Un Récit du moyen âge

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Un Récit du moyen âge
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 919-942).
UN
RÉCIT DU MOYEN AGE

The Cloister and the Hearth, a tale of Middle Ages, by Charles Reade, 4 vols. London. Trübner and C°. 1861.

Parmi les romanciers anglais contemporains, M. Charles Reade nous paraît avoir conquis depuis quelques années une place à part, voisine de celle des plus accrédités, mais qu’on lui a vivement contestée, et qu’il lui a fallu obtenir de haute lutte. Il l’aurait occupée plus tôt, et sa rapide popularité aurait trouvé de plus faciles acquiescemens auprès de la critique, si les très réelles qualités de ce fécond et facile improvisateur eussent été moins mêlées de défauts saillans, de prétentions naïvement étalées, et si un malheureux instinct de « combativité » ne l’avait sans cesse poussé à exercer contre tous ceux qui, justement ou non, s’arrogeaient le droit de le censurer, des représailles toujours trop vives, rarement convenables et nécessairement entachées de quelque ridicule. Doué comme l’est M. Reade, il avait à sa disposition la meilleure et presque la seule revanche dont puisse user un écrivain qui se croit l’objet d’un déni de justice, et sa dignité aussi bien que son repos eussent gagné à ce qu’il ne répondît jamais, puisqu’après tout il réussissait presque toujours.

Un des caractères particuliers de son œuvre est une variété qui surprend. Son instinct de conteur inconstant et vagabond l’entraîne aux entreprises les plus diverses. Avec l’humeur batailleuse d’un bachi-bozouk, il est tout aussi nomade que ces aventureux cavaliers, tout aussi peu disposé à suivre paisiblement sa route dans telle ou telle direction adoptée d’avance. On croirait volontiers qu’un changement complet de milieu ranime et ravive son imagination épuisée après chaque effort, et que, pour s’être mis tout entier dans chacune de ces tentatives passionnées, il n’en éprouve que mieux l’impérieux besoin de chercher, au plus loin du terrain fouillé, parcouru en tous sens, exploité à fond, un autre champ de conquête, un autre butin, des hasards nouveaux. Le premier de ses romans qui ait attiré l’attention sur lui, Peg Woffington, était une étude des mœurs dramatiques anglaises au XVIIIe siècle en même temps que la peinture assez vive des coquetteries de coulisse à cette époque légère. Vint ensuite, si nos souvenirs sont fidèles, une idylle écossaise, Christie Johnstone, où, sans transition aucune, nous passions de l’atmosphère des boudoirs à celle des pêcheries, et où les naïves amours d’une fille du peuple succédaient aux galanteries cavalières d’une spirituelle actrice. Plus tard, les White Lies, — malheureux effort! — eurent pour théâtre la Bretagne insurgée, et il ne tiendrait qu’à nous, — mais la complaisance serait poussée un peu loin, — d’y signaler une peinture de nos mœurs sous le directoire et le consulat. Dans le volume étrangement intitulé Cream, à côté de l’autobiographie d’un voleur et de l’homme à tout faire (Jack of all trades), l’auteur étudie avec un soin tout particulier Mademoiselle-Djeck, l’éléphant femelle que nous vîmes naguère émerveiller les habitués du Cirque-Olympique. Puis, jaloux peut-être des palmes socialistes cueillies par Charles Dickens, Charles Reade se prit corps à corps avec les abus du régime pénitentiaire anglais, et c’est alors qu’il obtint son premier grand succès bien incontestable et très mérité. Une analyse intelligente a fait connaître aux lecteurs de la Revue le roman auquel nous faisons allusion (It’s never too late to mend)[1], et nous n’avons qu’à leur rappeler ce terrible intérieur de prison moderne, ces tableaux dramatiques de la vie des convicts en Australie, pour leur faire apprécier cette faculté, cette habitude de transformation que nous signalons comme le caractère spécial du talent de M. Reade. Immédiatement après cette œuvre fiévreuse, on pouvait, on devait s’attendre à quelque simple histoire d’amour, lestement et gaîment contée. Ce fut en effet ce qui arriva. Love me little, love me long n’est pas autre chose qu’un marivaudage parfois assez fin, assez élégant, et la longue paraphrase anglaise d’une petite comédie de Scribe, la Haine d’une Femme.

Or, de même que M. Reade avait brusquement ramené ses lecteurs des districts aurifères de la Nouvelle-Galles au fond d’un paisible comté d’Angleterre, il devait ensuite, cherchant toujours des routes nouvelles, les dépayser par quelque saillie tout à fait inattendue. Son dernier ouvrage, qui affronte ouvertement le reproche d’anachronisme, est une légende du moyen âge, un de ces « romans historiques » comme il y en eut tant de 1820 à 1830. L’histoire même de ce dernier-né offre d’assez curieuses particularités, et de son immense vogue (quatre éditions en six mois) on pourrait tirer une singulière moralité. Pour un de ces recueils hebdomadaires illustrés et à bas prix que la popularité acquise aux Houschold Words multiplie depuis trois ou quatre ans chez nos voisins[2], M. Reade avait écrit sous ce titre : « A good Fight, une simple nouvelle, esquissée en quelques chapitres. Le sujet, à ce qu’il paraît, n’était pas absolument neuf, et on a signalé, dans les anciens numéros du Blackwood’s Magazine, un récit, traduit du français[3], où se retrouve, avec quelques variantes essentielles, la donnée première du dernier récit de M. Reade. Quoi qu’il en soit, la nouvelle dont nous parlons fut bien accueillie, et l’auteur, prenant son succès en considération, crut voir dans ce texte primitif un cadre qui pouvait notablement s’élargir. Il le reprit donc en sous-œuvre, et, usant cette fois d’un procédé qui entrait, dit-on, dans les habitudes littéraires de l’auteur de la Peau de Chagrin, il lui donna des développemens qui l’augmentèrent des quatre cinquièmes. C’est ainsi que, changeant aussi de titre, A good Fight devint The Cloister and the Hearts. Ces détails curieux nous sont donnés par M. Reade lui-même dans une préface de quelques lignes où il affirme que ce remaniement lui a coûté toute une année de travaux assidus. Nous l’en croyons d’autant plus aisément que, contrairement à ses habitudes, l’érudition joue un certain rôle dans le dernier de ses romans. M. Reade paraît s’être piqué de donner une certaine valeur historique à cette légende, qui serait, dans sa pensée, une esquisse de la civilisation européenne pendant la seconde moitié du XVe siècle. Peut-être perdrait-elle à être uniquement envisagée sous ce rapport, peut-être une science toute spéciale, celle d’Alexis Monteil par exemple, aurait-elle à signaler bon nombre d’inexactitudes ou de contre-sens dans ce travail où l’imagination domine ; mais ce n’est nullement à ce point de vue qu’une critique intelligente peut et doit s’en occuper. Les objections d’un archéologue, d’un archiviste, ne seraient pas plus de mise contre les erreurs de M. Reade que celles d’un géographe ou même d’un historien contre celles de Shakspeare. Il suffit au romancier, comme au poète, de saisir les traits généraux d’une époque donnée et de reconstituer, par une synthèse dont tous deux ont le secret, les êtres humains tels qu’ils vécurent, pensèrent, agirent en un certain point de l’espace et du temps. On ne saurait leur demander plus; le reste est affaire de compilateur patient, de greffier exact, de bibliothécaire laborieux, gens utiles à coup sûr, ouvriers excellens pour déblayer le terrain, ouvrir des vues, fournir des matériaux, mais dont le travail méritoire, — faute de ce jet de flamme que le génie porte au front, — demeure enfoui dans les ténébreuses profondeurs où se cachent les bases de l’édifice aérien que l’histoire maintient debout, et que la fiction vient ensuite décorer de marbre et d’or, revêtir de sculptures et de couleurs attrayantes. A d’autres donc, s’il s’en trouve que tente cette besogne ingrate, le souci de redresser, aux points où elle faiblit, la science incomplète de M. Reade. Nous ne nous réservons aujourd’hui que le droit d’analyse, et tout au plus entendons-nous protester contre ce qui çà et là, dans cette œuvre d’imagination, nous paraîtrait une tache, une lacune, au point de vue strictement littéraire.


I.

