Un Réformateur Américain - Theodore Parker
Il y a un an à peine, le 10 mai 1860, Florence voyait s’éteindre une des plus brillantes intelligences, l’un des plus nobles cœurs qui aient honoré l’Union américaine : Théodore Parker succombait à l’inexorable maladie dont il avait en vain demandé la guérison au doux climat de l’Europe méridionale. Il n’avait pas cinquante ans. Sa mort prématurée était sainte comme celle d’un martyr, car elle avait pour cause l’excès de son dévouement à la vérité religieuse et sociale. Sans jamais calculer, Parker avait prodigué dans la lutte tout ce que sa vigoureuse constitution lui avait donné d’énergie physique. Il mourait avant d’avoir vu se lever le jour qu’il avait tant de fois prédit, où la république américaine aurait honte enfin du hideux ulcère que l’esclavage attache à ses flancs. Il était heureusement de ces cœurs de lion qui n’ont pas besoin pour combattre jusqu’à la fin d’être encouragés par le succès. Ce sont toujours ceux-là qui fécondent pour les autres le sol de l’avenir. Son nom, déjà placé au Nouveau-Monde parmi les premiers, peu connu encore en Europe en dehors des cercles anglais et allemands, calomnié même quelquefois de ce côté de l’Atlantique par des écrivains superficiels ou prévenus, son nom est destiné à grandir avec ceux des Channing et des Emerson dans l’estime et l’admiration de la postérité. Personne n’en doutera, nous osons l’espérer, après avoir lu un exposé de la carrière militante de cet homme éminent, de ses idées religieuses, et de la lutte qu’il soutint pour la noble cause de l’émancipation avec une si étrange et si vigoureuse éloquence.
Théodore Parker naquit en 1810 près de Lexington, dans l’état de Massachusetts. Sa famille, de la vieille roche puritaine qui aujourd’hui encore constitue l’élément le plus solide et le plus respectable de l’Union, avait conservé la simplicité de mœurs des pères pèlerins, tout en adoptant l’unitarisme si répandu à Boston et en général dans la Nouvelle-Angleterre. Tout le monde sait aujourd’hui que cette branche du protestantisme a pour dogme distinctif l’affirmation de l’unité absolue de Dieu[1]. Le père de Parker, qui s’occupait d’agriculture et de la construction des moulins, avait des connaissances assez étendues en mathématiques ; sa mère avait un goût marqué pour la littérature et surtout pour la poésie. Sans être riche, la famille jouissait d’une honnête aisance, entretenue par un travail assidu. L’éducation morale de l’enfant fut des plus heureuses[2]. Entouré d’excellens exemples, on l’habituait à développer systématiquement les facultés dont l’usage contribue le plus à mûrir le jugement et à tremper le caractère, — la comparaison, l’observation, l’habitude de se décider en se rendant compte des motifs déterminans, le sentiment religieux et moral, en particulier le retour sur soi-même pour écouter la conscience, qu’on lui apprit de très-bonne heure à considérer comme une voix intérieure de Dieu. « L’esprit d’examen, dit-il, était encouragé chez moi de toutes les manières et dans tous les sens. » Il ne devait quitter une lecture qu’après avoir montré qu’il comprenait ce qu’il avait lu. Ce qui donnera de cette éducation forte et simple une meilleure idée que toutes les descriptions, c’est ce trait unique : « pendant toute mon enfance, je n’entendis pas mes parens proférer un seul mot qui fût irréligieux ou superstitieux. »
Cependant, sous l’humble toit de l’agriculteur américain, l’instruction littéraire et scientifique du jeune homme ne pouvait faire de progrès très rapides. Théodore Parker devait prendre sa part des travaux manuels nécessaires à l’entretien de sa famille. S’il lui fallait parfois travailler vingt heures de suite, son esprit, singulièrement précoce, avide de connaissances, utilisait tous les loisirs que lui laissaient d’aussi rudes occupations. Il avait peu de volumes à sa disposition, mais ce petit nombre valait bien des bibliothèques. Outre les grands poètes anglais, favoris de sa mère, il avait la Bible, quelques classiques latins et grecs, qu’il lut d’abord dans les traductions, bientôt dans l’original ; enfin la nature ouvrait à sa curiosité enfantine son grand et merveilleux livre. Il n’oublia jamais les belles leçons qu’elle lui donna ; comme il le disait encore lui-même, « je n’avais pas beaucoup de livres, mais il y avait beaucoup dans ce que j’en avais[3]. »
De très bonne heure il se sentit attiré par un goût très vif vers les fonctions du ministère évangélique. Un moment ébranlé dans sa vocation en voyant la plupart des ministres américains de son temps ne pas dépasser un niveau assez bas sous le rapport du savoir et de l’indépendance, il eut des velléités de se vouer à la jurisprudence ; il en fut détourné par son insurmontable répugnance à juger les choses d’après la lettre d’une loi écrite plutôt que d’après les dictées de la conscience pure, et il revint à sa première inclination. Le docteur Channing, dont l’astre montait alors à l’horizon et dont il était l’auditeur assidu, contribua beaucoup à le réconcilier avec les fonctions du pasteur ; mais, en prenant une décision définitive, Parker se jura à lui-même qu’aucune opinion traditionnelle ou sectaire, aucun intérêt politique ou personnel ne l’empêcheraient jamais de dire tout haut ce qu’il croirait vrai, lors même que la vérité qu’il aurait à dire serait impopulaire et détestée. Jamais serment ne fut mieux tenu.
L’étonnante aptitude de Parker au travail se révéla dans toute sa puissance à l’université d’Harvard, où il suivit les cours de théologie, tout en donnant des leçons pour subvenir à ses dépenses. Il eut bientôt réparé le temps perdu et dépassé ses condisciples et ses professeurs. À vingt-quatre ans, il savait à fond dix langues ; à sa mort, il en possédait vingt. En 1837, il fut appelé à desservir la petite paroisse unitaire de West-Roxbury, près de Boston. La communauté était peu nombreuse, les devoirs pastoraux peu absorbans, et le jeune ministre put mettre à profit ses loisirs pour étudier et réfléchir encore. Les quelques années qu’il passa à West-Roxbury furent d’une grande importance pour le théologien. Ce fut lui qui en Amérique ouvrit la brèche par laquelle le flot de la critique allemande fit irruption dans le protestantisme anglo-saxon, si longtemps fermé aux travaux de la théologie indépendante. Depuis quelques années, en Angleterre et en Amérique, les idées philosophiques et religieuses se sont singulièrement germanisées, du moins chez les penseurs les plus distingués de ces deux pays ; mais on était encore loin d’une telle situation en 1837, lorsque le jeune pasteur de Roxbury, initié par ses nombreuses lectures à la théologie la plus avancée, sentait avec une persuasion croissante qu’il y avait d’autres choses dans le ciel et sur la terre qu’on n’en rêvait dans les églises de son pays. L’unitarisme, auquel Parker appartenait par son éducation et ses préférences, était, il est vrai, la branche la plus éclairée et la plus libérale du protestantisme américain ; il avait attiré l’élite intellectuelle de la Nouvelle-Angleterre. C’est dans ses rangs que se recrutaient les patrons les plus courageux et les plus influens des grandes améliorations sociales et des grandes institutions philanthropiques. Tandis que, sur la question de l’esclavage, l’orthodoxie du sud et en grande partie celle du nord gardaient un lâche silence, souvent même trouvaient dans leur superstitieuse adoration de la lettre biblique des argumens en faveur de ce régime barbare, c’était surtout au sein de l’unitarisme que naissait ce ferment abolitioniste, longtemps dédaigné, aujourd’hui la première puissance morale de l’Union. L’unitarisme avait gagné beaucoup d’adeptes depuis le commencement du siècle. Toutefois il avait moins la prétention de se substituer par voie de conquête aux autres églises que d’entretenir un foyer permanent de libéralisme et de réforme rationnelle qui rayonnât sur les autres sociétés religieuses. C’est par là surtout qu’il a considérablement agi sur l’état religieux en Amérique, et l’on se trompe étrangement quand on prend le chiffre officiel de ses adhérens pour la mesure exacte de ses progrès réels. Peu à peu un grand nombre d’églises universalistes, baptistes, presbytériennes, s’étaient laissé pénétrer par le levain du libéralisme unitaire, et, sans s’affilier officiellement à la secte, se transformaient graduellement sous ses inspirations. Des prédicateurs tels que Henry Ware et Channing avaient encore accéléré ce mouvement pacifique, et compensé, le second surtout, les défauts de la tendance unitaire par la chaleur communicative de leur talent et de leur cœur.
Nous parlons de défauts : en effet, à côté de l’excellent esprit de philanthropie et de libéralisme religieux qui distinguait le parti unitaire, il y avait des lacunes graves qui devaient se faire d’autant plus sentir que son influence grandissait. Sous le rapport théologique, l’unitarisme était plus riche de bonnes intentions que de résultats. Beaucoup d’hommes éclairés, qui éprouvaient le besoin d’une religion simple et pratique et ne pouvaient plus supporter le joug de la vieille orthodoxie, respiraient à leur aise dans cette atmosphère plus douce et plus large. Reste à savoir si en s’adoucissant la religion ne s’était pas quelque peu affadie. Une certaine sécheresse, un rationalisme vulgaire et bourgeois laissaient parfois regretter les dogmes, irrationnels sans doute, mais grandioses, de l’orthodoxie traditionnelle. Le déisme, avec sa froide religiosité, perçait à chaque instant. Le mysticisme, cet élément inséparable de toute religion vivante et parfaitement légitime tant que, se bornant à la sphère du sentiment, il ne prétend pas régenter arbitrairement la conscience et la raison, se trouvait quelque peu réduit dans l’unitarisme à l’état d’un ange dont on aurait coupé les ailes. La philosophie et la critique lui faisaient défaut comme à tout le protestantisme anglo-saxon de ce temps-là. C’était encore le sensualisme de Locke qui trônait dans les écoles théologiques de l’ancienne et de la nouvelle Angleterre. Comme, dans un tel système, tout vient à l’homme du dehors, il fallait donc, pour obéir aux voix intérieures qui réclament énergiquement des croyances, des devoirs et des espérances, se réfugier dans l’idée d’une révélation extérieure, miraculeuse, s’imposant à l’homme avec l’arbitraire de l’autorité absolue. Aussi l’unitarisme, si libéral en matière de dogme, était-il resté très attaché au point de vue surnaturel et aux anciennes idées concernant l’origine et l’autorité miraculeuses des livres de la Bible. Il était tout aussi habile que l’orthodoxie à plier au gré de ses désirs les textes concordant mal avec ses doctrines particulières, et si le malheur eût voulu que le symbole d’Athanase se fût trouvé dans l’Écriture, ses docteurs eussent certainement entrepris de démontrer qu’il n’enseignait pas la Trinité.
