Un Radical de la Prairie - Hamlin Garland

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Un Radical de la Prairie - Hamlin Garland
Revue des Deux Mondes4e période, tome 157 (p. 139-180).
UN RADICAL DE LA PRAIRIE
HAMLIN GARLAND


Prairie Songs. — Main travelled Roads. — Wayside Courtships. — A spoil of office. — Jason Edwards. — Crumbling Idols. — Rose of Dutcher’s Cooly. — On the trail of the Gold Seekers.


I

Vers la fin de juin dernier, le poète, le romancier, le « radical » de la Prairie était en visite chez moi, dans une petite maison des environs de Paris que sa puissante personnalité d’homme primitif, de sauvage de l’Ouest, semblait faire craquer de toutes parts, et il disait avec ce rire d’enfant qui éclate soudain à travers les paradoxes violemment subversifs ou la gravité mélancolique de ses discours : « Je suis plus étonné de me trouver ici que je ne l’ai été de mon voyage au Klondyke, commencé l’été dernier presque à pareille époque. »

Un artiste ne ressemble que très rarement à son œuvre, parce qu’en ce monde, l’absolue sincérité est rare. On la rencontre cependant, cette sincérité âpre et fraîche, d’une saveur à part, on la rencontre intacte chez Hamlin Garland. En le lisant, il est impossible de l’imaginer autre qu’il n’est. Tout ce qu’il décrit de la rude vie des défrichemens de l’Ouest central, il l’a fait : « De ces mains-là, m’a-t-il plusieurs fois répété, j’ai labouré des centaines et des centaines d’acres. Je ne parle de rien que je n’aie accompli moi-même ; j’ai, à la sueur de mon front, changé le désert en champ de blé ; quand je plaide la cause du peuple, je me sens peuple jusqu’aux moelles. » Ce qui ne l’empêche pas d’être de bonne race écossaise et d’appartenir à une famille originaire de l’Est américain. Il y a des héritages aristocratiques dont le plus enragé des radicaux ne réussit pas à se dessaisir, même quand il déclare la guerre aux privilèges. Cet ennemi des trusts et des monopoles est donc gentleman sur les points essentiels, et le cas n’en est que plus intéressant.

Il se vante d’être né dans un pays qui, vers l’année 1860, se soumettait à peine au joug de l’homme, la pittoresque vallée de la Crosse, Wisconsin. Ses parens étaient de ceux qui poussent instinctivement vers les solitudes vierges, à mesure qu’avance la civilisation trop prompte à les rattraper. Hamlin Garland avait sept ans, quand les siens gagnèrent avec lui une belle région forestière du comté de Winneshiek, Iowa. Ils n’y restèrent pas longtemps et allèrent se fixer plus loin dans la Prairie.

Le futur poète eut l’avantage de connaître ce qui bientôt n’existera plus, sauf dans ses vers, les admirables prairies conquises sur l’élan et sur le buffle. Pendant des siècles, elles avaient eu pour uniques possesseurs ces majestueux herbivores, et il suffisait de quelques ossemens rencontrés par hasard dans les champs pour faire travailler l’imagination du boy. De toute la force du premier amour, il aima cette Prairie aux longues vagues uniformes où des bouquets de peupliers et de noisetiers surgissent çà et là comme des îles sur l’océan, mer puissante en effet, d’un vert pommelé de nuages. Elle n’a rien de commun avec la Plaine, qui prend souvent le même nom. Celle-là, couverte d’une herbe sèche, courte et fine comme des cheveux, de couleur rousse presque toute l’année, Hamlin Garland l’a aimée aussi, et il la chante encore ; mais ses plus beaux accens sont pour les riches solitudes herbeuses, qui tendent à disparaître depuis que le soc de la charrue déchire et retourne la terre noire en y préparant des moissons. Lui-même aidait à diriger une de ces charrues qui brisent les myriades de petits soleils jaunes, si épais, si serrés, projetant comme des éclairs d’or sur l’immensité, où bientôt l’or du froment les remplace. Il a vu les premières étables retenir captifs des taureaux sauvages. Lancé au galop sur un poulain encore rebelle, il poursuivait avec son frère le renard et le loup de prairie, il cherchait la trace du massasauga, le serpent à sonnettes, qui, « là où vont paître les troupeaux, dresse une tête agressive et bien armée, aux yeux de haine, spirale de plomb qui s’enroule immobile et qui guetté… La mort guette avec lui… »

Combien ces impressions d’enfance étaient curieuses à entendre, racontées au cours d’une promenade dans les champs morcelés de Seine-et-Marne, où tout paraissait petit à ce chercheur de terres nouvelles, surpris de la lenteur de nos procédés de travail, de la médiocrité de nos instrumens aratoires ! Devant les paysans de chez nous, il s’étonnait comme Gulliver à Lilliput. Le groupement des maisons massives, les habitudes de voisinage, le caquet des femmes réunies au lavoir, tout cela rappelait si peu le fermier américain, solitaire, taciturne et pressé !

— Les enfans aussi, disait-il, doivent être moins surmenés chez vous.

La vie d’un petit garçon dans les fermes de l’Ouest est dure, aucune loi protectrice ne modérant pour lui l’effort. Il faut que sur des espaces énormes les foins soient rentrés, les champs ensemencés, et les bras manquent. Sur le gamin pèse donc la besogne d’un homme, sans une heure d’amusement, sans un congé. L’école ne le prend que l’hiver : une de ces petites écoles jetées de loin en loin sur la prairie, bien pauvres d’apparence, tout en planches, avec un aspect misérable de vieille caisse d’emballage. Lui-même fut élevé ainsi, puis il entra au séminaire le plus proche, un de ces collèges provinciaux où ceux des fils, celles des filles de fermiers que tourmentent la soif d’apprendre et l’ambition de voir le monde s’en vont côte à côte, échanger contre les avantages incertains de la science le pécule gagné à la sueur de leur front.

Muni de ses diplômes, à vingt et un ans, le futur champion de l’Ouest partit pour des régions qui se piquent d’un autre genre de culture que celle du blé. Pendant que son père, avec un zèle infatigable de découvertes et d’expériences aventureuses, se transportait dans le Dakota central, il alla, lui, visiter New-York et la Nouvelle-Angleterre. Deux années de voyage ne paraissent pas l’avoir converti aux délices de la civilisation, car nous le voyons revenir dans le Dakota et prendre part au boom colossal de 83. On sait avec quel emportement se pratiquent en Amérique ces irruptions de colons, dans un État ou sur un territoire ouvert de la veille. Le boom réussit médiocrement au point de vue industriel et commercial, mais Garland en rapporta des trésors sous forme d’observations, de souvenirs, de matériaux de travail. Il ne faut pas croire que son génie se soit épanoui sans étude. Comme le disait à merveille un autre poète de l’Ouest, le regretté Eugène Field, que j’eus la bonne fortune de rencontrer sur son propre terrain : « Le génie n’est pas ce que le commun des mortels appelle banalement l’inspiration ; c’est de savoir rester en face d’une idée. »

Hamlin Garland resta et reste encore en face d’une idée toujours grandissante chez lui : les ressources et la gloire de l’Ouest, l’inanité d’un passé mort, le devoir de s’élancer vers l’avenir sans regarder derrière soi. Une note parfaitement neuve et originale vibre dans son premier volume de vers : Prairie Songs[1] où il chante les terres planes du grand Ouest, avec l’unique but d’emprisonner dans ses poèmes, telle qu’il la vit, en y mettant toute la précision, toute la sincérité possible, cette rivale de la steppe et de la mer, la Prairie. Les choses y sont jetées à mesure qu’elles lui viennent, sous forme d’impressions rapides, mais si justes que l’on voit, que l’on sent, que l’on respire les aspects, les arômes, l’atmosphère de l’endroit. Ses vers vous frappent par la trouvaille toujours heureuse du mot, autant que par un sentiment d’ineffable mélancolie ; ils reflètent les effets de printemps, les neiges nocturnes, les scènes annuelles de la récolte du maïs, le passage des derniers buffles dépossédés de leur empire, la fuite menaçante du loup gris. Et la chanson du vent vous sonne changeante aux oreilles.

Vents des prairies où frissonnent les hautes herbes sauvages, — Vents où s’entre-choquent en rapide cadence les feuilles du peuplier, — Tandis qu’appelle plaintive la poule de prairie, — Et que sur le mode aigu chante la grenouille, — O vents de mon enfance lointaine, — Je vous attends, je languis de vous dans les villes, — J’aspire à mes prairies comme à la mer aspire le matelot.

Ces vents d’été qui baisent ses cheveux et font trembler les saules au-dessus de lui, il les a notés bien souvent avec la musique des cigales ; noté aussi le silence des plaines en juillet et les simples délices que verse la cruche fraîche au moissonneur altéré, et l’incomparable douceur de l’été indien qui, aux beaux jours d’automne, fait rougir le feuillage ; et ces rafales terribles sous lesquelles le bétail, rassemblé dans la plaine, s’en va en dérive comme font les bateaux à l’ancre sur la baie que balaye la tempête.

Toute son enfance est enchâssée dans ces bruits familiers, dans ces touches de couleur, dans ces jeux de lumière ; il se laisse absorber par le vent, par le soleil, par l’herbe ondoyante, par cette nature dont il est l’un des produits typiques.


O jours glorieux, je ne veux pas vous perdre, je ne le veux pas. — Ici dans le réseau de ma chanson, je vous enveloppe, je vous enserre, — Ici, où ni le temps ni le changement ne saura vous enlever à moi. — Quand je serai vieux, comme un aigle enchaîné, — Je pourrai, immobile, rêver cependant — D’espaces sublimes, et de l’éclair des eaux, — Et du parfum des fleurs de la Prairie. — Ainsi je vivrai encore — Au-dessus des nuages et sur le cheval fougueux. — J’entendrai la voix qui rugit dans les ravins ; — Quand j’aurai tout à fait oublié — L’héritage des livres, — Je reverrai encore la splendeur et la majesté de ma terre natale.


Les rares figures qui passent dans ces paysages si caractéristiques semblent faire partie du sol, comme l’herbe et le feuillage mêmes, rudes figures de pionniers et de colons ; figure de fermière dont l’histoire peut se traduire ainsi : elle est née, elle a travaillé, peiné, et elle est morte peinant jusqu’à la mort ; gardiens de troupeaux, comme ce Herdsman dont nous trouvons la silhouette d’un dessin si ferme, plantée sur l’une des plus hautes vagues de la Prairie.


Silence, bourdonnement d’insectes, éclat blanc du soleil… — Le gardien comme une statue est assis — Sur son cheval pantelant, — Tandis que, bien au-dessous de lui, — Le troupeau se meut en silence comme flotte une ombre. — Le vent faible murmure un mot mystérieux.

Le mot est prononcé plus haut, toujours plus haut. — Un frémissement d’action sur les deux lignes parallèles court, — Un sourd mugissement vous vibre dans l’oreille, — Et pourtant rien ne bouge…

Mais le rugissement est devenu formidable ; un cri — A jailli d’une bouche invisible, bouche de feu. — Les yeux du gardien se posent sur une masse lointaine — D’où semble partir cette note de sauvage bienvenue.

Soudain elle approche ! Chose rampante et gonflée de tonnerre, — Serpent, mystérieux qui sue à se tant presser, — L’express, boulet de canon, d’un élan formidable — Tourne la butte et hurle à travers l’espace.

La puissance incarnée de ce siècle d’airain, — La cité mouvante s’élance vers l’Est, — Amenant face à face pour un moment unique — La solitude barbare et le progrès qui passe…


Plus d’une fois Garland s’est complu dans l’expression de ce « moment unique, » après lequel la vaste étendue redevient silencieuse, la chanson des grillons y faisant un grand bruit et le soleil dardant partout sa lumière sans limite comme la plaine. On the wing of steam est une de ces belles études dont le peintre de la vitesse et de la fumée, Turner, ou Walt Whitman, panthéiste et réaliste à la fois, pourraient seuls nous fournir l’équivalent.