A Tergou, petite ville hollandaise, vivaient, sous le règne de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, Elias et Catherine, couple patriarcal, enrichi de neuf enfans par le ciel miséricordieux. Au moment où nous pénétrons sous le toit de ces modestes commerçans, c’est-à-dire vers l’année 1465, les aînés se sont envolés déjà du nid paternel, et gagnent leur vie au loin. A chaque départ, le père et la mère se sont affligés en voyant, autour de la vieille table de chêne, des vides se faire, et tandis que Catherine cherchait à cacher une larme : « Ecartez vos sièges! » disait Elias, lui aussi près de pleurer. Cinq enfans leur restent encore, dont deux incapables de tout métier, et deux qui ne veulent en embrasser aucun. Les deux premiers sont le nain Giles, pétri de malice, miracle d’agilité, griffes de chat, voix de Stentor, et la pâle Catherine, pauvre enfant infirme et douce, qui se traîne péniblement sur ses béquilles ; les deux autres, Sybrandt et Cornélis, l’un trop paresseux pour vouloir gagner son pain, l’autre toujours absorbé en de vils calculs et ne songeant qu’à se faire une large part dans l’héritage paternel; avec eux, au-dessus d’eux, l’orgueil et l’espoir de la famille, Gérard le lettré, Gérard l’artiste, le calligraphe, l’enlumineur de manuscrits, le jeune protégé de Marguerite Van-Eyck. Les Van-Eyck, ces inventeurs de la peinture à l’huile, sont morts l’un après l’autre; leur sœur, qui résidait auprès d’eux, est venue se fixer à Tergou, et là, restée seule au monde, elle s’est prise d’une affection toute maternelle pour le fils d’Elias, ce jeune homme si beau, si doux, si appliqué, si reconnaissant.

Élevé dans un couvent, promis à l’église, ce jouvenceau nous apparaît tout d’abord cheminant en habits de gala vers Rotterdam. La ville est en fête, et Gérard y porte une lettre de recommandation de sa protectrice, qui le signale aux bontés de la jeune duchesse Marie. Un vieillard pauvrement vêtu, une jeune fille au bras de laquelle il s’appuie, suivent à pied le même chemin. L’un est à bout de forces, et l’autre se désespère. Derrière eux se prélasse sur sa mule caparaçonnée d’écarlate, une bourse à la ceinture et bien emmitouflé dans sa tunique fourrée de vair, maître Ghysbrecht van Swieten, le bourgmestre de Tergou. Sachez-le d’avance, ce Ghysbrecht n’est rien moins qu’un honnête homme, et la vue du bon vieillard qu’il éclabousse en passant réveille en lui d’anciens remords. Si le vénérable bourgmestre eût été toujours probe. Peter Brandt que voilà ne serait pas dans la misère, et sa jolie fille Marguerite, la perle de Sevenbergen, ne se rendrait pas en aussi triste condition aux kermesses de Rotterdam. En revanche elle ne rencontrerait pas sur la grand’route le candide Gérard Eliassoen, enhardi à lui offrir son aide par l’embarras où il la voit, ils n’échangeraient pas ces paroles d’abord timides, puis de plus en plus amicales, et ce sourire d’intelligence qui les lie déjà l’un à l’autre.

Séparés à l’entrée de la ville et perdus ensemble dans la foule qui de tous côtés bruit et ruisselle, ces jeunes cœurs se retrouveront. C’est grâce à Gérard que Peter Brandt et Marguerite perceront la haie de sentinelles qui barre aux manans l’entrée de la stadt-house. Il a déjà été leur providence là-bas, sur le grand chemin, alors que le vieillard se sentait hors d’état d’avancer. Il l’est encore dans ce palais, où ils ne seraient point admis sans la précieuse lettre de la sœur des Van-Eyck. Grâce à ce merveilleux passeport, Gérard se trouve bientôt reçu chez la princesse Marie; il n’en sort qu’après avoir été comblé de présens, et avec la promesse très solennelle qu’aussitôt dans les ordres on lui procurera dans le voisinage de Tergou quelque opulente prébende. Le candide lévite s’en réjouit sans arrière-pensée, et Marguerite elle-même ne verrait dans cette chance d’avenir qu’un sujet de sincères félicitations. Ils ne savent guère, ni l’un ni l’autre, que leur destinée, à tous deux, vient de se sceller presque irrévocablement.

Ils auront beau s’aimer en effet, l’ambition de la famille, éveillée par la perspective maintenant ouverte, se placera d’abord entre eux; puis le vieux Ghysbrecht, qui a tout intérêt à laisser dans leur misère désarmée le malheureux Peter Brandt et sa fille, déterminera sans peine Elias à se montrer sévère. Le bourgmestre a d’ailleurs, pour servir sans le savoir ses odieux projets, l’appui des deux méchans frères de Gérard. Grâce à eux, l’espionnage, les sourdes machinations sont à l’œuvre sous ce toit béni du ciel, où régnaient naguère la paix et la concorde. Ils découvrent, ils livrent à leur père indigné une image où le pinceau de Gérard a reproduit les traits purs de Marguerite, ses cheveux aux reflets enflammés, ses grands yeux violets, et cette œuvre d’amour retourne. brutalement déchirée, aux mains qui l’avaient tracée sur le vélin : rigueur imprudente et vain outrage qui mettent du parti de Gérard et sa mère Catherine, et, — ce qui importe plus encore, — Marguerite Van-Eyck, la jeune fille qui jusqu’alors se défendait de répondre à sa tendresse. Elle refuse encore de quitter son père pour suivre Gérard en Italie; mais elle consent à lui donner sa main. Par malheur, le terrible bourgmestre a l’œil sur leur innocent complot, et Gérard, au pied même de l’autel, est arrêté au nom de son père absent, mais en réalité par ordre du magistrat prévaricateur.

Cet emprisonnement de quelques heures dans la stadt-house de Tergou serait en soi-même un obstacle bien éphémère, un incident sans portée: mais le hasard en décide autrement. Dans un vieux bahut où sont les archives communales, Ghysbrecht a caché (Dieu sait pourquoi) un document qui l’incrimine, l’acte même en vertu duquel il a déloyalement privé Peter Brandt de l’héritage auquel ce dernier avait droit. Gérard, en travaillant à sa délivrance, brise le meuble vermoulu, et, par manière de représailles, emporte les parchemins moisis qu’il renfermait. La persécution du bourgmestre va désormais devenir implacable; du moment où, sans le savoir encore, Gérard est détenteur d’un titre qui, rendu public, ruinerait Ghysbrecht dans sa fortune et dans sa bonne renommée, il faut que Gérard s’éloigne ou périsse.

C’est chez Marguerite, c’est dans la chambre même de la jeune fille que s’est réfugié le fils d’Elias après son évasion de la stadt-house. C’est là qu’il échappe miraculeusement, grâce à la connivence d’un des limiers de la police municipale, aux poursuites acharnées dont Ghysbrecht a donné le signal. Après cette crise violente, les deux jeunes gens, restés seuls, tombent dans les bras l’un de l’autre. Fiancés depuis quelque temps, presque mariés la veille, se croyant certains d’être unis le lendemain, exaltés par le danger récent, ils succombent,... et dès le lendemain ils seront cruellement punis de leur imprudence. Le lendemain en effet, les poursuites recommencent, et cette fois dirigées par le bourgmestre en personne. Sur le point d’être atteint, Gérard se retourne et frappe son ennemi, qui vide les arçons de sa mule et dont la bourse tombe à côté de lui. Gérard, du premier mouvement, s’empare de cette bourse. Voleur et presque assassin, la potence est devant lui. Nul autre parti à prendre qu’une expatriation immédiate. Il franchit donc la frontière avec l’aide d’un vieux soldat, l’hôte et l’ami de sa Marguerite, de sa Marguerite qui retourne inquiète au foyer paternel. Elle y rapporte le déshonneur et ses angoisses.

Ici le roman se dédouble, et, en vertu d’un procédé familier aux conteurs anglais de nos jours, on suit, par chapitres alternés, les vicissitudes bien diverses de ces deux existences maintenant séparées, celle du jeune artiste en route vers l’Italie, et celle de la pauvre enfant restée au pays natal pour y lutter, toujours énergique et patiente, contre la malveillance, le mépris, la misère. Plus variée, plus aventureuse, la première amuse l’esprit ; la seconde, plus simple et plus vraie, intéresse et captive le cœur. Toutes deux sont étudiées avec zèle et non sans talent ; mais les épisodes variés qui composent l’épopée du voyageur, purement fortuits, purement arbitraires, sont dans le roman comme une série de brillans hors-d’œuvre, tandis que l’analyse patiente de la situation avec laquelle se débat Marguerite, en même temps qu’elle sert à mettre en relief un caractère type, — celui de la femme du nord forte et résignée, sérieuse et tendre, docile à tout conseil, mais inébranlable dans sa fidélité, — cette situation, dirons-nous, ne nous laisse pas perdre un instant de vue le sujet lui-même, et c’est à elle qu’il doit son unité, quelque peu troublée par les aventures de Gérard.

