-sainte, tant qu’il en sera besoin, un grand nombre de combattans bien armés.

Il serait trop coûteux pour l’empereur et les princes de fournir aux combattans les vaisseaux et les vivres nécessaires. Les hospitaliers, les templiers, les prieurés de Saint-Lazare, tous les ordres religieux institués pour la garde et la défense des saints lieux, ont des possessions considérables, qui jusqu’ici ont peu profité à la terre-sainte. Il convient de réunir ces religieux en un seul ordre, et de les forcer à vivre en Orient des biens qu’ils y possèdent. Pour leurs biens situés en-deçà de la Méditerranée, ils seront livrés à ferme noble, d’abord de trois ou quatre ans avec croît, et enfin, s’il se peut, en perpétuelle emphytéose. Les templiers et les hospitaliers tireront ainsi de ces biens beaucoup plus de 800,000 livres tournois. Les sommes perçues depuis la prise de Saint-Jean-d’Acre passeront en compte avec tout le reste. On procurera par là des navires, des vivres, tout ce qui est nécessaire aux combattans, si bien que le plus pauvre puisse aller outre-mer. Les vaisseaux nous apporteront des rivages de la terre-sainte les produits de l’Orient, et emporteront en Orient, les denrées de nos climats.

Comme jusqu’à présent la terre-sainte a manqué principalement de population, le pape sommera chaque prélat d’y envoyer à ses frais le plus grand nombre possible de combattans revêtus de robes et d’armes uniformes, avec la bannière du seigneur qui les fait passer. Les hommes mariés formeront une cohorte, les célibataires une autre ; chaque cohorte aura un justicier supérieur. Ceux qui seront de la même nation ne feront qu’une seule armée, s’ils sont en nombre suffisant ; sinon, leurs voisins qui comprennent leur langue se joindront à eux. Toutes les personnes, de quelque condition qu’elles soient, même les femmes, veuves ou épouses, sont invitées à envoyer des soldats ainsi équipés. Chaque troupe sera de cent hommes ; la marche des combattans sera solennelle : ils feront leur entrée dans les villes à son de trompes et bannières déployées pour exciter l’ardeur des populations. Chaque royaume chrétien aura en terre-sainte une ville, un château qui portera le nom de ce royaume ou de la capitale, afin que ceux qui arrivent trouvent en débarquant, après les fatigues et les dangers du voyage, quelque joie et quelque consolation. Les grandes villes d’Acre et de Jérusalem resteront communes : les hommes de chaque pays pourront y habiter ; il en sera de même pour les autres lieux situés près de la mer, et où se rendent les marchands des différentes contrées.

Chaque cité, avec son territoire, aura un capitaine, lequel aura sous lui des centeniers ; chaque centenier commandera huit cohortes. Le passage est la principale difficulté. Il faut qu’une grande partie de l’armée arrive par la terre ferme. On demandera le consentement de Peryalogus (Andronic II Paléologue) et des autres princes sur les terres desquels l’armée devra passer. Par cette voie, qui est la plus longue, pourront aller les Allemands, les Hongrois, les Grecs. « J’ai lu, ajoute l’auteur, dans l’histoire de Jérusalem (in historia Jerosolimitana)[2] que c’est par la route de terre qu’alla l’empereur Frédéric, qui se noya en se baignant dans un fleuve d’Arménie, au temps de Salahadin, roi des Assyriens. » Les Anglais, Français, Espagnols, Italiens, suivront la voie de mer.

Pour triompher des mauvais anges, qui feront tout pour empêcher les combattans de reconquérir la terre-sainte, il sera bon aussi que le concile décrète la réformation de l’état de l’église universelle, afin que les prélats, grands et petits, s’abstiennent des choses défendues par les saints pères. Le pape doit ainsi que ses frères les cardinaux et les évêques, joindre l’exemple au précepte : cœpit Jesus facere et docere. Qu’il considère donc comment agissent les prélats détenteurs de duchés, de comtés, de baronnies et autres biens temporels, ces belliqueux prélats s’occupent bien plus de combats que du salut des âmes, sans souci de ce qui est écrit dans la loi divine : quod animœ humanœ sunt quibuscumque rébus prœferendœ. Dans les pays, comme les royaumes de France et d’Angleterre, où les prélats ne font pas la guerre, que le pape considère avec quelle ardeur ils se livrent aux disputes touchant les choses temporelles, abandonnant leur cathédrale pour les tribunaux et les parlemens, — comment ils dépensent dans des frais de procédure et d’avocats les biens des églises, qui sont la propriété des pauvres de Jésus-Christ, — comment les écoliers, les voyant agir ainsi, désertent les études de philosophie et de théologie pour se livrer à l’étude du droit civil, qui mène aux plus hautes dignités. Cet état de choses est devenu si général que la science de la philosophie et de la théologie ne se trouve plus aujourd’hui que chez quelques religieux.

Que le pape considère la façon dont se comportent les religieux de l’ordre de Saint-Benoît, Les abbés, qui devraient posséder et garder les biens des monastères, sont généralement pauvres ; au contraire les moines, qui ne peuvent rien posséder en propre sans péché mortel, sont riches, et ceux-là passent pour les plus sages qui ont le plus d’argent dans leur bourse. Ces religieux possèdent hors des abbayes de nombreux prieurés non conventuels qui produisent de gros revenus pour deux ou trois moines. Les prieurs emploient l’argent dû aux pauvres à plaider contre leurs abbés ou à faire le mal. La vie que mènent les moines dans ces prieurés est telle que souvent en Bourgogne les fils de nobles se font moines pour obtenir un prieuré. Que les supérieurs retirent donc aux moines les obédiences et offices des choses temporelles, qu’ils fassent administrer le temporel par des personnes séculières, puis qu’ils abandonnent leurs biens en perpétuelle emphytéose. Que tous les moines demeurant dans des lieux non conventuels soient rappelés à leur abbaye. Si l’abbaye n’a pas de prieuré conventuel suffisant pour changer de temps en temps l’habitation des moines qui, pour une cause ou pour une autre, se trouvent mal dans l’abbaye, on établira avec les biens de trois ou quatre prieurés un seul prieuré conventuel pourvu d’un maigre entretien, afin que les moines craignent d’y être envoyés. Ainsi tous les biens des monastères seront dans les mains d’un seul, qui alors ne craindra plus de faire observer la règle, tandis que les moines qui se sentent riches s’insurgent d’ordinaire contre leur abbé. D’après les statuts des saints pères, les clercs religieux et séculiers sont non pas les maîtres, mais simplement les administrateurs des biens ecclésiastiques. Ils ne doivent tirer de ces biens que le vivre et le vêtement ; le reste appartient aux pauvres. Le profit qui résultera de la suppression des prieurés n’appartiendra donc pas aux clercs ; il devra être appliqué à la grande œuvre de la chrétienté, à l’œuvre de la terre-sainte.

Que le pape remarque aussi combien de guerres longues et terribles ses prédécesseurs ont livrées pour la défense du patrimoine de saint Pierre, combien de catholiques ils ont excommuniés et voués à l’anathème pour avoir envahi ce patrimoine, quelles dépenses l’église a faites et aura peut-être à faire encore pour de pareilles guerres. Qu’il considère surtout la simonie régnant d’un bout à l’autre de l’église. Le souverain pontife a une telle charge spirituelle qu’il ne peut, sans préjudice des choses de l’âme, donner ses soins à l’administration des biens temporels. C’est pourquoi, après avoir examiné ce qui, déduction faite des charges et dépenses ordinaires, revient au saint-siège sur les revenus dont il jouit, il sera bon d’abandonner ces revenus en perpétuelle emphytéose à un roi ou à un prince considérable, ou même à plusieurs souverains, lesquels cautionneront la pension annuelle qui devra être payée au pontife, dans le lieu du patrimoine de saint Pierre qu’il choisira pour sa résidence. Ainsi le pape, qui doit être le promoteur de toute paix, ne sera plus cause de la mort affreuse qui enlève subitement tant d’hommes dans les combats. Il pourra se livrer à la prière, à l’aumône, à la contemplation, à la lecture, à l’enseignement des saintes Écritures ; il ne désirera plus amasser de trésors, et, n’étant plus arraché au soin des choses spirituelles, il mènera une vie à la fois contemplative et active.

Que le pape considère ensuite les sources scandaleuses des revenus des cardinaux, et fasse une constitution qui leur assure un entretien convenable sur le patrimoine de saint Pierre. Qu’à l’avenir, et sous les peines les plus sévères, le pape et les cardinaux ne reçoivent plus de présens. Que la moitié des biens des cardinaux et des prélats, grands et petits, soit appliquée, après leur mort, à secourir la terre-sainte ; qu’il en soit de même pour les biens des clercs qui mourront intestats. Que les patrimoines à raison desquels les prélats sont tenus d’acquitter le service militaire soient également livrés pour des pensions annuelles et perpétuelles. Est-ce que les lévites ne durent pas se contenter de la dîme des fruits des autres tribus d’Israël, et cela pour qu’ils ne fussent pas obligés de s’occuper de la culture de la terre et détournés ainsi des offices divins ? De grands avantages résulteront pour les prélats de ce nouvel état de choses. Tout bien considéré, Du Bois, homme d’affaires entendu, croit que les revenus des prélats en seront augmentés. Du Bois met à ce propos dans la bouche de Dieu lui-même un discours censé adressé aux prélats récalcitrans, et où se trouvent citées des paroles d’Aristote et l’exemple du philosophe grec Socrate (Cratès) le Thébain, qui, pour mieux étudier et se livrer à la contemplation, jeta ses biens à la mer. Que les prélats ne croient pas s’excuser en alléguant l’exemple de ceux qui les ont précédés. Averroès ne dit-il pas que les Arabes ont souffert beaucoup de maux pour avoir cru que leurs lois ne devaient être en aucun cas modifiées[3] ?

