Un Retour vers Byron à propos de nouvelles publications

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Un Retour vers Byron à propos de nouvelles publications
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 906-941).
UN
RETOUR VERS BYRON

I. Recollections of the last days of Shelleyand Byron, by Trelawney, London 1858. — II. Shelley Memorials, by lady Shelley, London 1859. — III. Profili da Giuseppe Torelli, Firenze 1861. — IV. Conversations de Goethe, trad. par M. Delerot, Paris 1863. — V. Lord Byron, eine Biographie, von Dr Félix Eberty, professor in Breslau, Leipzig 1863. — VI. Histoire de la Littérature anglaise, par M. Taine. — VII. A selection from the works of lord Byron, edited and prefaced by Algernon Charles Swinburne London 1866. — VIII. Le Sentiment de la nature chez les modernes, par M. Victor de Laprade, Paris 1868. — IX. Lord Byron jugé par les témoins de sa vie, Paris 1868.

Un des critiques les plus clairvoyans de l’Angleterre, M. Matthew Arnold, prononce un jugement définitif, quoiqu’un peu sévère, sur Byron, lorsqu’il dit que le poète a entrepris d’introduire dans son pays l’esprit moderne, et qu’il n’y a pas réussi. Un grand effort de liberté individuelle contre la pression de la société la plus solidement établie de toute l’Europe, telle est la tentative de Byron ; elle a été la source de tous ses malheurs, et aussi son titre principal à une gloire qu’il a compromise par tant de fautes. Il est dans son pays et dans son temps un des rares esprits que le souffle de la révolution française a soulevés de terre et lancés dans une carrière aventureuse. Pour lui, bien fidèle en ce point à sa race, la déclaration des droits de l’homme est tout au bénéfice de l’individu ; il n’y voit pas d’abord, il n’apercevra qu’à la fin l’avènement de la démocratie, laquelle ne peut se passer ni de principes sociaux, ni de vertus, ni de lois. Byron, en poussant à bout son principe, aboutissait à la licence, à la confusion du bien et du mal. Si par hasard il y avait aujourd’hui de nouveaux byroniens, et nous ne sommes pas éloigné de le croire, ils iraient jusqu’au mépris des lois et jusqu’à la fanfaronnade du crime. Il en est de même de son enthousiasme pour la littérature grecque. Le souffle libéral du continent le toucha au front tout jeune encore, à l’âge de dix-sept ans, quand il quitta la vie paisible et saine du collège de Harrow pour les juvéniles orages de la vie d’étudiant à Cambridge, quand, indocile aux freins ordinaires, il n’eut d’autres guides spirituels que les poètes de l’antiquité. Dans le moment où nous parlons, on rencontre des adorateurs superstitieux de la poésie hellénique[1], et ils n’ont pu s’empêcher de porter cette ferveur jusqu’au paganisme le plus téméraire. Moitié Grec, moitié républicain, Byron est un tempérament de révolutionnaire qui n’a pas d’analogue dans le passé, qui en devait avoir dans l’avenir. Il était condamné à échouer ; mais il a laissé des germes destinés à fructifier, surtout dans l’aristocratique Angleterre. Voilà ce qui dans l’étude de ce poète n’est pas devenu banal ; voilà peut-être aussi les causes d’un retour de faveur pour Byron. Constater les services qu’il a rendus à l’esprit moderne dans son pays, ce serait ouvrir sur le bien et le mal qu’il a pu faire un débat contradictoire, et inutile après tout, s’il est vrai qu’en dernière analyse il ait succombé. Nous voulons seulement, à propos des nombreux travaux dont la liste est en tête de cette étude, établir qu’il y a dans le poète deux hommes, celui que le préjugé a fait longtemps prévaloir et qui est destiné à l’oubli, celui qui est resté fidèle à son instinct et à sa nature, et qui est le Byron véritable. Ce dernier vivra ; il se dégage peu à peu des travestissemens successifs dont il a eu la faiblesse de s’affubler ; de plus en plus le poète amoureux de la mode cède sa place au penseur ; il est temps de le connaître tel qu’il est, dût-il paraître plus dangereux.