L’histoire du jeune voyageur doit son principal attrait à la vivacité des tableaux successifs qu’elle fait passer sous nos yeux. M. Reade a l’instinct du détail à un degré supérieur. Le tact, la mesure, le sentiment des proportions justes et de la couleur exacte lui manquent souvent: mais, sans cesse visant au plus grand effet possible, il l’atteint parfois d’une façon surprenante. Ses figures grimacent, mais elles vivent ; son dialogue impétueux, pour ainsi dire haletant, ne lasse que par momens, et quand il ne lasse pas, pétille et grise. Ses descriptions, d’une exactitude en quelque sorte effrénée et çà et là rebutante, ont le mérite capital de s’imposer à la mémoire et d’y rester parfaitement nettes. De ces hôtelleries du XVe siècle qu’il nous montre dans toutes leurs variétés, en Allemagne, en France, en Italie, pas une ne ressemble à l’autre, et toutes ont un cachet de vraisemblance qui fait illusion. Je n’en dirai pas autant des monastères, bien autrement peints par Walter Scott et Thomas Carlyle. Quant aux personnages pris à dessein dans toutes les classes, ils ont, à peu d’exceptions près, une vérité relative incontestable. Et ceux-là ne sont pas les moins bien traités qui, à peine entrevus, ne se montrent qu’un instant dans ces pages vraiment fourmillantes. Prenons par exemple le duc de Bourgogne, le plus important au point de vue historique, mais qui ne figure qu’à titre de comparse dans ce drame essentiellement bourgeois :


« Très haut et puissant prince Philippe le Bon, duc de Bourgogne, Luxembourg et Brabant, comte de Hollande et Zélande, etc., était d’humeur versatile. Il se battait au besoin tout aussi bien que pas un roi vivant, et tout aussi bien qu’aucun savait mentir, à l’exception cependant du roi de France[4]. Il était grand chasseur, en état pourtant de lire et d’écrire. Ses goûts, fort ardens, embrassaient plus d’un objet. Il aimait, comme une femme, les bijoux et les toilettes somptueuses. Il aimait aussi beaucoup les demoiselles d’honneur, et en général les choses peintes; pour preuve, citons les lettres de noblesse conférées à Van Eyck. Il se passionnait pour les géans, les nains, les Turcs. De ces derniers, il avait toujours quelques échantillons debout devant lui, coiffés de turbans et resplendissans de pierreries. Ses agens les embauchaient à Stamboul au moyen de belles promesses; mais quand il tenait ces pauvres diables, il les baptisait de force en un grand cuvier, et ceci fait, les laissant à leur aise se prosterner du côté de La Mecque ou invoquer Mahomet, il riait de la simplicité avec laquelle ils se croyaient encore païens. Il avait des lions en cage et des léopards dressés par des bestiaires d’Orient à forcer les cerfs et les lièvres. Bref, il goûtait toutes raretés, sauf cependant les vertus de bon aloi, qu’il jugeait stupides.»


Le vieux soldat dont nous avons déjà parlé, Martin Wittenhagen, a sur la conscience d’avoir, en aidant Gérard à fuir, tué deux ou trois des limiers dont la police se servait pour traquer le gibier humain signalé à ses poursuites. Il se trouve plus tard, pendant une chasse organisée par le duc, en tête-à-tête avec ce prince . à qui naguère, en un combat, il avait bénévolement servi de bouclier. Encouragé par ce souvenir, il profite de l’occasion pour demander sa grâce, et par surcroît celle de son ami.


« ... Une chasse à l’homme! dit le duc un peu rêveur. Je n’ai jamais eu la chance d’assister à rien de pareil,

« — La chance était mince pour moi, repartit Martin... J’étais devant les chiens, et non derrière... J’avais le mauvais côté.

« — Au fait, c’est vrai, j’oubliais ce détail... Et le prince en voulut un peu moins à la destinée... Maintenant que désires-tu de moi?

« — Un franc pardon, votre altesse, pour moi et pour ce jeune homme.

« — Pardon de quel crime?

« — Évasion d’abord.

«— Va toujours... L’oiseau doit chercher à quitter la cage. C’est pur instinct. Et puis emprisonner un pauvre jeune homme parce qu’il s’est mis l’amour en tête... Ce bourgmestre n’a vraiment pas le sens commun... Y a-t-il autre chose?

« — Le bourgmestre a été battu. « — Bah! l’ours acculé fait tête aux chiens... C’est son droit, et je le tiens pour meilleur que l’homme qui le lui contesterait. Quoi donc encore?

« — La mise à mort des limiers. »

« Ici la physionomie du duc prit une expression moins sereine.

« — Remarquez, altesse, qu’il s’agissait pour nous de les tuer ou de périr.

« — A la bonne heure;... mais je n’entends pas que mes limiers,... mes beaux limiers soient sacrifiés à...

« — Non, non, ces chiens n’étaient point de votre meute.

« — Et de laquelle donc?

«  — Celle du ranger[5].

« — Ah! j’en suis bien fâché pour lui;... mais, comme je viens de le dire, je ne puis pas sacrifier mes bons vieux soldats à ses limiers... Tu auras ta grâce, mon camarade.

« — Et celle de Gérard?

« — Celle de Gérard aussi, accordée à tes mérites... »


Plus tard, après avoir raconté la mort de ce joyeux prince devenu vieux, et que la médecine ne sut pas guérir de sa « diphthérite, » faute d’un singe qu’on pût écorcher pour revêtir de sa peau fumante encore l’altesse moribonde, le romancier continue en ces termes : «Philippe le Bon, ainsi expédié selon les règles, laissait trente et un enfans, dont un se trouva par hasard être légitime, lequel régna en sa place. Le bon duc avait pourvu, sur les trente restant, au sort de dix-neuf. Le surplus se tira d’affaire chacun selon ses moyens. » Il n’est guère dit autre chose du fils de Jean sans Peur dans le roman de M. Reade; mais à bon entendeur cela suffit, et le portrait nous paraît d’une ressemblance très satisfaisante.

Denys de Remiremont, l’arbalétrier bourguignon que Gérard Eliassoen rencontre dans les environs de Düsseldorff, et qui, s’attachant au jeune Allemand, fait route avec lui pendant une grande partie du voyage à travers la France, est un bon spécimen de ce qu’on appelait alors un « soudard. » Ce bohémien militaire, cherchant partout fortune à la pointe de l’épée, hâbleur et buveur intrépide, dur à la souffrance, gai dans le péril, vert galant incorrigible, et guéri de bien des préjugés par une expérimentation philosophique de toutes les crises que la vie puisse subir, fournit un heureux contraste à la timidité enthousiaste, à la fidélité romanesque et naïve de l’honnête Gérard. D’abord effarouché par les façons brutales et les blasphèmes continuels de ce « diable à quatre, » le fils d’Elias ne s’habitue que par degrés à discerner, sous ces dehors inquiétans, un cœur dévoué, une bonté native que les sanglantes épreuves de la guerre n’ont pu détruire. Cette opposition, heureusement ménagée, donne un véritable charme à quelques-uns des épisodes où ils figurent ensemble, et particulièrement à la terrible lutte qu’ils engagent avec une ourse dont le nourrisson est tombé sous les carreaux de l’arbalète que Denys manœuvre si bien. On la retrouve dans une autre scène, moins vantée, mais que nous préférons, celle où nos deux compagnons rencontrent sur le grand chemin toute une population, transférée d’un village à un autre par ordre du bon duc Philippe.


« Une douzaine de piquiers, accompagnés de quelques gens de police, poussaient devant eux une troupe de bipèdes. Ces créatures, — une centaine et plus, — étaient d’âge divers, et un fort petit nombre avaient atteint les limites de la vieillesse. Les mâles étaient abattus et silencieux. Des femelles venait tout le bruit qui avait fait dresser l’oreille à nos voyageurs. Pour ne pas tenir nos lecteurs en suspens, avouons sans plus tarder que c’étaient des hommes et des femmes.

« Juste ciel! s’écria Gérard, quelle bande nombreuse!... Mais, attendez donc!... tous ces enfans ne sont sûrement pas des voleurs... Et d’ailleurs en voici qui ont des armes. Qu’est ce que cela peut être, mon bon Denys?

« Denys lui conseilla de poser sa question au « bourgeois » qui portait un signe d’autorité. — Vous êtes en Bourgogne, ajouta-t-il, et toute question civile ici trouve sa réponse.

« Gérard alla vers l’officier public, et ils échangèrent un salut courtois. — Par Notre-Dame, messire, que faites-vous donc de ces pauvres croquans?