Il sera utile pour les chefs du royaume de Jérusalem d’avoir un grand nombre de secrétaires connaissant les langues et les écritures des nations de l’Orient. Détruire toutes ces nations serait impossible ; il faut donc les gouverner. Or comment pourront-elles être gouvernées par des hommes qui ne comprendront pas plus leur langue que le gazouillement des oiseaux du ciel, le mugissement des bêtes féroces ou le sifflement des serpens ? Les interprètes étrangers ne peuvent suffire, car il est dangereux de se fier à ces hommes, qui ne se font aucun scrupule de trahir ceux qu’ils regardent comme des barbares. Et d’ailleurs on ne saurait les trouver en assez grand nombre pour suffire au gouvernement de l’empire. Comment saint Paul et les autres apôtres auraient-ils pu prêcher clairement l’Evangile à toutes les nations, si Dieu ne leur avait donné le don des langues ? On dit qu’il y a en Orient certains peuples catholiques qui n’obéissent pas à l’église romaine, et sont en désaccord avec elle sur certains articles de foi. Leur chef suprême, celui auquel ils obéissent tous, comme nous au pape, s’appelle pentharcos ; il a sous lui neuf cents évêques, si bien qu’on dit qu’il en a plus que le pape. Il conviendrait de réunir à l’église romaine ces évêques et leurs fidèles ; mais pour cela il faudrait que l’église romaine eût pour écrire à ces peuples des hommes bien instruits dans leur langue, et qui comprissent leurs argumens. Par là serait en quelque sorte renouvelé le don des langues. Les pontifes arrivent trop âgés à la papauté, et sont trop occupés pour apprendre tant d’idiomes divers.

Le souverain pontife Clément V devra donc ordonner que dans les prieurés des templiers ou des hospitaliers, soient établies deux ou un plus grand nombre d’écoles de garçons et presque autant d’écoles de filles. Les enfans seront choisis à l’âge de quatre ou cinq ans, six ans au plus, par un sage philosophe habile à deviner les dispositions naturelles. Les enfans que l’on prendra ainsi pour les instruire ne seront jamais rendus à leurs parens, à moins qu’on ne restitue les dépenses faites pour leur instruction. On instruira d’abord tous les enfans dans la langue latine, puis les uns apprendront la langue grecque, d’autres la langue arabe, d’autres les différens idiomes ; d’autres étudieront la médecine, la chirurgie et l’art vétérinaire, le droit civil et le droit canonique, l’astronomie, les sciences mathématiques et naturelles, la théologie. Cela fait, quand le pape enverra un légat en Grèce ou dans toute autre contrée d’Orient, quelle que soit la langue qu’on y parle, il fera suivre son légat de plusieurs de ces lettrés, qui triompheront par leur science des plus savans docteurs, si bien qu’il n’y aura pas d’homme qui puisse résister à la sagesse de l’église romaine. On l’admirera, on la célébrera en Orient, comme la reine de Saba loua la sagesse de Salomon.

Les filles élevées par l’œuvre des croisades devront, comme les garçons, savoir le latin, la grammaire, la logique et un idiome outre le latin, puis elles devront être instruites dans les principes naturels, enfin dans la chirurgie et la médecine. Il faut surtout qu’elles connaissent bien la doctrine chrétienne, puisqu’elles sont destinées à l’enseigner à leurs maris. Celles qui seront nobles, intelligentes et belles, devront être adoptées par de grands princes latins, afin que, passant pour filles de haute noblesse, elles puissent être convenablement mariées aux princes, aux clercs et aux riches orientaux. Elles promettront de rendre à l’œuvre, une fois mariées, ce qu’on aura dépensé pour les élever et les instruire. Il serait certes très avantageux que les prélats et les clercs orientaux, qui n’ont pas voulu, comme les clercs romains, renoncer au mariage, épousent ces filles, car elles pourraient amener leurs enfans et leur mari à partager leur foi Elles auraient des chapelains célébrant et chantant d’après le rite romain. Peu à peu, elles gagneraient à ce rite les habitans du pays, surtout les femmes, auxquelles elles seraient d’un grand secours, grâce à leurs connaissances en médecine et en chirurgie. Il est très vraisemblable qu’elles amèneraient par l’admiration qu’elles exciteraient les femmes du pays à partager notre foi et à croire en nos sacremens. Ne pourrait-on même pas donner aux chefs sarrasins quelques-unes de ces femmes habiles et sages, et de la sorte les amener à la foi chrétienne ? Les femmes d’Orient se prêteraient peut-être au changement. En effet, ces Sarrasins, tous riches et puissans, mènent une vie molle et voluptueuse au préjudice de leurs femmes. Au lieu d’être sept épouses ou même plus pour un seul mari, elles aimeraient bien mieux être l’épouse unique. « J’ai entendu dire à des marchands qui fréquentent ces parages que les femmes des Sarrasins embrasseraient très volontiers notre foi, afin que chaque homme ne possédât plus qu’une seule femme. » À la suite de ces communications avec l’Orient, de ce passage continuel de personnes instruites aux pays d’outre-mer, les peuples d’Occident pourraient acquérir à des prix modérés quantité de choses précieuses qui, abondantes là-bas, manquent ici. Le chef de la terre-sainte, désormais à l’abri des incursions de l’ennemi, nous expédierait sur ses vaisseaux les fruits du pays, où de notre côté nous transporterions les produits de l’Occident. Le pape, les cardinaux, les grands prélats., les rois et les princes des endroits où seront établies les écoles, enfin les abbayes dont les biens auront contribué à fonder ces écoles, pourraient acquérir presque pour rien, grâce aux élèves reconnaissans, toutes les choses rares et précieuses de l’Orient.

L’auteur expose ensuite en détail son système d’instruction publique. Chaque collège contiendra au plus cent élèves, ayant de bonnes têtes bien faites. On les exercera d’abord à la lecture du psautier, puis au chant, et le reste du temps à l’étude de Donat (in Donato more romano confecto) et de la grammaire. Quand l’enfant expliquera le livre de Caton et les autres petits auteurs, il aura quatre grandes leçons par jour. Les élèves s’accoutumeront à parler latin en tous lieux et en tout temps. Après les petits auteurs, on commencera la Bible mise à la portée des enfans, à trois ou quatre leçons par jour. Ensuite on étudiera le graduel, le bréviaire, le missel, la Légende dorée des saints, de courts extraits en prose des historiens, des poètes. En travaillant ainsi sans relâche toute l’année, les enfans qui auront des dispositions favorables pourront, avec l’aide de Dieu, avoir parcouru ce cercle d’études à dix ou onze ans, d’autres à douze. En outre, selon que les maîtres le jugeront à propos, les enfans pourront apprendre le Doctrinal (d’Alexandre de Viliedieu) pour ce qui concerne la déclinaison des noms et la conjugaison des verbes, et le Grœcismus (d’Evrard de Béthune).

Les enfans iront ensuite dans une autre école commencer leur logique, pour laquelle ils se serviront des petites sommes qui existent déjà ; ils attaqueront en même temps l’étude du grec, de l’arabe ou d’autres idiomes, au choix des provisores. Ce cours devra être terminé pour les élèves à quatorze ans. Tant qu’il durera, les élèves entretiendront leur connaissance avec les poètes pendant les trois mois de l’été : le premier jour de la semaine avec Caton, le second jour avec Theodolus[4], les trois jours suivans avec Tobie, etc.

Ayant achevé leur logique, les boursiers commenceront à étudier la science naturelle. Cette science étant très étendue et très profonde, il conviendrait de faire un abrégé bien clair des Naturalia de frère Albert, ainsi que des extraits de frère Thomas, de Siger et d’autres docteurs. Suivra l’étude des sciences morales, c’est-à-dire de la monostique, de l’éthique, de la rhétorique et de la politique, également au moyen d’abrégés dans le genre de l’éthique abrégée en dix livres par Me Hermann l’Allemand. Un an après, nouvelle étude de la Bible, non plus d’après des abrégés historiaux destinés aux enfans (pueriliter), mais d’après le texte (biblice), puis étude du Liber Summarum (sans doute les abrégés composés par Pierre d’Espagne, dit le Magister summularum) ; étude des cinq volumes de lois pendant deux ans, puis du Décret et des Décrétales. Ceux qui seraient destinés à être d’église pourraient négliger l’étude des lois, mais non celle des Décrétales et du Décret. Ceux qui seraient destinés à vivre dans le monde pourraient négliger les naturalia en insistant davantage sur les moralia, sur le droit civil et le droit canonique. Ceux qui voudraient étudier la médecine pourraient le faire après les naturalia, bien que la connaissance de la Bible et des sommes leur soit aussi fort utile ; dans ces livres en effet se trouvent les principes qui servent de fondemens à toutes les sciences. Ceux qui auront le moins de facilité, après une légère teinture de logique et, s’il se peut, de science naturelle, étudieront la chirurgie, l’hippiatrique ; les plus capables étudieront la médecine. Ces médecins et ces chirurgiens épouseront des femmes également instruites dans la médecine et la chirurgie.