Comme Whitman, qui est du reste de tous les poètes contemporains, celui qu’il estime le plus et qu’inconsciemment il imite quelquefois, Garland excelle à peindre la nature impassible, et aussi, comme l’auteur ému de Capitaine, mon Capitaine, il a, malgré cette préférence, des profondeurs de mâle sensibilité qui tout à coup se trahissent d’une façon saisissante. Il faut l’entendre dire lui-même le petit poème en dialecte, Goin back t’ morrer, Je m’en vais demain, l’adieu du vieux fermier à sa fille qui demeure en ville et chez laquelle il étouffe ; ou I’ve paid my way, j’ai payé ma route, cette déchirante supplication d’un autre rustique de l’Ouest qui, arrivé presque au terme d’une longue vie, s’aperçoit que sa présence gêne ses enfans montés au-dessus de lui. Il y a dans cette pièce un mélange d’indignation douloureuse, d’humilité et de tendresse qui remue le cœur. Et, si disposé que l’on puisse être à critiquer en général l’abus du dialecte, force est bien de le goûter, au contraire, quand il est manié avec autant d’humour, de naturel et de discrétion. D’ailleurs, depuis qu’une bonne partie de l’Amérique reconnaît en J. -W. Riley son poète représentatif, le plaçant presque au rang de Burns, il n’est plus permis de condamner à la légère des tentatives qui peuvent enrichir et renouveler la langue. Vassale littéraire de l’Angleterre (son orgueilleuse ancêtre le lui rappelle assez souvent), la jeune Amérique républicaine recommence sous ce rapport la guerre de l’Indépendance. Quand il s’agit de peindre des faits, des personnages et des coutumes qui lui appartiennent en propre, elle ne cesse de chercher des modes d’expression qui soient à elle. L’appoint que fournit chacune des races amalgamées dans son sein rend cette tâche facile, autant que dangereuse. En cela comme en toute chose, il faut que le goût intervienne. Des artistes tels que Riley, Bret Harte et Garland ne s’y trompent pas. Ils savent bien que leurs pionniers, leurs mineurs, leurs colons ne peuvent parler l’anglais académique, mais cet anglais, ils le possèdent à fond pour leur propre compte, ce qui leur permet des incartades défendues aux mauvais écrivains.

Les Prairie Songs, bien que Garland ne les considère pas comme la partie importante de son œuvre, eurent un retentissement mérité, non seulement dans l’Ouest, mais à New-York et à Boston. Garland s’était, en 1884, transporté de nouveau dans cette dernière ville, où il occupait un emploi à la Bibliothèque publique. Pendant sept ans, il y fit connaissance avec ce qui lui représente maintenant, au point de vue de l’art et de la société, les Idoles croulantes, tout en étudiant ce qu’il appelle aussi « le développement des idéals américains. » Puis il revint dans son pays natal qui l’attirait invinciblement ; son génie ne pouvait battre des ailes et planer librement que là.


II

Me montrant une série de photographies faites par lui qui reproduisent la ferme en bois où vivent encore ses vieux parens et, dans cette ferme, son cabinet de travail, rempli de reliques et de curiosités indiennes, armes, poteries, engins de chasse et de pêche, souvenirs variés de ses amis les Peaux-Rouges, me faisant remarquer les principaux sites qui environnent cette maison paternelle, tout un album qui ne le quitte jamais, Hamlin Garland entremêle à des réminiscences personnelles celles de ses personnages. Très certainement ils existent pour lui, ils sont vivans aussi pour le lecteur.

— Cette route-là, me dit-il, est celle qu’a suivie le volontaire Smith, revenant de la Nouvelle-Orléans à la Crosse après notre guerre civile.

Et tout de suite, je crois voir le pauvre héros obscur traîner la jambe lentement, le mousquet au dos, le long de ces champs que son absence a laissés en friche[2]. On ne lui fait pas d’ovation, il ne recevra pas de récompense. La fièvre, des blessures, une santé détruite, voilà ce qu’il rapporte. Avec le même courage qu’il montrait naguère pour aller au feu, il aborde aujourd’hui un avenir presque aussi triste que le passé, car sans doute il en a fini avec la guerre, la grande guerre entre Nord et Sud, mais sa guerre à lui, la guerre quotidienne contre la nature, contre la cruauté des choses et l’injustice des hommes, va recommencer. C’est tout un petit poème épique d’une poignante tristesse, ce retour du soldat chez qui le patriotisme a été plus fort même que l’amour de la terre. Lui qui travaillait nuit et dimanche, comme on dit là-bas, il a, tout à coup, jeté la faux et la cognée, endossé l’uniforme bleu, il a pris rang dans les milliers de rouages anonymes d’une vaste machine à tuer les hommes et non plus les chardons. Pendant que beaucoup de millionnaires envoyaient leur argent en Angleterre pour plus de sûreté, ce pauvre diable a laissé sa toute jeune femme et trois petits enfans sur une terre grevée d’hypothèques, et il est allé se battre pour une idée. Folie, sans doute, mais folie sublime ! Et, presque après tous les autres, il revient lorsqu’on ne l’attend plus : la petite femme ne le reconnaît pas d’abord ; les enfans se demandent quel est cet étranger à si grande barbe ; et lui, cependant, éprouve une joie sans nom, l’ivresse d’être de nouveau un homme libre à qui nul n’a le droit de commander.

Les Main Travelled Roads (comme on appelle dans l’Ouest les grandes routes), six brèves histoires de la vallée du Mississipi, sont certainement, avec ses Prairie Songs, ce que Hamlin Garland a écrit de plus parfait. En les lisant, on subit la fascination de cette énergie virile qui est sa qualité maîtresse comme elle est celle de Kipling, mais la pitié ici se mêle à la vigueur, une pitié qui n’admire ni ne conseille le sacrifice ou la résignation, une pitié active et résolue au contraire, sans mélange de mysticisme, prête au combat et à la révolte pour faire prévaloir les droits de l’humanité au bonheur. La dédicace du livre est bien significative :


A mon père et à ma mère, auxquels un demi-siècle de pèlerinage sur la grand’route de la vie n’a rapporté que labeur et privations, ces récits sont dédiés par un fils qui chaque jour est plus profondément touché de leur héroïsme silencieux.


Et il ajoute :


La grand’route de l’Ouest est chaude et poudreuse en été, fangeuse et désolée au printemps ou à l’automne ; l’hiver, les vents y soulèvent la neige, mais parfois elle traverse un riche pâturage vibrant de la chanson de l’alouette… Et, si vous la suivez assez loin, elle vous fera dépasser une courbe de la rivière où rit éternellement l’eau rapide et peu profonde. En général, elle est longue et fatigante, avec une maussade petite ville à l’une de ses extrémités et à l’autre bout une maison où l’on travaille dur. Comme la grand’route de la vie, elle est parcourue par bien des classes de gens, mais ce sont les plus pauvres, les plus las qui sont les plus nombreux.


Puis, abandonnant l’allégorie, Hamlin Garland vous contera des choses terriblement réelles, des choses qui vous feront sentir que nos paysans de France vivent comparativement dans une atmosphère d’idylle. Par exemple, cette effrayante histoire d’une hypothèque (l’hypothèque est la plaie de tous les cultivateurs en Amérique) : Sous la griffe du Lion.

Elle lui a été inspirée par une impression d’enfance. Non loin de la maison paternelle passait une « flotte » presque ininterrompue de schooners de prairie, chariots d’émigrans que l’on voyait toujours poindre à l’Est et qui s’évanouissaient au-delà d’une grande vague herbue roulante du côté de l’Ouest. Le petit se demandait d’où ils venaient, où ils allaient. Par la suite il a compris que le sort le plus triste au monde est celui de l’errant sans un pouce de terre à lui et que la faim précipite vers l’inconnu plein de menaces, tandis qu’au bord du chemin il voit les fenêtres éclairées d’une maison stable et fixe, des fenêtres derrière lesquelles on rit, on cause, on se rassemble. Un de ces chariots d’émigrans échoue à la porte d’une ferme. C’est déjà l’hiver. Tout le jour le fermier a conduit sa charrue à travers les champs planes et noyés, sous la neige qui tombe et qui fond à mesure, le trempant jusqu’aux os. Tout le jour, malgré de fréquentes rafales et les nuages ruisselans, il a excité de la voix ses quatre chevaux qui vont et viennent avec une inlassable patience. Son pardessus en haillons est tout blanc, les bords rabattus de son chapeau pleurent à grosses larmes, une boue gluante, épaisse et noire comme du goudron, monte jusqu’au haut de ses lourdes bottes. Il siffle tout de même, assis sur le siège de sa charrue, quand le vent le pousse, marchant à la tête de ses chevaux lorsque au contraire il l’a contre lui.

Les oies sauvages, qui n’ont cessé depuis le matin de fendre le ciel, cou et bec tendus avec des cris stridens, s’abattent invisibles dans le champ de blé voisin ; il est huit heures. Council se prépare à rentrer dîner, quand cet étranger lui demande un abri pour ses trois enfans, pour leur mère malade. Jamais fermier de l’Ouest n’a refusé à personne l’hospitalité. Bientôt les affamés sont gorgés de nourriture et se réchauffent au grand feu de la cuisine. L’histoire qu’ils racontent est des plus communes : les Haskins reviennent du Kansas dévoré par les sauterelles ; ce fléau ne leur a rien laissé ; ils sont sans ressources, sans avenir ; ils vont en dérive.

Alors, pourquoi ne resteraient-ils pas dans le pays ? La terre y est encore abordable. Ils n’ont pas d’argent sans doute ; mais il y a toujours moyen de s’arranger avec Butler.

Butler est un de ces usuriers marchands de biens, qu’on appelle dans l’ouest Land poor. De bonne heure, quand s’est fondée la ville voisine, il est venu y établir un petit magasin d’épicerie, puis, peu à peu, il a joint la spéculation des terrains à ce commerce. Chaque sou qu’il gagne, il le place en terre, profitant pour cela des ventes forcées ou prêtant sur hypothèque, ce qui est peut-être le plus sûr moyen de rester tôt ou tard maître de la situation. Il prête à tout le comté, ruinant ainsi ceux qu’il oblige, et a pour jeu habituel de garder l’ancien propriétaire comme tenancier[3]. Au surplus, rond en affaires, il accorde à ses débiteurs tous les délais qu’ils souhaitent : — Je n’ai pas besoin de votre terre, moi ! Tout ce qu’il me faut, c’est l’intérêt de mon argent.

Butler a fini par avoir ainsi plus de vingt fermes florissantes. Celle qu’il livre aux Haskins est en mauvais état, ce qui le décide à se montrer coulant sur les conditions. Sans le secours de Council, qui lui fait des avances de grains et de bétail, le pauvre transfuge du Kansas ne réussirait pas à mettre en valeur ces champs depuis longtemps négligés, mais une volonté ferme le soutient. Il s’acharne à réussir. Des récoltes superbes récompensent un effort presque surhumain. Haskins moissonne le blé sur dix acres à la journée, liant encore des gerbes bien avant dans la nuit, au clair de la lune. Un esclave mourrait à la peine, mais cet homme se croit libre et il travaille pour ses petits ; le succès l’électrise et le porte.

Cette histoire des travaux d’un simple laboureur a le caractère grandiose que Garland s’entend à prêter aux choses dites vulgaires. Les routes communes de la vie, quand il nous y sert de guide, ne sont pas, comme quelques-uns le veulent, tout en boue et en ornières ; il est trop sincèrement réaliste pour ne pas nous montrer la joie de l’effort en même temps que son côté pitoyable. Cependant on attend avec une impatiente anxiété la fin d’une pareille lutte. Les trois années, après lesquelles Haskins aura le droit, soit de renouveler son bail, soit d’acheter la ferme, sont expirées. Butler, invisible jusque-là, vient admirer les granges pleines, les barrières neuves, les meules énormes de froment, le jardin bien entretenu, la riche basse-cour. Il prête l’oreille avec complaisance aux projets de son locataire, qui désire acheter le sol engraissé par ses soins.

— Deux mille cinq cents dollars, dites-vous ? Mais votre ferme en vaut cinq mille cinq cents ! Je ne peux vous la donner à moins que cela.

— Comment ! c’est le double de ce que vous demandiez il y a trois ans !

— Sans doute, puisqu’en trois ans elle a doublé de valeur.

— Mais j’ai acheté à terme mes outils, mon bétail, mes semences ; mais j’ai dépensé quinze cents dollars en améliorations ! Cet argent était à moi.

— Comme est à moi la terre.

— Vous vous êtes engagé à me la vendre ou à me la louer, à mon choix, au bout de trois ans.

— Oui, mais je n’ai pas dit que je continuerais le bail au même prix, ni que je vous laisserais emporter ce que vous y aviez mis. D’une façon ou d’une autre (cela ne me regarde pas), mon bien a doublé ; c’est cinq cents dollars par an qu’il me faut dix pour cent, toujours, ou bien achetez-la.

L’autre se récrie ; il invoque des promesses.

— Ne vous liez à personne, mon garçon ; d’ailleurs j’ai la loi pour moi, je fais ce que tout le monde fait.

Qu’on le traite de brigand, de voleur, peu lui importe, pourvu qu’on lui donne deux mille dollars tout de suite, avec hypothèque à dix pour cent sur le reste.

A la première stupeur de Haskins succède un accès terrible de révolte. Il brandit sa fourche sur la tête du misérable exploiteur, il va l’écraser.

— Chien que tu es, tu ne voleras plus personne !

Mais, au moment même, éclate un rire d’enfant et apparaît au loin une petite tête blonde. Le malheureux jette sa fourche :

— Allez faire préparer l’acte et ne mettez plus le pied sur ma terre. Autrement, c’en est fait de vous.

Puis il tombe assis sur les gerbes, anéanti, le front dans ses mains. Comment aurait-il résisté ? Il est sous la griffe du lion.