« — Et que vous importe? répliqua le fonctionnaire, déjà imbu de quelques soupçons.

« — Je suis étranger, mon digne maître, et j’ai soif de m’instruire.

« — Ceci est une autre question... Ce que nous en faisons, n’est-ce pas?... Hem!... Et pourquoi nous... Entendez-vous, Jacques, la question de cet étranger?... Et une certaine envie de rire chatouillait les muscles faciaux de ces deux machines humaines; mais les deux agens se continrent, et, se retournant du côté de Gérard : — Ce que nous faisons?... Hum!... reprit l’interlocuteur de Gérard, s’arrêtant encore, à la recherche d’un seul mot qui expliquât tout... Ce que nous faisons, mon gars?... Nous transvasons.

« — Transvaser,... c’est verser d’un vase dans un autre.

« — Précisément... — Et il expliqua que l’an passé le bourg de Charmes ayant été dépeuplé par une épidémie, des maisons entières y étaient inoccupées, et certains métiers complètement abandonnés. On avait eu grand’peine à rentrer le seigle. La moitié du chanvre avait été perdue. Les baillis et maires en avaient écrit au secrétaire du duc, et le duc s’était enquis pour savoir laquelle de ses bonnes villes avait un trop-plein d’habitans. Le bailli de Toul déclarant qu’il en était ainsi chez lui, on lui avait enjoint d’expédier immédiatement cinq ou six douzaines de ses administrés. Ainsi transvasait-on de la ville pleine dans celle où la maladie avait fait des vides. — Et n’est-ce pas un bienfait de monseigneur, vrai père du peuple, ajoutait le commissaire, que de ne laisser en rien s’affaiblir son duché, ni se dépeupler ses villes soit par l’épée, soit par la contagion? A l’une il fait face avec la pique et l’arbalète (salut ici au sergent et à Denys), à l’autre avec sa bonne police. Longue vie au duc!...

« Les piquiers ne pouvaient pas se laisser damer le pion en fait de fidélité monarchique. Aussi leurs voix de Stentor firent-elles écho : Longue vie au duc! Puis les transvasés eux-mêmes, en partie parce que la féale obéissance était alors un sentiment comme instinctif, en partie parce qu’ils pouvaient craindre, s’ils restaient muets, quelque aggravation à leur misère, poussèrent tout tremblans un cri qui résonnait moins : Longue vie au duc!

« Mais aussitôt la nature outragée prit sa revanche. L’expression du sentiment factice provoqua peut-être celle du sentiment véritable, car immétliatement après cette clameur servile, une plainte haute et perçante jaillit du cœur de chaque femme, un gémissement sourd échappa aux lèvres de chaque homme. L’effet en fut tel que les piquiers, abasourdis, firent halte sans commandement, comme si une muraille de mortelles angoisses se fût tout à coup dressée devant eux.

« — En avant! hurla le sergent d’armes. Et ils reprirent leur marche, mais avec des murmures et des imprécations.

« — Ah! la vilaine musique! dit l’officier municipal, ému lui aussi. Les malheureux! les ingrats!... D’un endroit où ils sont de trop, où ils meurent de faim, on les envoie là où ils sont attendus, désirés... De la disette à l’abondance... Et ils osent se plaindre!... Ne dirait-on pas qu’on les chasse de la Bourgogne?...

« A mesure que les femmes pleurant, et les hommes l’œil à terre, défilaient devant nos voyageurs, Gérard s’efforçait d’articuler quelques paroles consolantes; mais elles lui restaient à la gorge. — Allons-nous-en, Denys! dit-il enfin, car son âme d’artiste répugnait aux impressions pénibles, et ne pouvait s’astreindre à contempler une misère pour laquelle il ne savait aucun remède. Se dérobant à ces soupirs, à ces gémissemens, il courait presque.

« — Eh! camarade, reprit Denys, vous voilà de la couleur des citrons... Pourquoi diable prendre à cœur si vivement les peines d’autrui? Je ne sais pas une de ces gémissantes coquefredouilles qui ne te vît, toi, étranger, pendu haut et court, sans cligner de l’œil.

« Gérard l’écoutait à peine.

« — Les transvaser, murmurait-il d’une voix émue, comme si le sang n’était pas plus précieux que le vin!... Ah! méchans princes, loups dévorans! Pauvres gens, pauvres gens!... Leur peine, Denys, me rappelle la mienne... Hélas!...

« — Ici, mon brave, vous êtes dans le vrai... Que vous, pauvre diable de Hollande, soyez chassé devers Rome, voilà qui est digne de pitié... Mais ces roquets pleurards, quel dommage souffrent-ils? Ils sont plus d’une centaine pour se tenir compagnie... Et encore ne sortent-ils pas de la Bourgogne.

« — Mieux leur eût valu n’y jamais entrer.

« — Voulez-vous bien vous taire, méchant?... Ils vont d’un village à un autre... Un simple trajet de mule... Tandis que toi, mon camarade... Allons, allons, pas un mot de plus... Courage, courage!... Le diable est mort! »

A travers mille périls et mille avanies, séparé de son ami l’arbalétrier par le bâtard Antoine de Bourgogne, qui enlève de force, pour l’emmener combattre les rebelles flamands, ce valeureux compagnon, — accusé de sorcellerie par des bourgeois ignorans, — détroussé sur le grand chemin par un bandit de haut lignage, — après cette mésaventure, exposé à mourir de froid et de faim, Gérard est recueilli par une charitable servante, puis associé successivement aux destinées vagabondes d’un mendiant et à celles d’un jeune seigneur qui, accomplissant un pèlerinage expiatoire, s’impose de suivre comme valet le malheureux voyageur qu’il a secouru. Bref, après avoir échappé comme par miracle à des assassins qu’il incendie dans leur repaire, il franchit à la suite d’un charitable négociant les barrières impénétrables que les Alpes plaçaient entre lui et l’Italie. Il traverse les plaines lombardes, passe à Venise et arrive enfin à Rome, où le jette une tempête assez semblable à celle qui jadis, sur le rivage lavinien, poussa le pieux Énée.

Là, sous un ciel plus clément, dans un milieu plus civilisé, l’artiste érudit, le calligraphe habile va trouver une vie plus douce. Les protectrices ne lui manquent point; la plus active de toutes est une pauvre femme, de passage sur le navire qui l’amenait, et dont il a sauvé l’enfant pendant la tempête qui a failli les faire sombrer en vue des côtes. Teresa n’est à la vérité que la femme d’un personnage, fort équivoque, cumulant le métier d’espion et celui de bravo; mais dans la Rome de Pie II (Piccolomini) la bonne volonté de pareilles gens n’était pas le moyen le moins efficace de se frayer un chemin dans le monde. Aussi, d’échelon en échelon, Gérard se trouve-t-il bientôt sous la protection de fra Colonna, noble florentin qui s’est fait moine à vingt ans pour se livrer en paix à l’étude des arts et de l’antiquité. Ce dominicain païen et dilettante, digne contemporain de Poggio Bracciolini et de Laurent Valla, mène une existence des plus enviables au milieu des manuscrits du Vatican : il courtise là tour à tour la philologie grecque ou latine, les systèmes philosophiques de l’Orient, les spéculations hasardeuses de l’alchimie, mêlant le goût des arts à celui des sciences abstraites, heureux de savoir à peu près tout, plus heureux de ne croire à presque rien. Grâce à lui, Gérard devient le secrétaire et l’hôte de maint personnage en crédit; il dîne chez le cardinal Bessarion, déjà patriarche de Constantinople et en voie de papauté, lequel, un beau jour, l’introduit au Vatican, Tout en y copiant, sous la direction du secrétaire particulier de sa sainteté, un vieux manuscrit des Vies de Plutarque, le jeune calligraphe y lie connaissance avec le neveu du pape, et même certain jour se trouve mêlé, comme auditeur, à une conversation où le pape, Æneas Sylvius Piccolomini. prend familièrement la parole. Voici, par extraits, ce passage curieux à plus d’un titre. Le pape est survenu fort à propos pour interrompre une discussion très animée entre son neveu, Jacques Bonaventura, et le protégé de Colonna. Le premier censure aigrement, le second défend avec ardeur un des rites romains, — la bénédiction solennelle des quadrupèdes. Au plus fort de la querelle, un rideau s’entr’ouvre, un vieillard à barbe blanche et soyeuse passe à travers les plis du velours sa tête coiffée d’une calotte pourpre; un sourire indulgent est sur ses lèvres. Ils reconnaissent le pape et tombent à genoux.


« — Relevez-vous, mes enfans, dit-il presque fâché. Je ne suis pas venu dans cet endroit reculé pour y faire parade. Où en est Plutarque?