Du Bois veut que l’on compose pour les écoliers des lois abrégées, un Décret abrégé, des Décrétales abrégées. Ces extraits seraient des libri portativi pauperum, c’est-à-dire des livres destinés à ceux qui n’ont pas de quoi acheter des ouvrages plus chers. Les bons écoliers qui auraient étudié de la manière susdite pourraient à trente ans être très habiles en philosophie, dans le droit civil et le droit canonique, et avec cela non sans expérience dans la prédication ; dès leur enfance en effet, ils auront connu le vieux et le Nouveau-Testament, avec la légende des saints, et cette étude aura encore été reprise plus tard avec le Liber Summarum.

Les prélats doivent être instruits dans la philosophie, la théologie, le droit civil et le droit canonique à la fois, ainsi que dans la pratique de ces sciences. Sans doute il est écrit : Maria meliorem parlem elegit ; mais, si le prélat veut se livrer tout entier à la contemplation comme Marie, il doit entrer en religion ou se faire ermite, et laisser à un autre la verge du pasteur.

Il faudra que quelques élèves soient initiés aux sciences mathématiques à cause des nombreux avantages pratiques qu’on en peut tirer. Frère Roger Bacon, de l’ordre des frères mineurs, a écrit un petit livre sur ce sujet[5]. Chaque catholique, surtout s’il est lettré, doit connaître la grosseur et la grandeur des globes célestes, la rapidité du mouvement du soleil, de la lune et des autres étoiles. Il ne doit pas ignorer combien auprès de ces corps célestes est petite notre terre, qui est pourtant si grande par rapport à l’homme. Ceux des élèves à qui leur santé ne permettrait pas le voyage d’outremer seront retenus pour servir de professeurs et de préfets des études, capellani studiorum. Il faut rechercher des savans grecs, arabes, chaldéens, etc., pour qu’ils instruisent les plus habiles élèves dans leurs langues littérales, et ceux qui ont moins de facilité dans les langues vulgaires ; ces derniers pourront servir de drogmans pour les illettrés, car « je pense, dit l’auteur, que, de même que chez nous latins nous voyons chaque idiome littéral contenir divers patois vulgaires, il en est de même en Orient. »

On instruira les plus robustes dans l’état militaire. Ceux qui feront peu de progrès dans l’étude des lettres devront être appliqués à la pratique des arts mécaniques, si utiles à l’art militaire. L’auteur en prend occasion pour recommander de nouveau l’ouvrage de Roger Bacon De utilitatibus mathematicarum. Les plus habiles parmi les jeunes filles trop faibles de santé pour entreprendre le voyage d’outre-mer resteront pour garder et instruire les autres dans la science et la pratique de la chirurgie, de la médecine et de tout ce qui se rattache à l’art des apothicaires.

Mais le droit surtout est nécessaire à tous. S’appuyant sur un adage du docteur en droit civil et canonique, Hugues le Grand (Hugo Magnus)[6], et de l’autorité d’Ovide, Du Bois veut qu’on établisse pour les colons de la Palestine un code uniforme, et qu’on procède de la même manière dans les tribunaux civils et dans les tribunaux ecclésiastiques : plus de ces procès interminables qui survivent aux plaideurs. Pour venir en aide aux jeunes gens, l’auteur, s’il plaisait au saint-père d’adopter ses idées, serait prêt à fournir des solutions sur toutes les questions de droit et de procédure qui ont été tranchées par Rainfredus[7] dans ses petits livres de droit civil et de droit canonique. Si cette œuvre voyait le jour et passait dans l’usage, la terre-sainte y gagnerait cet avantage que tous ses habitans, étant experts dans l’office de juge et de défenseur, seraient comme resplendissans d’une science divine. Le conseiller de tout mal ne manquera pas d’objecter : « Grâce à cette manière rapide et abrégée de terminer les débats judiciaires, tu supprimes les effets d’un nombre considérable de lois, fruits de longues et doctes veilles, qui ne serviront plus à rien et couvriront inutilement le parchemin. » Distinguons. Parmi ces lois, il y en a qui enseignent à terminer les procès : ces lois-là subsistent ; mais il y en a d’autres dont l’application, grâce à la malice humaine, qui ne fait qu’augmenter, offre aujourd’hui de graves inconvéniens. Notre projet les supprime ; toutefois elles ne seront point pour cela effacées du Corpus juris.

Le saint-père est seul assez puissant pour amener la réformation spirituelle et temporelle de la république chrétienne. Quand il voudra procéder à l’organisation de tout ce qui précède, et en particulier à celle des écoles, l’auteur est prêt à se mettre à son service, après avoir abandonné sa terre natale et son office public d’avocat pour les causes ecclésiastiques de ses très illustres seigneurs les rois de France et d’Angleterre.

Les couvens de femmes préoccupent beaucoup Du Bois. Le nombre des professes doit diminuer, de sorte qu’à l’avenir elles ne soient jamais dans chaque monastère plus de treize. Ainsi cesseront beaucoup d’abus, l’admission de religieuses pour des revenus en argent ou en nature, les choix d’abbesses ou de prieures par conventions illicites, de nombreuses fautes naturelles et quelquefois non naturelles. Les dotations des monastères serviront à instruire des filles séculières suivant les méthodes indiquées. — On appliquera les mêmes règles à la réforme des ordres mendians. Pour qu’ils puissent se livrer à la contemplation, et qu’à l’avenir ils ne fassent plus de gains illicites, les ordres mendians devraient, comme la tribu de Lévi, être pourvus d’alimens sur les biens de la république chrétienne. S’ils avaient par provision de l’église le pain et le vin avec le vêtement et la chaussure, les profits éventuels (casualia) leur suffiraient certainement quant au reste, surtout si l’on considère la haute sagesse, la science et l’expérience da quelques-uns des moines mendians. Plus de 300,000 livres tournois pourront être ainsi recueillies au profit de l’œuvre de la terre-sainte. Pour que tout le monde puisse s’assurer que ces sommes vont à destination, il y aura, dans la trésorerie de l’église cathédrale de chaque diocèse un archivium publicum où sera gardé l’argent affecté à l’œuvre.

La guerre depuis longtemps soulevée entre les héritiers du royaume de Castille est un grand obstacle à la reprise de la terre-sainte. La cause de celui qui détient le royaume (Ferdinand IV), est notoirement injuste. Le fils aîné (Ferdinand de La Cerda) du roi (Alphonse X), qui fut appelé à l’empire, a épousé Blanche, fille de saint Louis : or il a été convenu entre saint Louis et Alphonse, X que, si ce fils mourait avant son frère, les enfans qu’il laisserait lui succéderaient. Eh bien ! en dépit de cette convention, contre le droit commun, et contre toute loi naturelle et divine, le roi (Alphonse X) a donné la couronne à son autre fils (don Sanche), au préjudice de ses petits-fils. Que le pape, pour mettre fin à une pareille injustice, accuse hautement le détenteur de commettre un péché mortel en gardant un royaume qui n’est pas à lui, et en tolérant les Sarrasins, qui tiennent de lui moyennant tribut le royaume de Grenade[8]. Que le pape donne ensuite le royaume de Grenade au fils aîné de Ferdinand de La Cerda (Alphonse, de La Cerda), et à son frère (Ferdinand) le royaume de Portugal ou un autre des nombreux royaumes occupés injustement par don Sanche ; qu’il laisse à don Sanche le royaume de Castille, à la condition qu’il fournira des troupes de pied et de cheval pour aider le futur roi de Grenade à chasser les Sarrasins. Il serait utile que les rois d’Aragon, de Navarre, de Majorque et les autres princes espagnols vinssent également au secours du nouveau roi de Grenade. Une fois les Sarrasins expulsés, le roi de Grenade resterait pour défendre son royaume ; les autres rois et princes d’Espagne pourraient comme tout le monde faire le voyage de terre-sainte, si bien que tous les peuples de langue d’oc (lingadoc) ne feraient qu’une seule armée. En passant, cette armée conquerrait le royaume de Sardaigne pour Frédéric d’Aragon, afin que celui-ci à son tour abandonnât au roi véritable (Charles II d’Anjou) le royaume de Sicile.

Qu’il y ait en tout quatre armées. Trois armées iront par mer ; la quatrième, la plus considérable, ira par terre, à l’exemple de Charlemagne, de l’empereur Frédéric Ier et de Godefroi de Bouillon. Peut-être les infidèles, sachant que tant de peuples vont venir les accabler, abandonneront-ils d’eux-mêmes la terre de promission. S’ils agissent ainsi, sans avoir détruit les forteresses ni pillé les reliques et les vases sacrés, on pourra les épargner ; autrement ils devront être exterminés. Lorsque les princes, après avoir laissé une armée suffisante en terre-sainte, reviendront par la Grèce, ils feront très bien d’attaquer, au profit de Charles de Valois, l’injuste détenteur Peryalogus (Paléologue), s’il ne consent pas à se retirer. Il serait convenu que Charles, après avoir pris possession de l’empire grec, se trouvant plus près de la terre-sainte que les autres rois, y porterait secours toutes les fois que besoin serait, relevant de cette charge les rois plus éloignés, excepté le roi d’Allemagne. De cette manière, les nations catholiques posséderaient en paix toutes les rives de la Méditerranée, et les Arabes se trouveraient forcés d’échanger les produits de leur pays avec les catholiques. On aura soin d’assigner aux hommes habitués à combattre sur leur sol natal, comme les Espagnols, les cités et des camps situés sur les frontières de la terre-sainte, afin qu’ils les défendent en paletant contre l’ennemi, soit seuls, soit avec l’aide des autres chrétiens.