Ces explications étaient absolument nécessaires pour faire comprendre la direction qu’adopta l’esprit indépendant et résolu de Théodore Parker. Il avait lu les théologiens et les philosophes de l’ancien monde. Kant et « la brillante mosaïque de M. Cousin » l’avaient éloigné à tout jamais des théories sensualistes. Son ardente imagination s’abreuvait avec délices aux grandes eaux du mysticisme. Trop religieux pour tomber dans le panthéisme, il empruntait à la philosophie allemande ses deux plus hautes conceptions : l’immanence de Dieu dans la nature et dans l’histoire, puis la loi du développement, condition essentielle et nécessaire des êtres finis. Dieu n’est plus seulement l’être inconnu siégeant bien loin par-delà les étoiles et laissant à l’ordinaire le monde marcher comme une montre remontée : Parker sent, il adore sa présence dans l’univers entier, il reconnaît sa volonté, sa sagesse infinie dans l’ordre régulier des choses ; mais le miracle, l’intervention surnaturelle de Dieu dans la série logique des effets et des causes, lui devient, selon sa propre expression, aussi impossible à accepter que la notion d’une circonférence triangulaire. Ce que la critique allemande vient surtout détruire dans son esprit, ce sont les idées traditionnelles sur l’origine et la formation miraculeuses du recueil biblique. Les prophéties ne sont pas des prédictions. Le canon est l’œuvre d’hommes faillibles. Le Nouveau Testament ne prêche pas la même religion que l’Ancien, ou du moins c’est à la condition de rejeter la plus grande partie des enseignemens de celui-ci qu’on y retrouve celui-là. Bien plus : la critique lui démontre jusqu’à l’évidence que chacun des auteurs dont on a réuni les écrits dans le recueil sacré a sa doctrine spéciale, que ces diversités inconciliables concernent précisément les points les plus débattus de la théologie actuelle, la nature du Christ, celle de l’homme, la rédemption, la vie future, etc., et qu’ainsi il est puéril de vouloir caser à toute force ces enseignemens divergens dans un cadre unique.
Cependant Parker était de ces âmes qui ont horreur du vide. En réfléchissant sur la nature religieuse de l’homme, il se trouva pour ainsi dire avec surprise plus chrétien que jamais. Il comprit que la religion absolue avait été promulguée et réalisée en principe par Jésus de Nazareth. La certitude de Parker à cet égard reposait sur l’accord essentiel des grandes vérités religieuses et morales que le Christ avait puisées dans son âme, reflet du Dieu vivant, avec les aspirations les plus nobles et les plus pures de la nature humaine. Ramener le christianisme traditionnel à l’extrême simplicité qu’il avait dans la conscience du Christ lui-même, et appliquer les innombrables conséquences de ce fécond principe à l’état, à l’église, à la famille, à l’individu, c’était à ses yeux le meilleur moyen de faire éclore dans cette nature humaine les beaux et bons germes latens dans ses profondeurs, mais encore enfouis sous tant d’égoïsme et de corruption ; réciproquement, ramener l’homme à lui-même, à sa nature essentielle, à ses besoins supérieurs, c’était la véritable préparation au christianisme selon le cœur du Christ. Dès lors ce n’était ni dans des rites, ni dans des dogmes abstraits que consistait la religion absolue. Il fallait rompre avec l’habitude d’opposer l’une à l’autre la religion et la morale, la foi et la science. De même que le Dieu vraiment infini fait circuler sa vie dans l’univers entier, — du globe céleste au grain de sable, — de même le principe chrétien d’amour fraternel et d’élan vers l’idéal doit se ramifier à l’infini dans la vie sociale et individuelle et élever chacun des actes de la vie journalière à la dignité d’une prière.
Peut-être Parker, séduit par cette belle science allemande aux allures si larges et contrastant si fortement avec les manières méticuleuses des théologiens de son pays, ne sut-il pas toujours conserver un juste équilibre dans la formation de ses opinions religieuses. Il fut peut-être conquis plus encore que gagné. Cependant il dut à sa nature anglaise de ne pas suivre aveuglément le torrent de la critique moderne. C’est ainsi qu’il fit paraître une des critiques les plus fines qui existent du fameux livre de Strauss sur la Vie de Jésus, tout en rendant hommage aux éminentes qualités et au caractère si calomnié de l’auteur. Autour de lui pourtant, on ne comprenait encore ni ce qui avait provoqué et, jusqu’à un certain point, justifié historiquement l’entreprise de Strauss, ni par conséquent la valeur d’un point de vue qui ne précédait pas, qui dépassait celui du docteur allemand. Parker devenait de plus en plus suspect. Adoré de ses paroissiens de West-Roxbury, il avait toute liberté de conformer ses prédications à ses vues avancées sur la Bible. Néanmoins un sermon où il distinguait ce qui est impérissable dans le christianisme de ce qui varie avec les temps et les lieux occasionna bientôt une véritable tempête. L’unitarisme américain, dont la raison d’être consistait pourtant dans son indépendance dogmatique, fut infidèle à son esprit, à sa véritable mission, au rebours de l’unitarisme anglais, qui depuis s’est montré beaucoup plus sympathique aux récentes évolutions de la science religieuse. Ce fut un étrange conflit. Ce qui prouve combien était grande parmi les unitaires l’influence latente de la philosophie de Locke, c’est que l’arme favorite des ennemis de Parker fut la vieille thèse sceptique d’après laquelle, sans révélation miraculeuse, nous ne pouvons être certains ni de Dieu, ni du devoir, ni de notre âme, ni de rien au monde, ce sophisme mortel qui n’a jamais servi qu’à ébranler encore un peu plus les autorités menacées au profit desquelles on a voulu l’exploiter.
Le conflit ne tarda pas à prendre de l’extension. Parker, comme tous les réformateurs, avait articulé franchement et tout haut le mot que bien des contemporains cherchaient encore : foi libre, émancipée de toute autorité s’imposant tyranniquement à l’homme, mais accordée spontanément par la conscience et le cœur sans dommage pour la raison. Une réunion de Bostoniens, ayant appris que la plupart des chaires unitaires seraient désormais fermées à Parker, voulut lui fournir l’occasion de se faire entendre à Boston. Il vint, il exposa ses idées religieuses et rencontra des sympathies qui dépassèrent son attente. C’était en 1843. Sa santé, déjà compromise par le travail, le força de se reposer pendant une année, qu’il consacra à parcourir l’Europe. Ce fut peut-être, a-t-il dit, l’année la plus profitable de sa vie. Il en revint affermi dans ses vues et dans ses espérances. Il avait pressenti dans notre vieux monde les signes non douteux d’une transformation religieuse ; mais il en croyait l’avènement plus prompt, moins difficile en Amérique, et c’était son espoir de consacrer sa vie à le préparer, non pas qu’il eût la prétention ni même le désir de fonder une secte nouvelle, ni de renverser les anciennes églises : il espérait seulement reprendre en sous-œuvre le rôle fécond et utile que l’unitarisme renonçait à remplir, celui de fomenter un levain réformateur dont l’action régénératrice se ferait partout sentir graduellement.
Au commencement de 1845, ses amis de Boston s’organisèrent en communauté et mirent à sa disposition, chaque dimanche, une vaste enceinte connue sous le nom de Mélodéon. L’usage de cette salle pendant la semaine n’était pas des plus édifians : on y donnait des concerts et des représentations théâtrales ; mais la nécessité faisait loi, et d’ailleurs on sait que là-dessus les Américains n’ont pas notre délicatesse. Quelquefois le prédicateur, en montant le dimanche matin dans sa chaire, apercevait les frivoles instrumens des plaisirs de la veille, qu’on avait à peine eu le temps de ranger dans un coin de l’édifice ; mais bientôt sa voix éloquente et émue se faisait entendre, et tout était oublié. En 1852 seulement, un local mieux approprié s’ouvrit pour recevoir un auditoire qui augmentait chaque année. Avec l’éminent prédicateur M. Henry Ward Beecher, frère de l’auteur de l’Oncle Tom, Théodore Parker a été jusqu’à sa mort l’orateur le plus écouté de l’Amérique.
Si Parker eût été un ambitieux ou un poursuivant de succès lucratifs, il eût bientôt quitté le ministère ecclésiastique, et, profitant de sa notoriété déjà répandue et de son talent d’orateur populaire, il aurait pu devenir l’un des leaders les plus influens des États-Unis. Ceux-là mêmes qui avaient en horreur ses idées religieuses l’eussent volontiers suivi comme chef de parti, surtout dans un temps où le nord, beaucoup plus riche, plus peuplé, plus industrieux, mais aussi beaucoup plus occupé que le sud, avait une peine infinie à trouver des hommes distingues qui consentissent à le représenter dans les conseils de l’Union. Parker repoussa cette tentation et persévéra dans l’œuvre à laquelle il se sentait appelé. Il fut dès lors en butte à une opposition qui aurait découragé tout autre que lui. Les accusations, les censures et les menaces dévotes, la haine de la majorité du peuple ameutée par ses dénonciateurs, tombèrent sur lui comme une avalanche. Des insultes lui furent adressées en public par des hommes qui se vantaient naguère de son amitié. On pria tout haut, dans certaines réunions pieuses, pour qu’il fût ou converti ou puni d’en haut. On refusa (il faut bien citer ce trait des mœurs américaines) de s’asseoir sur le même canapé, à la même table, de monter dans le même omnibus. On le traita en lépreux de l’église et de la société. On parvint même à neutraliser tous les efforts directs qu’il voulut faire pour fonder ou appuyer les institutions de bienfaisance ou d’instruction dont tout le monde reconnaissait le besoin. Pendant un certain temps, il y eut contre lui une véritable coalition de la presse, patronée par des coteries riches et puissantes. On refusait partout ses travaux. Il ne put, dans toute l’Union, trouver un seul éditeur qui consentît à imprimer ses premiers ouvrages : c’est un libraire swedenborgien de New-York qui prit enfin sur lui de tenter l’aventure. Non-seulement l’académie de Boston n’osa jamais lui ouvrir ses rangs, où il eût sans contredit occupé l’une des premières places, mais encore, quand Parker voulut s’intéresser à quelque œuvre de philanthropie chrétienne, il dut le faire en secret, par des tiers, en se cachant comme pour une mauvaise action.