Les deux premiers ouvrages, cités en commençant marquent, pour ainsi dire, la limite de la réaction qui s’attaquait à Byron depuis une vingtaine d’années. Lady Shelley, auteur des Shelley Mémorials, a voulu profiter des circonstances qui concouraient toutes pour faire de son illustre parent l’idéal de la jeunesse libre et savante des universités. Sa discrète partialité est une partie du culte qu’elle rend à une chère mémoire, et cependant elle aurait pu se souvenir des lettres où Shelley, avec une rare candeur, se reconnaît comme écrasé par la supériorité de Byron. Quant à M. Trelawney, pareil à tant d’autres convertis, il fait pénitence aux dépens de Byron, et se donne la discipline sur le dos de son ami. Après ces deux ouvrages, nous ne rencontrons plus que des livres où l’admiration est presque sans mélange. Le profil de Byron par M. Torelli est une silhouette qu’il a trop ornée d’antithèses et de contrastes de style ; nous craignons que cet écrivain ne se propose tout simplement d’importer la vivacité française dans la prose majestueuse de Boccace. Les Conversations de Goethe et d’Eckermann rappellent trop souvent le Boswell de la Vie de Johnson) qui rappelle lui-même notre Brossette dans la correspondance de Boileau. Eckermann, Boswell, Brossette, nous servent un excellent repas où nous regrettons seulement qu’ils se soient servis eux-mêmes ; mais, hâtons-nous de le dire, le bon Eckermann mérite toute notre reconnaissance pour les jugemens qu’il a recueillis sur les lèvres de Goethe. Jamais Byron n’a été apprécié avec plus de justesse que par le glorieux vieillard, qui le suivait de loin dans le courant de ses productions multipliées. Deux professeurs, dans des ouvrages d’une portée aussi différente que leur style et leur réputation se ressemblent peu, ont étudié Byron, pour ainsi dire, ex cathedra. Si vous voulez un tableau précis de la vie et des œuvres de Byron, lisez M. Eberty ; s’il vous faut une plume qui accuse avec puissance ce qu’il y a de haut en couleur et d’excessif dans Byron, lisez M. Taine. Il a démêlé dans l’œuvre du poète ce qui est durable et ce qui est passager. La prudence conseille bien çà et là de lire avec circonspection. Il n’est que juste de tenir Don Juan pour le chef-d’œuvre de Byron, et un des maîtres de la critique de notre temps avait bien dit quelque chose de semblable[2] ; mais dans Don Juan il y a plus que la peinture du plaisir : si Byron n’y avait pas mis autre chose, il n’aurait pas fait un chef-d’œuvre. Nous avouons qu’il nous a été impossible de trouver ni le vrai Byron, ni même le faux, dans l’ouvrage anonyme ayant pour titre : Lord Byron jugé par les témoins de sa vie. Ce livre, qui se recommande par une tendresse visible pour la mémoire du poète, nous a rappelé le Don Juan de Maranha, dont l’auteur, quel qu’il soit, désolé de voir le héros destiné aux flammes de l’enfer, a voulu sauver son âme par la vertu des prières de sa mère. Si cet ouvrage contient la vérité sur Byron, il faut avouer que sa renommée, ses correspondances, ses œuvres, nous ont tous bien trompés. Une place est due dans cette étude au chapitre de M. de Laprade sur Byron : bien qu’un poète ne puisse éviter entièrement, dans les travaux de la critique, de substituer ses vues personnelles à la pure et simple vérité, il était difficile que l’auteur du Sentiment de la nature se méprît entièrement sur un écrivain qu’il aime ; mais c’est surtout la préface de M. Swinburne qui a mérité notre attention. Elle est, comme on dit aujourd’hui, un signe du temps, et elle nous a révélé, avec un état nouveau des esprits, une origine inattendue à ce paganisme poétique dont nous parlions tout à l’heure. Un retour plus ou moins réel aux poésies de Byron a pu couvrir et dissimuler quelque temps un retour évident aux dogmes du fatalisme et à la corruption grecque sous ses formes les moins équivoques. Gardons-nous de rejeter sur le maître la responsabilité des fautes qu’on nous semble commettre en son nom. Sans prendre à partie tous ces critiques, historiens ou auteurs de mémoires, pour discuter leurs systèmes, contentons-nous de faire ce qui ne nous semble pas avoir été essayé, une division des manières successives du poète, des évolutions diverses du penseur ; le discernement du vrai et du faux Byron en résultera naturellement.