Il convient donc de supplier le pape d’appeler à un concile général les prélats, les princes catholiques, les rois, sans oublier Peryalogus, détenteur de l’empire de Constantinople, et le détenteur du royaume de Castille, ainsi que ses neveux (les La Cerda), enfin le roi d’Allemagne avec ses électeurs. C’est à Toulouse qu’il paraît opportun de convoquer le concile. Quand cet écrit sera transmis au roi d’Angleterre, qu’il veuille bien le faire examiner promptement et en secret par des frères prêcheurs ou mineurs, qui en retrancheront ou y ajouteront ce qui leur paraîtra convenable. Que l’opuscule corrigé soit adressé au pape par l’intermédiaire de sages et discrètes personnes, mais qu’on ait soin de ne le montrer qu’aux secrétaires jurés et aux conseillers intimes du souverain pontife, car il est certain qu’une œuvre si pieuse aura, par le fait de Satan et des mauvais anges, beaucoup d’adversaires envieux.

L’auteur termine en relevant les avantages temporels que retireraient de ce plan le pape, le roi de France, ses frères et ses enfans, les rois de Sicile et d’Allemagne, Ferdinand d’Espagne et son frère (les La Cerda). Le pape Clément V, une fois les guerres terminées et la direction ainsi que la possession de ses biens temporels abandonnées à perpétuité au roi de France pour une pension annuelle, pourra échappé aux pièges empoisonnés des Romains et des Lombards, vivre de longs et beaux jours dans sa terre natale du royaume de France, parce que les ultramontains ne s’empareront plus des gras bénéfices de nos églises. La fourberie est naturelle aux Romains. Voulant nous fouler sous leurs pieds, n’ont-ils pas osé tenter, chose inouïe ! de revendiquer la suprématie temporelle sur le royaume et sur le roi de France ? Puisque le pape romain a fait abus de sa puissance, et cela en tant que romain, il est juste que les Romains perdent pour longtemps un si grand honneur. Si le pape, continue Du Bois, doit rester longtemps dans le royaume de France, il est vraisemblable qu’il créera tant de cardinaux de ce royaume que la papauté, demeurant dans les rangs de ceux-ci, échappera aux mains rapaces des Romains. En général, Du Bois prend hautement le parti des gibelins contre les guelfes, qui ne se soumettent au pape que pour échapper à l’obéissance due au prince légitime. C’est ainsi que depuis longtemps les Lombards se précipitent audacieusement dans toutes les rébellions ; qu’ils soient punis, eux et leur postérité, par la perte de tous leurs biens. Si le pape prenait la défense de ces pervers contre leur prince légitime, fondateur et défenseur du patrimoine de l’église, le pape, faut-il le dire ? serait un ingrat et un félon qui mériterait d’être châtié comme tel.

Que le roi de Sicile (Charles II d’Anjou) doive aussi gagner beaucoup à ce projet, cela est évident, puisque le royaume de Jérusalem vaudra bien plus que tout ce qu’il possède actuellement. Son royaume sera défendu avec les biens des templiers, des hospitaliers, etc. Il rentrera en possession du royaume de Sicile, le royaume de Sardaigne étant assigné à Frédéric d’Aragon. Le roi d’Allemagne possédera son royaume à perpétuité pour lui et ses descendans avec les honneurs attachés à l’empire. Quant à Charles de Valois, il pourra parfaitement après la paix occuper l’empire de Constantinople. Le succès de ce plan importe plus qu’on ne saurait dire au roi de France, à ses enfans, à ses frères et à sa postérité, car, s’il réussit, Philippe et son frère Charles de Valois auront dans leur dépendance tous les princes qui obéissent à l’église romaine. Si le pape livrait au roi pour une pension annuelle le patrimoine de l’église avec l’obédience temporelle des vassaux de ce patrimoine, parmi lesquels on compte beaucoup de rois, on stipulerait que le souverain de France instituerait « sénateur romain » un de ses frères ou de ses fils, qui, en son absence, serait le suprême justicier du patrimoine. Alors, dans le cas où les Lombards, les Génois et les Vénitiens refuseraient d’obéir au roi, de payer les tributs et redevances dus autrefois par eux aux empereurs, on leur interdirait immédiatement toute relation avec les catholiques fidèles. Le commerce de ces cités et de ces peuples tomberait ; le roi entrerait librement en Lombardie par la Savoie, tandis que le sénateur romain, l’empereur et le roi de Sicile viendraient par d’autres directions. De cette façon tomberait l’antique orgueil des Romains, des Toscans, des barons de la campagne de Rome, de la Pouille, de la Calabre, de la Sicile. Les rois d’Angleterre, d’Aragon et de Majorque obéiraient au roi de France, comme ils sont tenus d’obéir au pape, dans les choses temporelles. En créant le roi de Grenade, on pourrait stipuler également qu’il serait vassal du roi, et après tout il n’y aurait rien de surprenant à ce que le roi de France obtînt l’hommage et l’obédience de cette terre que Charlemagne conquit après l’expulsion des Sarrasins, et qui échut par succession à la mère de saint Louis[9].

Pour ce qui regarde la personne du roi, il y a plus d’un danger à ce qu’un si grand souverain paie de sa personne dans les hasards de la guerre. Il sera donc remplacé par un de ses frères, par son second fils ou par un de ses parens. Pendant la guerre, il pourra se livrer en paix à la procréation, à l’éducation et à l’instruction de ses enfans, rendre la justice dans les grandes causes, etc. C’est ce que montrent avec évidence ces paroles du philosophe, dans la Politique : Homines intellectu vigentes naturaliter sunt aliorum rectores et domini. Ainsi se reposait saint David, livré à la contemplation, pendant que l’on combattait pour lui. Il est d’ailleurs contraire à la dignité du roi de tremper dans une foule d’actes équivoques que la guerre entraîne, et que ses ducs peuvent accomplir mieux que lui ; par exemple, commencer la guerre par surprise, s’avancer en dissimulant sa marche, se transporter çà et là, de nuit et de jour, pour accabler l’ennemi, vivre des dépouilles des vaincus. De même, si le roi n’a qu’un fils unique, il ne doit point le laisser partir. L’armée de France a été dans les croisades antérieures et sera sans doute pareillement à l’avenir la plus importante. Or cette armée ne pourrait rester en terre-sainte, si, comme saint Louis, le roi venait à mourir dans l’expédition, ou s’il revenait pour quelque autre cause. Les conquêtes et les réformes dont il s’agit exigent, pour être accomplies, que le roi et son fils vivent de longs jours dans leur royaume, que leurs enfans soient engendrés, naissent et soient élevés près de Paris, parce que ce lieu se trouve situé sous une meilleure constellation que tout autre. Il faut songer d’ailleurs que nous n’avons maintenant en terre-sainte ni camps ni autres lieux préparés pour éviter les intempéries de l’air et pour résister aux ardeurs du soleil, de Mars et des autres étoiles. On ne voit pas d’inconvénient à ce que le roi d’Angleterre et les autres rois partent, surtout ceux qui sont trop vieux pour avoir des enfans. « Charlemagne, qui n’eut point d’égal, est le seul prince, autant que je me le rappelle, qui pendant cent ans et plus se soit tenu en personne à la tête de ses armées dans les contrées lointaines et étrangères. »

Le service militaire a été institué sur les grands fiefs nobles pour la défense du royaume. Il est juste que tous ceux qui doivent le service militaire soient appelés ; mais ceux qui ne le doivent pas, le roi pèche mortellement, s’il les appelle. Le roi juge-t-il que le concours de tous ceux qui doivent le service militaire est insuffisant, il peut appeler d’abord l’arrière-ban, les tenanciers des grands fiefs, puis, si cet appel est encore insuffisant, les tenanciers des fiefs non francs. Lorsque les ressources du roi sont au-dessous de ce qu’exige la défense du royaume, il peut prendre ce qui lui manque sur les biens des églises et des personnes ecclésiastiques ; mais admettons que 100,000 marcs d’argent suffisent pour la défense, et que le roi en prenne 200,000, est-il exempt de péché mortel ? Non évidemment, car, cessante causa, cessat effectus. En agissant ainsi sciemment, le roi commet un mensonge, et par ce mensonge il devient fils du diable. Si le roi requiert l’arrière-ban et le secours des églises en alléguant une nécessité qui n’existe pas, au moins dans la mesure où il le prétend, comment ses armes pourraient-elles être heureuses ? L’église, qui se considère comme grevée, ne dit plus alors pour le roi les prières accoutumées. Que le roi commette ces injustices de lui-même, ou par les conseils de ceux qui l’entourent, peu importe. « C’est dans ce sens que disait, en commentant la Politique d’Aristote, maître Siger de Brabant, dont j’étais alors l’élève : Longe melius est civitatem regi legibus rectis, quam probis viris. »

Des abus relatifs au service militaire est née la nécessité (si tant est qu’on puisse appeler nécessité un acte condamnable en soi) d’altérer les monnaies du royaume, altérations par suite desquelles ceux qui ont des rentes en argent ont perdu d’abord le quart, puis le tiers, ensuite la moitié, enfin le tout. « Moi qui écris ces choses, je sais que chaque année j’ai vu mon revenu diminuer de 500 livres tournois depuis qu’on a commencé à changer les monnaies. Je crois aussi, tout bien considéré, que le roi a perdu et perd encore par cette altération bien plus qu’il ne gagnera jamais. La cherté de toute chose s’est tellement accrue que vraisemblablement le prix des denrées ne reviendra plus désormais à ce qu’il était autrefois. Il faut que le roi connaisse dans toute sa vérité cette calamité publique. Je ne crois pas qu’un homme sain d’esprit puisse ou doive penser que le roi aurait ainsi changé et altéré les monnaies, s’il avait su que d’aussi grands dommages en résulteraient. Élevé dans les délices et accoutumé aux richesses, le roi ne peut connaître pleinement la ruine et les innombrables misères de ses sujets, de même que ceux qui ont vécu de longs jours sans connaître la maladie n’en ont aucun souci. »