«Et, après avoir complimenté Gérard, dont le cœur battait de joie : — Ah! ce Plutarque,... quel génie merveilleux! n’est-il pas vrai, Francesco?... Comme ses caractères sont vivans ! comme chacun d’eux diffère des autres, et comme dans tous on reconnaît la nature !

« JACQUES BONAVENTURA. — Parlez-moi du signer Boccaccio.

« LE PAPE. — Un conteur excellent, mon capitaine, et qui écrit l’italien d’une manière exquise, mais, après tout, une intelligence monotone. Les frati, les nonnes, jamais ne furent tous si déréglés. Une ou deux de leurs historiettes scandaleuses pourraient divertir; mais, prodiguées ainsi à la douzaine, elles donnent de l’époque une idée fausse, et attristent le cœur de qui veut aimer ses semblables. Boccaccio de plus n’entend rien à la peinture des caractères. Ce Grec au contraire est maître suprême en ce grand art... Sa plume est un ciseau de sculpteur... Puis (tournant les pages) voyez comme nous entrons ici dans le vrai monde, les grandes affaires guerrières et politiques, où l’amour ne tient plus que sa juste place... Ses grands hommes ne sont, pas plus que les nôtres, sans cesse préoccupés de pourchasser une femme... À ce vaste et fertile champ de blé, ne comparez jamais l’étroit jardin de Boccaccio et l’horizon restreint où il enferme ses joies illicites.

« — Ne dit-on pas que votre sainteté a écrit un roman?

« — Ma sainteté a fait mainte sottise dont elle s’est repentie trop tard... Lorsque je m’occupais de ces bagatelles, je ne pensais guère que je dusse être un jour le chef de l’église.

« — Je le cherche en vain pour l’ajouter à ma pauvre collection.

« — Tant mieux donc! Les ordres stricts que je donnai, il y a quatre ans, pour faire anéantir tous les exemplaires qui existaient en Italie ont, je le vois, reçu leur exécution... Consolez-vous du reste... Je ne sais quel malavisé a traduit ce livre en langue française... Au prix de l’exil, vous pourrez le lire.

« — Réduits à cette extrémité, nous n’avons plus qu’à implorer votre bon vouloir indulgent... Ne daigneriez-vous pas nous donner sur cet ouvrage votre jugement infaillible?

« — Doucement, doucement, mon bon Colonna!... Les romans d’un pape ne sont pas articles de foi... Je ne puis que vous faire connaître, en toute sincérité, mon opinion sur ce livre. Il avait, pour autant que je me le rappelle, tous les défauts de Boccaccio, sans cette forme choisie, ce pur langage italien qui les dissimule et les excuse.

« COLONNA. — Votre sainteté, nous le savons, méprise Æneas Sylvius; mais elle trouvera peu de gens de son avis[6]... Je lui ferais tort en vous constituant son juge. Peut-être votre sainteté serait-elle plus impartiale en décidant la question qui tout à l’heure divisait ces deux enfans...

«Le pape hésita. Tandis qu’il parlait de Plutarque, sa physionomie naguère s’était animée, ses yeux jetaient même quelques éclairs; mais son attitude en général n’était pas celle que les jeunes personnes supposent celle d’un pape. Pour la décrire, il me faut employer un mot français, gentilhomme blasé, — un patricien élevé avec soin, ayant tout fait, tout dit, tout vu, tout appris, et dont le corps s’en allait s’usant chaque jour; mais sa langueur habituelle parut redoubler, tandis qu’il écoutait la requête du dominicain.

« — Pense donc, mon pauvre Francesco, lui dit-il, que ma vie s’est passée à faire de la controverse, et que j’en suis excédé. C’est Plutarque, et non les théologiens, que je suis venu chercher dans cette calme retraite... »


Pressé de toutes parts, Pie II entame une dissertation en règle sur la difficulté qu’on lui propose, et dès le début, voulant remonter à l’origine des choses, il invoque les témoignages historiques les plus anciens.


« Hérodote! s’écrie Colonna.

« — En aucune façon : Hérodote là-dessus ne fait pas autorité. Nous serions vraiment bien partagés, en fait d’histoire ancienne, si nous n’avions à compter que sur vos Grecs... Ils n’ont écrit que sur le dernier feuillet de ce grand livre, l’antiquité.

« Le moine soupira devant ces hérésies d’un pape, blasphémant ses demi-dieux.

« — C’est de la Vulgate que je veux parler, reprit le pontife... Une histoire qui remonte à trente siècles au-delà de celui que les pédans appellent le père de l’histoire.

« COLONNA. — La Vulgate, en vérité? J’implore le pardon de votre sainteté... Vous m’avez fait une peur... J’avais en effet oublié la Vulgate.

« — Oublié, Francesco?... Mais es-tu bien certain de l’avoir jamais lue?

« — Pas complètement certain, très saint père... C’est un plaisir que je me suis promis pour les premiers momens où j’aurais quelque loisir... Jusqu’ici, ces grands vieux païens que j’étudie m’ont laissé peu de temps pour me récréer. »


Le pape alors explique et justifie de son mieux par les textes de la Genèse la protection que l’église accorde aux êtres vivans créés pour l’usage de l’homme, mais non pour l’exercer à la tyrannie, à la cruauté. Les éloges enthousiastes de ses auditeurs le dédommagent à peine, on le voit, de la peine qu’il a prise, et, s’emparant des feuillets copiés par Gérard, il s’apprête à sortir.


« Mais auparavant il tira doucement fra Colonna par l’oreille, lui demandant s’il se souvenait d’une de leurs espiègleries d’écoliers, alors que de concert ils avaient vidé de l’argent qu’il contenait certain tronc placé aux pieds d’une madone, sur le bord d’un chemin... — Vous aviez enduit de glu l’extrémité aplatie d’une baguette, et c’est ainsi, mauvais sujet, continua le pape d’un ton sévère, c’est ainsi que vous parvîntes à extraire par l’étroite fente cette monnaie tant convoitée.

« — A tout seigneur tout honneur! répliqua fra Colonna. L’invention de cette petite manœuvre jaillit de votre esprit subtil. Je n’en fus que l’humble instrument.

« — Fort bien... Vous savez sans doute que c’était là un sacrilège?

« — Un sacrilège de première classe; mais, accompli en si bonne compagnie, je ne puis dire qu’il m’ait laissé beaucoup d’inquiétude.

« — Oui-da!... Je n’ai pas même, moi, cette chétive consolation... A quoi fut dépensé cet argent? T’en souviens-tu?

« — Votre sainteté peut-elle bien le demander!... En dragées, et jusqu’au dernier baïoque.

« — Joyeux souvenirs, mon Francesco!... Hélas! je me fais vieux... Je ne suis plus ici pour longtemps... Et je le regrette pour ce qui te concerne... Ils te brûleront quand je serai parti... Tu es bien autrement hérétique, toi, que ce Jean Huss, brûlé jadis sous mes yeux... Hélas! il mourut comme un martyr!...

« — Peut-être, saint père... Mais je crois au pape, et Huss n’y croyait pas.

« — Renard que tu es... Décidément ils ne te brûleront pas,... le bois est trop cher. Adieu, mon vieux camarade... Adieu, jeunes gens! la bénédiction d’un vieillard est sur vous... »


En compagnie de fra Colonna, Gérard étudie à la fois la Rome des empereurs et la Rome des papes, et probablement, grâce aux commentaires de son guide, — commentaires dignes de Zénon ou d’Epictète, — le naïf Allemand risquerait d’y laisser quelque peu de sa ferveur catholique, lorsqu’une nouvelle crise précipite sa destinée dans une autre voie. Appelé au palais Cesarini, où la jeune princesse Clœlia le mande pour lui dicter une réponse aux billets doux d’un soupirant qu’elle n’aime guère, Gérard a le terrible. bonheur d’inspirer une passion subite à la capricieuse et hautaine jeune fille. Elle parvient pendant quelque temps à se contenir et à dissimuler ce qu’elle éprouve; mais sous divers prétextes elle fait sans cesse revenir auprès d’elle ce bel étranger dont l’admiration la flatte, et qui obtient enfin d’elle la permission de la peindre, vêtue comme les Romaines du temps jadis. L’honnête Hollandais n’y entend pas malice, mais Clœlia se méprend sur la portée de ce vœu d’artiste, et, comptant à bon droit sur son irrésistible beauté, se croit alors assurée d’un facile triomphe. Elle ne sait pas qu’un talisman protège encore Gérard contre toute séduction, et que le souvenir toujours vivant de la blonde Marguerite ne laisse place dans son cœur à aucune pensée d’inconstance. Quand il le lui avoue en tremblant, elle se refuse à comprendre cette candeur, cette loyauté qui l’exaspèrent. Elle accuse Gérard de couardise, et, plutôt que de croire à l’ascendant vainqueur d’une si indigne rivale, elle veut se figurer que Gérard recule devant la crainte des châtimens que son bonheur pourrait lui coûter. Aussi, après l’avoir éloigné d’elle avec une colère mêlée de mépris, elle le soumet peu après à une épreuve nouvelle. S’il résiste encore, il périra. Deux assassins l’attendent au passage, et Clœlia, qui le trouve encore inflexible dans sa fidélité, cède pourtant, par un dernier mouvement d’amoureuse pitié, aux ferventes supplications par lesquelles il essaie de conjurer sa colère: mais il emporte un secret mortel, et la vendetta patricienne plane désormais sur sa tête menacée.