Garland revient souvent sur ce trafic des terres qui se poursuit partout en Amérique, même dans les régions où elles sont censées à la disposition du premier occupant, dans les paradis inexplorés qui ne comptent encore ni riches ni pauvres, où l’on ne connaît pas la propriété. C’est du moins ce que préconisent les affiches enluminées d’épis d’or gros comme le bras qui n’attendent apparemment que d’être semés pour enrichir le Jardin de l’Ouest ! L’ouvrier de New-York ou de Boston mord à ces décevantes promesses[4]. Il part pour Chicago. Là, il prend avec entrain cette route, une ligne noire qui ne paraissait pas bien longue sur l’affiche-réclame, mais qui en réalité est interminable. Il atteint enfin, exténué, une ville de Prairie, ou plutôt une poignée de niches en bois irrégulièrement semées sur un océan de gazon roussi, pauvres petites barques éparses que bat l’ardent soleil ; point d’ombre nulle part, aucun vestige d’arbre. Les colons sont reçus par un agent, juge et notaire à la fois, chargé des affaires d’une banque qui détient plus de cinq cents hypothèques sur les cabanes environnantes. Le syndicat des lanceurs s’engraisse aux dépens de ceux qui n’ont que l’illusion d’être propriétaires. Il est plus avantageux de donner ainsi la terre que de payer des laboureurs ; le succès de ce procédé est certain pour ceux qui l’emploient. Là où des syndicats de capitalistes ne sont pas encore formés, soyez sûrs que l’exploitation est presque impossible, vu l’absence de tout chemin frayé. L’hypothèque s’impose donc ; vienne une année de sécheresse, une de ces tempêtes de grêle dont Garland fait des descriptions qui participent du cauchemar, on est ruiné. Aussi combien de morts tragiques ! Combien de cas de folie ! Mais les corporations d’accaparement n’y regardent pas de si près.

Il est intéressant de comparer ces âpres paysanneries à celles d’un René Bazin, par exemple. Le peintre des grandes routes de l’Ouest est d’accord sur plus d’un point, malgré les différences fondamentales de principes, avec celui du Marais et du Bocage vendéens ; les terres qui commencent offrent apparemment les mêmes problèmes que la Terre qui meurt. Dans le beau récit intitulé : Au haut de la Coulée, on voit un frère cadet, usé avant l’âge par le rude travail des champs, accueillir avec tous les symptômes de la haine et de l’envie son frère aîné, parvenu, sans y avoir plus de droit que lui, à l’instruction, à la fortune, à la vie intelligente des grandes villes. Entre eux une véritable réconciliation est impossible ; l’un des deux a gagné le gros lot, question de chance, et l’autre a manqué son affaire ; il n’y a pas de bons procédés d’une part, il n’y a pas de reconnaissance de l’autre qui puissent remédier à cela. L’injustice subsiste. Et, dans le village témoin de la sourde hostilité de ces deux hommes qui, nés du même père, doués par la nature aussi richement l’un que l’autre, sont séparés par les circonstances autant que s’ils étaient d’espèces différentes, dans ce triste et lointain village du Mississipi, personne ne semble heureux. Les vieux se résigneraient encore, mais tous les jeunes jugent que la vie des nègres valait au moins la leur, car, pour les nègres défrayés de tout, la terre ne renchérissait pas à vue d’œil ; les spéculateurs ne poussaient personne à la ruine.

Il y a peu de célibataires parmi ces mécontens ; les garçons partent de préférence pour les parties sauvages de l’Ouest où l’aventure les tente. Dans ces conditions, il reste quatre femmes pour un homme, toutes vieilles filles ayant de l’école et s’ennuyant dans une ferme. Quelques-unes enseignent à leur tour ; les journaux leur parlent de concerts, de théâtres, et elles soupirent en les lisant. Certaines conversations décousues, que l’auteur recueille, çà et là, en leur laissant leur spontanéité, leur accent de terroir, ouvrent les plus douloureux aperçus sur ces existences mornes. Nos paysans, après tout, ont les mêmes aspirations : participer aux avantages dont jouissent les habitans des villes, mais leur sort est moins dur, le travail auquel ils sont forcés est moins écrasant, moins inhumain, tient moins de l’impitoyable exploitation industrielle ; la terre dès longtemps domptée n’est pas pour eux une ennemie. De ce labeur, pire en effet que celui des esclaves, Hamlin Garland parle de telle façon qu’on serait tenté de l’appeler pessimiste, s’il ne prenait la peine de nous expliquer son genre d’optimisme, celui d’un homme qui, tout en voyant l’état lamentable des choses, le croit cependant susceptible de s’améliorer. Il ose dire la vérité, même très noire, sur le temps présent, mais il croit tenir une panacée pour la prospérité des temps futurs. Cette panacée, quelle est-elle ? Des droits égaux pour tous. C’est-à-dire suppression de tout monopole, de tout privilège.

Je pourrais insister sur les projets de réforme concernant le travail, le capital et l’excédent des salaires dont ce radical m’a longuement entretenue, mais ils auront plus d’intérêt dans la bouche d’un de ses personnages, le héros sympathique en somme du curieux roman de mœurs électorales intitulé : A Spoil of office[5]. La figure de Bradley Talcott, l’homme du peuple qui abandonne la charrue pour la politique, ressort très étudiée sur le tableau des trois grands mouvemens successifs produits par l’association révolutionnaire des fermiers d’Amérique : la Grange, l’Alliance et le Parti du peuple. Le triomphe de ces mouvemens est loin d’ailleurs d’être assuré. Ils se sont brisés, nous dit Garland, comme se brisent les vagues sur la plage, mais la force qui les a provoqués n’est pas morte ; ils renaîtront sous d’autres formes, tant que dans le cœur de l’homme subsistera l’horreur de l’injustice.

En attendant, le romancier y voit un sujet de fiction aussi légitime et beaucoup plus neuf que n’importe quelle guerre ou quelle croisade. En quoi, il n’a certes pas tort.


III

Le début du livre suffirait à justifier son choix. Cela commence par des manifestations, mais si riantes et si poétiques ! Un pique-nique de fermiers réformateurs.

Sur le magnifique plateau que couvre la Prairie, dans l’Iowa, des douzaines de véhicules rustiques à quatre et six chevaux chargés d’hommes, de femmes, d’enfans, de jeunes filles, roulent entre deux marges de blés verts qui ondulent sous le vent. Ce vent très vif des plaines infinies agite aussi les bannières portant des inscriptions telles que celles-ci : Droits égaux pour tous ! Fraternité ! Par-dessus les obstacles, vers les étoiles ! Unis, nous sommes forts, divisés nous périssons, etc. Les maréchaux des différens groupes sont à cheval, beaucoup de fiancés se prélassent côte à côte, en buggy de louage, et l’air retentit de chants patriotiques : John Brown ou Hail Columbia. On atteint ainsi la zone boisée qui marque le bord de la rivière. L’élan de toute cette foule à travers la Prairie est rendu avec verve. Elle a mis pied à terre ; elle est groupée maintenant sous les grands chênes autour de la plate-forme où vont se faire entendre les orateurs du jour. D’abord une prière, comme au Congrès, puis le président explique l’origine et le but de cette association, jaillie du sol pour ainsi dire, répondant aux besoins d’une cause qui jamais jusque-là n’avait été plaidée. C’est le premier réveil du fermier opprimé et frustré de ses droits, et c’est par cela même un grand fait historique.

Rien que de calme et de rationnel dans la plupart des discours qui se succèdent, mais il y en a d’autres, et ce ne sont pas les moins applaudis, où la violence se déchaîne, où éclatent les cris : « A bas les classes moyennes ! A bas les vampires qui boivent la vie des travailleurs ! » Dans la ville voisine, des propres à rien aux mains blanches empêchent par leurs accaparemens les rapports directs entre les producteurs et les consommateurs de blé. On réclame des agens pour acheter directement les machines, pour procurer directement l’épicerie, au lieu de ces intermédiaires qui ruinent le pays.

Tous les jeunes gens sont d’avis que le fermier a tort de se tenir à l’écart de la politique ; il doit être représenté dans la législature de l’Etat. Alors on votera contre la corruption législative. L’éducation politique est indispensable aux masses.

Parmi les orateurs se trouve une oratrice, une jeune fille grave et frêle dont la voix, un pénétrant contralto, va droit au cœur de Bradley Talcott. Celui-ci serait en France un valet de ferme, il est là-bas un hired man, mais, en écoutant miss Wilbur, il sent un homme nouveau surgir en lui. Elle explique, avec beaucoup d’élévation et de simplicité, que le but par excellence de la Grange est l’éducation des fermiers ; que la Grange est un grand éducateur social, destiné à produire l’union, à rapprocher les uns des autres ces gens qui vivent trop séparés du reste du monde, car le fermier américain a beau être le citoyen libre d’une grande république, c’est avant tout un solitaire. Sa vie monotone, sa lourde tâche l’empêchent de cultiver ce qu’il y a de meilleur dans l’être humain. L’œuvre de la Grange est donc une œuvre sociale, tendant à rendre cette vie, aride et désemparée jusqu’ici, vraiment digne d’être vécue. Elle peut être la plus belle de toutes, si le fermier prend le temps de lire, l’habitude de penser, s’il fréquente ses semblables. Se créer un travail agréable sur une ferme prospère, voilà le but à poursuivre.

Ida Wilbur développe le thème virgilien de l’homme des champs qui connaît son bonheur avec une éloquence renouvelée de George Sand, et on l’écoute comme à l’église, et tous les yeux sont humides. La jeune fille est belle : sous l’ombre palpitante des grands chênes, elle a l’air d’une prophétesse ; pour Bradley, suspendu à ses lèvres, elle incarne un grand rêve inabordable qui dépasse son horizon, le rêve du monde des idées où il n’avait jamais cru pouvoir pénétrer. Tandis que le déjeuner sur l’herbe provoque des explosions de gaîté, il ne songe qu’à la regarder. Elle est institutrice, dit-on, fille de fermier, elle a commencé depuis peu à faire des conférences dans l’intérêt de la classe à laquelle elle appartient. Ida Wilbur veut parler pendant l’hiver dans tous les différens comtés de son pays natal. En attendant, elle a révélé à lui-même un être intelligent et déterminé qui n’avait pas jusque-là conscience de sa force. C’est un des thèmes favoris de Hamlin Garland. La femme qu’il faut passe sur le chemin d’un homme, et toute la vie de celui-là se trouve changée. Pour Bradley, le passage de miss Wilbur sera quelque chose de plus encore que le rayon de lumière qui réussit à tout idéaliser, même un travail ingrat : ce sera le fondement d’une véritable religion.

Il acquiert, grâce à cette inconnue, le pouvoir mystérieux du développement de soi-même. La première résolution qu’il prend est d’aller à l’école, et, quand Bradley a décidé une chose, il l’accomplit coûte que coûte. Dans le voisinage, existe un séminaire ; il y entrera en sacrifiant d’un coup toutes ses épargnes, il couchera par économie dans un sous-sol pareil à une cave, il fera tant bien que mal sa maigre cuisine ; à ses momens perdus, il fendra du bois pour vivre ; il sera l’objet des railleries de ses camarades, presque des enfans, dans la classe préparatoire où, malgré sa taille athlétique, on le relègue ; ses habits misérablement étriqués prêtent à rire. N’importe, il est soutenu par une espérance, qu’il n’ose s’avouer à lui-même, celle de la rencontrer un jour, de savoir qu’elle l’approuve. Et ceci n’est pas une invention romanesque, c’est, pour qui a pris la peine et le temps de les observer chez eux, l’état d’âme d’un nombre relativement considérable de jeunes Américains, ce qui fait grand honneur, par parenthèse, aux femmes de leur pays.

Il y a dans l’école deux cents garçons de l’espèce de Bradley, sans parler des jeunes filles, toujours plus fines que leurs condisciples et passablement coquettes. De ce côté, des tentations s’offriront à mesure que le diamant, d’abord si bien caché, sortira de sa gangue ; mais un ambitieux, cuirassé par surcroît de la puissante protection d’un amour idéal, ne s’arrête pas à cueillir des fleurs chemin faisant ; il est pour cela trop pressé d’arriver. Bradley a découvert en lui l’étoffe d’un orateur, certain jour de récitation où, en apostrophant les Carthaginois, il a fait tressaillir toute l’école. Ces gens de l’Ouest ont une passion pour l’art de la parole ; maîtres et élèves l’applaudissent.

— Pourquoi n’irais-je pas à Washington ? se demande-t-il aussitôt.

Mais, en attendant qu’il monte au Capitole, il travaille avec cette foi pathétique, faite d’audace et d’inexpérience, qui permet d’aventure à qui ne possède rien de conquérir le monde. Il travaille et il observe. Le tableau de la politique de Rock County n’est pas pour nous étonner outre mesure. Depuis seize ans, les affaires du pays sont menées par un groupe de gens qui ne s’en soucient guère, n’ayant d’autre intérêt que leur intérêt propre. Des citadins, persuasifs et bien mis, se font la courte échelle si adroitement que leur règne semble devoir durer toujours, malgré les soupçons et le mécontentement de la population des campagnes. D’année en année, ces messieurs bâtissent des immeubles, ouvrent des banques, achètent des hypothèques, tout cela, — s’entre-disent les fermiers, — avec l’argent du comité. Les délégués des localités rurales trouvent, chaque fois que s’assemble la Convention annuelle, leur besogne bâclée d’avance ; ils sont réduits à occuper silencieusement leurs sièges tandis que le vilain monde officiel pérore et triomphe, gardant sa place en dépit des cultivateurs qui ont le droit pour eux. La corruption règne dans cette assemblée locale, comme elle règne plus haut dans le Corps législatif de l’État et dans le Congrès.