Rien n’abattit son courage, et il y a quelque chose de fortifiant dans la vue de cet homme qui n’a que sa parole, sa plume et son caractère, et qui finit par triompher de toutes les forces sociales coalisées contre lui. N’étant lié que par sa conscience, au-dessus de tout soupçon d’intérêt personnel, n’étant inféodé à aucun parti politique ou religieux, il fut fort, pourrait-on dire, de ce qui semblait être sa faiblesse. Il continua à mener de front le travail de cabinet le plus absorbant et l’activité pastorale la plus infatigable. Il travaillait en moyenne quinze heures par jour, se tenant au courant de tous les progrès de la science européenne (critique, exégèse, linguistique, philosophie, archéologie, ethnologie comparée, statistique) : il voulait tout connaître et communiquer à ses concitoyens, dans le langage limpide et pénétrant dont il avait le secret, le fruit de ses veilles laborieuses. C’est ainsi qu’il publia une traduction, soigneusement annotée, de l’Introduction à l’Ancien Testament du professeur de Wette. Cette publication avait été précédée d’un autre volume intitulé : Discourse of Matters pertaining to Religion, que l’on peut considérer comme l’exposé de ses vues religieuses. Insensiblement la coalition formée contre Parker se montra plus traitable. Il put prendre une part active à la rédaction de plusieurs recueils périodiques, et même il écrivit, presque à lui seul, trois volumes de la Revue trimestrielle du Massachusetts. En même temps il devait prêcher chaque dimanche devant l’auditoire nombreux et difficile dont nous avons parlé. Il soignait beaucoup la composition de ses discours, et cela ne l’empêchait pas de consacrer une large part de son temps aux pauvres, aux malades, aux prisonniers. Le tiers de son revenu annuel s’en allait en charités. Le samedi soir, coutume assez rare chez un prédicateur, il recevait dans sa vaste bibliothèque ses amis, des proscrits de tous les pays dont il s’était fait le dévoué protecteur et des esclaves échappés des pays du sud. Sa conversation était, paraît-il, d’une vivacité entraînante, bien que roulant sur les sujets les plus sérieux. Toujours dans l’espoir de répandre le plus loin possible ses principes et ses aspirations, il profitait des puissans moyens de communication que le nord des États-Unis avait multipliés à la surface de son immense territoire pour faire annuellement de quatre-vingts à cent lectures dans les différentes villes de l’Union. On estime à cent mille personnes environ le nombre de ceux à qui il se faisait entendre ainsi tous les ans. Il était rare que les sujets de ses lectures roulassent directement sur les questions religieuses : il n’eût trouvé presque nulle part de local ni d’auditoire, s’il avait annoncé de pareils sujets ; mais il faut admirer la naïveté de ceux qui croyaient pouvoir impunément écouter l’orateur de Boston sur les beaux-arts, la politique, la littérature, l’économie sociale, sans être infectés des venins d’hérésie que recelaient nécessairement les prémisses ou les conséquences. La religion protestante est de nature trop pratique pour ne pas se mêler à tout. La séparation tranchée qui existe en France entre le monde et l’église n’est guère comprise chez les nations anglaise ou américaine, et, bien loin de blâmer cette immixtion, on aime fort au contraire que les ecclésiastiques prennent part aux discussions de politique, de littérature et d’art. La séparation constitutionnelle de l’église et de l’état sert même plus qu’elle ne nuit au maintien de ces rapports intimes. Comme aucune église ne saurait avoir, en sa qualité d’église, d’ambition ou d’arrière-pensée politique, on n’a jamais à redouter qu’elle se serve de l’entière liberté qui lui est garantie pour limiter celle des autres, et en fait c’est le mouvement ecclésiastique et religieux qui sert de base et de moteur au mouvement général de la société. Américain au fond de l’âme, Parker regardait d’ailleurs comme le privilège du Nouveau-Monde d’offrir au libre développement de la nature humaine un sol. vierge et sans histoire, à l’abri de toutes les entraves que les traditions du vieux continent apportent à l’épanouissement spontané des facultés et des énergies individuelles. Il usait donc largement de ce privilège, et c’est dans cette persuasion qu’il se mit à combattre vigoureusement tout ce qui pouvait nuire au développement normal de l’esprit américain. Par une fatale contradiction, la révolution américaine, en réalisant la plus grande somme de liberté individuelle dont le monde eût été encore témoin, n’avait pas su se débarrasser de l’esclavage. Parker vit nettement ce qu’il avait à faire. Comme patriote et comme chrétien, il voulut prêcher, selon son expression, contre les péchés du peuple en dehors de toute dogmatique, sachant bien qu’il travaillait ainsi au progrès simultané de sa patrie et des idées religieuses.
La liberté de la parole est grande en Amérique, du moins dans le nord. C’est le contre-poids du despotisme souvent écrasant de la majorité du jour et de l’heure. Parker ne se fit pas faute de parler librement. Mal en prit à un maire de Boston d’avoir donné l’exemple de l’intempérance, à Zacharie Taylor d’avoir acheté quatre-vingts esclaves dans les années qui précédèrent la guerre du Mexique et son arrivée à la présidence, à Daniel Webster de s’être laissé servir une pension par les riches négocians du nord, qui avaient intérêt à ce que ce puissant défenseur du libéralisme politique endormît sous les fleurs de sa rhétorique la réaction grandissante contre les mesures favorables à l’esclavage. Il y eut dans Boston une voix incorruptible et sans peur qui dénonça tout haut ces honteux écarts, et qui fut écoutée. Bientôt la chaire de Parker devint une des puissances du pays. Ses sermons circulaient avec la rapidité de pamphlets populaires. Des hommes supérieurs à l’influence des coteries, un Wendell Philipps, un Emerson, un Sumner, exprimèrent bientôt leur sympathique estime pour ses talens et son caractère. L’impopularité des premiers jours se changea en une sorte de crainte respectueuse vis-à-vis de cet homme de fer qu’aucune menace ne pouvait ébranler, qu’aucune perspective intéressée ne pouvait séduire, et qui ne se demandait jamais avant de parler si ce qu’il allait dire plairait à ses auditeurs. Ainsi Parker dénonça hautement la guerre du Mexique comme une guerre injuste, déloyale et lâche, comme un crime national, commis uniquement dans l’intérêt du parti de l’esclavage, et il en appela à la conscience publique des arrêts d’un patriotisme trop fier des victoires remportées et des territoires conquis. Il courut même de graves dangers en heurtant ainsi les passions de la multitude. Dans un meeting de Boston, où il devait prendre la parole contre la guerre, des volontaires revenus de l’armée pénétrèrent en armes dans la salle. Parker n’en décrivait pas moins avec des paroles brûlantes d’indignation les maux qu’avait faits la guerre et la honte qui en rejaillissait sur le drapeau fédéral, lorsque des vociférations menaçantes se firent entendre. C’étaient les volontaires qui exprimaient leur opposition. Parker se tourna vers eux et les fit taire d’abord en leur disant simplement : « A la porte ? et à quoi bon ? » Et il continua son discours ; mais comme il était loin de modérer son langage, les murmures et les grognemens recommencèrent de plus belle. Les cris des volontaires furent même suivis de vociférations d’un caractère plus sinistre : Kill him ! kill him ! tuez-le ! tuez-le ! — Et un bruit de fusils qu’on arme retentit dans la salle. Parker refusa de céder : « A la porte ? leur cria-t-il d’une voix retentissante. Je vous dis que vous ne m’y mettrez pas… Et vous voulez me tuer ? Eh bien ! je déclare que je m’en retournerai chez moi seul et sans armes, et que pas un de vous ne touchera un cheveu de ma tête. » Ce qu’il avait promis, il le fit, et ce qu’il avait prédit arriva.
Du reste ce n’était jamais qu’au nom de la moralité compromise qu’il se mêlait directement des affaires politiques. Sa préoccupation constante, la réforme morale du peuple comme base de son perfectionnement religieux et social, le poussait à étudier de très près les autres causes de dépravation. Il n’aimait pas beaucoup les sociétés de tempérance avec leurs sermens d’abstinence absolue. Cependant, pour se mettre à l’abri de tout soupçon, il consentit à s’affilier à l’une de ces sociétés. Il croyait qu’il fallait détourner le peuple de l’abus et lui apprendre l’usage rationnel des boisson » fermentées, sans quoi la tâche serait toujours à reprendre. Il insistait particulièrement sur les mesures de police et d’administration qui pouvaient diminuer les excès de l’ivrognerie, et il réussit à en obtenir d’excellentes, ce qui était beaucoup, et à en maintenir l’application, ce qui était plus encore. Une grande part de son activité fut aussi consacrée à obtenir des particuliers et des villes des sacrifices considérables pour répandre les lumières de l’instruction dans les classes inférieures, et il est certainement un de ceux qui ont le plus contribué à réaliser le magnifique déploiement d’écoles de tout genre dont peut se glorifier à juste titre le nord de l’Union. L’éducation des jeunes filles le préoccupait beaucoup, et il fit une guerre acharnée aux préjugés qui interdisaient aux femmes l’étude des sciences. C’est de mères éclairées qu’il attendait une génération supérieure à la moyenne de son temps. Il se pourrait même qu’entraîné par son zèle pour cette cause excellente, il eût quelquefois dépassé le but fixé par la nature et l’organisation sociale. S’il eut raison de poursuivre la réforme de nombreux abus dans l’instruction donnée aux femmes eh Amérique et dans la législation qui fixait leur position civile, on peut douter qu’il fût dans le vrai quand il réclamait leur participation aux fonctions sociales réputées jusqu’à présent l’apanage de l’autre sexe. Il comprenait mieux assurément sa mission quand il dirigeait sa verve, tantôt indignée, tantôt caustique, contre la presse vénale, la chaire complaisante ou paresseuse, les sénateurs et les députés infidèles à leur conscience, les capitalistes « adorant le dieu dollar et le servant lui seul. » On lui reprochait quelquefois d’être un pasteur sans église régulière ; il aurait pu répondre que son église était l’Amérique entière, et qu’il en était le sermonneur « détesté, mais écouté. » C’est, comme l’a dit un éminent prédicateur, M. Colani, la vraie marque de la bonne prédication.