I

« L’enfant est le père de l’homme, » dit Wordsworth ; en d’autres termes, tout mortel qui n’est pas seulement un corps fait pour digérer le pain de chaque jour et un esprit fait pour digérer les idées des autres, tout homme qui n’est pas une cire molle destinée à recevoir des empreintes réagit dans sa maturité contre les influences du dehors, et reproduit, quand il est enfin lui-même, certains traits primitifs de son âge tendre, certaines lignes à peine aperçues dans sa première physionomie d’enfant. Le Byron des premières poésies, qu’on ne lit pas, est le véritable père du Byron de Caïn et de Don Juan. Rapprochez-les, ils se ressemblent, ils se tiennent ; l’un est la continuation de l’autre. Ils forment ensemble une vie humaine à laquelle rien ne manque, si ce n’est un intervalle, une transition. Prenez un drame quelconque, à la condition qu’il soit bien fait, et, supprimant par la pensée le milieu, rapprochez le commencement de la fin, c’est l’image de la vie et de l’œuvre de celui qui est pour nous le vrai Byron. Certes nous ne pourrions nous résigner à fermer pour jamais les volumes où respirent encore Childe-Harold, le Giaour, le Sélim de la Fiancée d’Abydos, et tant de héros passionnés qui ont fait l’immense popularité du poète ; mais nous ne surprendrons personne en déclarant que ces poèmes fameux de l’époque intermédiaire trahissent, parmi les grandes beautés dont ils fourmillent, plus d’une trace de caducité. La vérité seule donne la vie aux créations de l’esprit humain, et il y a des parties dans Childe-Harold d’où elle s’est visiblement retirée. Cette armure d’orgueil, de misanthropie et de stoïcisme dont il s’est enveloppé, cette panoplie chevaleresque d’un nouveau genre, est aujourd’hui rouillée. Nous n’avons pas plus de prétention à la nouveauté quand nous ajoutons que Don Juan, malgré ses imperfections, reste le chef-d’œuvre de Byron, et qu’il est à la fois plus dangereux que Childe-Harold et plus sincère. Seulement ou notre erreur est bien grande, ou ce jugement est demeuré confus dans l’esprit des lecteurs du poète. D’où vient qu’on parle encore de Byron comme s’il ne faisait, avec son chevalier misanthrope, qu’un seul et même être ? Pourquoi ceux-là mêmes qui entrevoient dans ce personnage la fiction et l’apprêt regrettent-ils l’erreur d’où il a plu finalement au poète de les retirer ? Ceux qu’en 1818 le Don Juan, succédant à Childe-Harold, étonnait et déroutait avaient oublié, souvent même ignoré les premières manifestations du talent de Byron. Si l’on se demande en effet quel est l’ordre chronologique, non des deux ouvrages, mais des idées qu’ils contiennent, ce n’est pas à Childe-Harold, c’est à Don Juan que revient le droit d’aînesse. Avec ce dernier, Byron redevient, toute proportion gardée, ce qu’il avait été dans la satire des Bardes anglais. C’est là une proposition qui semble renverser des idées admises, surtout dans notre pays, où le nom de Byron n’avait d’abord pénétré qu’avec le titre et presque sous la figure de Childe-Harold ; il faut la justifier. On nous saura gré peut-être, sans revenir sur une biographie présente à toutes les mémoires, de diviser nettement cette vie littéraire, si aventureuse en apparence, au fond si semblable à elle-même, en trois ou quatre périodes caractérisées.