Que le roi veuille donc examiner comment ses conseillers se sont comportés dans la réclamation du service militaire, s’ils n’ont pas à dessein et pour cause négligé de le réclamer de ceux qui le devaient en l’exigeant des autres, c’est-à-dire en recourant sans nécessité à l’arrière-ban et aux aides de l’église. « Je ne voudrais pas, ajoute Du Bois, qu’on sût que c’est moi qui aurais donné occasion à une telle enquête, car je ne pourrais échapper aux pièges qu’on me tendrait pour me tuer, et plusieurs de mes amis et de mes proches seraient irrités contre moi. J’ai cependant voulu écrire ceci. Moi qui suis avocat des causes de monseigneur le roi, moi qui lui suis attaché par serment, ne commettrais-je pas un péché mortel, si je cachais la vérité, au préjudice spirituel et temporel de monseigneur le roi et de ses sujets ? Que le roi empêche le retour de ce qui s’est passé, qu’il donne, d’après le conseil de l’église et celui de ses sages conseillers, une compensation aux clercs et au peuple pour tout ce qu’ils ont enduré, afin qu’ils ne lui retirent plus le secours de leurs prières. De sages mesures prises par le roi pour l’organisation de la justice amèneront les clercs et le peuple à pardonner tout ce qu’ils ont souffert, et certainement ils consentiraient à ce que le roi dépensât pour leur salut, en secourant la terre-sainte, tout ce qu’il a exigé d’eux en sus de ce qui lui était dû. On pourrait facilement obtenir ce consentement en prêchant la croisade avec une indulgence plénière du pape. Il serait aussi très utile que monseigneur le roi d’Angleterre, ainsi que les autres princes et nobles qui iront ou enverront en terre-sainte, traitassent de la même manière avec ceux qu’ils ont lésés. S’ils allaient combattre en emportant la souillure qui s’attache à ceux qui retiennent le bien d’autrui, ils seraient vaincus et empêcheraient leurs frères de vaincre. Je crois fermement qu’en entendant les prédications, en recevant l’indulgence plénière, chacun fera au roi remise totale de ce que le roi peut lui devoir. Si quelques-uns, imitant la dureté de Pharaon, s’y refusent, on inscrira leurs noms et leurs réclamations en présence du justicier royal du lieu, afin que ce qu’ils réclament leur soit restitué avec équité. »

Le devoir du roi de France se résume par conséquent en ces trois points : 1° établir une paix perpétuelle dans toute la république des chrétiens, 2° reconquérir et conserver la terre-sainte et l’empire de Constantinople, 3° s’emparer de la puissance suprême de toute la partie du monde chrétien qui reconnaît le pape pour chef spirituel.

Tel est ce curieux traité qu’on peut regarder comme le résumé des idées de Pierre Du Bois. Ce qu’il offre de plus neuf, si on le compare au De abbreviatione, ce sont les idées de Du Bois sur l’instruction publique, notamment sur l’étude des langues orientales. Nous verrons ces idées reprises par le concile de Vienne, sous l’influence de Raymond Lulle. Les grands papes du XIIIe siècle, Innocent III, Alexandre IV, Clément IV, Grégoire X, Honoré IV, avaient eu du reste la même préoccupation. Tous les hommes sensés voyaient ce que des expéditions entreprises sans esprit de suite et avec une déplorable légèreté avaient de frivole ; mais les hommes les plus instruits connaissaient bien peu les véritables conditions du problème. On croyait que des clercs versés dans la scolastique du temps, pourvu qu’ils sussent le grec, auraient raison de l’invincible antipathie des Grecs pour les Latins. On se représentait comme possibles des mariages que la diversité des races, des mœurs, des habitudes, a toujours empêchés et empêchera bien longtemps encore. On se faisait cette illusion, où tombent facilement les Européens quand il s’agit de l’Orient, que l’Orient peut comprendre, apprécier, envier notre civilisation, et que, dès qu’il la comprendra, il ne manquera pas de l’embrasser.

Le traité de Du Bois n’est pas au surplus un fait isolé ; plusieurs autres mémoires sur la conquête de la terre-sainte se produisirent vers le même temps. L’ouvrage de Hayton, prince d’Arménie, est de l’an 1307. C’est en 1306 que Marin Sanuto revint de son dernier voyage, et commença le livre qu’il intitula Liber secretorum fidelium crucis. Ce livre ne fut présenté au pape qu’en 1321. Les moyens proposés par Sanuto vont mieux que ceux proposés par Du Bois au but que tous les deux se proposent ; mais le but était chimérique, et tous les moyens impliquaient un cercle vicieux. Sanuto, à l’encontre de Du Bois, ne veut entendre parler que de la voie de mer. Il sent avec pleine raison que la conservation de l’empire grec est d’intérêt majeur pour la chrétienté. Il est opposé à l’occupation de cet empire par les Latins, et ne demande qu’un dédommagement pour Charles de Valois et les Courtenai ; mais il rêve la réunion des deux églises : il ignore que la division en repose sur des raisons profondes, et que, mis en demeure de choisir, les Grecs préféreront le turban à la tiare. Sanuto est bien plus entendu que Du Bois dans les choses commerciales ; seulement il a moins d’esprit, moins de culture générale, moins de philosophie et de portée politique. Il n’est pas plus exempt que Du Bois d’une légère teinte de charlatanisme ; il écrit aussi mal, il est même plus déclamatoire et plus banal, et, s’il sort moins de son sujet, c’est qu’il reste étranger aux grandes questions sociales que l’avocat de Coutances traite avec une audace non exempte d’étourderie, mais à laquelle on ne peut refuser une véritable originalité.

Un mémoire sur la possibilité d’une croisade récemment publié par M. Boutaric, et dont l’auteur n’est autre que le célèbre Guillaume de Nogaret, paraît être de 1310. Les idées ont beaucoup d’analogie avec celles de Du Bois, ainsi qu’on devait s’y attendre. Un rapprochement plus curieux encore est celui qu’on peut faire entre le De recuperatione de Pierre Du Bois et le traité de Raymond Lulle intitulé De natali pueri Jesu, lequel fut composé dans les derniers jours de décembre 1306 et remis à Philippe le Bel en janvier 1307. Notre bibliothèque nationale possède le manuscrit original de ce traité (fonds latin, n° 3323). Raymond Lulle, comme Du Bois, veut que le roi demande au pape la fusion de tous les ordres militaires en un seul, et l’attribution des dîmes des églises à l’œuvre des croisades. On a déjà remarqué l’analogie qui existe entre les vues de Raymond Lulle, adoptées par le concile de Vienne en 1312, et les plans de Pierre Du Bois sur l’étude des langues orientales. Le concile de Vienne entra complètement en effet dans l’ordre d’idées qui prévalait à Paris autour de Philippe le Bel ; il supprima l’ordre du Temple, décida une nouvelle croisade, et ordonna pour cela la levée d’un décime pendant six ans. Ces projets se continuèrent pendant tout le xive siècle et la première moitié du xve, sans qu’on fît du reste autre chose que copier et rajeunir les anciens projets de l’époque où nous sommes. On en trouve la trace chez les auteurs musulmans de ce temps. Ibn-Batoutah, Ibn-Khaldoun, nous présentent toujours le pape comme occupé à former la ligue de princes chrétiens, à étouffer leurs divisions, à les réunir pour la croisade contre les musulmans.

VII. — Requête censée adressée par le peuple au roi Philippe le Bel pour qu’il force Clément V à supprimer l’ordre des templiers. Cette pièce est en français. Elle a été publiée par M. Boutaric (Notices et extraits, t. XX, 2e partie, p. 175 et suiv.) d’après un manuscrit de la Bibliothèque nationale, qui n’est autre chose que le registre XXIX du Trésor des Chartes, d’où Dupuy a tiré les pièces les plus intéressantes de son Histoire du différend, et Baluze presque tous les documens de la vie de Clément V. On peut voir les conjectures ingénieuses de M. Boutaric sur ce manuscrit, qui est une des sources principales par lesquelles nous connaissons Pierre Du Bois. Cette pièce, comme presque tous les pamphlets de Du Bois, n’a pas de nom d’auteur ; mais les inductions qui la font attribuer à l’avocat de Coutances équivalent à la certitude. On y retrouve son style, ses citations ordinaires. La requête française a d’ailleurs beaucoup d’analogie avec la Supplication du peuple de France contre Boniface VIII et avec la nouvelle requête en latin contre les templiers, dont nous parlerons bientôt ; or ces deux pièces, selon toutes les apparences, sont de Du Bois.