Mais c’est surtout dans sa lutte contre les défenseurs de l’esclavage que Parker se montre admirable. Pour bien faire comprendre les services qu’il rendit à la cause de la liberté et de l’humanité en Amérique, il suffira de dire rapidement en quel état il trouva la question : aujourd’hui, un an après sa mort, on sait en quel état il l’a laissée.
C’est aux États-Unis que pour la première fois dans le monde moderne, en 1751, l’esclavage des noirs fut aboli de fait et de droit sous l’inspiration d’un christianisme fervent et sincère ; mais cette abolition ne fut que locale. Le puissant souffle de liberté qui amena la guerre de l’indépendance conduisit la majorité des états de l’Union à l’abolir plus tard ; la confédération ne l’en laissa pas moins subsister dans les états qui se crurent forcés de le conserver. Le sentiment général était alors qu’il disparaîtrait de lui-même, du gré des états qui l’avaient maintenu, et surtout qu’il ne s’étendrait pas. C’est le contraire qui est arrivé. Le moment vint où le sud, ayant fait toujours dépendre ses intérêts particuliers du maintien de l’esclavage, se trouva placé dans l’alternative, ou bien de laisser tomber l’institution, ou bien d’obtenir du nord qu’il l’aidât à la consolider et à l’étendre, car l’esclavage ne peut pas durer entouré de pays libres. C’est une institution qui doit grandir ou mourir. L’industrie naissait dans les états libres : le sud s’engagea complaisamment, à titre de réciprocité, à favoriser des tarifs protecteurs. Bientôt le travail servile trouva grâce aux yeux des gros capitalistes de New-York et de Boston, parce qu’il produisait en abondance une matière indispensable à l’industrie, le coton, et parce qu’il consommait une grande partie des objets manufacturés. C’était aussi le même travail servile qui fournissait les gros chargemens de tabac, de sucre, de matières textiles, aux innombrables clippers du nord qui allaient ensuite les porter en Europe. En résumé, la conscience du nord dormait, et le mot d’ordre était donné pour qu’on ne la réveillât pas. C’est au point que dans les grandes villes les comités directeurs des églises enjoignaient aux prédicateurs de ne pas porter en chaire cette importune question. Il y avait sans doute d’honorables désobéissances à ces injonctions intéressées, mais elles étaient trop faibles pour constituer une opposition sérieuse. Enfin le sud avait réussi à représenter le sort de ses esclaves comme tellement heureux qu’on se demandait presque s’il n’y aurait pas une véritable barbarie à sacrifier une telle félicité au fanatisme de quelques chanteurs de psaumes, aux théories d’idéologues qui ne connaissaient pas les affaires.
Une chose toutefois contrariait vivement le sud. Chaque année et malgré les plus cruelles mesures de répression, un nombre assez considérable d’esclaves parvenait à fuir le paradis et à gagner au péril de la vie l’enfer des états libres. La longanimité du nord avait déjà supporté tant de choses, que les propriétaires du sud firent un pas de plus. Ils obtinrent en 1850 le fameux bill des « esclaves fugitifs, » qui investissait le premier homme venu du sud du droit de kidnapper (c’est le terme employé), c’est-à-dire d’escamoter par la ruse ou par la force, le plus souvent par les deux voies, tout homme de couleur résidant dans les états libres sous prétexte qu’il était à lui, de le traduire devant un juge fédéral, puis, après une vérification dérisoire où toutes les précautions étaient prises pour que le pauvre accusé ne pût échapper aux griffes de ses ravisseurs ; de se faire délivrer sa capture par la force armée de l’Union. Une récompense de 10 dollars était allouée à chaque commissaire par tête de nègre kidnappé. Pour le coup, le nord parut trouver que les exigences de ses confédérés du sud tournaient tout doucement à la tyrannie la plus détestable que l’on pût imaginer. Il murmura, mais en définitive il laissa faire.
Pourtant depuis 1831 un humble imprimeur, William Lloyd Garrison, publiait à Boston un journal qui fomentait une certaine agitation abolitioniste. Cette agitation eut dans les premiers temps fort peu d’écho, assez toutefois pour que les vigies du sud, toujours aux aguets, dénonçassent en termes violens aux autorités du Massachusetts le caractère incendiaire de la feuille publiée sur leur territoire. Le maire de Boston s’efforça de calmer leurs alarmes. Il résultait de son enquête, leur écrivait-il, que le mouvement était absolument insignifiant, qu’il ne trouvait qu’un très petit nombre d’adhérens obscurs, et que Garrison lui-même n’était qu’un pauvre écrivain « vivant dans une espèce de trou avec un négrillon pour tout domestique. » — « C’est une chose étonnante, disait plus tard Théodore Parker, que le mépris fréquent des hommes intelligens pour les petits commencemens des grandes choses. Il y avait une fois quelqu’un qui n’avait pas même de trou pour reposer sa tête, et pas le moindre négrillon à son service ; il n’avait de commerce qu’avec des gens très obscurs, et n’était pas trop bien avec les maires et gouverneurs de son pays, ce qui ne l’a pas empêché d’exercer à la fin quelque influence sur les destinées de ce monde. » En effet, en dépit du « trou » et du « négrillon, » le mouvement se propagea. Un parti se forma autour du courageux publiciste. Dès 1845, il ne perdit pas une occasion de prêcher « contre ce grand péché du peuple. » Son indignation ne connut plus de bornes quand la loi sur les esclaves fugitifs fut votée, et que l’on se prépara à l’exécuter dans Boston même. Il entrait dans les vues du sud et de ses alliés du nord que des faits accomplis habituassent promptement à l’exécution de la loi les populations qui l’avaient vue décréter avec le plus de répugnance ; mais un comité de vigilance s’établit à Boston sous la présidence de Parker, et ne craignit pas de déclarer publiquement qu’il s’opposerait à l’exécution de la loi. Dans l’espace d’une année, il réussit à faire passer au Canada près de quatre cents personnes de couleur. L’exemple fut suivi par d’autres villes du nord. Dans plusieurs d’entre elles, la population tout entière déclara qu’elle en voulait faire partie. C’est sous la direction de ces comités que s’organisa le chemin de fer souterrain, entreprise secrète qui avait pour but d’aider les esclaves fugitifs à échapper aux kidnappers, aux officiers de police et à ces chiens dressés à la poursuite des noirs, que les républicains du sud ne rougissaient pas de lancer à la piste des pauvres fuyards. Chaque année depuis lors, près d’un millier de fugitifs a profité du chemin de fer souterrain[4].
Un cas très particulier força Théodore Parker à déclarer plus nettement encore sa résistance ouverte à la loi fédérale. Deux de ses paroissiens, jeunes époux qui vivaient honnêtement de leur travail dans Boston, furent réclamés par leurs anciens maîtres du sud. Il était trop facile de prévoir ce qui les attendait, s’ils étaient enlevés : de cruels châtimens pour le mari, l’envoi de la femme dans quelque infâme maison de Charleston ou de la Nouvelle-Orléans, car c’est une des malédictions de l’esclavage que la nécessité où sont les maîtres de déployer une inexorable dureté envers les fugitifs réintégrés de force dans la servitude. Ces deux infortunés, ne sachant que devenir, se réfugièrent chez Parker. Celui-ci n’hésita pas. Il avertit sous main quelques amis du comité de vigilance et fit tenir aux kidnappers et aux policemen de Boston l’avis que quiconque pénétrerait dans son domicile pour en arracher ses hôtes ne le ferait qu’au péril de sa vie. Le fils d’un agriculteur américain n’est jamais embarrassé pour manier le pistolet ou l’épée. Accusé bientôt dans une conférence de pasteurs d’avoir donné l’exemple de la résistance à main armée contre une loi régulièrement votée par les conseils de l’Union, Parker se défendit de manière à ôter à ses censeurs toute envie d’y revenir. Il faut citer textuellement quelques passages de cet admirable discours :
« Oui, dit-il, j’ai des noirs dans mon église, des esclaves fugitifs. Ils sont la couronne de mon apostolat, le sceau béni de mon ministère. Je suis obligé de prendre soin de leurs corps, si je veux sauver leurs âmes… J’ai donc été obligé d’ouvrir ma maison à mes paroissiens et de les mettre à l’abri des griffes des voleurs d’hommes. Oui, messieurs, j’y ai été obligé, et même de faire garder ma porte jour et nuit ; j’ai dû, oui, j’ai dû m’armer moi-même. Cette semaine-là, j’ai écrit mon sermon un pistolet sur mon pupitre, un pistolet chargé, voyez-vous, la capsule au piston, prêt à tirer. Et même il y avait une épée nue à la portée de ma main. J’ai fait cela à Boston, en plein XIXe siècle, forcé de le faire pour défendre des innocens, membres de mon église, qu’on voulait envoyer à pire que la mort.