C’est à ce moment qu’il reçoit une terrible nouvelle. Une lettre de Marguerite Van-Eyck, apportée à Rome par Hans Memling, lui apprend que Marguerite Brandt n’existe plus. Frappé au cœur, écrasé sous les ruines de toutes ses espérances, le malheureux ne sort de l’espèce de folie fiévreuse où le jette cette cruelle dérision de la Providence que pour chercher dans toutes les excitations des sens l’oubli passager de la douleur qui le ronge. Le petit trésor qu’il accumulait en vue du retour au pays natal lui ouvre à deux battans les portes de la vie nouvelle qu’il veut se faire, et qu’il dépense, elle aussi, avec une sorte de rage. La princesse Clœlia le rencontre un jour sur le Tibre. Elle voit voguer, remorquée par un attelage de buffles, la barque dorée où il est assis, entouré de ses compagnons de plaisirs. Comme pour la braver, au moment où son regard tombe sur lui, Gérard passe une main caressante dans les cheveux noirs d’une belle courtisane assise à ses pieds, la tête sur ses genoux. Clœlia ne sait pas que c’est là un faux semblant de débauche, et que la prétendue maîtresse du jeune peintre est tout simplement un éphèbe, un modèle d’atelier, dont la beauté hors ligne a fourni l’idée de ce travestissement bizarre. Gérard l’a trompée, Gérard doit périr. Un bravo reçoit ordre de le poignarder. Cet homme est justement le mari de Teresa, le père de l’enfant sauvé par Gérard. Celui-ci cependant est las de la fange où il rampe et des tortures qu’il souffre. Il a résolu d’en finir par le suicide avec cette vie qui lui pèse, et, se voyant suivi par un assassin, il va spontanément au-devant du poignard levé sur sa poitrine; puis, comme Lodovico se refuse à remplir sa funeste mission, il se jette dans le Tibre, d’où l’honnête bravo se hâte de le retirer. A partir de ce moment. Gérard disparaît. Le cloître hérite de cette âme tourmentée. Novice pendant quelques mois, le jeune Hollandais prononce bientôt les vœux qui l’enchaînent pour toujours. Gérard Eliassoen a fait place à frère Clément.


II.

Comme on l’a sans doute pressenti, Marguerite n’est pas morte. La substitution d’une fausse lettre, écrite par le bourgmestre, à celle dont la sœur des Van-Eyck avait chargé Hans Memling est l’œuvre infernale des deux méchans frères, Sybrandt et Cornélis. Le pardon accordé par le duc ouvre à Gérard les portes de sa patrie. S’il apprenait que Marguerite, la fiancée de son cœur, l’attend toujours, aimante et fidèle, auprès d’un berceau, et que leur enfant grandit sous les yeux de Catherine et d’Elias, réconciliés avec celle qu’ils repoussaient naguère, il se hâterait sans doute d’accourir. C’est là le péril que ses frères ont voulu conjurer, et, tourmenté par le souvenir de ce document fatal qu’il sait entre les mains du fiancé de Marguerite, Ghysbrecht leur a prêté assistance. Marguerite cependant, malgré le temps qui s’écoule, malgré l’ignorance où elle est du sort de son fiancé, ne se décourage ni ne se lasse. Pour nourrir et son père qui décline et son enfant qui grandit, elle travaille sans relâche, rebelle aux bienfaits, gardant avec soin sa dignité, n’acceptant ni le mépris ni les secours, et recueillant à la longue, pour prix de sa patience vaillance, l’estime, l’affection qui lui sont dues. Les obscures épreuves de cette humble existence, mises en regard des violentes péripéties qui marquent celle de son fiancé, sont loin de perdre à la comparaison, et la ténacité sereine de sa constance, le dévouement maternel qui la soutient, l’innocente industrie qui lui permet de faire face à toutes les difficultés de sa situation, donnent un singulier charme à cette paisible figure hollandaise qui semble peinte par Albert Dürer. Nous ne pouvons cependant que l’indiquer ici, et laisser entrevoir, à côté d’elle, un jeune adolescent que sa misère a touché, qui peu à peu se laisse charmer, et dont le dévouement candide, accepté avec une reconnaissance tout amicale, semble préparer un dénoûment inattendu. Si Gérard ne revenait pas, on devine que Marguerite, touchée de compassion et cédant à une inspiration de bon sens pratique, finirait par épouser Luke Peterson. Catherine l’y encourage, mécontente de l’apparente indifférence que montre son fils. Elias n’y trouverait point à dire. Seule peut-être, Marguerite Van-Eyck serait tentée de blâmer une pareille union. Quant à Peter Brandt, il est mort appelant les bénédictions du ciel sur la tête de sa fille et de son petit-fils.

Le temps a marché cependant, et Gérard est devenu un des prédicateurs les plus en renom de l’ordre auquel il est affilié. Au moment où les siens commencent à désespérer de le revoir jamais, le hasard de ses missions le ramène sur le Rhin, qu’il descend pour se rendre en Angleterre. Un incident fortuit l’attarde à Rotterdam et le décide à y faire entendre sa puissante parole. L’attention publique, bientôt fixée sur lui, amène Marguerite au pied de sa chaire. Tandis qu’elle reconnaît son fiancé, il se croit le jouet d’une apparition surnaturelle ; puis, lorsque la vérité lui est en partie révélée, quand il voit l’abîme infranchissable qu’il a creusé lui-même, dupe de machinations ténébreuses, entre lui et la fiancée de son choix, un nouvel accès de désespoir le pousse à une étrange résolution. Après avoir maudit solennellement, dans la maison paternelle, les deux frères qui l’ont si odieusement trompé, après avoir ainsi dénoncé leurs indignes fraudes à son père, qui les chasse ignominieusement, après être allé réveiller un remords tardif dans l’âme du vieux Ghysbrecht, qui de lui-même, et sans attendre qu’on l’y contraigne, se résout à restituer le bien mal acquis, Gérard, une fois encore, disparaît de la scène. Il n’est plus ni auprès du foyer domestique ni derrière les murailles du cloître; une résolution désespérée l’a poussé dans un ermitage abandonné, où il veut achever, seul à jamais, les jours que Dieu lui destine encore.

Marguerite, doublement enrichie par les restitutions du bourgmestre moribond et par le testament de Mlle Van-Eyck, qui lui laisse en mourant tout ce qu’elle possédait, met vainement tout en œuvre pour retrouver les traces de Gérard, en faveur de qui son frère Giles, devenu nain de la cour et personnage en crédit, s’est hâté de réclamer la cure jadis promise par la jeune duchesse de Bourgogne. Aucune nouvelle du moine fugitif, qui vit cependant, mais toujours reclus, invisible à tous, aux portes mêmes de la cité natale; il y vit en proie à la farouche mélancolie, aux tentations de suicide, aux fièvres morales, au délire intellectuel, qui, loin de ses semblables, viennent assiéger l’homme en lutte avec ses premiers instincts. Lorsque Marguerite découvre sa retraite, lorsqu’elle entreprend de combattre, elle, simple femme, l’espèce de fascination qu’exerce la solitude sur cet homme, dont la raison s’égare, le combat qui se livre dans cette grotte isolée, entre les inspirations du fanatisme érémitique et celles de ce bon sens supérieur qui maintient l’homme sur la voie faite pour tous, prend sous la plume du romancier protestant des proportions quasi épiques. Deux dogmes sont alors aux prises plutôt que deux personnages fictifs. Marguerite Brandt personnifie la raison pratique qui prescrit le dévouement utile, les joies innocentes, l’expansion du cœur, l’attachement à ces dons précieux que le ciel nous prodigue, et non sans doute pour les voir fouler aux pieds. Frère Clément représente l’ascétisme austère qui enveloppe l’être humain d’une épaisse cuirasse (loricatus eremita), et ne voit ici-bas que fantômes trompeurs, chimères vaines, pièges où l’âme se prend. Entraîné secrètement vers cette femme dont le souvenir obsédait ses songes, il la repousse d’une main tremblante, et, plongé jusqu’au cou dans l’eau glacée du torrent, ose à peine lever les yeux sur elle. Humiliée, chassée par lui, elle a déjà fui, mais elle a laissé derrière elle le trait vainqueur : elle a oublié dans la grotte de l’ermite l’enfant qu’elle se réservait d’offrir à ses baisers quand elle l’aurait décidé à la suivre.