Il faut croire que l’ancien garçon de ferme sort d’une race de tribuns. L’atmosphère de la Convention lui monte à la tête. Un discours à ciel ouvert contre le monopole et les revenans-bons le rend célèbre d’une heure à l’autre. Il ne combat pas, dit-il, pour mettre dehors les gens de la ville au profit des campagnards, il combat pour chasser les voleurs et faire entrer dans l’assemblée les honnêtes gens.

En même temps que la force de sa parole, il montre la force de ses poings, ce qui ne gâte rien, vu les circonstances. De cette dernière supériorité, il est cependant un peu honteux vis-à-vis de lui-même, car l’exquise conseillère qui trône toujours présente dans son cœur lui défendrait sans doute de s’arrêter à de trop faciles succès. Le voilà étudiant le droit avec courage, bien qu’il soit fermement résolu à subordonner toujours la chicane et la procédure à la loi commune et au sens commun. Il est aidé dans ses efforts par un vieux juge, l’un des personnages les plus sympathiques de ce récit où les caractères de second plan sont infiniment variés et curieux.

Que devient cependant miss Wilbur ? Bradley ne sait rien d’elle, sauf par les journaux qui rendent compte de ses conférences. Jamais il ne l’a revue depuis le fameux pique-nique des fermiers de la Grange. Enfin un hasard tardif amène Ida, au cours d’une de ses tournées, dans la ville qu’il habite. Il la retrouve moins svelte, moins jeune, avec la dignité tranquille dont une existence bien remplie donne l’empreinte. Mais, à ses yeux, elle est toujours la même, l’incomparable, la divine.

Ce jour-là, elle discute les droits de la femme, réclamant pour ses sœurs la simple prérogative d’agir comme des créatures humaines, d’être d’abord un individu, une femme ensuite. Le droit de chercher elle-même à découvrir ce qu’elle doit faire ou ne pas faire, le droit à la vie, à la liberté bornée seulement par le respect de la liberté des autres, voilà l’essentiel pour la femme ; sa sphère ne doit pas être déterminée selon les arrêts de la loi de l’homme. Et il ne faut pas perdre de vue qu’à côté du problème social, il y a un problème économique. Le vrai problème est celui des salaires, le problème industriel. La grande question est celle de la dépendance de la femme à l’égard de l’homme. Tant qu’il l’opprimera, sous prétexte qu’il la fait vivre, il y aura chez elle faiblesse irrémédiable. Le développement de la personnalité doit être l’ambition commune de l’homme et de la femme. Que celle-ci se tienne debout auprès de son compagnon, exigeant salaire égal pour travail égal, qu’elle soit mise en état de gagner son pain honorablement, et elle sera libre, dût-elle ne jamais s’éloigner d’un pas du fourneau de sa cuisine et du berceau de ses enfans. Tel est le fond de la conférence de miss Wilbur.

Bradley pense comme elle sur tous les points et le rôle public qu’elle a pris lui permet d’aller le lui dire. Il est accueilli avec une simplicité pleine de bonne grâce, bien que, pour cette sublime patronne, qui depuis des années dirige son existence, il soit un inconnu, mais elle s’intéresse à son développement et paraît heureuse de l’avoir inconsciemment aidé à se chercher. Elle continuera l’œuvre commencée, elle lui envoie des livres et l’autorise à lui écrire. « Toutes les fois qu’il la rencontre, nous dit Garland, il est comme un homme sanctifié. »

Leurs idées sont les mêmes, mais Ida Wilbur est plus avancée que lui dans le radicalisme. Il arrive en effet que l’homme, tout en acceptant telle ou telle théorie, hésite à la mettre en pratique, il reconnaît les difficultés, prend en considération les inconvéniens ; pour la femme au contraire, tout ce qui paraît bon en théorie doit être appliqué sans retard. Hamlin Garland est, disons-le, un peu femme sous ce rapport. Son héroïne ne serait pas plus que lui opportuniste. Les fermiers, dont elle a salué avec tant de joie la première association, la désolent par une inertie presque impossible à secouer. Le sentiment de la solidarité leur manque, dit-elle ; tous les métiers forment des organisations plus ou moins puissantes ; le fermier seul n’a pas encore appris qu’aider les autres, c’est s’aider soi-même.

— Voilà le vrai sens de la civilisation, ne cesse de répéter Ida, s’entr’aider ! Malheureusement, ajoute-t-elle, ces pauvres gens n’ont pas d’idées comparatives, ils ne savent pas combien ils sont dénués de tout. Le jour où ils le sauront, les politiciens pourront trembler. Ce qui paralyse un mouvement tel que celui de la Grange, c’est le monopole des terres. Les grands propriétaires dévorent les petits. Mais patience ! Le cultivateur commence à comparer sa ferme hypothéquée à la résidence luxueuse du banquier et on ne peut prévoir quelle sera la fin de ses réflexions. L’essentiel est qu’il réfléchisse.

Les brochures qu’elle envoie à Bradley font entrevoir l’attaque prochaine des banques nationales et des impôts indirects. Elles sont dédiées à ces millions de travailleurs qui produisent la richesse, mais qui, n’ayant jamais exercé de contrôle sur la législation, sont appauvris par des lois faites au profit des détenteurs de terres et des marchands d’argent. Ceux-ci s’emparent du surplus de la fortune nationale et se l’approprient en vertu du même droit qui livrait l’esclave aux mains de son maître, droit légal, mais inique néanmoins. Ida Wilbur proposerait sans nul doute le même remède que préconise Hamlin Garland : faire peser les impôts exclusivement sur les accapareurs de privilèges quelconques, ériger en principe général que toutes les valeurs publiques appartiendront à l’Etat, tandis que l’individu aura la libre possession de ce qu’il gagne. On voit que ce n’est pas précisément le communisme pur et simple ; il ne s’agit que d’égaliser les conditions sociales en taxant toujours plus lourdement les valeurs de monopole et en dégrevant d’autre part le produit de l’industrie individuelle.

M. Garland m’assure que ce principe rallie en Amérique beaucoup d’adhérens et il compte que le parti radical, de plus en plus nombreux dans l’Ouest, le fera triompher à la longue. L’Ouest, dit-il, avait toujours été, dans le passé, républicain[6] ; les États qui le composent étaient entrés dans l’Union sous ce drapeau, ils croyaient fermement que le salut de la nation dépendait de leur fidélité aux traditions léguées par la grande guerre et au principe de protection des industries américaines. Mais les noms de démocrates et de républicains n’ont plus le sens qu’ils avaient, il y a vingt-cinq ans ; les gens de cette génération sont morts, emportant leurs préjugés dans la tombe ; le simple changement d’un leader peut changer aussi les relations des deux partis entre eux ; ils représentent la politique du passé ; le parti qui se lève pour répondre vraiment à celle de l’avenir est le parti radical… La question du travail dans les villes, la question agricole dans les campagnes seront les deux problèmes futurs. Il n’y a pas d’antagonisme, ainsi qu’on voudrait le faire croire, entre les villes et les campagnes ; la guerre est entre le peuple et les privilèges partout où ceux-ci existent. Il n’est pas vrai que la cause du citadin et celle de l’agriculteur soient opposées ; la cause du peuple est la même en quelque lieu que ce soit. Voyez l’Angleterre et l’Irlande : toute la difficulté gît entre le paysan irlandais et le propriétaire anglais. En Amérique, la bataille commencera contre les corporations de chemins de fer qui font plus de mal encore que le tarif, car elles capturent un Etat, achètent les députés, rien ne leur résiste. Lisez plutôt sur ce sujet spécial la très émouvante satire des mœurs politiques à Washington : A member of the Third house[7].

Toutes les idées exterminatrices du monopole, qu’avec plus ou moins de raison professe Garland, son héros Bradley Talcott les partage. En les soutenant, il fournit une belle et rapide carrière politique ; brillant orateur, libre-échangiste convaincu, incapable de vendre son influence, quelque prix qu’on y mette, il a toutes les sympathies des fermiers. A une énorme majorité, il est élu député de Rock County. Les honnêtes gens lui savent gré de s’élever au-dessus des misérables factions locales jusqu’à la discussion des principes les plus élevés de justice et de liberté.

Il devient le chef écouté du parti des « Indépendans. » Mais quelle sauvagerie dans les scènes d’élections que raconte M. Garland ! Il nous faudra encore du temps pour arriver à rien de pareil, en admettant que nous devions jamais tomber si bas !

L’assemblée législative siège au chef-lieu de l’Etat, Des Moines, la plus grande ville qu’ait encore vue Bradley. Il y rencontre beaucoup d’hommes politiques de diverses catégories, dont les portraits sont tracés d’un trait vigoureux et sûr, très ressemblans sans doute. La corruption, dans tous les genres, l’entoure effrontément ; les législateurs, ses collègues, lui font souvent l’effet de joueurs sans vergogne ; l’intrigue dans les coulisses dépasse encore ce qu’il avait pu supposer de pire. Tout le monde quitte les fermes, les villages et se précipite vers la ville ; on offre et on accepte des pots-de-vin, on brigue les places, les faveurs : que ne ferait-on pas pour les obtenir ? Les femmes s’en mêlent. C’est un trafic honteux. Il va sans dire que les démarches insidieuses se multiplient vainement auprès de lui pour l’empêcher de déclarer telle ou telle corporation illégale et de dénoncer ses pratiques.

Bradley voit quelquefois Ida, entourée, recherchée par les hommes les plus intelligens, dans l’intervalle de ses tournées de conférences. Quelqu’un dit d’elle :

— C’est une existence anormale, toujours sur les grands chemins, campant dans les hôtels. Il n’y a pas de femme qui puisse résister à un pareil régime.

Et cependant il sait qu’elle a gardé toutes les vertus, toutes les grâces de son sexe, en s’élevant à la hauteur de l’autre par le savoir et la pensée ; il sent que tout ce qu’il est, il le lui doit et que sa vie, avec tous les succès qu’elle peut tenir en réserve, ne serait rien si, tôt ou tard, Ida ne consentait à la partager.

Enfin, il ose… Il est maintenant membre du Congrès, il siège à Washington. Elle a entendu avec une évidente sympathie ses principaux discours ; il lui demande un mot d’encouragement, et, ce mot, elle refuse de le prononcer, n’étant pas libre. Que veut-elle dire ? S’agit-il d’engagement avec un autre ? Ah ! cette pensée, Bradley ne pourrait la supporter. Mais, bientôt après, il voit Ida partir pour le Kansas, où une nouvelle coalition de fermiers, plus sérieuse, plus résolue, plus désespérée que la première, s’est formée sous le nom d’Alliance. De cette Alliance, lui-même se constitue le défenseur en plein Congrès, s’attirant ainsi les épithètes de socialiste, d’anarchiste, de songe-creux, — et l’humiliation de n’être pas réélu.

Ainsi, pour elle, pour la cause qu’elle sert, il est descendu de ce piédestal de la vie politique qui, dans l’Ouest américain, est le plus haut de tous. Jadis, avant la Révolution, le premier rang appartenait au prêtre ; ensuite vint le règne du soldat ; maintenant l’homme politique est tout, le culte du succès politique éclipse même celui de l’argent. Bradley avait été en évidence au Parlement, il avait connu cette ivresse de vivre à Washington, le grand centre nerveux de la vie nationale, la capitale où l’on fait de l’histoire, comme on fait de l’art et de la littérature à Boston, comme on brasse de l’or à New-York. Et tout est fini ! Il n’a plus le courage de se promettre une revanche. Celle pour qui, depuis des années, il a tant travaillé, tant lutté ne veut pas de lui !

Cependant il ne peut résister au désir de la revoir, de l’entendre encore une fois. Il part pour le Kansas où, au milieu d’une malheureuse population qui meurt de faim, tandis qu’au Parlement on coupe oiseusement un cheveu en quatre, sous prétexte de discuter le tarif, Ida Wilbur exerce sa mission dans des circonstances tragiques. Le mouvement de l’Alliance prendrait facilement le caractère d’une espèce de Jacquerie. Ida parle à cinq mille fermiers réunis qu’elle instruit, qu’elle éclaire, qu’elle fait vibrer à sa guise. Sur les femmes son empire est sans limites ; elle se fait l’amie, la sœur des plus humbles d’entre elles. Bradley la rejoint à Chiquita dans un meeting de l’Alliance qui lui rappelle, — avec quelle vivacité ! — leur première rencontre des années auparavant. Ah ! oui, les temps sont loin des pique-niques de la Grange ; point de musique, point de bannières enrubannées maintenant, point de pastorale ; des gens maigres, hâves, surmenés jusqu’à n’avoir plus d’âge ni de sexe ! Ils arrivent de tous côtés, en procession lugubre, pour entendre une voix sympathique et convaincue réclamer l’abolition de cet esclavage industriel dont ils sont les victimes.