« Vous savez que je n’aime pas à me battre : si je ne suis pas partisan de la non-résistance, il me faudrait de bien graves motifs pour me décider à répandre le sang humain ; mais que vouliez-vous donc que je fisse ? Écoutez. Je suis né dans la petite ville où commença la guerre de l’indépendance. Les mânes des citoyens qui tombèrent les premiers dans cette guerre reposent sous le monument de Lexington, ce monument consacré à la liberté et aux droits du genre humain. On y lit qu’ils sont morts pour la came sacrée de Dieu et du pays. C’est la première inscription que j’aie lue de ma vie. Ces hommes sont mes parens. Ce fut mon grand-père qui le premier tira l’épée lors de la révolution. Lui et mon père étaient au premier feu. Le sang qui a coulé là coule aujourd’hui dans mes veines. Et puis, quand j’écris chez moi, dans ma bibliothèque, d’un côté est la Bible sur laquelle mes pères ont prié matin et soir pendant plus de cent ans ; de l’autre est la carabine que mon grand-père portait à la prise de Québec, dont il se servit avec quelque chaleur à la bataille de Lexington, et encore un trophée de la même guerre, le premier canon pris par les « insurgens, » pris aussi par mon grand-père. Et avec de pareils symboles sous les yeux, en face de pareils souvenirs, quand un de mes paroissiens, quand une femme échappée de l’esclavage, poursuivie par des voleurs, vient se réfugier chez moi, vous voudriez que je lui fermasse ma porte, que je ne la protégeasse pas jusqu’au dernier soupir !…
« Mes frères, je n’ai pas peur des hommes. Il se peut que je les offense. Je me soucie peu de leur haine ou de leur estime. Je ne prends pas grand soin de ma réputation. Je serai peut-être forcé de transgresser des lois humaines ; mais jamais, jamais je n’oserai violer l’éternelle loi de Dieu. Vous m’avez souvent taxé d’incrédulité. Je l’avoue, je diffère largement de vous en théologie ; mais il est un point sur lequel je ne puis m’empêcher d’être très croyant. Je crois en Dieu, le père infini, le père de l’homme blanc et le père aussi de l’esclave de l’homme blanc. Advienne que pourra, je ne saurai jamais violer sa loi. Et vous ? »
Grâce à Parker et à ses amis, les deux fugitifs parvinrent à quitter l’Union et à passer en Angleterre. C’était en 1851, l’année de la grande exposition. On courut les voir au Palais de Cristal. Les États-Unis, qui ne brillèrent guère dans ce concours industriel, purent néanmoins exhiber aux yeux du vieux monde un produit vraiment indigène, un jeune couple humain, deux innocens qui chantaient God save the queen, et tout à la joie d’avoir fait perdre leur piste aux sbires esclavagistes !… C’est ce que Parker ne manqua pas de raconter hautement à ses susceptibles compatriotes de la manière caustique et passionnée propre à son genre d’éloquence.
Malheureusement, quelque vigilant qu’il fût, le comité ne pouvait tout prévoir. Un parti riche et influent de Boston, se couvrant du respect dû à la loi et surtout ayant à cœur de bien mériter de ses amis de New-York et de Charleston, faisait tous ses efforts pour le mettre en défaut. Dans la même année 1851, un pauvre ouvrier tailleur dut à la couleur de sa peau d’être kidnappé un soir dans les rues de Boston. Les passans qui voulurent intervenir en furent détournés par l’assurance que leur donna la police qu’on l’arrêtait sous inculpation de vol. Une fois traduit devant le juge fédéral, il était condamné d’avance. La population indignée voulait se ruer sur la prison, mais le parti de l’esclavage avait pris ses mesures : une force armée imposante gardait les abords de la prison, et de peur d’un terrible conflit les directeurs du mouvement abolitioniste conseillèrent au peuple de s’abstenir. En vain le pauvre nègre demanda aux églises de Boston qu’on se souvînt de lui dans les prières du dimanche précédant son départ : la coterie commerciale, qui avait la haute main dans les consistoires, ferma la bouche aux ministres officians, dans la crainte d’une nouvelle émotion populaire. Parker désobéit encore. Il alla trouver le prisonnier au milieu de ses geôliers et de ses kidnappers, lui prodigua ses consolations et l’accompagna jusqu’au navire qui devait l’emporter. Personne n’osa l’en empêcher, personne n’osa l’insulter ; mais le dimanche d’après, devant une énorme affluence, il vengea la conscience publique par le plus éloquent peut-être de ses discours, un discours qui est tout à la fois un sermon, un pamphlet, un réquisitoire, une philippique, et qu’il faudrait traduire en entier pour en donner une idée fidèle, car, échappant à toutes les règles, il brave toutes les définitions.
« De la dure maison de servitude, s’écriait Parker, un homme s’est réfugié au sein du peuple du Massachusetts. On n’avait d’autre crime à lui reprocher que l’amour de la liberté. Il vint à nous comme un étranger qui compte sur l’hospitalité sacrée : Boston le prit et le jeta illégalement en prison. Il avait faim : Boston lui donna à manger la ration de ses criminels. Il avait soif : Boston lui donna à boire le fiel et le vinaigre des esclaves. Il était nu : Boston le couvrit de chaînes. Malade et en prison, il demandait un consolateur : Boston lui envoya un marshal et un commissaire, Boston l’a mis entre des voleurs d’hommes, rebut de l’humanité, et le leur a livré en disant : « Voici votre esclave ! » Pauvre, enchaîné, voyant le gouvernement de la nation contre lui, il demanda des prières à nos églises : nos églises mercantiles lui ont répondu par des imprécations. Il nous demandait, au nom de notre Dieu, le sacrement de la liberté : au nom de leur trinité, la trinité d’argent, au nom de leur dieu de métal, elles l’ont baptisé esclave. Boston servait de marraine. L’église mercantile de la Nouvelle-Angleterre lui a dit : « Ton nom est Esclave ; je te baptise au nom de l’aigle d’or, du dollar d’argent et du centime de cuivre ! »
Cependant la position de Parker et des abolitionistes était devenue difficile. Ils n’étaient plus sur le terrain légal, et le respect de la légalité est grand chez Les Anglo-Saxons. La loi des esclaves fugitifs était une loi infâme, mais une loi. Or Parker avait déclaré qu’il la foulait aux pieds au nom de l’Amérique, au nom du Christ et au nom de Dieu. En même temps l’homme politique le plus éminent du nord, Daniel Webster, qui briguait les honneurs de la présidence et voulait se concilier les voix du sud, déployait toutes les ressources de son talent pour persuader au nord qu’il fallait « décourager l’agitation abolitioniste » et se résigner à la loi des esclaves fugitifs. Ses argumens revenaient en résumé à ceci, qu’après tout c’était la loi, que s’il était pénible aux hommes du nord de l’observer, il n’y avait pas de mérite à n’accomplir que des devoirs agréables, qu’il serait beau de vaincre ses préjugés et de maintenir ainsi les lois et l’union en remplissant ses obligations constitutionnelles. « La loi de Dieu, disait-il, n’ordonne jamais de désobéir aux lois humaines. » Daniel Webster reçut la récompense qu’il méritait dans cette foudroyante réplique qui circula d’un bout à l’autre des États-Unis avec la rapidité d’un éclair. Parker cite plusieurs cas mentionnés dans la Bible, où la loi du pays et la conscience se sont trouvées en formel désaccord. Il demande ironiquement si c’était un devoir pour Daniel d’obéir au roi Darius qui avait défendu de prier le vrai Dieu, pour les apôtres de ne plus prêcher l’Évangile à cause de la défense du sanhédrin, pour les parens de Moïse de jeter leurs enfans dans le Nil afin d’obéir au décret du roi Pharaon.
« Cependant, ajoute-t-il, j’avise encore un autre cas, également rapporté dans la Bible, et dans lequel la loi ordonnait une chose et la conscience précisément le contraire. Voici le texte de la loi, article unique : « Le souverain sacrificateur et les pharisiens ordonnent que si quelqu’un sait où se trouve un certain Jésus de Nazareth, il ait à le leur faire savoir pour qu’on puisse l’arrêter. » Dès lors ce fut la tâche officielle, le devoir légal de tous disciples sachant où était le Christ, de donner l’information réclamée aux autorités du pays. Parmi eux, il y avait des âmes faibles, un Jacques, un Jean, qui avaient tout quitté pour le suivre, et d’autres gens de rien qui ignoraient la loi et furent excommuniés. Il y avait aussi des femmes comme Marthe et Marie, bonnes âmes qui aidèrent l’accusé de leur petit avoir, qui lavèrent ses pieds avec leurs larmes et les essuyèrent avec leurs cheveux. Elles firent tout cela joyeusement ; c’était leur volonté et leur plaisir, il n’y a donc pas grand mérite à cela. « Chacun de nous remplit aisément des devoirs agréables, n Mais il se trouva un disciple assez fort pour « accomplir un devoir désagréable : » il alla dénoncer son sauveur au marshal du district de Jérusalem, qui s’appelait alors un centurion. N’avait-il donc aucune affection pour Jésus ? Certainement il en avait ; mais il sut « vaincre ses préjugés, » tandis que ce Jean, cette Marie, furent trop lâches pour cela.
« Et Judas Iscariote a mauvaise réputation dans le monde chrétien ! On l’appelle « le fils de perdition ! » On taxe sa conduite de criminelle, et même le Nouveau Testament prétend que le diable dut entrer en lui pour lui inspirer son hideux forfait ! Ah ! dans quelle erreur nous sommes ! D’après nos légistes et nos hommes d’état républicains, Judas Iscariote n’a fait que remplir ponctuellement « ses obligations constitutionnelles. » C’était uniquement sur le fait de dénoncer la retraite du Seigneur que la loi le sommait de se mêler de cette affaire. Il prit donc ses trente pièces d’argent, — environ quinze dollars (un Yankee le fait pour dix, ayant moins de « préjugés à vaincre »). C’était son honoraire légitime, reçu comptant. À la vérité, les chrétiens ont pensé que c’était « le salaire d’iniquité, » et même les pharisiens, — qui d’ordinaire, nous est-il dit, annulaient les commandemens de Dieu par leurs traditions, — n’ont pas osé souiller leur temple avec ce « prix du sang. » C’était pourtant un honnête argent, honnêtement gagné. C’était de l’argent aussi honnête que la prime touchée par un commissaire américain pour un service du même genre. Dans quelle erreur sommes-nous donc ! Judas Iscariote un traître ! Allons donc ! Ce fut un patriote ! Il a su « vaincre ses préjugés ! » Il a su accomplir « un devoir désagréable, » un devoir de « haute moralité ! » Il a maintenu la loi et la constitution ! Il a fait tout ce qu’il pouvait pour « sauver l’union ! » Judas, tu es un saint ! « La loi de Dieu n’ordonne jamais de désobéir aux lois humaines ! » Sancte Iscariote, ora pro nobis ! »
Des poursuites furent dirigées contre Parker à la suite de ce discours, dont l’effet fut immense. Parker se mit aussitôt à préparer sa défense, qu’il comptait présenter lui-même. C’eût été, on le conçoit, un nouveau triomphe pour le parti abolitioniste. C’est ce que comprit le parti opposé, et, sous prétexte de formalités négligées dans les préliminaires de l’instruction, les poursuites furent abandonnées.