Byron, tel qu’il a paru dans ses fougues dernières, se laisse deviner en ses premiers écrits, de 1807 à 1809 : c’est le temps des Heures de loisir et des Bardes anglais. Aussitôt après commence pour lui une période nouvelle, celle où il se compose pour étonner et pour plaire, où il se drape devant le public : elle remplit sept années. De 1809 à 1812, il voyage en Orient, et donne les deux premiers chants de Childe-Harold, déjà théâtral et fastueux, mais non sans quelques souvenirs de son point de départ, ni sans quelque promesse de la satire par laquelle il terminera sa carrière. C’est de 1813 à 1816 qu’il a fait le plus de concessions au succès. Du Giaour à Parisina, il affecte des remords mystérieux, et laisse deviner sa propre personne sous les masques de tant de héros noblement criminels qui ont toutes les vertus, sauf l’horreur du sang. Avec la troisième période, qui ne dure qu’un an, de 1816 à 1817, il reprend cette physionomie étrange de Childe-Harold, mais épurée, grandiose, aspirant au sublime, sans aucun mélange de satire. Ici finit le rôle, l’attitude empruntée, et Byron, de 1818 à 1823, achève sa carrière littéraire, plus féconde que jamais, en guerre ouverte avec les croyances, les institutions, les hommes de l’Angleterre contemporaine, contre laquelle, au début même, et très franchement, il avait engagé la lutte. Si les différences qui séparent entre elles ces périodes jaillissent de la lecture même des écrits du poète, nous connaîtrons, j’en ai l’assurance, le vrai Byron ; nous saurons où commence chez lui le convenu, où il finit. Ce n’est pas tout ; en disant une bonne fois ce qu’il y au fond de Childe-Harold, nous aurons peut-être jeté quelque lumière sur la provenance, sur la valeur, sur l’originalité des types principaux créés par les poètes modernes.

Un jeune homme de dix-neuf ans s’annonce hardiment à l’Angleterre, qui ne le connaît pas, comme ayant fait des vers pour se distraire dans ses momens d’ennui ; à cette impertinente déclaration, il en ajoute une autre : ce volume très cavalier n’est pas un début, et le public n’aura plus rien de lui. Que disent ces vers ? Ils parlent d’amour, mais avec le langage du scepticisme. L’amour, cet homme de dix-neuf ans en a déjà vidé la coupe enchanteresse ; mais, prenez-y garde, il en a soif encore, toujours. Vous ne trouverez pas ici le stoïcisme de la satiété. Pour connaître cette abstinence affectée, ce dégoût tout de mode et de bon air, il faut attendre l’entrée en scène de Childe-Harold. Notre jeune homme ne croit pas à l’amour, mais il le cherche ; il vit à la poursuite du plaisir, et, à l’exception d’une seule, dont la possession lui est interdite, il méprise les femmes, ce poète qui n’est pas encore majeur. La religion est absente du recueil, mais par prudence ; on retrouvera plus tard un hymne déiste qui devait en faire partie, et ces vers où il doute de l’âme sont une des poésies les plus remarquable ? qui soient sorties alors des mains de l’auteur. Croit-il à la gloire ? Tristement précoce en matière de foi et d’amour, il attend l’épreuve de la renommée, qu’il n’a pu hâter suivant l’ardeur de son désir. Encore quelques années, et il se prononcera sur la gloire : il ne vit que de cette espérance. Cependant les ruines s’entassent déjà dans son âme ; c’est lui-même, je le crains, qu’il représente sous la figure du jeune Damœtas, dont il fait une peinture navrante.


« Il est enfant aux yeux de la loi, adolescent par le nombre des années, esclave des joies vicieuses par le cœur, adepte dans l’art du mensonge, démon dans celui de la tromperie, versé dans l’hypocrisie dès son jeune âge, mobile comme le vent, désordonné dans ses penchans. La femme est sa dupe, l’ami sans défiance son jouet ; vieux dans le monde, quoique à peine échappé de l’école, Damœtas a parcouru le labyrinthe du vice, il a touché la limite quand les autres commencent à peine leur course. Le conflit des passions agite toujours son âme, et lui commande d’épuiser la lie des plaisirs ; mais, rassasié de vice, il brise sa chaîne, et sa joie est devenue son poison. » Il se calomnie pourtant, car il croit à l’amitié. Cette foi vit encore en lui, et jaillit en vers touchans, les meilleurs du recueil. Jamais on n’a mieux loué les amis de collège, aimant sans calcul et chéris sans réserve : heureux souvenirs, portraits suspendus au sanctuaire encore inviolable de l’âme, ceux sur lesquels après tout on est le moins exposé à étendre le voile noir de l’oubli ou de la défiance ! L’amour des camarades de collège, doux sentiment toujours, et rarement sans noblesse, survivra le dernier dans le cœur de ce jeune homme qui s’appelle Byron, et qui, dans seize ans, interrompra le perpétuel éclat de rire de son dernier poème pour donner quelques larmes au regret des amitiés perdues.