Cette fois la tentation l’emporte, ou plutôt la nature, et lorsque Marguerite revient chercher son fils, elle ne fait plus un vain appel au cœur où vient de s’éveiller inopinément une tendresse nouvelle. Le pauvre ermite, affaibli par les jeûnes, énervé par la solitude, pleure et sanglote comme une femme en apprenant qu’il est père. C’est ce moment que Marguerite choisit pour évoquer devant lui tour à tour les souvenirs sacrés de tout ce qu’il abandonne en se refusant au monde : son vieux père infirme, sa mère privée d’appui, ses frères qu’il a maudits et qu’il doit réconcilier avec leurs parens. Elle lui raconte comment la douce Catherine, sa pauvre petite sœur infirme, est morte tout récemment en l’appelant et sans qu’il vînt lui fermer les yeux. Et ces âmes enfin dont il a charge, dont le Seigneur un jour lui demandera compte, y songe-t-il bien ? Lui opposerait-il ses vœux monastiques? Mais il les a déjà rompus, car ils l’obligeaient à porter de tous côtés la sainte parole, et il s’est lâchement réfugié dans une solitude inféconde... Ébloui par les lumières qui frappent de toutes parts ses yeux dessillés, frère Clément se laisse enfin entraîner et va s’établir avec son fils dans le presbytère où sa mère les attend. Marguerite s’éloigne ensuite de cette maison habitée par tout ce qu’elle aime. Tout au plus, jusqu’au moment où Gérard la rappellera, osera-t-elle à la dérobée venir de temps à autre embrasser leur enfant.

Ici s’arrêterait infailliblement un roman catholique; mais dans un pays où le célibat ecclésiastique est anathématisé par plus d’une bouche chrétienne comme « une invention vraiment infernale[7], » il est naturel que, malgré la délicatesse de la situation, Marguerite revienne, elle aussi, dans le presbytère de Gouda. C’est ce qu’elle fait, après une ombre de résistance, quand Gérard Eliassoen l’y convie, et véritablement, « honni soit qui mal y pense, » car ces deux cœurs, naturellement purs et sanctifiés encore par de longues infortunes, ne sauraient abriter une pensée coupable. En revanche, dans ce qu’elle a de légitime, l’ancienne affection survit tout entière, et telle est notre infirme nature qu’elle ne survit pas sans quelques retours alarmans, sans quelques troubles passagers. Lorsqu’avec le temps, pacifié graduellement et rasséréné, Gérard reprend à la vie, Marguerite, qui naguère encore lui donnait courage et force, Marguerite faiblit à son tour. Elle est triste et se sent envahie par une inexplicable lassitude. Des mots irritans, des reproches indirects lui viennent aux lèvres. Maintenant que son fils, envoyé à Deventer pour y commencer ses études, n’est plus là pour l’occuper et la distraire, il y a pour elle une certaine amertume dans sa victoire même, et il n’est pas certain que « le joyeux curé de Gouda » lui inspire toujours le même sentiment de vénération attendrie qu’elle portait au prédicateur enthousiaste, à l’ascète presque visionnaire. Elle l’accuse en secret d’avoir laissé se fermer la blessure qu’elle garde fidèlement, elle, tout en prenant soin de la voiler, au fond de son âme inguérissable. Une résignation pieuse et calme ne la surprendrait point, mais elle s’étonne et s’offusque d’une gaîté qui semble attester le plus complet oubli des douleurs passées. Catherine surprend en elle ces pensées amères. La bonne vieille mère de famille, toujours pratique, voudrait lai voir accomplir sa destinée en se donnant à un des nombreux prétendans qui sollicitent sa main.


« …… Je demanderai donc à Gérard si je le puis, lui répondit un jour Marguerite avec un soudain éclat de larmes… Je ne puis continuer à vivre ainsi.

« — Serez-vous vraiment assez simple pour lui demander, à lui, cette permission ?

« — Et me croyez-vous assez perverse pour me marier sans son aveu ?

« Elle partit donc, sans plus tarder, pour Gouda. Là, tête basse, toute rouge et tout en larmes, elle lui communiqua les conseils qu’elle avait reçus de sa mère. De ces deux riches marchands qui la voulaient épouser, voudrait-il lui dire lequel, à son avis, serait le meilleur pour le petit Gérard ? Quant à elle, peu lui importait ce qu’elle allait devenir…

« Une douce main s’insinuant au fond de sa poitrine pour lui arracher le cœur, telle fut l’impression produite sur Gérard par cette confidence inattendue ; mais en vertu d’un puissant effort le prêtre chez lui domina l’homme. D’une voix qu’on entendait à peine, il déclina la responsabilité du conseil qu’elle sollicitait. — N’étant ni un saint ni un prophète, lui dit-il, je pourrais te donner un avis malencontreux… J’officierai le jour de tes noces, ajouta-t-il toujours plus bas, car c’est mon droit. Nul autre n’adresserait au ciel pour ton bonheur des prières aussi ferventes; mais il faudra te décider par toi-même, et puisses-tu, oh! puisses-tu ne pas te tromper!... Depuis bien des mois, tu n’es plus heureuse.

« — Comment l’être quand le cœur souffre? répondit Marguerite en le quittant. Il s’agenouilla quand elle ne fut plus là, implorant pour elle les secours d’en haut.

« Marguerite rentra chez elle, pâle, agitée, mécontente. — Mère, disait-elle, ne me parlez plus de ceci, ou nous cesserons de nous entendre.

« — Il vous le défend... Honte à lui s’il méconnaît ainsi son devoir!

« — Lui, me le défendre ! Il ne s’est pas abaissé jusque-là. Il a été aussi noble que je l’étais peu... Quel impitoyable cœur je lui ai laissé voir! Et sur son cher visage quel combat, quelles angoisses!... Comme ses joues étaient pâles! comme ses pauvres lèvres tremblaient en prononçant ces courageuses paroles... — Ici Marguerite fut interrompue par ses sanglots.

« Catherine pleurait aussi. — Soit, dit-elle, et n’en parlons plus. Vous êtes pour la vie enchaînés l’un à l’autre. Si Dieu a pitié de vous, ce ne sera point pour trop longtemps.

« — Ne pensons plus qu’à le consoler, reprit Marguerite... »


Et sans lui rien expliquer, mais s’imposant de paraître plus heureuse, elle n’ouvrit plus la bouche sur le mariage un moment projeté. Quand Gérard eut deviné à quel parti elle s’arrêtait, il la prit un jour à part, et, cherchant avec elle à démêler le secret de ce trouble qui semblait paralyser en elle la faculté d’être heureuse, il lui signala le seul remède efficace qu’elle y put apporter.


« ... La différence entre nous, c’est que je suis prêtre, et que tu ne l’es pas. Il n’est pas de jour, il n’est pas d’heure pour ainsi dire où, de mes ouailles chéries, quelque émotion ne me vienne. Si ce n’est pour m’associer à leurs chagrins, c’est pour m’irriter de leur perversité, ou m’égayer de leurs absurdes imaginations, ou me sentir réchauffé par quelques bonnes pensées que je vois éclore en elles….. Pourquoi ne pas te faire une part dans ce lot, meilleur après tout que ton inertie et ta noire tristesse?

« — Ah! si je pouvais....