VIII. — Quœdam proposita papœ a rege super facto templariorum. C’est un projet de lettre censée adressée à Clément par Philippe le Bel. M. Boutaric l’a publiée pour la première fois (Notices et extraits, vol. cité, p. 182 et suiv.) d’après un rouleau conservé au Trésor des Chartes (Arch. de l’Emp., J, 413, no 34). Cet écrit offre une complète similitude avec les autres ouvrages qui sont certainement de Pierre Du Bois. L’auteur mêle les menaces aux raisons tirées de l’Écriture sainte ; les passages de l’Écriture qu’il allègue sont les citations favorites de Du Bois. La liberté avec laquelle le roi est supposé parler au pontife répond parfaitement à l’humeur frondeuse de notre légiste. Que le pape ne s’indigne pas quand on le reprend. Saint Pierre a été repris deux fois par Notre-Seigneur et une fois par saint Paul. Il vaut mieux prévenir que punir ; d’ailleurs Dieu peut faire connaître aux petits ce qu’il cache aux grands, le roi de France, ministre de Dieu, champion de la foi catholique, défenseur de la loi divine, malgré les conseils de personnes qui voulaient lui persuader de frapper de sa propre autorité les templiers, le roi de France, fils soumis, a requis trois fois le pape de permettre aux prélats du royaume de procéder contre lesdits templiers, et de rendre aux inquisiteurs les pouvoirs qu’il leur avait enlevés. Le pape n’a pas fait de réponse à ces demandes, ce qui l’a fait soupçonner de favoriser les templiers, ainsi que le font publiquement plusieurs personnes de sa cour. Ces délais sont coupables, et pourraient attirer de grands malheurs. Le pape n’écoute pas les cris de l’église de France menacée par l’hérésie. Que le pape n’oublie pas l’exemple du grand-prêtre Héli, qui se rompit le cou en tombant de sa chaire, et celui du pape Anastase. « Anastase était un bon pape ; mais il cherchait en secret à faire rappeler Acace, que lui-même avait condamné. Il ne partageait pas autrement ses erreurs ; mais, comme il procédait avec tiédeur, et qu’il n’avait pas pour la cause de Dieu le zèle qu’il devait, il fut frappé par le Seigneur et auparavant chassé par le clergé comme fauteur de l’hérétique[10]. » Le même fait est allégué presque dans les mêmes termes et à plusieurs reprises par Guillaume de Nogaret.

IX. — Nouvelle requête du peuple au roi pour réclamer l’abolition de l’ordre des templiers. Cette pièce est en latin[11]. M. de Wailly a prouvé d’une façon qui approche de la certitude qu’elle est de Du Bois. M. Boutaric l’a intégralement publiée, Notices et extraits, t. XX, 2e partie, p. 380-181. Le peuple, en cette prétendue supplique, déclare qu’on ne peut empêcher le roi de punir les templiers, sous prétexte que le pape a seul le droit de juger les hérétiques. En effet, ce nom d’hérétiques s’applique uniquement à ceux qui, professant la foi catholique, ne s’en séparent que sur un ou plusieurs articles, comme font les Grecs et le pentarque d’Orient avec les neuf cents évêques et les peuples qui lui sont soumis. Les templiers au contraire sont des apostats placés en dehors de l’église, et saint Paul déclare qu’il n’a point à s’occuper de pareilles gens. Les templiers d’ailleurs sont des homicides, et la punition de l’homicide appartient au roi. On sent qu’à mesure que l’autorité ecclésiastique élevait une exception pour sauver ces malheureux, des ennemis acharnés leur imputaient de nouveaux crimes pour les perdre. Les calomnieuses machinations qui amenèrent tant d’affreux supplices se montrent ici dans tout leur jour. Dès les premiers pamphlets de Du Bois, vers 1300, on voit poindre le projet de détruire l’ordre du Temple. Or à ce moment il n’est nullement question des hérésies qu’on imputa plus tard à l’ordre tout entier ; ces hérésies ne furent inventées que quand on vit que le seul moyen de confisquer les biens de l’ordre était de l’accuser de crimes contre la foi. Ce fut aussi en invoquant des griefs ecclésiastiques que Philippe dépouilla les marchands italiens en 1291, les juifs en 1306. Des accusations semblables furent portées contre Boniface VIII ; en général les accusations contre Boniface et celles contre les templiers paraissent coulées dans le même moule. L’historien qui traitera un jour d’une façon critique la question de la destruction de l’ordre du Temple devra chercher dans les ouvrages de Pierre Du Bois l’explication de cette ténébreuse affaire ; il y trouvera la preuve que la destruction de cet ordre fut le résultat d’un plan arrêté au moins dès l’an 1300, et non la conséquence de prétendues énormités qu’on ne trouve alléguées que vers 1307.

X. — Mémoire à Philippe le Bel pour l’engager à se faire créer empereur d’Allemagne par Clément V. Cette pièce curieuse est en latin ; elle a été découverte par M. Boutaric dans le manuscrit dont il a tiré les écrits n° 7 et 9 (Notices et extraits, t. XX, 2e partie, p. 186 et suiv.). Une chose certaine, c’est qu’elle est du même auteur qu’une autre pièce[12] que M. de Wailly a prouvé être de Du Bois. Dans les deux pièces, l’auteur parle d’un mémoire de sa composition à l’adresse du pape, qu’il remit au roi à Chinon. Le mémoire dont il s’agit en ce moment porte d’ailleurs tous les caractères qui ont servi à reconnaître les écrits de Du Bois. Des parties entières sont reproduites du De recuperatione.

Selon l’habitude constante qu’a Du Bois de dissimuler les projets conçus dans l’intérêt de la couronne de France sous une fausse apparence d’intérêt pour la foi et pour la croisade, cette pièce est intitulée Pro facto terrœ sanctœ. L’auteur allègue l’exemple de saint Louis, qui, dit-il, eût volontiers accepté l’empire. C’est le pape Adrien qui a constitué le droit des électeurs[13] ; un autre pape peut suspendre ce droit dans l’intérêt de la croisade. Du Bois suppose les électeurs rassemblés par le pape, et prête au pontife un discours de son invention, où les princes allemands sont traités avec beaucoup de sévérité. « Nous pourrions vous priver du droit d’élire, car vous avez fait de mauvais choix. L’empire a été transféré des Grecs aux Allemands en la personne de Charlemagne, parce que l’empereur de Constantinople ne défendait pas bien l’église. Or vous avez choisi des empereurs qui, loin de défendre l’église romaine, l’ont attaquée, et vous les y avez aidés. Arrivant à l’empire vieux et sans pouvoirs suffisans, minés tous les jours par les brigues des compétiteurs, les empereurs ne peuvent rien pour défendre l’église et la terre-sainte… » Afin de consoler les électeurs de la perte de leur droit, on leur donnerait des compensations territoriales et pécuniaires, ces dernières prises sur la dîme des églises d’Allemagne. L’empereur à son tour étendrait son pouvoir en prenant la Lombardie, Gênes et Venise, ce qui lui ouvrirait la route de terre, si supérieure à la voie de mer, pour se rendre en Orient. Tout cela, selon Du Bois, ne peut réussir qu’à deux conditions : la première, c’est qu’on établisse la paix perpétuelle entre les princes latins, comme l’auteur l’a expliqué dans la lettre qu’il a remise au roi à Chinon ; la seconde, c’est que le roi s’empare de tout le patrimoine de l’église, à l’exception des manoirs qui serviront à loger la cour papale, et paie au pape en retour un revenu net égal à celui qu’il touche, les dépenses de son état défalquées. De la sorte, le roi de France recevrait l’hommage des rois et des princes, qui sont vassaux du pape pour le temporel. Par là cesseraient les guerres et la superbe des Génois, des Vénitiens, des Lombards, des Toscans et des autres républiques marchandes de l’Italie. Par là enfin s’ouvrirait pour les croisés cette voie de terre, sans laquelle on ne pourra jamais conquérir la terre-sainte, ni la peupler de Latins, ni la garder.

Il est évident que cette pièce fut écrite durant l’interrègne qui s’écoula entre la mort d’Albert Ier d’Autriche, arrivée le 1er mai 1308, et l’élection de Henri VII de Luxembourg, qui eut lieu le 29 novembre 1308. Cela coïncide parfaitement avec l’induction tirée de la lettre de Chinon. Cette lettre fut remise au roi le jour de l’Ascension 1308 (23 mai). Pendant la vie d’Albert, Du Bois semble préoccupé de l’idée que l’empire pourrait être rendu héréditaire. L’interrègne vit se dérouler une crise extrêmement grave dans la constitution allemande. Villani assure que Philippe le Bel voulut faire élire son frère Charles de Valois par Clément V pour remettre l’empire entre les mains des Français, comme il était du temps de Charlemagne, qu’il y fut fort excité par ses conseillers ; que le roi voulut engager le pape à l’aider dans cette entreprise, mais que le pape, averti de son dessein, pressa secrètement les électeurs de le prévenir, comme ils firent, par la crainte de tomber sous la domination des Français. Deux pièces du 11 et du 16 juin 1308 confirment pleinement l’assertion de Villani. L’ambition de Charles de Valois, en ce qui touche la couronne impériale, remontait du reste à des temps plus anciens. Il est probable que, dans le courant de l’année 1308, l’idée de procurer la couronne à Philippe le Bel fut antérieure à l’idée qui l’aurait conférée à Charles de Valois ; cela placerait le mémoire de Du Bois vers la fin de mai 1308.