Le sarcasme inséparable du vrai Byron, le rire amer toujours en embuscade derrière les pensées les plus sérieuses, fait défaut dans les Heures de loisir. A peine est-il possible de le deviner dans quelques moqueries sur l’université de Cambridge et sur les professeurs. Attendez ; le voilà qui paraît assez librement dans la satire célèbre des Bardes anglais et des Critiques écossais. Elle est bien peu lue aujourd’hui ; les œuvres subséquentes l’ont effacée, surtout chez nous. Elle éclatait lorsque la guerre élevait une barrière entre l’Angleterre des tories et la France de Napoléon. Trente ans plus tôt, cet événement littéraire (le mot est rigoureusement juste) ne nous serait pas resté inconnu. Elle est la peinture hardie de l’Angleterre du temps, telle que pouvait seul la tracer le futur auteur de Don Juan. Le tableau des mœurs et de la vie contemporaine, deux pages virulentes dont l’auteur a recueilli les élémens dans les bals, dans les théâtres, et emprunté le ton à Juvénal, n’est pas sans doute la partie la plus forte de cette œuvre ; mais la satire morale est la plus difficile de toutes, et ce n’est pas à dix-neuf ans qu’on peut avoir fait des études bien profondes sur la société. Quelques années encore, et, transfuge du monde dont il aura surpris les suffrages, il remplira des strophes qui ne périront jamais de son mépris pour les patriciens. Les derniers chants de son épopée finale suppléeront à ce qui manque ici de vigueur ; pourtant il ne dépassera pas l’audace et la franchise avec lesquelles il attaque aujourd’hui certaines personnalités, entre autres son tuteur, lord Carlisle. Là même où l’échappé de collège se trahit, on pressent le grand satirique.

S’il était bon critique autant que poète original, la partie littéraire de la satire serait un admirable modèle. Il est travaillé dès cette époque de ce besoin de renouvellement dont on le verra possédé plus tard ; il repousse toute concession à l’usage, et rejette toutes les formes convenues. On a beaucoup admiré, non sans raison, la poésie intime qui a charmé l’Angleterre depuis cette nature honnête et doucement harmonieuse de Cowper. À ce pays, aussi calme et reposé dans sa vie morale qu’il est assiégé de tempêtes dans sa situation au milieu des mers, on a envié ses poètes qui ont charge d’âmes, ses vicaires de Wakefield, qui passent de l’homélie à la méditation lyrique, prédicateurs modestes dans leur paroisse et nourrissons de la muse dans la littérature. C’est ce qu’on appelle les parson-poets, les poètes-curés. Il est tel grand critique de notre pays, poète lui-même, qui se serait volontiers bâti en imagination un presbytère idéal où il serait venu de temps en temps, loin des hommes et du bruit irritant des passions politiques, verser dans quelque épître ou dans quelque sonnet les plus exquises délicatesses de son talent. Beau rêve assurément ! ce presbytère-là promettait moins de renommée, mais plus de bonheur et de paix que le grand diocèse orageux de la critique militante, de la polémique journalière. C’est un rêve qui ne devait se réaliser qu’en Angleterre, et dont le temps même est passé. Cette poésie à l’ombre du clocher ne pouvait exister qu’en pays protestant, elle ne pouvait fleurir et prospérer que grâce à ses deux tuteurs naturels, l’état et l’église. Voyez aussi comme elle a ses paroisses diverses, et comme elle se divise naturellement en sectes qui vivent plus ou moins en relations de bon voisinage, école de La Crusca, lakistes, cockneyistes ou école de Londres, école italienne, poètes-ouvriers. Ce ne sont pas tous des membres du clergé, comme au siècle précédent, mais ils en suivent les traditions et les habitudes. Byron, qui s’est partout moqué des parson-poets (le mot est de lui), a ouvert contre eux l’attaque dans ses Bardes anglais, il a suspendu le combat pendant les sept années de son époque intermédiaire, et l’a repris avec force, avec fureur, dans Don Juan. En remontant jusqu’à Pope, il ne suit pas seulement son goût et son penchant ; il enjambe, pour ainsi dire, par-dessus la renaissance religieuse du siècle précédent, par-dessus la basse et la haute église, pour se trouver des ancêtres littéraires. Il se plaît d’ailleurs dans l’époque classique de Charles II et de la reine Anne ; c’est le temps des déistes. Il est en vers un élève de Bolingbroke et des sceptiques. Aujourd’hui même, lorsque Swinburne et quelques autres se plaignent que Tennyson est trop champêtre, que Wordsworth découpe des pages dans la nature comme des morceaux de gâteau pour prendre le thé, lorsqu’ils vont criant que toute la poésie anglaise est une intarissable pastorale, ils recommencent la campagne de Byron. Leur instinct ne les trompe pas : la vieille Angleterre, si elle est quelque part, respire encore dans les champs, dans ces innombrables résidences des comtés qui font que ce pays est si différent du reste de l’Europe. Les disciples nouveaux de Byron devaient reprendre la lutte contre les parson-poets.