Nous ne pouvons suivre Parker dans toutes les phases de sa lutte contre, l’esclavage : elle remplit d’amertumes et de joies les dernières années de sa vie. Plus d’un échec bien douloureux pour son cœur de chrétien et de patriote fut encore infligé à sa cause de prédilection. Pourtant il voyait le parti abolitioniste grandir tous les jours et recruter peu à peu les hommes les plus honorables et les plus capables de l’Union. Au reste, les questions à l’ordre du jour ne l’empêchaient pas de traiter les sujets les plus intimes de la vie religieuse quotidienne. Sa prédication était profondément originale, comme sa personne : elle eût presque toujours étonné, quelquefois choqué un Européen peu habitué aux libres allures de la chaire américaine. Ordinairement il commençait par poser des principes abstraits ou par rappeler des faits bien connus, débutant ainsi par ce plain statement of facts, lequel, si l’on observe bien, fait partie intégrante de tout discours anglo-saxon qui prétend convaincre ceux qui l’écoutent. Ce commencement était le plus souvent froid et aride. Peu à peu l’émotion sacrée le gagnait, les applications se déroulaient sans beaucoup d’ordre, mais serrées, pressantes, sans ménagemens d’aucune sorte, sous une forme à la fois positive et poétique dont nous ne connaissons guère d’exemples dans notre littérature européenne. Le même morceau passait souvent, et en très peu de temps, de l’humour qui provoque le sourire aux tons attendrissans de la sensibilité la plus exquise. On pourrait croire que chez Parker le sentiment austère du devoir, l’énergie virile, la passion concentrée pour les causes préférées, prédominaient au point d’étouffer ce qu’on peut appeler le côté féminin du cœur, la tendresse, la sympathie, l’indulgence. On se tromperait fort : Parker pouvait pleurer comme un enfant, lorsqu’il entendait raconter ou qu’il racontait lui-même un trait de dévouement ou de résignation. Nous n’en voudrions d’autre preuve que le délicieux fragment que nous empruntons à l’un de ses sermons le plus fortement marqués au coin de sa personnalité, un sermon of old age, dans lequel il montre, par une série de portraits, qu’une vie consciencieuse et aimante est la condition d’une heureuse vieillesse. Il a parlé du vieux débauché, du vieil avare, du vieux kidnapper (qu’il s’est bien gardé d’oublier), du vieil ambitieux, de la vieille coquette, représentés chacun par une figure expressive. Il arrive enfin à des vieillesses d’un tout autre genre, et dans miss Kindly par exemple il nous offre une charmante personnification du dévouement.
« Miss Kindly est la tante à tout le monde, et depuis si longtemps, que personne ne se souvient de l’avoir connue autrement. Les petits enfans l’aiment beaucoup. Il y a quelque soixante ans qu’elle aidait leurs grand’mères à faire leurs toilettes de noces, et c’est à sa bourse que le grand-père de ce jeune garçon doit d’avoir pu suivre les cours du collège. Les générations qui la suivent la bénissent. C’est son travail patient qui a fourni au père de cet homme le moyen de prendre son essor. C’est elle qui lui a mis dans la main le germe fécond de la grande fortune qu’il possède aujourd’hui. C’est son inépuisable bonté qui a rempli la coupe, source de cette brillante renommée qui maintenant se répand comme un fleuve sur le vaste monde. Aujourd’hui elle est vieille, bien vieille. Les petits enfans qui rôdent autour d’elle, ébahis et roulant de grands yeux, s’émerveillent qu’on puisse être vieux comme cela, et qu’un jour tante Kindly ait eu aussi une maman qui l’embrassait sur la bouche. Pour eux, elle est du même âge que le soleil, une des institutions du pays. À Noël, son arrivée est toujours accompagnée de tant de jolis cadeaux, qu’ils la prennent pour Mme Saint-Nicolas[5] en personne, ce qui ne l’empêche pas d’avoir préparé la crèche du Messie dans plus d’une pauvre cabane…
« Il est près de midi. Elle est seule. Tout le matin, elle a été pensive, se parlant à elle-même. La famille s’en est aperçue, mais n’en a rien dit. Seule dans sa chambre, elle prend dans un tiroir secret un petit écrin, et dans cet écrin un livre à fermoirs doré sur tranches. Les fermoirs sont usés, la dorure est rougie, la reliure est fanée par un long usage. Sa main tremble en l’ouvrant. D’abord elle lit son nom écrit sur la feuille blanche, rien que son nom de baptême, « Agnès, » et la date. Il y a précisément aujourd’hui soixante-huit ans qu’il fut écrit sur cette page, en lettres bien nettes, tracées par une main jeune et forte, — avec un léger frisson pourtant, comme si le cœur eût battu trop vite. Elle est bien usée, la chère vieille bible. Elle s’ouvre d’elle-même au quatorzième chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Il y a là un carré de papier plié dont les extrémités touchent au premier et au vingt-septième verset de ce chapitre. Elle ne voit ni l’un ni l’autre ; elle lit les deux versets dans son âme : Que votre cœur ne se trouble pas ; vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. — Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Puis elle ouvre le papier. Il y a dedans un peu de poussière brune. On dirait les restes d’une fleur. Elle prend la précieuse relique dans sa main froide d’émotion. Une larme tombe sur la poussière et la transfigure. C’est une belle rose de printemps, à peine éclose, toute fraîche de rosée. Oh ! tante Kindly n’est plus vieille à présent, ce n’est plus tante Kindly ; c’est « sa douce Agnès, » telle qu’elle était à dix-huit ans, il y a soixante-huit ans de cela, un jour de mai que la nature entière avait revêtu sa robe de mariée, et que les fleurs joyeuses chantaient sur tous les tons l’hymne des épousailles de l’année. Son bien-aimé venait de placer cette rose dans sa main, tandis que sur sa joue candide le bon Dieu en faisait naître une autre, à peine éclose, fraîche de rosée comme la première. Le bras du jeune homme l’a entourée. Ses boucles brunes retombent sur l’épaule de son fiancé. Elle sent son souffle sur son visage, leurs lèvres se rapprochent, et, comme deux gouttes de rosée s’unissent dans la rose, leurs âmes se confondent dans la sainte communion de l’amour infini. C’est que le jeune homme doit partir pour un pays lointain. Ils penseront l’un à l’autre toutes les fois qu’ils regarderont l’étoile du nord. Elle lui a donné sa bible. Il a vu l’étoile du nord planer sur les tours de mainte ville étrangère ; mais il ne reviendra pas. Dieu a rappelé son âme à lui. — Agnès a vu revenir sa bible, pleine, comme toujours, de l’amour de Dieu, mais sans l’homme qu’elle aimait. Une page était pliée de manière à indiquer ces mots bénis de saint Jean, premier et vingt-septième versets du chapitre quatorzième. Elle y a mis la rose pour marquer le passage avec ce symbole de leurs jeunes amours. Aujourd’hui son âme est avec lui, — son âme de vierge avec son âme d’ange. Un jour ces deux âmes, comme les deux gouttes de rosée au sein de la rose printanière, se réuniront dans une immortelle alliance, et la vieillesse de la terre deviendra la jeunesse éternelle du royaume des cieux. »
C’est cet optimisme final, tenant de près aux vues religieuses de Parker, qui repose presque toujours son lecteur des émotions qu’il lui faut ressentir en s’abandonnant à cette ardente parole. Parker est un de ces penseurs qui ont su joindre aux censures les plus impitoyables sur les hommes et les choses de son temps les prévisions les plus sereines sur l’avenir définitif de l’humanité. C’est un bonheur qu’il dut certainement à sa religion, si simple à la fois et si intense. Elle était aux agitations fiévreuses de sa vie ce que les profondeurs de l’océan sont à la surface que les vents soulèvent. Après chaque tempête, le calme inviolable des abîmes s’impose à la masse entière, qui, de nouveau souriante et paisible, réfléchit l’azur immense. Nul n’a mieux savouré que ce rationaliste la puissante volupté des ravissemens mystiques, et nous en pourrions fournir des preuves bien éloquentes, si déjà nous ne craignions d’avoir trop cité.
La réputation que Parker devait à son talent oratoire et à son caractère faisait rechercher avidement ses discours par ceux qui ne pouvaient les entendre. Plusieurs journaux politiques les reproduisaient, soit en entier, soit par fragmens, dès qu’ils avaient été prononcés, et les propageaient jusqu’aux confins les plus reculés du territoire. On connaît le prodigieux développement de la presse quotidienne dans l’Amérique du Nord. Les sermons écoutés par l’élite de la population bostonienne circulaient ainsi des villes aux campagnes et allaient trouver jusqu’aux pionniers perdus dans les solitudes du far west. On a calculé que plusieurs d’entre eux avaient été répandus à plusieurs centaines de mille exemplaires dans l’espace d’une semaine. Pour satisfaire à une demande toujours croissante, il en publia lui-même plusieurs écueils, et ce sont ses discours religieux qui forment la majeure partie des douze volumes publiés aujourd’hui sous son nom. Outre les écrits dont nous avons parlé, la collection se compose d’un volume de Miscellanées, contenant plusieurs travaux fort remarquables de critique religieuse, entre autres sur Bernard de Clairvaux et sur la théologie allemande, d’un autre volume renfermant dix sermons sur divers sujets de religion et de morale, d’un troisième intitulé Sermons of Theism, puis de deux autres volumes d’Additional Speeches, lesquels furent encore suivis de trois nouveaux recueils de Speeches, Addresses, etc. Cette longue série offre une fidèle image de cette vie agitée. La lecture en est singulièrement attrayante, d’abord à cause de la variété des questions traitées, mais aussi par la manière dont les sujets les plus rebattus de la religion et de la morale sont rajeunis par cette vigoureuse et spirituelle éloquence. Quelques-uns de ses plus intéressans discours sont consacrés à la mémoire d’hommes illustres de l’Union, d’hommes qu’il a quelquefois combattus, Quincy Adams, Zacharie Taylor, Daniel Webster. Un pareil genre de discours religieux est inconnu et, disons tout, serait impossible en Europe. Qu’on se figure un prédicateur de Londres ou de Paris montant en chaire le lendemain de la mort d’un homme d’état, s’emparant de toute sa carrière politique et la critiquant d’un bout à l’autre au nom de la morale chrétienne, avec autant de sévérité pour les écarts que de soin minutieux à en faire ressortir les bons côtés. C’est pourtant ce que Parker a fait à Boston. Il suffit de lire son discours sur Adams et celui dont la vie et les vastes talens de Daniel Webster lui ont fourni le sujet pour reconnaître qu’il est impossible de pousser plus loin la hardiesse et l’impartialité des jugemens. Cependant Parker ne comptait pas s’en tenir uniquement à cette incessante production, provoquée par les incidens ou les besoins du jour et de l’heure. Il préparait les matériaux de deux grands ouvrages, dont l’un devait contenir une biographie critique des hommes célèbres de l’Amérique, tandis que le second, de beaucoup le plus intéressant pour nous et celui qui exigeait le plus de recherches de tout genre, eût été consacré aux Origines des religions chez les races dominantes de l’humanité. C’était à publier ce dernier ouvrage que Parker tenait par-dessus tout. Il espérait en faire le monument et comme le résultat définitif de ses études et de ses expériences. Il avait même déclaré qu’à partir de sa cinquantième année il renoncerait à la prédication hebdomadaire pour se vouer entièrement à cette œuvre capitale. Il ne lui fut pas donné de réaliser son espérance.