Leurs revendications sont quelquefois inscrites sur la rude toile qui abrite les chariots couverts ; ils veulent l’égalité que voulurent les ancêtres, les hommes de l’Indépendance. A leur tour, ils forment une armée en révolte contre le servage sous toutes ses formes. Blancs et noirs marchent côte à côte, détail caractéristique : l’extrême misère partagée fait disparaître jusqu’aux distinctions de couleur.

Bradley accompagne son amie dans de rudes expéditions à travers un pays où, d’une petite localité à l’autre, le voyage n’a rien de facile ; il l’écoute avec admiration, il parle après elle ; son cœur est touché par les profondeurs d’infortune qui se révèlent à lui ; il se convertit tout de bon à la religion de l’humanité. Désormais il y consacrera ce qu’il a de forces. Et, voyant qu’il se donne tout entier, sans arrière-pensée, à la cause qui lui est chère, Ida spontanément, à l’improviste, le récompense par le don d’elle-même. Mais ce mariage ne l’enlèvera pas à son œuvre, bien loin de là. Trois mois après, elle quitte brusquement un intérieur heureux pour retourner au Kansas. Sa vie est trop douce, trop ornée, il lui semble voler la part des autres. Et, le cœur déchiré, Bradley la laisse partir. — Soit, dit-il, nous nous sommes engagés pour toute la durée de la guerre.

Ils se retrouveront bientôt, et ils combattront côte à côte.

Le roman de ces deux altruistes est d’une beauté un peu froide. On l’a reproché à Hamlin Garland, on lui a reproché d’avoir fait de son Ida un être de raison plutôt qu’une femme. Mais il se défend bien : — Je ne l’ai pas montrée, réplique-t-il, telle que la verrait le lecteur, telle que je la verrais moi-même si elle était la figure principale de mon livre, je la montre telle qu’elle est apparue à Bradley Talcott. Il s’agit de faire comprendre l’empire qu’elle prend sur lui, et pour cela il faut tâcher de la regarder avec ses yeux.

Quoi qu’il en soit, A spoil of office a le mérite d’être écrit avec tant de talent que l’ennui, inséparable d’un roman à thèse, ne s’y fait pas un seul instant sentir ; en outre, il nous initie aux revendications fort peu connues de l’Amérique rurale de l’Ouest, revendications tardives qui peuvent avoir pour le pays des conséquences graves.


IV

Le développement de ce qu’on appelle l’impérialisme d’une part et le socialisme de l’autre, tant dans les campagnes que dans les villes, est certainement une menace pour les États-Unis, quoique la classe ouvrière trouve encore là-bas des conditions plus favorables que partout ailleurs, comme le démontrait récemment M. J. Bourdeau[8]. Il est à remarquer que le roman du communisme nous vient d’Amérique : Looking backward[9] de Bellamy, s’est vendu dans le pays à 400 000 exemplaires ; Egalité[10] du même auteur a obtenu aussi un énorme succès. Les questions sociologiques débordent dans la fiction : Howells, je crois, a ouvert la marche, mais Hamlin Garland le dépasse de beaucoup en audace. Non seulement le travailleur, le peuple, l’intéresse par-dessus tout, non-seulement il croit que son développement illimité est le gage du progrès de l’humanité en général, mais il fait bon marché de toutes les lois et de toutes les traditions, qui lui paraissent artificielles ; il ne demande qu’à remanier le monde et la vie sur un nouveau modèle, en prenant la liberté pour mot d’ordre. Tous les récits de Garland ont une note révolutionnaire.

Voulez-vous savoir comment il envisage le mariage ? Lisez la nouvelle, d’une réalité si poignante, intitulée A Branch road, qu’on pourrait aussi bien nommer Un chemin de traverse. Vous y verrez une femme malheureuse en ménage recommencer triomphalement sa vie en revenant au premier amour dont l’avait détournée un malentendu. J’ajouterai que le sujet qui, traité par une autre plume, risquerait d’être scandaleux, échappe à tout reproche par la pureté de l’intention, la franchise avec laquelle les situations les plus périlleuses sont abordées. Nulle part, dans l’ensemble de l’œuvre qui nous occupe, ne domine la passion au sens violent et sensuel du mot. Rien d’équivoque surtout ; chez l’homme, c’est toujours un désintéressement, une absence d’égoïsme, un besoin de protéger l’être faible, un respect quasi religieux de la femme, simplement et fortement exprimé, sans emphase ni parti pris. Les opinions de Garland n’en sont pas moins ce que des esprits timorés appelleraient subversives. Partout il insinue des questions d’affranchissement et de réforme. Un défi à l’autorité des parens, tel est au fond, sans qu’il y paraisse trop, le thème de sa ravissante idylle Dans les rangs de maïs.

Il est difficile en Europe d’imaginer ces hauts épis qui montent presque à hauteur d’homme. Julie, si grande qu’elle soit, y disparaît tout entière, son chapeau de soleil, sunbonnet, se montrant seul au-dessus des hampes robustes du blé indien, tandis qu’elle guide la charrue d’un pas lassé, de sorte que le jeune Rob, qui la courtise, peut, coiffé de la profonde capeline rose, tromper les regards du père soupçonneux qui travaille dans le champ voisin et entretenir la belle, tout en labourant à sa place. Rob est un de ces garçons aventureux qui, avant même d’avoir de la barbe au menton, quittent le village natal pour aller chercher dans le Dakota ou ailleurs un sol riche à défricher, et d’abord l’égalité sociale. Il supporte son exil parce que, dit-il, aucune aristocratie ne se rencontre là-bas, personne n’y vivant du travail de tous. Mieux vaut être posé en égal parmi des paysans qu’en serviteur devant le beau monde.

Rob est du nombre de ceux qui réussissent, tandis que tombent autour d’eux les faibles et les timides. Il a défriché cent acres de Prairie à la sueur de son front, il s’est creusé un puits, construit une cabane, il fait toute sa besogne lui-même, coud, lave, raccommode ses hardes et vit principalement de conserves. Sa prospérité grandissant, il réfléchit qu’une femme lui ferait de meilleure cuisine et apporterait chez lui un certain agrément. Là-dessus, d’une minute à l’autre, le voilà parti, en déclarant à ses camarades que, sous dix jours, il reviendra marié. On se moque de lui, des paris s’engagent et les citoyens peu nombreux de la ville florissante de Boomtown, qui aura bientôt deux ans de date, l’accompagnent en file indienne jusqu’à la station du chemin de fer avec force quolibets et projectiles. Rob gagnera son pari. Il trouve l’épouse de ses rêves dans un champ de maïs que brûle le soleil de juillet, ou plutôt sur la limite de ce champ de maïs, baignant ses pieds lassés dans le ruisseau voisin. Son père, un vieux Norvégien barbu, la rappelle à l’ordre d’une voix impérieuse, et la pauvre créature se plaint, non sans raison. Les Yankees ne font jamais travailler leurs femmes aux champs, mais les Norvégiens les traitent en bêtes de somme.

Il serait inutile de demander à ses parens un si beau brin de fille : elle leur rend autant de services qu’un ouvrier et ne leur coûte rien. Que fera donc Rob ? Il l’enlèvera sans bruit, avec son consentement. On s’arrêtera en route pour la rapide célébration du mariage. N’a-t-il pas cent acres de froment qui attendent d’être coupés ? Maintenant et toujours, elle aura la moitié de l’argent qu’il fera, on achètera un joli mobilier après la moisson, et elle jouira de toutes les naissantes distractions de Boomtown.

Mais tant d’avantages ne réussiraient pas à tenter Julie, si Rob, son camarade d’enfance, ne lui disait en outre et à la fin qu’il l’aime. Cependant la voix grondeuse du père retentit tout le temps au-dessus des épis de maïs, comme l’appel lointain d’une sirène, et la capeline rose se promène de sillon en sillon sur la tête de Rob pendant que réfléchit la fiancée encore hésitante. La nuit vient, il n’y a pas de lune, mais le ciel est plein d’étoiles ; une petite brise court par intervalles comme un serpent, avec des frôlemens légers, parmi les épis. Bientôt le frôlement devient plus distinct, assez marqué pour éveiller l’attention de Rob, qui attend sur la route avec de bons chevaux. Il siffle le cri plaintif et doux de la poule de prairie. Alors une forme féminine sort du champ de maïs ; et le jeune couple disparaît dans un nuage de poussière. C’est ainsi qu’on se passera du consentement paternel dans la société future.

Révoltée aussi, non pas contre l’autorité des parens, mais contre son mari et contre sa besogne, — il est vrai que c’est pour un temps bien court, — la vieille et amusante Mrs Ripley. Nous voilà transportés dans un paysage de neige, la steppe balayée par la rafale où avance en butant, en trébuchant, son manteau gonflé comme la voile d’un navire, les bras chargés de nombreux paquets, une petite vieille presque aussi entreprenante à sa manière que les rudes gars des défrichemens. Trois mois auparavant, elle a signifié à son mari qu’ayant trimé pour lui toute sa vie, elle veut une fois se donner du bon temps, faire un voyage dans l’État de New-York, et le bonhomme, aussi cassé qu’elle-même, n’a essayé que faiblement de l’arrêter par des plaisanteries, car il sait que la volonté de cette maîtresse femme est inflexible. Sa volonté, elle l’a déployée au profit de tous, pendant des années de travail acharné qui ne lui ont laissé que la peau sur les os, sans s’accorder jamais un seul jour de répit. Mais le temps est venu pour elle, à soixante ans, des compensations. Elle le déclare d’un ton qui n’admet pas de réplique. Le vieux mari ne sait ce qu’il deviendra tout seul, avec son petit-fils, pendant les trois mois de folies qu’elle prépare ; cependant il ne montre pas son inquiétude ; il va en ville prendre un billet au chemin de fer, acheter les choses dont elle aura besoin, car la vie, tout en endurcissant ce rude travailleur, a laissé au fin fond de son âme cette réserve de tendresse, si curieuse à découvrir chez les plus durs d’entre les puritains, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest. Secrètement attendrie, la voyageuse serait tentée de pleurer, mais elle se retient si bien qu’il peut la croire en colère. Elle ne demande rien, elle a économisé sou par sou ce qu’il lui faut ; et elle partira la tête haute, sans embrasser ceux qu’elle quitte, d’autant plus revêche qu’elle est plus émue.

Notre indomptable a déclaré qu’elle ne reparaîtrait que le 1er janvier. La voilà en effet qui, au jour dit, ayant eu son plaisir, revient allègrement à sa besogne, emportée par le vent dans les tas de neige qui menacent de l’engloutir, contente de tout ce qu’elle a vu, mais plus contente encore peut-être de rentrer dans sa cabane posée sur cette glaciale blancheur « comme un piège à poules. »

Son petit-fils tombe le premier entre ses mains. Ah ! cette fois, elle l’embrasse et elle fond en larmes ; mais la vue de l’intérieur en désordre lui rend toute son énergie coutumière. Quand Ripley rentre, elle est en tenue de combat, jusqu’au cou dans les nettoyages.

— Hé, la mère ! Vous voilà revenue ? A quoi elle répond avec humeur :

— Il était temps !

Entre eux, c’est une querelle perpétuelle ; vous le sentez cependant, ils se sont aimés et ils s’aiment toujours, leur affection réciproque est ce qu’ils ont connu de meilleur dans ce laborieux exil qui ne les a pas beaucoup enrichis et au fond duquel ils rêvent encore du vieux pays, des vergers de l’Est, de tout ce qui fut leur jeunesse. C’est là ce que va chercher si loin, en ses derniers jours, Mrs Ripley, mais, une fois partie, elle ne pense plus qu’à son homme et à son petit et, quand nous la voyons revenir pliée sous le vent, faisant face à la bourrasque, « petite mouche des neiges, un point noir sur l’étendue sans limites de la Prairie blanche, se traînant, glissant, hors d’haleine, » soyez sûre qu’elle pense, le cœur bondissant tout de même : « Je rentre chez nous, revoir Ripley et Tukey ! » Car le petit-fils, qui passe les soirs d’hiver pelotonné devant le poêle de la cabane comme un chat, porte le nom majestueux de Tewksbury, Tukey dans l’intimité.


V

Par quelle merveille ces humbles, presque ridicules, sont-ils plus intéressans que beaucoup de héros de romans selon la formule convenue ? Et pourquoi ces pages d’humour nous remuent-elles le cœur au plus profond ? C’est le secret des bons et vrais réalistes qui, depuis George Eliot, observent de près l’homme de tous les jours avec attention et sympathie. La meilleure leçon qu’il y ait à tirer de la série d’essais que Hamlin Garland a réunis sous le titre de Crumbling Idols[11], les Idoles qui s’écroulent, est celle-ci : ne pas travailler sur les livres des autres, n’imiter personne, n’interroger le passé que pour mieux comprendre le présent, consulter la vie et non pas les maîtres, se dégager des influences. Ces conseils paraissent être particulièrement nécessaires aux Américains, qui si longtemps n’ont vécu que d’imitation. L’Amérique coloniale dépendait en effet de la métropole pour les modèles et les produits de l’art ; sa littérature ne fut d’abord qu’une annexe de la littérature anglaise, à laquelle la communauté de langue la rattache inséparablement.