XI. — Mémoire adressé à Philippe le Bel pour l’engager à fonder un royaume en Orient pour Philippe le Long, son second fils. Ce mémoire a été publié anonyme par Baluze, Vitæ paparum avenionensium, t. II, col. 186-195, et par Dupuy, Histoire véritable de la condamnation de l’ordre des templiers, p. 235. M. de Wailly a prouvé jusqu’à l’évidence qu’il appartient à Du Bois. Ce sont identiquement les mêmes idées que dans le De abbreviatione et le De recuperatione. Seulement on sent que l’auteur se croit bien plus près de la réalisation de ses plans. Un grand pas a été fait ; les biens des templiers sont sous le séquestre. Ces biens doivent servir à soutenir le futur royaume franc oriental. Tous les autres ordres établis dans l’intérêt de la croisade doivent être fondus en un seul, qui s’appellera ordre royal, et qui aura pour chef le roi de Chypre. Le roi de France restera dans son royaume pour vaquer, selon l’éternelle maxime de Du Bois, à la procréation et à l’éducation de ses enfans ; mais ses fils doivent se livrer aux expéditions lointaines. Fidèle à ses principes sur l’excellence du climat de la France, Du Bois veut que Philippe, avant de partir pour l’Orient, ait plusieurs fils, qui seront élevés en France, et qui ne quitteront eux-mêmes ce pays qu’après avoir eu des héritiers. Philippe le Bel était veuf depuis le 2 avril 1305, Du Bois lui conseille de se marier le plus tôt possible.

On a vu Du Bois, en 1306 et même dès 1300, proposer pour Charles de Valois des idées semblables à celles qu’il émet maintenant au profit de Philippe le Long. C’est probablement après avoir assisté aux états-généraux de Tours en 1308 que Du Bois aura écrit ce mémoire. Au moment où il fut composé, les templiers étaient arrêtés ; mais leurs biens n’avaient pas encore été attribués à l’ordre des hospitaliers. Cela fixerait l’intervalle où notre mémoire a été rédigé d’octobre 1307 à octobre 1311 ; mais on peut arriver à bien plus de précision. L’auteur parle de la lettre qu’il remit au roi à Chinon « le jour de l’Ascension de la même année. » Or, de 1307 à 1311, Philippe ne passa le jour de l’Ascension à Chinon que dans l’année 1308. Nous avons vu d’ailleurs que le mémoire précédent, où se trouve aussi la mention de la lettre de Chinon comme d’un fait récent, est certainement de 1308.

Cette lettre, remise au roi à Chinon le jour de l’Ascension de 1308, nous manque. On la retrouvera sans doute, ainsi que d’autres opuscules de Du Bois ; mais ces textes nouveaux ne changeront probablement pas beaucoup la physionomie de l’avocat de Coutances, telle qu’elle résulte des écrits que MM. de Wailly et Boutaric lui ont restitués. Le cercle des idées, des citations, des expressions familières à Pierre Du Bois est si bien fermé, que ses différens écrits doivent tous être considérés comme des arrangemens différens d’un même ouvrage. Les idées de Du Bois peuvent du reste se réduire à une seule : accroissement du pouvoir royal. Le roi, pour notre légiste, n’est plus le roi du moyen âge, dont saint Louis est l’image la plus parfaite ; c’est déjà un Louis XIV personnifiant l’état, ne s’appartenant pas à lui-même, ne faisant pas la guerre, se montrant à peine, chargé surtout de produire une nombreuse famille de princes, et de l’élever sous les meilleures influences possible, — une sorte d’être de raison, ou plutôt d’être divin représentant la société tout entière. Du Bois lui recommande une inviolable loyauté en fait de monnaies, une grande modération dans l’établissement des impôts, une parfaite légalité dans la réquisition du service militaire. Il conseille de substituer l’infanterie à la cavalerie : il propose de donner aux troupes des uniformes ; les rébellions des grands vassaux, jusque-là considérées comme des actes de légitime indépendance, sont à ses yeux des crimes dignes de mort. Ses vues sur la réforme judiciaire sont meilleures encore. Il veut abréger les procès et les rendre moins coûteux ; les principes tout français d’un code uniforme, d’un droit égal pour tous, ce qu’on peut appeler l’idéal juridique de la révolution tel qu’on le trouve dans d’Aguesseau par exemple, percent clairement dans ses écrits. Des questions d’intérêt se mêlaient sans doute au zèle des justiciers civils qui, comme lui, livrèrent un si rude assaut aux juridictions ecclésiastiques. Un vrai sentiment du bien paraît cependant avoir animé par momens ces âpres hommes de loi, et l’esprit moderne doit à quelques égards les compter parmi ses fondateurs.

Les idées de Du Bois sur l’église sont des plus caractérisées. Du Bois n’est pas homme d’église ; mais il vit et s’enrichit des biens de l’église. Cette catégorie de personnes a toujours fourni d’ardens ennemis de la propriété cléricale, de fougueux gallicans, des juristes passionnés pour les réformes. Il suffit de se rappeler la fin du XVIIIe siècle et les premiers temps de la révolution. On sent chez eux la mauvaise humeur prosaïque de l’homme d’affaires qui voit qu’il y aurait à tirer des biens dont il n’est que le gérant plus de revenu que l’église n’en tire, et qui, à son point de vue borné d’économie, se dit : Utquid perditio hœc ? Du Bois montre avec un rare bon sens laïque que la souveraineté temporelle du pape, loin de servir à son rôle spirituel, lui cause d’énormes embarras en l’obligeant sans cesse à faire ce qu’il défend aux autres. Le remède qu’il imagine est que le pape cède à un prince, à titre d’emphytéose, le patrimoine de saint Pierre moyennant une pension égale à son revenu net, et qu’il réside ensuite dans la ville qu’il choisira. À ses yeux, c’est un très grand mal que la papauté soit une puissance temporelle et italienne ; l’envahissement de la catholicité par les Italiens lui est antipathique. Toute l’église, depuis son chef jusqu’au plus humble de ses membres, a besoin d’être réformée. Les biens des évêques doivent être donnés à des laïques, qui leur fourniront une redevance. Le célibat des prêtres est funeste, puisque peu l’observent en réalité. Les empiétemens des officialités depuis saint Louis ne sont pas moins fâcheux. Du Bois propose pour arrêter le mal les remèdes les plus énergiques. L’excommunication l’effraie ; mais elle ne l’arrête pas, puisque celui qui a encouru l’excommunication injustement peut n’en pas tenir compte.

Du Bois est encore moins favorable au clergé régulier qu’au clergé séculier. Il est surtout hostile aux bénédictins ; au contraire les dominicains et les franciscains le trouvent assez favorable, et il s’appuie souvent sur leur autorité. Les biens des couvens, comme ceux des évêques, doivent être donnés en emphytéose à des laïques, qui paieront des rentes. Les biens des moines en réalité appartiennent aux pauvres ; les moines n’ont droit de prélever pour eux que le nécessaire. On ne peut tolérer que les pauvres aient faim et froid à côté de moines qui thésaurisent. Le nombre des religieuses est trop considérable ; tous les couvens de femmes ont pour obligation de concourir à l’éducation des jeunes filles pauvres. Les ordres militaires doivent être supprimés, et leurs biens seront employés à procurer efficacement la conquête de la terre-sainte.

Cette conquête de la terre-sainte est, comme on le sait, l’idée dominante de Pierre Du Bois. Nous croyons qu’il ne faut pas la prendre trop au sérieux ; c’est là, ce semble, un prétexte dont il se sert pour faire passer ses idées les plus téméraires, et aussi pour satisfaire l’avide fiscalité de Philippe le Bel. Du Bois était un chrétien convaincu, et sûrement il tenait comme tout le monde à la conquête du tombeau de Jésus-Christ ; seulement il s’en faut que ce fut là sa maîtresse pensée. Quand il indique avec tant de développement les moyens de reconquérir la Palestine, il a en vue beaucoup plus les moyens que la fin. Supposons que ses vues eussent été réalisées ; le roi conseillé par lui, devenu comme Charlemagne chef de toute la chrétienté occidentale, fût-il parti pour la Palestine ? Nous ne le croyons pas. Il eût joui des revenus ecclésiastiques, de sa primatie dans l’église, et par l’église de sa primatie en Europe, et tout se fût borné là. Il eût allégué et au besoin créé des difficultés insurmontables pour ne point partir ; il eût gardé l’argent, et n’eût pas fait l’ouvrage. On peut même dire qu’en général les projets de croisades ne sont sous la plume de Du Bois que des occasions pour développer ses plans de réforme les plus risqués. La future constitution de la terre-sainte est comme une utopie autour de laquelle son imagination se complaît, et qui lui donne lieu d’énoncer des idées dont la réalisation en Europe n’eût pu être proposée sans danger. Dès la première moitié du xiiie siècle, vers 1223, la « Complainte de Jérusalem » présente la même association d’idées, un zèle extrême pour les croisades, une haine implacable contre la cour de Rome et le clergé. L’auteur de la complainte n’est pas loin de la solution de Pierre Du Bois ; il appelle de ses vœux un Charles Martel, qui applique les forces chrétiennes à leur véritable objet, dont le clergé les détourne.

Le plan d’instruction publique mis en avant à ce propos par Du Bois montre que pas une des parties de la constitution d’un état moderne n’échappait à ce lucide et pénétrant esprit. Il veut que les femmes soient aussi instruites que les hommes. Le cadre des sciences qui doivent être enseignées est naturellement celui que l’on concevait de son temps ; mais la distinction des degrés divers d’instruction, ainsi que des parties générales et des parties professionnelles, y est bien faite. Du Bois semble concevoir les écoles publiques comme des pépinières dont l’état choisirait les sujets et les appliquerait selon ses besoins et selon leur capacité. Toutes les sciences doivent être mises à la portée des laïques, même des femmes, au moyen d’abrégés, de Sommes, comme on disait alors. Du Bois ne parle jamais des universités ; il ne paraît pas fonder sur elles de grandes espérances.