Ce n’est pas impunément qu’un homme concentre et dépense une pareille abondance de vie dans les conditions de l’existence terrestre. Théodore Parker se faisait illusion sur ses forces physiques. Aux conseils que ses amis lui prodiguaient pour qu’il ménageât sa santé, il opposait d’abord la nécessité de travailler sans relâche aux œuvres qui réclamaient tous ses instans, puis les six générations de robustes agriculteurs dont il descendait. Cependant une précoce décrépitude s’était annoncée. Il avait quarante-huit ans en 1858, on lui en eût donné plus de soixante. Il négligea les premiers avertissemens de sa nature épuisée, et continua de prêcher chaque dimanche, de travailler, de voyager, de lecturer toute la semaine. Le dimanche 7 janvier 1859, presque au moment de monter en chaire, il fut atteint d’une hémorragie pulmonaire de très mauvais augure. Il fallut lui imposer un congé d’un an, que, sur le conseil des médecins, il alla passer à Santa-Cruz, l’une des Antilles danoises. Les premiers effets de ce repos sous le ciel et près de la mer des tropiques parurent très favorables. Les forces étaient revenues comme par enchantement. Sa conversation était de nouveau vive, enjouée, pleine de verve piquante et de cordialité. C’est là qu’il écrivit son autobiographie, sous prétexte de répondre à une lettre des plus affectueuses qu’il avait reçue de ses paroissiens de Boston. Il se livrait à sa vieille passion, la botanique, et à sa passion plus récente, à la noble entreprise qui absorbait toutes ses pensées, l’émancipation des. esclaves. Il trouvait à Santa-Cruz une population noire libérée depuis onze ans, et dont la prospérité, les progrès le ravissaient d’aise. Il se promettait de cette enquête faite de visu les plus heureux résultats en faveur des nègres encore asservis de l’Union américaine. On crut qu’un voyage en Europe achèverait sa guérison. Il semble au contraire que cette dernière visite au vieux monde lui ait été fatale. Il traversa l’Angleterre, la France et la Suisse avec les alternatives tour à tour favorables et alarmantes propres à la maladie qui devait l’emporter. Pendant six semaines qu’il passa au chalet de Combe-Varin, dans la Suisse française, entouré d’amis et de soins, l’espoir de la guérison put encore se ranimer.
Nous devons au savant professeur Desor un intéressant récit de la manière dont le malade passait son temps dans cette pittoresque retraite du Jura où des hommes de nationalité différente, mais pour la plupart éminens dans les sciences ou dans les lettres, s’étaient réunis et charmaient par des entretiens du plus haut intérêt les loisirs que leur imposait une santé affaiblie. Là Parker se rencontra et se lia d’une vive amitié avec l’excellent Hans Küchler, ministre de l’église catholique allemande de Heidelberg, l’un des hommes les plus respectables qui se soient associés au mouvement, d’ailleurs si mélangé, que suscita le prêtre Ronge il y a une quinzaine d’années. La mort subite de Küchler à Nidau, au moment où il se disposait à rejoindre sa famille, jeta un triste voile sur la réunion de Combe-Varin[6]. Des conversations du chalet helvétique est sorti un album publie par les soins de M. Desor, où se trouve, à côté d’excellens articles scientifiques, une boutade de Parker lui-même, intitulée Pensée d’un Bourdon sur le plan et le dessein de l’univers. C’est une satire spirituelle du langage, des raisonnemens, des habitudes pédantes des sociétés savantes, mais en particulier de certaines théories fondées tout entières sur la prétention de l’homme à se poser en dernier mot de la création. Peut-être quelques écrivains d’Amérique et d’Europe, trop disposés à interpréter les lois de la nature dans un sens exclusivement favorable à l’orgueil humain, gagneraient-ils à méditer sérieusement cette fine parodie. Le même album contient un médaillon représentant en profil les traits de Théodore Parker. Son grand front dégarni, sa barbe, qu’il porte entière, blanche avant l’âge, des traits expressifs, creusés, dénotant un singulier mélange d’ironie et de bienveillance, toute sa physionomie enfin répond exactement à, ce que sa vie fait déjà prévoir. Dans un dernier retour de ses forces physiques, il voulut abattre à coups de hache quelques sapins destinés à la scierie. Il revenait ainsi à une des occupations de son adolescence. Le plus beau des sapins, qu’il abattit avec une adresse qui émerveilla les assistans, n’était sain qu’à la base : le cœur était malade. C’était un triste présage.
On lui conseillait d’aller passer l’hiver à Madère ou en Égypte. Une sorte d’entraînement, dont lui-même ne se rendait pas bien compte, fit qu’il se dirigea sur Rome, dont il voulait consulter les bibliothèques en vue des ouvrages qu’il préparait, et d’où il espérait repartir pour visiter, en compagnie de M. Desor, les pays volcaniques du sud de la péninsule italienne ; mais le mauvais temps et surtout les tracasseries sans nombre de la police pontificale ne firent que redoubler son malaise. Impatient de quitter la ville qu’il avait tant désiré voir et d’aller mourir en terre libre, Parker se fit transporter en Toscane, et nous tenons d’un témoin oculaire de ce suprême voyage que, réveillé, sur sa demande expresse, de l’assoupissement où il était plongé au moment où il franchissait la frontière, il laissa reposer un long, regard humide sur le premier poteau tricolore qu’il découvrit au bord de la route. Ce salut suprême de Parker mourant aux nouvelles couleurs italiennes rappelle la bénédiction que le baron de Bunsen adressait de son lit de mort à « l’Italie et à sa liberté. » Avoir reçu à son baptême les vœux de deux hommes tels que Parker et le vénérable auteur des Signes des Temps, cela n’est-il pas d’un heureux augure pour la nation qui renaît en ce moment, après tant d’épreuves, à une vie nouvelle ? La compagne de sa vie, à qui il avait dû le repos et la joie de son foyer, avait voulu le suivre. Ce fut elle, assistée de quelques amis, qui lui ferma les yeux à Florence, où il expira après plusieurs jours d’une lente agonie. Son seul regret, en quittant ce monde, était de n’avoir pu faire tout ce dont il.se sentait capable. « Vous savez, disait-il à ses amis, que je n’ai pas peur de la mort ; pourtant j’aurais encore voulu vivre pour achever plus d’un ouvrage que j’espérais publier : j’avais reçu de puissantes facultés, je ne les ai employées qu’à demi. » Pendant les derniers jours, il eut des heures de délire dans lesquelles il se croyait dédoublé. Il voyait un Parker mourant à Florence et un autre plein de vie à Boston qui continuait son œuvre. Par ses dispositions testamentaires, il légua à la ville de Boston sa bibliothèque, de trente mille volumes. Il désira que sur sa tombe une voix amie lût les béatitudes par lesquelles le Christ ouvre son discours de la montagne, et qu’on lui érigeât une simple pierre grise avec son nom pour toute épitaphe. Enfin il s’éteignit lentement et doucement dans le ferme espoir de cette vie mystérieuse dont il avait tant de fois décrit les pressentimens révélateurs. Oh peut dire de sa vie ce qu’il disait de ses livres d’enfance : il n’a pas vécu beaucoup d’années, mais dans le peu qui lui en a été accordé, comme il a vécu ! et de quelle belle et féconde vie !
Boston porte encore son deuil. La nombreuse communauté qu’il fortifiait de ses enseignemens n’a pu jusqu’à ce jour se décider à lui nommer un successeur. Il est douteux qu’elle en trouve un. Toutefois elle a résolu de poursuivre l’œuvre de son pasteur. Son vaste local s’ouvre chaque dimanche à des amis de Parker qui viennent parler dans le même esprit des grandes questions religieuses et sociales de l’heure présente. Parmi eux, on remarque quelques-uns des hommes les plus éminens de l’Union, MM. Garrison, Wendell Philipps, Emerson. L’influence morale de Parker lui survit, et s’exerce avec une puissance que les événemens actuels n’ont fait qu’accroître.