Garland ne fait remonter l’indépendance littéraire qu’à la guerre civile, quoiqu’il soit facile de prouver que les plus grands talens qu’ait produits l’Amérique sont antérieurs à 1860 ; mais on ne peut nier que Whittier avec ses poèmes contre l’esclavage, Lowell et ses Biglow papers, Joaquin Muller et ses Chants des Sierras inaugurèrent ce provincialisme qui fut le commencement d’une littérature vraiment originale. Hamlin Garland regrette cependant que le centre académique n’ait fait que se déplacer, que l’Est ait pris dès lors vis-à-vis du reste de l’Amérique l’attitude dominatrice qui auparavant appartenait à Londres. Il adjure les esprits créateurs de s’affirmer en rejetant la terrible oppression du passé. « Tous les jeunes, dit-il, aspirent à cette délivrance, mais ils se heurtent à l’opposition de leurs aînés. Se conformer à ce qui a toujours été fait est facile, c’est comme le sommeil ; s’en séparer, c’est agir dans l’intérêt d’un petit groupe d’élite dont le jugement représente celui de la postérité. Par intervalles, un grand écrivain se lève, un Dante, un Victor Hugo, un Ibsen, novateur ou dissident ; il domine le monde sa vie durant, et après sa mort les critiques s’agenouillent autour de ce demi-dieu, qui dès lors ne fait plus que du mal, car on copie jusqu’à ses défauts, on mesure tout à son échelle. » Les Norvégiens, par exemple, et quelques Américains qui, après M. Claude Monet, représentent pour M. Garland les grands paysagistes de l’époque, sont accusés de telle ou telle hardiesse que Corot ne se permettait pas ; donc ils ont tort ! Pourtant Corot est innocent de ce jugement inepte ; s’il vivait aujourd’hui, il serait à la tête de l’impressionnisme. Shakspeare s’attaquerait aux sujets actuels en iconoclaste qu’il était ; Burns serait un radical, il écrirait en dialecte moderne ; tous ces génies qui se sont insurgés contre l’autorité de leur temps n’ont jamais prétendu barrer le chemin aux génies de l’avenir.

De fait, l’autorité littéraire n’est nullement personnelle ; elle est au fond sociologique. La puissance de l’écrivain dérive de la société où il vit, comme le pouvoir d’un général tient à l’obéissance de son armée. Quand la société change, quand cet auditoire meurt, le pouvoir de l’écrivain passe, la grande loi de l’évolution impose des moules nouveaux à de nouvelles pensées ; c’est ce que ne veulent pas comprendre les innombrables adeptes du convenu. Les écoles sont des forces conservatrices, alliées presque toujours aux superstitions aristocratiques ; les Universités sont les forteresses de la tradition ; fondées sur des livres, elles ne développent pas la personnalité. Ce que demande notre temps, c’est une interprétation neuve et fraîche de la nature et de la société. Sophocle, Shakspeare, Molière ne satisfont plus les Américains ; c’est tout simple, les Américains ont une autre manière d’envisager la vie, ils veulent être touchés directement, ils préfèrent un art plus sympathique et plus humain. Telle est cependant la force d’un enseignement routinier, ceux qui délaissent leur Shakspeare pour les modernes applaudissent tout de même l’orateur qui leur dit : le drame est mort avec Shakspeare. Les hypocrites en littérature sont aussi nombreux que les hypocrites en religion. Certes la qualité la plus nécessaire dans la discussion littéraire de nos jours n’est pas le savoir, c’est la candeur.

Il y a du vrai dans tout cela. Mais nous voudrions que M. Garland eût assez de savoir pour ne pas se tromper comme il le fait sur le rang des écrivains de France, pour ne pas placer par exemple, en parlant de nos critiques, Eugène Véron à côté de Taine. Ne serait-il pas intéressant de chercher pourquoi les noms les moins connus dans leur pays d’origine sont souvent mis en vedette par l’étranger ? Combien les jugemens que celui-ci porte sur nous doivent-ils nous faire hésiter devant ceux que nous nous sentons prêts à hasarder sur lui ! Il semble toutefois que M. Garland, au milieu des paradoxes cités plus haut et de beaucoup d’autres encore, ait raison en ce qui concerne l’avenir de la littérature de son pays ; le roman local y doit prendre, y prend déjà la première place, et ce genre de récit a une tendance, après avoir commencé dans la Nouvelle-Angleterre, à émigrer triomphalement dans l’Ouest. Les Main Travelled Roads et quelques petites nouvelles sorties du même sol, Histoires d’amour le long du chemin,[12] témoignent qu’il y atteint parfois la perfection. Seulement c’est pur enfantillage que de défendre à la nouvelle littérature américaine de devenir une littérature polie, la nation américaine étant pour cela trop grande et trop sincère ! La peinture des mœurs mondaines peut être faite avec tout autant de sincérité que celle des mœurs rustiques par qui les observe consciencieusement. Balzac, entre autres, l’a prouvé ; mais que l’on parle de ce qu’on connaît, que l’on peigne ce qu’on voit, rien de plus juste. Le roman local doit être l’expression naturelle d’un pays en formation, où s’agite le problème des races, où la vie populaire est variée à l’infini sur d’immenses espaces et change avec une rapidité vertigineuse, tandis que le monde proprement dit est encore, sauf quelques coteries, sans aucun caractère particulier.

Nous ne sommes certes pas de ceux qui reprochent à M. Garland son fanatisme pour tout ce qui est de l’Ouest, ni même ses grands rêves de décentralisation. L’Ouest est de force à se suffire, nous lui accordons cela ; il l’a montré par le développement de ses Universités, par cette admirable propagande qui, de Chicago, porte des concerts symphoniques faits pour accroître le goût de la musique classique, dans des villes aussi éloignées que Pittsburg, Louisville, Toronto, Saint-Paul ou Omaha ; il l’a montré par cette Association centrale des beaux-arts dont s’occupe activement Hamlin Garland lui-même et qui aide au progrès des élèves dans les villes de l’intérieur, au moyen de conférences, de conseils, de lectures, de reproductions de chefs-d’œuvre, d’expositions circulantes : l’Indiana, le Colorado, le Texas en profitent. Mais il ne s’ensuit pas que l’art, répandu ainsi, puisse être appelé un art nouveau. Il faut tout apprendre avant de pouvoir rien créer, et l’erreur des jeunes artistes qui viennent étudier en Europe n’est pas de s’approprier les méthodes des maîtres français, c’est de rester imitateurs, au lieu de produire leur propre miel, après qu’ils sont allés en chercher la substance là où elle se trouve. Certes les paysagistes américains ont tort de répéter éternellement les clairières de la forêt de Fontainebleau et les plages de Bretagne, quand ils pourraient faire admirer au monde une nature inconnue, celle de chez eux. D’un abord plus difficile que la nôtre, elle est d’autant plus intéressante à vaincre. Il ne s’agit que de chercher, et chercher est le bonheur de l’artiste, c’est sa véritable gloire. Ceci ne m’empêche pas de sourire quand M. Garland s’écrie avec une indignation sincère :

— Nous avons à nous guérir de l’adoration aveugle des idoles étrangères… Ne prenons plus pour maîtres et pour fétiches les Italiens ni les Hollandais. Le tribut payé aux gloires mortes du passé, voilà ce qui nous perd. Le véritisme (encore une mauvaise invention en isme ajoutée à toutes les autres), le véritisme écarte tous les conseillers, ceux du présent d’ailleurs, comme ceux de l’avenir. Voyez-moi. Je suis fermier de naissance, écrivain par vocation, je parle de ce que j’ai vécu et vu vivre autour de moi et j’y trouve des élémens de drames et de romans dont la richesse m’embarrasse. Qu’ai-je à faire des Grecs et des Romains ? Un artiste venu du dehors, et qui peint une chose parce qu’elle lui paraît étrangère ou pittoresque, ne fera jamais rien qui vaille. Le roman de chaque localité doit être écrit par un citoyen de l’endroit, le roman des faubourgs par un homme du peuple qui, enfant, a joué dans le ruisseau. Laissez le règne de l’absolue sincérité s’établir, et l’Amérique sera, n’en doutez pas, la plus imaginative, la plus créatrice des nations.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Ses inventions si ingénieuses, ses constructions colossales ! Et pourquoi nos chemins de for, nos ponts, nos tunnels sont-ils de vraies merveilles ? C’est que le génie inventif, en ce qui les concerne, fut stimulé par des besoins irrésistibles qui dominèrent la tradition. Il faut que la même chose se produise pour l’art.

Très bien, jusque-là ; malheureusement il ajoute, je l’ai entendu de mes deux oreilles :

— Les cathédrales ?… Je n’y crois pas, aux cathédrales ! Là-dessus je m’emporte. Halte-là ! Mon libéralisme va donc plus loin que le vôtre, radical proclamé que vous êtes, car moi, je rends justice à vos gares, à vos tunnels, à vos ponts de fer, tout en adorant nos cathédrales comme il convient.

— Vous m’accorderez du moins, répond-il, que, les religions comptant parmi les idoles qui s’écroulent, nous n’avons aucune raison de nous inspirer de vos monumens du moyen âge. Et cependant c’est ce que nos architectes ont le tort de faire. Tous les artistes américains s’en vont étudier dans l’Est d’abord, puis à Paris. Je nomme cette obligation prétendue une superstition. Supposez, par exemple, une jeune fille, un sculpteur, dont l’œuvre pleine de caractère obtient d’abord les suffrages de l’Ouest. Il faudra qu’au lieu de prendre pour modèle ce qui l’entoure, l’Indien, le nègre, le cow-boy, si vous voulez, elle aille contempler la nudité des dieux et des déesses dont nous n’avons cure. Soyez sûr que dans les ateliers d’Europe elle perdra vite ce qu’elle possédait de qualités personnelles. Elle n’aura plus que de l’acquis, elle aura cessé d’être elle-même.

Je lui réponds en riant :

— D’abord vous supposez une femme sculpteur. C’est assez rare ! Il n’y a pas encore, il n’y aura sans doute jamais de Michel-Ange féminin !

Et ses protestations me révèlent tout à coup un féministe plus intransigeant que tous ceux que nous pouvons connaître. Je me trouve en face de l’auteur de Rose of Dutcher’s Cooly[13], auquel je préfère décidément l’auteur des Grandes routes.


VI

En ces dernières années, M. Garland a beaucoup habité Chicago : c’est là qu’il a évoqué le type de ce qui lui paraît être la femme nouvelle, la jeune fille de l’avenir, cette Rose, qui est le pendant féminin de son Bradley Talcott, une enfant de la Prairie s’élevant au rang d’artiste par la force du travail et de la volonté. Féminin, avons-nous dit ; le mot n’est pas juste, M. Garland ayant prêté à son héroïne des sentimens et des sensations qui ne sont guère de son sexe ; on en jugera. Ce n’est pas qu’il ne soit capable de comprendre et de peindre des types de femmes vrais et charmans ; il suffirait d’indiquer, dans The Spoil of office, la coquette de village Nettie, étourdie, passionnée, inconstante et sincère ; dans la Troisième chambre, Hélène Davis, l’aimable enfant gâtée d’un grand spéculateur, complice sans le savoir des déprédations d’oiseau de proie commises auprès d’elle par le duc du Fer, comme on l’appelle ; et cette exquise Alice, de Jonas Edwards, la petite élève du Conservatoire de musique de Boston, qui renonce à un bon parti pour suivre ses parens dans l’Ouest, y trait les vaches, y fait le pain, conduit la charrue, et, à la fin, abdique son orgueil en épousant l’honnête homme qui l’arrache, elle et les siens, à cet enfer. Tout le long des Grandes routes, il y a de ces croquis inoubliables, jeunes fermières, petites institutrices, etc., mais celles-là se bornent à vivre, tandis que Rose doit représenter les résultats de l’émancipation de son sexe. Nous avons là, racontée avec une précision de détails, genre Flaubert, la biographie, depuis sa naissance jusqu’à son mariage, d’une fille de fermier du Wisconsin. Elle a perdu sa mère à cinq ans, elle a grandi en pleine liberté dans sa coulée natale, dédaigneuse des poupées, n’aimant que les chevaux, avertie d’ailleurs surabondamment des détails mystérieux de la vie des bêtes qu’on cache d’ordinaire aux petites filles. Elle intimide le brave John Dutcher, son père, par ses questions.