« — Tu n’as qu’à vouloir. Viens parmi nous. Fais-toi la distributrice des aumônes que j’épargne pour mes pauvres paroissiens. Écoute le récit de leurs peines; cherches-y des consolations et des remèdes….. Qu’en dis-tu, toi qui fus ma sagesse, toi qui m’as donné la paix?... Ne veux-tu pas, à ton tour, profiter de la raison que tu m’as rendue?... Me refuseras-tu le bonheur d’alléger ton fardeau en reconnaissance de tout ce que je te dois?.... »


Marguerite obéit à ces sages remontrances, et s’appuyant l’un à l’autre, s’entr’aidant aux heures de défaillance, plus étroitement unis chaque jour par la solidarité de leurs bonnes œuvres, ils arrivent paisiblement au terme de leur voyage terrestre. La loi du Christ, interprétée selon la raison et adaptée aux véritables conditions de l’existence humaine, leur a fait des destinées meilleures et comme un hymen spirituel. Au bout de quelques années encore, le vœu formé pour eux par la mère de Gérard se réalise à l’improviste. La peste sévit à Deventer. Ils y courent tous deux à l’insu l’un de l’autre, amenés par la même sollicitude. L’enfant pour lequel ils tremblent n’est pas atteint; mais Marguerite succombe au fléau. Gérard reçoit, en même temps que les adieux de celle qu’il a tant aimée, les tendres aveux qu’elle gardait pour cette heure suprême. Mieux que jamais il pénètre en cette âme, dont la candeur l’étonne et le frappe d’admiration; mieux que jamais il comprend aussi ce qu’il va perdre, et le « joyeux curé de Gouda, » rentré pour y mourir en paix dans un couvent de son ordre, y rend l’âme peu de mois après, étendu sur une croix de cendres.

Quant à leur fils, voici ce que nous apprend la dernière page du livre :


« Cet enfant aux cheveux blonds, Gérard Gérardson, n’appartient pas à la fiction, mais bien à l’histoire. Elle a relaté sa naissance dans d’autres termes que les miens. A Rotterdam, sur la façade d’une maison de Brede-Kirk-Straet, appartenant à un tailleur, voici l’inscription qu’elle a placée :

Hæc est parva domus natus qua magnus ERASMUS.


Et depuis lors elle a écrit sa vie pour le moins une douzaine de fois. Il lui reste pourtant encore sur ce point quelque chose à faire. Elle ne nous paraît pas avoir mieux compris magnum Erasmum qu’un pygmée d’ordinaire ne comprend un géant, ou qu’un homme de parti ne comprend un juge. »


M. Reade, par cet hommage à la mémoire d’Erasme, acquitte une dette qu’il reconnaît d’ailleurs avec une bonne foi louable. Les lettres, les colloques du précurseur de la réforme, du Voltaire de la renaissance, ont fourni à l’auteur de the Cloister and the Hearth maint et maint épisode de ce roman singulier, dont notre analyse, si détaillée qu’elle puisse paraître, ne saurait donner un aperçu complet. Il s’agit en effet d’une œuvre très longue et très complexe, où la multiplicité des détails, le nombre des figures esquissées, l’ampleur du panorama déroulé sous l’œil du lecteur le troublent malgré qu’il en ait, et le plongent dans une sorte de stupéfaction éblouie. Au dessin du tableau manquent l’ordonnance et l’unité, aux couleurs les nuances et l’harmonie, à l’ensemble les proportions logiques et le juste équilibre des parties. L’imagination surabonde, affranchie de toute gêne et de tout frein; l’art exquis fait défaut, ou se révèle à peine çà et là par quelques combinaisons heureuses. Dans son cours impétueux, dans ses flots troublés, le récit emporte et charrie pour ainsi dire toute sorte d’élémens hétérogènes. Les surprises du mélodrame à côté des recherches érudites, l’idylle entre l’inventaire et la dissertation ; la satire, l’effusion lyrique, le conte d’almanach et les théories savantes y voguent de compagnie, tout pêle-mêle. À ces choquantes anomalies, à cette incohérence qui nous offusque, un don suprême fait compensation : c’est la vie, le mouvement du style. Tantôt brusque et railleur, tantôt imprégné de nous ne savons quelle onction pénétrante, s’il choque souvent par ses dissonances, irrite par son emphase, déplaît par ses saccades, ses exagérations, ses insolences délibérées, ses affectations puériles, il n’en reste pas moins une prose animée, palpitante, qui a son cachet original, sa physionomie tranchée, et nous impatiente sans nous décourager. La vieille sève anglo-saxonne y circule abondamment, comme dans les contes de Chaucer ou les comédies de Shakspeare. Sincère, transparent, aisé à comprendre, ce style sui generis est à peu près impossible à traduire. Tel soin qu’on mît à le reproduire, sauf un tour de force miraculeux, il garderait tous ses défauts et perdrait ses qualités principales, qui sont profondément, essentiellement indigènes, sa nationalité bien accusée, son goût de terroir.

Ainsi dépouillée de son prestige et réduite à ce qui constitue sa substance propre, nous doutons que la légende de M. Reade s’adaptât facilement aux habitudes et aux goûts littéraires de notre pays. Des deux classes de lecteurs auxquels il s’adresserait, l’une, capable de comprendre ce qu’il y a de vraiment distingué dans cette laborieuse étude, serait rebutée par l’extrême vulgarité de quelques-unes des ressources employées, la grossièreté de la trame, les inconsistances, l’invraisemblance de ces péripéties, de ces catastrophes accumulées sans fin ni trêve, et fort arbitrairement réunies; l’autre, totalement dépourvue de critique, et qui accepterait sans trop hésiter ces défauts essentiels sur lesquels nos romans d’aventure l’ont blasée il y a longtemps, serait complètement déconcertée par ce qui tout précisément explique et légitime en partie à nos yeux le succès de ce « conte du moyen âge, » c’est-à-dire la science et le juste sentiment de l’époque, la subtilité d’observation, le contraste heureux des caractères, la vérité des physionomies. Quel intérêt trouveraient les premiers à cette série d’incidens mélodramatiques dont se compose le long pèlerinage de Gérard? Quel charme auraient pour les seconds ces intérieurs hollandais, ces peintures de la Rome papale, où par momens se rencontrent des touches de maître.

Sir Walter Scott, à qui on ne s’est pas fait faute de comparer M. Charles Reade, avait justement les qualités dont ce dernier nous paraît dépourvu, la retenue, la prudence et ce solide bon sens que, « même en chansons, » réclament les tendances naturelles du génie français. Il suffit de mettre en parallèle les voyages de Gérard Ellassoen et ceux de Quentin Durward (voyages dans le même pays, à la même époque) pour apprécier en quoi diffèrent les deux écrivains et à quel degré relatif ils doivent rester placés. Cette comparaison, qui n’est pas de tout point défavorable à M. Reade, laisse néanmoins un avantage immense à son ingénieux et modeste devancier. Sa puissante sobriété, ses études si bien faites et si bien digérées, l’assimilation si complète de ce qu’il sait et de ce qu’il invente, cette réserve et aussi cette délicatesse innée qui, sans gêner l’essor de son talent, le maintiennent à distance égale du grossier réalisme et de l’abstraction quintessenciée, font de lui, — et pour longtemps encore, ce nous semble, — un de ces modèles auxquels il est également imprudent de s’attaquer et de s’égaler. Que certains préjugés aient gêné son indépendance d’esprit, qu’il n’ait pas eu, il y a quarante ans, telle ou telle faculté particulière d’interprétation, développée chez nos contemporains, et par la marche des événemens, et par le progrès général des études; que cette prudence écossaise dont nous parlions, poussée parfois un peu loin, dégénère en timidité, nous pourrions à la rigueur le concéder, preuves faites; mais ce n’est pas chez nous, ce n’est pas dans ce pays où, malgré tout, le sens littéraire n’est pas encore absolument oblitéré, qu’à des conceptions pures, lumineuses, calmes, bien équilibrées comme celles de l’auteur d’Ivanhoe, on pourrait assimiler impunément les hasardeuses et violentes inspirations, les fantaisies déréglées, le talent inégal, bizarre, capricieux, des compétiteurs qu’on lui oppose. M. Reade a souvent subi d’injustes attaques; il s’en plaint amèrement, et nous l’en devons croire. Aucune cependant ne pouvait lui préjudicier autant que la maladroite exagération des louanges accordées à son dernier livre. Sanctionnées comme elles l’ont été par la vogue qui a suivi, elles sont bien faites pour confirmer l’auteur dans cette parfaite confiance qu’il paraît avoir en lui-même. Espérons, la trouvant à certains égards très légitime, qu’elle ne compromettra ni l’avenir de son talent, ni la réputation qui déjà lui est acquise.


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1858.
  2. Once a Week, de juillet à septembre 1859.
  3. Par lady Duff-Gordon, la fille de mistress Austen, et comme elle traductrice très intelligente.
  4. Louis XI.
  5. Ranger, surveillant d’une forêt domaniale, titre honorifique porté encore aujourd’hui par les plus grands personnages de l’aristocratie anglaise.
  6. C’est sous le nom d’Æneas Sylvius que Pie II avait écrit son roman d’Euryale et Lucrèce, traduit en français par J. Millet et Octavien de Saint-Gelais. On peut consulter au reste, sur ce pape littérateur, la Revue du 1er septembre 1833.
  7. Nous citons à dessein les expressions mêmes de M. Reade : celibacy of clergy, an invention truly fiendish.