Il nous reste, pour compléter cette étude, à dire quelques mots de la doctrine religieuse de Parker. Nous en avons déjà indiqué quelques traits essentiels. Ayant vu toutes les infaillibilités qui s’imposent à l’homme, l’église, la Bible, la tradition, se dissoudre l’une après l’autre sous le feu de la critique, mais doué d’une âme passionnée pour l’idéal, il s’était replié sur lui-même, persuadé que sa nature spirituelle, travaillée de besoins religieux, constituait précisément ce tuf primitif qu’il avait en vain cherché partout ailleurs, et par conséquent l’indestructible base d’une religion supérieure à la région des tempêtes. Il constatait dans l’homme une triple intuition née avec lui, lors même que dans l’individu et dans la race elle ne se dégagé que peu à peu, après un certain développement, — celle du divin, celle du juste et celle de l’immortalité. Ajoutons sur-le-champ qu’il échappait d’emblée à l’accusation de subjectivisme arbitraire par le point de vue vraiment philosophique sous lequel il envisageait l’histoire. C’est l’histoire elle-même, et non pas seulement la pensée individuelle de tel penseur, qui lui révélait le contenu réel et ce qu’il appelait la prophétie de la nature humaine. Le christianisme présentait ainsi une valeur permanente, en ce sens que, produit d’un long travail de l’esprit divin dans l’humanité, il montrait, réalisée dans la conscience et la vie de son fondateur, la substance de la religion définitive, — définitive, disait-il, parce qu’elle est humaine dans la plus haute signification de ce terme et que l’homme devrait cesser d’être homme, s’il voulait ne pas s’en approprier les principes essentiels. Il est vrai que, guidé par la critique historique, il avait considérablement simplifié ce que l’on entend d’ordinaire par christianisme. Il ne voulait décerner ce nom qu’à la religion telle que Jésus lui-même l’avait conçue et pratiquée, et il avait constaté que, d’après les sources les plus authentiques, le Christ avait, non pas révélé des doctrines insondables, établi des rites surnaturels, mais simplement montré de parole et d’exemple la voie de la perfection religieuse et morale.
Le christianisme essentiel est en somme, selon Parker, la confirmation donnée par l’esprit divin, parlant dans la conscience humaine épanouie, des trois intuitions instinctives qu’il y avait semées, et qui s’y trouvaient virtuellement impliquées dès l’origine : Dieu, le devoir et l’immortalité. Sa supériorité sur toute philosophie, ce qui, à vraiment dire, en fait une religion, la religion elle-même, c’est qu’il est un fait spontané de la nature humaine, et non une théorie abstraite. Tels sont, en quelques mots, les cadres que Parker s’attachait à remplir de tout ce que sa remarquable érudition lui fournissait d’argumens, de considérations de toute sorte, empruntés à l’histoire, aux sciences naturelles, à la philosophie, à la Bible, à la critique, au sens intime. Au fond, nous n’y trouvons rien de précisément nouveau, en ce sens que depuis plusieurs années des vues analogues se sont fait jour dans la science religieuse partout où elle est libre. Cependant il faut observer que Parker les énonçait déjà avec une hardiesse et une précision étonnantes dans un temps où personne encore en Europe n’avait songé à en faire un corps de doctrines aussi concret et aussi applicable à la vie religieuse du grand nombre. Ce n’est pas avec cette intrépidité que l’excellent Channing se taillait dans les murs de la foi traditionnelle un modeste réduit, auquel il ne demandait qu’une chose, la vue directe sur l’amour de Dieu et sur le cœur humain. Ce n’est pas avec cette clarté de dessein et d’opération que Schleiermacher et les laborieux théologiens de son école élevaient les constructions d’ordre composite où la pensée moderne et les vieux dogmes se confondaient au prix de tant de peines et parfois de subtilité.
Cependant, même en se plaçant au point de vue de Parker, on est en droit de se demander s’il a réalisé complètement le programme qu’il s’était tracé. Une raison exigeante réclamera sur bien des points autre chose que la simple affirmation de la conscience humaine. Elle voudra savoir sur quoi se fonde la légitimité de cette affirmation, et si les faits de l’expérience ne la contredisent pas. Or il serait impossible de revendiquer pour Parker l’honneur insigne d’avoir entièrement fourni, soit la preuve rationnelle, soit la confirmation expérimentale de ses principes, d’ailleurs si généreux et pénétrés d’un spiritualisme si élevé. Parker avait le regard profond, mais il n’avait pas le génie spéculatif. J’entends par là qu’il saisissait avec une rare promptitude les deux points extrêmes d’une série de vérités connexes, mais qu’il était moins heureux dans l’art de dérouler les anneaux intermédiaires. Il y a quelque chose d’incomplet, de contradictoire même, dans ses vues sur la nature morale de l’homme et sur le caractère du Christ. On peut être soi-même fort indépendant vis-à-vis du vieux dogme sans approuver l’espèce de fureur iconoclaste dont il est parfois saisi quand il en parle. En un mot, Parker n’a pas réussi à organiser ses vues religieuses, à en faire un tout bien proportionné et bien ordonné. L’opulence des formes, qu’il doit à son éloquence servie par une vaste érudition, ne saurait voiler entièrement une certaine monotonie provenant du retour incessant de quelques idées favorites qui se font jour partout. Comment expliquer cependant la puissance qu’il a exercée, qu’il exerce encore après sa mort ? Cette puissance ne vient pas, nous l’avons vu, du caractère imposant, dominateur, de sa pensée. Parker n’est pas un homme capable, comme Hegel, de faire entrer toute sa génération dans son moule intellectuel, de telle sorte qu’elle ne sache plus comment en sortir. Cette puissance ne vient pas non plus de son érudition. La multitude ne sait guère apprécier ce genre de mérite. On ne peut pas davantage assimiler l’influence du pasteur américain à celle qu’un Zinzendorf, un Swedenborg surtout, ont due à une imagination ardente nourrie par un mysticisme sans frein. Non, tout le secret de cette puissance, ce qui définit, à mon avis, le prédicateur de Boston mieux que toutes les catégories dans lesquelles on pourrait le ranger, c’est que Théodore Parker a été un prophète dans la plus vraie et la meilleure acception de ce mot. Il est une de ces apparitions contemporaines qui nous permettent mieux que bien des recherches de comprendre le passé et de le saisir dans ce qu’il eut de plus intime. Cet homme qui aurait pu vivre tranquille à l’ombre de son figuier, et qui s’en va de ville en ville prêcher « contre les péchés du peuple, » cet homme, dominé par une idée simple, grande, contenue déjà dans la religion de son enfance et la constitution de sa patrie, — l’idée du libre développement de la personne humaine, — qui consacre sa vie à dégager cette idée de toutes les entraves créées par les intérêts, les vices, les sacerdoces, les pouvoirs politiques de l’heure présente ; cet homme, qui se refuse à tout compromis, qui n’a aucune espèce d’indulgence pour les nécessités politiques ou commerciales, qui, malgré tous les découragemens, malgré toutes les amertumes dont on l’abreuve, annonce joyeusement sur les toits l’aurore prochaine et prédit avec une assurance que rien ne déconcerte la victoire définitive de la vérité et de la liberté, cet homme est un prophète.
Du reste, ce n’est pas seulement pour les États-Unis que Parker a été un prophète. Son patriotisme n’avait rien d’exclusif ; il se sentait à la lettre citoyen du monde, et s’il aimait tant l’Amérique, c’est qu’il y voyait le sol prédestiné où pourrait un jour se réaliser l’idéal rêvé par notre Europe. Pour nous aussi, au moment où les édifices et les traditions séculaires menacent de s’écrouler, quand on se demande avec anxiété s’ils n’écraseront pas sous leurs décombres et ceux qui les ébranlent et ceux qui les défendent, un homme tel que Parker est un prophète de consolation et d’espérance. Il a raison : quoi qu’il arrive, l’homme restera l’homme. Dans sa nature même, telle que Dieu l’a faite, il y aura toujours les révélations et les promesses qui font les belles vies et les belles morts. Et que nous faut-il de plus ? Heureuses les églises qui trouveront dans leurs principes essentiels le droit de s’ouvrir sans révolution à ce christianisme impérissable dont Théodore Parker a été le prédicateur inspiré ! Beaucoup de ses argumens seront réfutés, beaucoup de ses opinions seront oubliées ; mais la vérité fondamentale qu’il a soutenue, — à savoir que tout en définitive repose sur la conscience, que Dieu se révèle à quiconque le cherche, que le salut de l’homme et de la société, sur la terre comme au ciel, ne dépend ni des dogmes, ni des rites, ni des miracles, ni des sacerdoces, ni des livres, mais du « Christ en nous, » c’est-à-dire du cœur droit, de l’âme aimante, de la volonté active et dévouée, — cette vérité ne périra pas et nous fera vivre avec elle. Et l’église qu’il a appelée de ses vœux, plus large d’ailleurs que l’unitarisme américain, l’église qui ouvrira un jour ses bras à toutes les sincérités, à tous les désintéressemens, à toutes les grandeurs morales, cette église vraiment universelle, qui dans le passé réunit déjà tant de nobles âmes séparées par des barrières aujourd’hui chancelantes, ne périra pas davantage.
ALBERT REVILLE.
- ↑ Les partisans de l’unitarisme croient que cette unité absolue est niée par la doctrine des trois personnes divines égales entre elles et coessentidles, ainsi qu’elles ont été définies par les conciles généraux du IVe et du Ve siècle.
- ↑ Parker lui-même exprime sa reconnaissance à ses parens dans un petit écrit, Expérience as a Minister, qu’il publia peu de temps avant sa mort.
- ↑ Un trait de son enfance donnera une idée anticipée de son caractère. Il désirait ardemment avoir une bible à son usage, celle de la famille étant trop précieuse pour qu’on la lui abandonnât. Le jeune Théodore se mit à cueillir des myrtiles dans la forêt voisine et alla en vendre à Boston, amassant ainsi sou par sou la somme nécessaire a l’acquisition du volume. Il n’avait alors que sept ans.
- ↑ Ce sera un jour une histoire bien curieuse à faire que celle du chemin de fer souterrain. En ce moment, tout le monde comprendra que la plus vulgaire prudence ordonne de se taire sur les moyens mis en œuvre pour le fonder et l’entretenir.
- ↑ Saint Nicolas, dans les pays du nord, est, selon la légende, le distributeur des cadeaux mérités par les enfans sages.
- ↑ M. Hans Loronz Küchler était avocat à Heidelberg, et s’est surtout distingué par le courage et le talent qu’il a déployés en faveur des pauvres égarés, victimes de la fièvre révolutionnaire de 1848, et que la compression de l’insurrection badoise avait fait tomber sous la juridiction exceptionnelle des conseils de guerre prussiens. Küchler réussit, malgré les circonstances les plus décourageantes, à dérober nombre d’accusés à la peine de mort, et il fut le consolateur et le soutien de ceux que ses beaux plaidoyers ne purent sauver.