Renseignemens curieux donnés en passant sur les écoles mixtes où se nouent entre enfans beaucoup d’amourettes qui aboutissent à des mariages prématurés. C’est le cas du moins pour les plus niais ; les autres se réservent d’aller chercher fortune dans les défrichemens, ou des diplômes à l’Université. Rose ne compte pas parmi les niaises ; elle a lu dans un journal que certaine poétesse du Wisconsin avait conquis gloire et fortune, et elle prétend s’ouvrir une carrière littéraire. Ces grands rêves sont issus d’une rencontre fortuite qui exerce sur toute sa vie la plus bizarre influence. Un cirque a traversé la ville voisine, elle a vu voltiger dans les airs une espèce de dieu grec fait au tour dans un maillot à paillettes ; pour la petite fille, déjà poète à son insu, l’apparition de l’acrobate a été en même temps celle du beau, celle de l’amour, comme pour Bradley Talcott le passage de miss Wilbur. Le sentiment est le même, mais il nous intéresse moins, parce qu’en persistant, il devient absurde. Se rendre digne de cet être merveilleux qui saute par-dessus deux éléphans, cinq chameaux et deux chevaux sera désormais chez Rose une idée fixe. Comment faire ? Songe-t-elle donc à l’égaler en prouesses équestres ou athlétiques ? Vous n’y êtes pas. En pensant à lui, elle s’élèvera, sans l’aide d’aucun trapèze, au-dessus de ses habitudes et de son milieu ; voilà ce que nous conte très sérieusement M. Garland.

Plus tard, nous retrouvons Rose à Madison, capitale du Wisconsin, dans le ménage sans enfans du docteur Thatcher, qui lui donne une affectueuse hospitalité ; elle se prépare à gagner les fameux grades, complément de toute bonne éducation américaine. Rose a une ligne de conduite bien arrêtée, depuis que, dans le car où elle voyageait seule, à seize ans, sans chaperon, une femme avocat lui a donné ce conseil : — Croyez-moi, ne vous mariez pas avant trente ans, ou plutôt ne vous mariez que quand vous éprouverez le besoin d’être mère. Jusque-là, choisissez votre profession, travaillez.

Mais il y a d’autres périls que le mariage : celui qui pour le moment menacerait plutôt Rose, ce serait l’excès d’enthousiasme pour un homme marié. Par bonheur, le docteur Thatcher déclare loyalement à sa femme qu’il ne se sent pas encore assez vieux pour pouvoir adopter impunément une fille aussi belle ; et, sans bien comprendre pourquoi, la dangereuse Rose se voit reléguée dans une de ces pensions où logent les étudiantes.

A l’Université même, étudians et étudiantes sont mêlés ; Rose exerce des ravages dans plus d’un cœur, quoiqu’elle manque absolument de coquetterie. Ces désirs qui l’effleurent ne laissent pas de l’émouvoir, mais Hamlin Garland ne s’en effraie pas. Il veut pour l’homme et pour la femme une même morale, il croit que l’attrait qui pousse deux jeunes gens de sexe différent l’un vers l’autre est aussi naturel que les lois de la gravitation ; qu’il n’y a donc pas lieu de lui opposer des barrières : on est préservé du mal par les forces du dedans, et non par les précautions du dehors ; la femme, aussi bien que l’homme, peut se relever d’une faiblesse passagère, d’un éblouissement sans conséquence, et celui qui l’épousera un jour devra lui demander non ce qu’elle fut, mais ce qu’elle est. La bonne foi qu’apporte l’auteur dans l’exposé de cette doctrine écarte toute interprétation équivoque. Lorsqu’il nous dit que Rose reste pure à travers ses enchantemens multiples, nous l’admettons. Sans cela, l’histoire ne vaudrait pas la peine d’être contée. Mais quelle est la force du dedans qui la protège ? Ce n’est pas l’influence religieuse. Elle n’a jamais cru à rien. Bradley, du moins, allait volontiers à l’église. L’auteur a bien soin de nous dire que ce n’était point par souci de son âme ni de la vie future ; il associait avec le charme du repos, de la musique ou de l’amour l’humble église de sa petite ville, le seul endroit qui n’eût pas de destination utilitaire. N’importe, cette interprétation esthétique de la religion, si vague qu’elle soit, semble manquer à Rose, sans doute parce qu’à Chicago les manifestations de l’art, sous des formes diverses, suffisent à lui élever l’âme. L’atavisme de plusieurs générations de femmes vertueuses est en elle, mais surtout, — elle le déclare elle-même, — c’est son premier idéal qui la protège : l’acrobate du cirque, encore présent à son imagination. Puis ses amoureux ne tardent jamais beaucoup à éveiller en elle le sens critique ; celui-ci, d’une beauté physique troublante, se trouve être sans caractère et sans esprit ; celui-là, un jeune avocat de talent, la détourne de lui en se prononçant durement, un soir qu’il l’a conduite au théâtre, contre l’adultère de la femme ; ainsi de suite.

Chaque année, Rose va passer ses vacances auprès de son vieux père, qui lui témoigne toujours la même adoration taciturne, sans caresses ni paroles, s’évertuant cependant à lui rendre la coulée agréable, allant jusqu’à faire reconstruire la vieille ferme pour qu’elle s’y plaise. — Peut-être, pense-t-il, se laissera-t-elle retenir, dans cette maison neuve, meublée à la mode, où se trouve jusqu’à une salle de bain !

Mais ce n’était pas seulement la rusticité de la ferme qui empêchait Rose de s’y sentir à l’aise. Dans la coulée, tous ses anciens amis lui semblent ennuyeux, grossiers, elle n’a rien à leur dire, quelque effort qu’elle s’impose pour ne pas leur faire de peine ; tout la choque en eux : leur horrible accent, leurs gestes gauches, leur manière de manger au bout du couteau. Sans doute, le devoir serait de rester auprès de son père, de le rendre heureux, mais pourtant elle ne peut passer comme lui sa vie à paître des moutons, à élever du bétail ! N’est-il pas dans l’ordre que les vieux soient sacrifiés aux jeunes ?

Tous ces raisonnemens, les filles élevées au-dessus de leur condition les tiennent ailleurs encore que dans la coulée où le pauvre John Dulcher est condamné à vieillir seul. Nous en savons quelque chose. Dutcher a cru que sa Rose, ayant tous les diplômes possibles, ne pourrait plus rien souhaiter ; il s’est trompé. Elle veut maintenant aller à Chicago et il regrette en lui-même qu’elle ait jamais ouvert un livre. Mais il n’en dit rien, craignant trop de la contraindre, car, après tout, elle aime son père, pourvu que cette affection n’entraîne pas de sacrifices, et la douleur profonde du pauvre homme la ferait peut-être hésiter, quoiqu’on ne s’arrête guère dans la voie où elle est.

Les impressions de cette jeune fille, à Chicago, doivent ressembler beaucoup à celles qu’éprouva l’auteur lorsqu’il vint, il y a quelques années de cela, y fixer une partie de sa vie, et c’est là ce que nous reprocherons à Rose ; elle est, réflexion faite, un garçon déguisé. Le premier étourdissement causé par le vacarme incessant et l’incessant tumulte de l’immense cité « qui ne se permet guère entre les bruits du soir et ceux du matin que trois heures de sommeil, » l’odeur sui generis de sapin et de térébenthine qu’exhalent les pavés de bois, la physionomie bariolée de la foule appartenant aux différentes races de l’univers, tout cela est rendu avec une fidélité que peuvent constater ceux qui visitent Chicago. Nous avons eu le temps d’y découvrir aussi, sous le fracas des affaires et le luxe tapageur des enrichis, ces côtés d’élégance et de délicatesse qui échappent aux simples passans, et surtout cette chaleur affectueuse de l’accueil, signalés par M. Garland. A côté des splendeurs purement matérielles, existent d’agréables et intelligentes coteries. Rose fera connaissance avec les unes et les autres, quoiqu’elle ne soit qu’une pauvre fille, ayant dix dollars à dépenser par semaine dans une modeste pension. Quelques lettres lui ouvrent toutes les portes, comme il arrive, et, sans argent, sans toilettes, elle triomphe par la seule force de sa beauté, de sa fière assurance. Il suffit qu’elle ait paru dans une loge à l’Auditorium en brillante compagnie pour que les invitations pleuvent chez elle. Mais elle se tient au-dessus de tout cela, elle cherche résolument autre chose. Du reste elle partage l’enthousiasme de Garland pour Chicago, elle voit avec ses yeux tout ce qu’il nous peint, les quartiers noirs de fumée, empanachés de vapeur, donnant, regardés d’en haut, — supposons d’un douzième étage, — l’idée de quelque volcan éteint dans les crevasses duquel grouilleraient des larves innombrables, autant d’hommes et de femmes ; et le parc magnifique, et les aspects si variés du lac, qui impressionne les habitans de l’intérieur comme le ferait la mer. Une certaine tempête sur ce lac et le naufrage qui suit est l’une des plus belles pages du livre.

Nous sommes tout à fait, pour notre part, de l’avis de l’auteur, quand il prend la défense de la jeune et grandissante cité contre les dédains de certains raffinés de l’Est. Se plaindre, dit-il, du manque d’atmosphère artiste de Chicago, c’est comme si l’on se plaignait de ne pas rencontrer de gondoles à Boston ! Ce n’est pas encore un centre d’art, sans doute, mais c’est un centre de vie et d’humanité extraordinaire, et quant à son atmosphère, chaque artiste digne de ce nom sait se créer celle qui lui est propre. Il nous paraît cependant dépasser un peu les bornes de sa chère vérité, en appelant la capitale de l’Illinois un Napoléon entre les cités, en déclarant que, dans vingt ans, elle sera le centre le plus puissant de la race qui s’exprime en langue anglaise. « Quant à présent, elle dévore, mais un jour elle répandra dans la nation le meilleur de son sang artériel. »

Rose a pour amie intime une grande femme-médecin, aliéniste connue, auteur d’un travail sur les maladies nerveuses qui a fait sa réputation. Entrée l’une des premières à l’école de médecine, elle interpella les étudians hostiles à l’intrusion du sexe faible, en prononçant d’une voix haute et claire les paroles suivantes : « Hommes, je ne dirai pas gentlemen, je suis ici pour travailler et j’y reste. Si vous avez peur de la compétition des femmes, vous ferez mieux d’abandonner tout de suite le métier. » — Sur quoi, un revirement immédiat se produisit.

Rose dira de même à une femme arrivée au succès, qui paraît vouloir la détourner d’écrire : « Ceux qui ont réussi sont toujours prêts à décourager les débutans. Ils ont tort. Je pourrai vaincre les obstacles aussi bien que vous. Oui, avant cinq ans, je vous ferai baisser pavillon devant moi ! » Et la malencontreuse conseillère de s’écrier : « Venez, grande admirable créature, que je vous embrasse ! » En lui demandant pardon. Voilà comment s’affirme le vrai mérite, ailleurs que dans notre vieux monde où il a parfois le tort inexcusable d’être timide et de douter de lui-même.

Et pourtant, jusque-là, Rose n’a encore rien produit que quelques imitations inconscientes de Tennyson et d’Elizabeth Browning. Mason, un journaliste, déjà mûr, à l’esprit critique, le lui fait entendre, en l’engageant atout jeter au feu, et elle ne regimbe pas contre celui-là, parce qu’après tant d’autres il a touché fortement son imagination. Ira-t-il jusqu’à son cœur ? Elle se demande si le mariage est compatible avec les ambitions d’une femme, « qui veut faire quelque chose de grand pour enrichir l’humanité. » Et la doctoresse Herrick lui affirme scientifiquement que oui ; la maternité ne peut qu’augmenter notre puissance intellectuelle. Isabelle Herrick sera mère sans rien perdre de sa valeur comme médecin. C’est avec cette confiance qu’elle-même épouse son confrère, le docteur Sanborn. Et Rose deviendra l’heureuse femme du censeur rigoureux qui lui a fait brûler ses premiers vers. Il est vrai qu’il lui a écrit certaine lettre bien faite pour décider une femme nouvelle à l’union libre. En voici la substance :

« Je ne promets pas de vous rendre heureuse. Je ne peux vous garantir aucune de ces choses que les maris sont supposés apporter, pas même un foyer, car ma vie est précaire, elle dépend de ma besogne quotidienne et les œuvres que je rêve ne sont pas de celles qui font gagner de l’argent. Je ne vous promets pas de me conformer à vos goûts. Je ne vous promets pas de faire de vos amis mes amis personnels. Je ne puis vous promettre non plus d’être fidèle jusqu’à la mort, mais jamais je ne mènerai une vie double, jamais je ne vous cacherai un changement à votre égard, s’il survient.