La politique extérieure de Du Bois est celle d’un partisan fanatique de la maison royale de France. Il rêve pour cette maison la domination universelle ; mais comme Du Bois n’est nullement belliqueux, c’est par la diplomatie qu’il espère réussir. Son principal moyen d’exécution est que le roi s’empare du pape, et se fasse vicaire du saint-siège pour le temporel. La politique qui triompha par l’élection de Clément V, qui attira la papauté en France et l’y retint un siècle, est chez lui nettement raisonnée. Maître du pape, qui sera sa créature, le roi de France deviendra tout-puissant en Italie, et du même coup suzerain de tous les pays qui sont vassaux du pape, Naples, la Sicile, l’Aragon, l’Angleterre, la Hongrie. La Lombardie relève de l’empire ; mais on obtiendra facilement la cession d’un pays toujours en révolte. Les Lombards résisteront ; on les domptera. Du Bois partage l’antipathie de Nogaret contre les républiques marchandes de l’Italie. En Espagne, une intervention armée en faveur des infans de La Cerda, petits-fils de saint Louis, qu’on obligerait à prêter serment au roi, assurerait l’influence française. Le mariage de Charles de Valois avec l’héritière de l’empire latin de Constantinople, ou bien un empire créé en faveur de Philippe le Long, fera tomber l’Orient dans le vasselage de la France. Quant à l’Allemagne, on pourrait au moins s’en faire une alliée en aidant la maison de Habsbourg, dont un membre destiné à être le chef de la famille venait d’épouser une sœur du roi de France, à rendre la couronne impériale héréditaire. En 1308, après la mort d’Albert d’Autriche, Du Bois crut le moment favorable à un projet encore plus hardi qui eût assis Philippe le Bel sur le trône d’Allemagne.

On voit sans peine la frivolité de quelques-uns de ces projets et la contradiction où ils étaient avec les principes de Du Bois lui-même. L’auteur était un peu plus dans le vrai en concevant une confédération, en quelque sorte une république de l’Europe chrétienne, résultat d’une pacification générale de l’Occident, qui permettrait à l’Europe latine de dominer l’Orient, soit grec, soit musulman ; mais les moyens qu’il proposait étaient chimériques : une sorte de tribunal eût tranché par sentence arbitrale tous les différends entre les princes chrétiens, et ceux qui auraient résisté eussent été excommuniés. Du Bois semble avoir passé sa vie à rêver alternativement l’agrandissement démesuré du pouvoir papal et la sujétion du pape à la royauté. Les projets de politique extérieure chez Du Bois sont loin de présenter la haute raison qui caractérise ses plans de réforme intérieure, surtout ceux qui touchent à l’ordre judiciaire et administratif.

Le style de Du Bois a du trait, de la vivacité, parfois de la justesse, toujours une spirituelle bonhomie. On n’y sent nulle rhétorique, ni affectation ; mais il est extrêmement incorrect, lâche et obscur. Il faut dire à sa décharge que les manuscrits qu’on a de ses grands traités sont très mauvais. Un défaut toutefois dont les copistes ne sauraient être responsables, c’est le désordre complet de la rédaction, les perpétuelles redites. — L’auteur est au courant de toutes les études de son temps : il en voit les côtés faibles ; il comprend la science et l’esprit scientifique. Quoiqu’il ait dans l’astrologie et dans certains récits fabuleux une confiance bien naïve, ses sympathies sont pour les meilleurs esprits de son siècle, tels que Siger et Roger Bacon. Comme Bacon, c’est un novateur, un homme à idées. Ses écrits, comme ceux de Bacon, n’ont pas le pédantisme des divisions scolastiques : ils s’adressent à des gens qui n’ont pas fait leur logique sur les bancs de l’école. La manière dont il parle au souverain respire une noble franchise. Son culte pour la royauté n’est pas de l’adulation pour le roi ; souvent il fait la critique directe des actes du gouvernement, par exemple des altérations de la monnaie, des illégalités dans l’appel au service militaire. Les libertés qu’il se donne font honneur au gouvernement qui les permit. A la façon dont il traite de péché mortel toute imposition de taxe nouvelle, toute exigence arbitraire dans la convocation du ban et de l’arrière-ban, on sent que l’esprit du moyen âge vit encore. Du Bois n’arriva pas aux fonctions élevées, et par là il put échapper aux réactions qui frappèrent les ministres de la politique de Philippe le Bel après la mort de ce prince ; mais il eut la fortune, que probablement il regarda comme sa meilleure récompense. La renommée lui est venue tardivement ; il a fallu les soins d’une critique pénétrante pour déjouer les efforts qu’il fît pour rester caché.

Ses écrits français anonymes furent sans doute répandus à grand nombre d’exemplaires dans le public ; ses écrits latins ne furent guère lus que de Philippe et de ses confidens. N’appartenant ni à une université, ni à un ordre religieux, il ne jouit d’aucun des privilèges qu’avaient ces grands corps pour décerner la réputation. Il fut, par l’obscurité où il resta, l’image vivante d’un règne où ne manqua pas le sens droit des affaires, mais où manqua la gloire du talent, où les plus grandes choses se firent presque à la dérobée, par des gens qui cachaient leur jeu et ne disaient pas leur secret. Il faut songer à la terreur que l’église exerçait ; on était obligé de procéder dans les ténèbres. Les écrits où l’on combattait les abus n’étant pas destinés au public, la forme en était très négligée ; on ne les signait pas, ils étaient peu copiés, le contenu était souvent dissimulé par un titre insignifiant ou trompeur.

L’originalité du rôle de Du Bois ne saurait en tout cas être contestée. On peut en un sens le regarder comme le plus ancien publiciste du moyen âge. Il fut un de ces légistes de bon sens, comme la France en a beaucoup connus, ardens promoteurs du progrès social, sans être ni des esprits éminens, ni des caractères fort élevés, animés d’un vrai sentiment de justice et de l’horreur des abus autres que ceux qui leur étaient profitables, ayant en tout, excepté en politique, un sentiment très droit de la justice, sans montrer jamais de grands scrupules sur le choix des moyens. Il fut en France le premier de ces avocats qui sortirent de la pratique des lois pour s’occuper de politique et d’administration ; mais il marqua aussi l’avènement de l’homme du tiers-état, arrivant à s’occuper des affaires publiques avec son bon sens, sa solidité d’esprit, sans brillant ni éclat. Le règne de Charles V réalisa en quelque sorte tout ce qu’il avait conçu. Son esprit sembla revivre dans ces juristes éminens qui, depuis le commencement du xive siècle jusqu’à nos jours, poursuivirent l’idéal d’une forte monarchie administrative sans libertés publiques, d’un état juste et bienfaisant pour tous sans garanties individuelles, d’une France puissante sans esprit civique, d’une église nationale, presque indépendante de celle de Rome, sans être libre ni séparée de la papauté, d’une maison royale à qui l’on demande de n’exister que pour la nation le lendemain du jour où l’on a détruit pour elle les pactes anciens, les privilèges, les droits locaux, en un mot tout ce qui constituait la nation.

Ernest Renan.
  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Voyez Bongars, Gesta Dei, I, p. 1162.
  3. Qu’on nous permette de citer en latin les belles paroles qui suivent : Vix autem reperiri posset aliquid in hoc mundo quod esset bonum ac expediens omni loco, omni tempore, omnibus personis. Idcirco variantur leges et statuta hominum secundum varietatem locorum, temporum, personarum, et quod sic fieri debeat, quum evidens utilitas hæc exposcit, multi philosophi docuerunt, et dominus ac magister omnium scientiarum, sanctorum patrum et philosophorum, ut sic fieri doceret et ut fieri non timeretur, plura quæ statuerat in veleri testamento mutavit in novo.
  4. Auteur de quatrains sur les miracles du Vieux-Testament célèbres au moyen âge.
  5. Quatrième partie de l’Opus majus, considérée comme un ouvrage à part.
  6. Ce personnage nous est inconnu. L’adage que l’on cite de lui,
    Felix quem faciunt aliena pericula cautum,
    prouve que son ouvrage était en vers. Le vers cité a si bonne tournure qu’on peut le croire ancien.
  7. Auteur de livres élémentaires sur le droit, natif de Bénévent.
  8. Tout ceci se rapporte à don Sanche IV, qui était mort depuis 1295 ; son fils Ferdinand IV n’avait que dix ans à la mort de son père. Du Bois suppose que le règne du père dure toujours.
  9. On ne voit pas bien sur quel raisonnement Du Bois fonde cette assertion.
  10. Du Bois exagère fort l’appui qu’Anastase II aurait prêté à l’hérésie : Acace était mort huit ans avant l’avènement d’Anastase II ; il s’agissait seulement de sa mémoire. On ne sait où Du Bois a vu qu’Anastase II fut déposé et fit une mauvaise fin.
  11. Elle a été connue de Raynouard, qui en a publié un fragment d’après le n° 77 du fonds de Brienne, dans ses Monumens historiques relatifs à la condamnation des chevaliers du Temple (Paris 1813), p. 41-42 (cf. p. 307). Elle a été citée par Dupuy dans son Histoire de la condamnation des templiers, t. I (nouvelle édition), p. 118, et par M. Rathery dans son Histoire des états-généraux de France, p. 59 et 60.
  12. N° 11, ci-dessous.
  13. Il s’agit d’Adrien Ier. La raison de l’assertion de Du Bois ne se laisse pas entrevoir.