« Je crois fermement que vous me suffirez toujours, mais il est impossible à un être vivant de jurer qu’il ne se lassera pas des liens qui lui ont été le plus chers. Ce que je puis vous promettre, c’est d’être toujours avec vous d’une franchise absolue. D’autre part, je n’exige rien. Vous restez maîtresse de vous-même, vous êtes libre d’aller et de venir sans avoir à me rendre aucun compte, sans que je me permette une question. Vous aurez le droit de cesser votre association avec moi quand bon vous semblera. Je veux avoir en vous une amante et une camarade, non pas une sujette ou une servante. Je n’accepte pas d’avoir de droits sur vous. Comme moi vous êtes une âme humaine, vous garderez la même indépendance, vous vous livrerez aux occupations de votre choix. Je ne suis pas démonstratif, je n’ai jamais eu depuis mon enfance l’habitude ni l’occasion d’exprimer beaucoup de tendresse. Que mon amour se soit déclaré, c’est assez pour que vous y croyiez sans mesure, car ce mot d’amour est un joyau qui, lorsqu’on en connaît le prix, ne passe pas négligemment de main en main. » Cette singulière déclaration trouve Rose à la campagne chez son père. Elle sait qu’il ne dépendrait que d’elle d’épouser le fils unique d’un des plus riches industriels de Chicago qui lui assurerait une existence de luxe : grands voyages à travers le monde, hivers mondains à New-York. Mais que deviendraient ses rêves d’indépendance, d’effort continu ? Et d’ailleurs elle aime Mason, cet homme morose qui a dépassé la jeunesse, que la vie a souvent frustré, qui en conserve quelque amertume, mais chez qui sommeillent tant de forces cachées. Elle répond par télégramme : Venez.

Et il la rejoint dans la ferme isolée où son pauvre vieux père sait bien maintenant qu’il ne peut essayer de la retenir pour toujours. Car elle lui a dit en l’embrassant : — Je vais me marier. Il habite Chicago ; nous viendrons vous voir l’été.

Et Dutcher promet d’aller aussi lui rendre visite en ville, et il se cache pour pleurer, ne voulant pas gâter la joie de celle qu’il a élevée au-dessus de lui.

Cette abnégation paternelle, nous l’avons rencontrée plus d’une fois déjà dans le roman américain ; il semble que ce soit au vieux père rustique, volontairement attaché à la glèbe pour donner le superflu à ses enfans, qu’il appartienne de montrer les vertus féminines par excellence : dévouement et sacrifice. Il est timide, il est doux ; on voudrait que sa fille lui ressemblât. Mais, tandis qu’il reste à labourer, celle-ci va écrire de beaux vers dont son mari lui-même sera content, car elle ne s’inspire plus des morts, elle s’abandonne sincèrement à ses propres émotions, en oubliant tout ce qui avant elle a été fait, comme se pique de l’oublier Hamlin Garland lui-même.

Rose, n’ajoutera rien à la gloire du romancier de l’Ouest ; mais il serait regrettable qu’il n’eût pas écrit ce livre, si contraire, quoi qu’il en puisse penser, à la réalité humaine. Aucune femme, dans aucun pays, ne reconnaîtra pour sa pareille la prétendue jeune fille de l’avenir, telle qu’il l’offre à nos sympathies récalcitrantes ; du moins l’épouvantail est une bonne fois dressé devant ceux qui poursuivent des réformes trop rapides et trop absolues. En croyant proposer un modèle, Hamlin Garland a créé un monstre, et il n’y a pas de meilleures leçons que ces leçons involontaires. Quant à lui, il a, dans cette défense pleine de talent d’une cause douteuse, affirmé derechef la nature intransigeante, les convictions poussées à l’extrême, l’ultra-radicalisme et l’excessive candeur qui le rendent si intéressant. Ne craignez pas au surplus qu’il s’attarde outre mesure à Chicago, parmi les femmes fortes, les libres penseurs, les artistes avancés qui représentent la société de Rose et la sienne. Son dernier livre, Sur la piste des chercheurs d’or[14], est là pour nous rassurer.

Quand je lui demandai ce qui avait pu l’attirer au Klondyke, lui, l’ennemi de la richesse, il me répondit :

— Le même instinct qui m’avait emporté au Dakota en 1881, le plaisir de voir une multitude se précipiter vers le désert, l’idée que ce serait, au train dont va la colonisation, le dernier mouvement de ce genre que connaîtrait l’Amérique. Je voulais revenir à la solitude, entrer dans la région la plus sauvage qui nous reste, y oublier les livres, les théories d’art, les problèmes sociaux ; chercheur d’or, non pas, mais chercheur de nature, nature hunter.

Certes, il n’est pas revenu le carnier vide ; ses impressions, en prose et en vers, sont dignes du beau temps de ses Prairie songs. Il y a là des pages que l’on dirait crayonnées sur le pommeau de sa selle, en face des spectacles étranges, désolés, inabordables qu’il nous fait voir. Cette passion de la nature, ce besoin de la forcer dans ses repaires les mieux défendus et de l’interpréter en adaptant à chaque sensation le mot expressif et juste, tout cela servira d’heureux contrepoids aux tentations qui lui viennent des villes. La politique et la sociologie ne seront pas les plus fortes. Croyez qu’il leur préfère encore les libres espaces. Ses amours et sa religion sont là.

Le livre s’ouvre par une pièce qui rappelle l’emphase de Walt Whitman, mais aussi le cri de l’aigle prenant son essor :


Mon cerveau baignera dans la brise splendide. — J’appuierai ma joue au soleil du nord. — Je boirai l’haleine des arbres moussus, — Les nuages un à un viendront à ma rencontre………

Le chemin est long et froid, et désert, — Mais j’irai. — Il conduit là où les pins gémissent d’un gémissement éternel — Sous leur fardeau de neige ; — Pourtant j’irai. — Le vent a des voix qui m’appellent, — Il y a dans la plaine des mains qui me font signe…

Je m’en vais voir les neiges — Là-bas où les montagnes se dressent abruptes et pâles, — Où le rose du matin remplit les cieux — D’une couleur vibrante comme une mélodie, — Où les clartés des nuits polaires — Volent d’étoile en étoile avec des cris, — Se balançant, sonnant, — Là où l’heure de midi est sans soleil.


Et ailleurs, plus simplement :


Crains-tu le vent ? — Crains-tu la force du vent ? — Le fouet de la pluie ? — Fais-leur face et combats, — Redeviens sauvage. — Aie froid et faim avec le loup, — Remonte avec l’échassier le courant glacial, — Tu auras des cals aux mains, — La joue tannée, — Tu seras las, basané, en guenilles, — Mais tu marcheras comme un homme.


Il choisit la route la plus récemment ouverte, celle du lac Teslin. Son voyage, cependant, publié après celui de M. Auzias-Turenne, Au pays des Mines d’or[15], beaucoup plus complet et mieux documenté sous le rapport pratique, et en même temps que plusieurs autres qui ont rapidement succédé à celui-là, ne nous apprend rien de très nouveau sur la géographie et les produits du Klondyke ; mais des yeux de poète savent voir ce que les yeux humains ne perçoivent pas. Il y a telles descriptions qui nous transportent tout de bon, comme en personne, sur les lieux qu’il parcourt, celle, par exemple, des forêts silencieuses de la sinistre Skeena, ces forêts de bronze où, dans l’interminable solitude des sapins, le soleil glisse de loin en loin, faible et pâle, où aucun bruit ne se fait entendre, sauf un rugissement qui dans l’obscurité devient plus rauque, le rugissement de l’eau. De tous côtés, froids et blancs, les pics de neige enserrent l’immense forêt. Si peu de choses vivent dans ces bois du nord, et ces choses rares se rassemblent là où tombe la lumière, au bord des eaux livides, d’un gris verdâtre. Quoi qu’on fasse, quelque détour que l’on prenne, on retrouve la redoutable Skeena.

Garland se reporte souvent à la Prairie découverte, avec ses lignes fuyantes et planes, unies comme le ciel ; il s’écrie : « Dans l’ombre des sapins, je meurs ! » Mais, quand même, il ressentie féroce délice, passionnément chanté, délice des solitudes où ne passent que la pluie et les neiges, où l’homme n’est qu’un enfant, délice de faire face aux rafales et de leur offrir sa poitrine, tandis que les pins gémissent et se tordent, que les nuages déchirés passent et se culbutent en déroute, délice de fendre à gué l’eau folle des torrens, de poser le pied au sommet de la montagne avec un hourra triomphant.

Ce genre d’enthousiasme pour l’âpre nature n’existe que très exceptionnellement chez les chercheurs d’or ; aussi Garland fait-il de ceux-ci, en général, un cas médiocre. Leur courage lui a paru mécanique en quelque sorte. « Ils marchaient comme attirés par un aimant dont le centre eût été Dawson city, ils filaient en dérive vers ce maëlstrom humain ; d’un pas irrésolu, ils allaient à leur ruine. Ce ne sont pas là des hommes forts, ou plutôt toute leur force se concentre sur un but malsain. Le visage tourné vers le nord et ses mirages dorés, ils avancent à travers les obstacles, comme autant de somnambules, le dos courbé sous d’écrasans fardeaux : — A Dawson ! — Ils ne savent que cela. »

Parmi eux, cependant, il y a de ces vaillans qui, eussent-ils prospecté en vain, en vain foré la glace et le roc, trouveraient que c’est un gain d’avoir vécu, « d’avoir jeté les dés, même s’il n’existe pas une once d’or pour intéresser la partie. » Voilà des compagnons selon le cœur de Garland, eux et les braves chevaux sur lesquels il a tant d’anecdotes amusantes ou pathétiques. Je ne connais guère que Loti et Ouida qui montrent à ce degré le respect des bêtes, la divination de leurs sentimens, je ne dis pas de leurs instincts. Les chevaux semblent le toucher beaucoup plus que les humains, dont ils sont après tout les victimes, n’étant stimulés au Klondyke par rien de ce qui aide leurs maîtres à souffrir, et ne pouvant compter que sur une destruction finale, plus ou moins cruelle, selon qu’arrivés au terme du voyage on les tue ou on les laisse mourir. Pour Garland, le héros de son aventure personnelle, c’est le fidèle Ladrone ; et, autour de cette figure principale, peinte avec amour, quels jolis croquis de personnages chevalins secondaires ! Le Rat bleu, par exemple, garanti très doux par un maquignon allemand et en comparaison duquel les mustangs boucquans de Buffalo Bill ne sont que des engourdis, car il fait le gros des comme un chat, danse sur ses pieds de derrière comme une chèvre, tourbillonne comme un derviche tourneur, s’ouvre et se ferme comme un couteau de poche, met en pièces selle et bagages, toujours sans se fâcher ; et les pauvres broncos, si humbles, qui, gelés, affamés, succombant sous les fardeaux, tournent vers ces maîtres étrangers, auxquels ils se sont liés et qui les trahissent, des yeux aveuglés par la neige ; et la tragique exécution du vieux cheval blessé que l’on fusille pour ne pas le laisser aux loups ; enfin la conclusion du roman de Ladrone, le retour avec lui dans la ferme natale, la joie de lui montrer de la verdure, de l’herbe épaisse, de hautes meules de foin, une bonne écurie, de lui dire : — Nous sommes chez nous !

Joie de sauvage et d’enfant dont on ne peut sourire, car cet ami l’a porté à travers mille périls, sans qu’ait jamais bronché son brave cœur. Quel ami humain peut se vanter de cette constance silencieuse et désintéressée ?

Qu’on ne parle pas à Garland des milliers d’insensés qui attendent à Dawson, « la mâchoire béante, » que quelque chose arrive ! En les plantant là, bien avant d’être arrivé au bout de cette piste jonchée de chevaux morts, ensanglantée par les accidens et par les suicides, il éprouve un sentiment de délivrance.

Je crois qu’il dut ressentir quelque chose de semblable en quittant Paris au lendemain du Grand Prix, et en disant adieu à l’Europe, qui lui fait l’effet sans aucun doute d’un magasin d’antiquités. « Adieu, salons polis ! — Hommes polis, dames polies ! — Je vais gravir les montagnes — Et laisser sous mes pieds votre fourmilière ! » chantait avant lui Henri Heine. Seulement c’est la Plaine qui reprend Garland. Puisse-t-il lui rester fidèle !


TH. BENTZON.

  1. Prairie Songs, Hamlin Garland, 1 vol. Cambridge and Chicago, 1893.
  2. Main Travelled Roads, Hamlin Garland, 1 vol. New-York et Chicago, 1895.
  3. A dessein nous n’employons pas le mot fermier. On appelle fermes, en Amérique, toutes les propriétés rurales. Le fermier est celui qui possède.
  4. Jason Edwards, an average man, Hamlin Garland, New-York, 1 vol. 1897.
  5. A Spoil of office, a story of the modem West, Hamlin Garland, nouvelle édition, Appleton, New-York, 1891.
  6. Dans le sens américain, opposé à « démocrate. »
  7. Roman de Hamlin Garland, traduit par Mme Alice de Vaulx, sous le titre : La troisième Chambre, 1 vol. Calmann Lévy.
  8. La Crise du socialisme. Revue du 15 septembre 1899.
  9. La Société de l’Avenir, Revue du 15 octobre 1890.
  10. Le Communisme en Amérique, Revue du 1er octobre 1897.
  11. Crumbling Idols, Hamlin Garland, 1 vol. Chicago and Cambridge, 1894.
  12. Wayside Courtships, Hamlin Garland, 1 vol. New-York, 1897.
  13. Rose of Dutcher’s Cooly, Hamlin Garland, 1 vol. Chicago, 1899.
  14. The Trait of the gold seekers ; a record of travel in prose and verse, 1 vol. Macmillan, New-York, 1899.
  15. Voyage au Pays des mines d’or. Le Klondyke, par M. R. Auzias-Turenne, Calmann Lévy, 1 vol.