Voilà comment Byron est classique, et si plus tard il s’accuse d’avoir grossi le nombre des corrupteurs de la langue et de la littérature, son péché date du temps où il flattait la mode, du temps de ses romans versifiés et de la première moitié de son Childe-Harold. Il se fait d’ailleurs plus fidèle à Pope qu’il ne l’est réellement, et sa ferveur n’est sauvent que le besoin de châtier le prochain. Walter Scott, Southey, Coleridge, Moore, Bowles et beaucoup d’autres moins connus, tous reçoivent les coups de sa férule. Deux ou trois seulement sont ménagés, ceux qui pratiquent les commandemens du vieux maître. Sa satire est donc une suite à la Dunciade. Ni tories ni whigs ne sont épargnés ; le noble Mécène de l’opposition, lord Holland, a sa petite part dans les coups de fouet destinés à ses protégés ; il n’est pas jusqu’à lady Holland à qui il me donne un peu sur les doigts, ces doigts gracieux qui corrigent les épreuves de la Revue d’Édimbourg. Remarquez bien que dans les années qui vont suivre Byron déposera de respectueux baisers sur ces doigts brutalement meurtris. Il appliquera du baume sur bien d’autres vives blessures, et passera une main caressante sur les dos qu’à tort ou à droit il a fustigés. La trêve ne durera que sept années, juste l’intervalle nécessaire pour donner à Byron le temps d’épuiser sa faveur, à ses victimes de guérir leur épiderme endolori. Alors Southey, Wordsworth, Coleridge, Bowles, passeront de nouveau par les verges implacables du satirique ; Don Juan renouvellera la veine des Bardes anglais avec une richesse inouïe ; la satire sera une véritable épopée, et Byron, enterrant Childe-Harold dans l’éclat de son triomphe, redeviendra lui-même.

Si l’on hésite encore à reconnaître dans ces essais de la première période le poète tour à tour audacieux et moqueur de la dernière, qu’on relise le commencement et la fin de cette satire, — le commencement, où il invoque sa plume, la plume d’oie qui remplace dans sa main l’épée des Byron, compagnons de Guillaume le Conquérant, la fin, où, semblable à un héros antique, il entrevoit la ruine possible d’Albion. « Un jour viendra qu’Ilion sacré périra. » Ne voilà-t-il pas ce mélange de satire et d’épopée qui est la marque essentielle du génie de Byron ? Il part pour l’Orient, et pour dernier adieu jette un défi à presque toute la littérature, « aux pillards d’Ecosse comme aux sots d’Angleterre, » Il part sans autre objet que de fuir sa patrie, qu’il a prise en dégoût, de fuir des hommes qu’il méprise. On a tenté quelquefois d’expliquer l’exil définitif de Byron sans l’attribuer au rigorisme ou à la dureté de la société anglaise. Ces apologies laborieuses deviennent, à notre avis, inutiles, si l’on rapproche le premier départ du second. C’est la même histoire qui se renouvelle, accompagnée seulement de circonstances Aggravantes. Le Timon d’Angleterre quitte une première fois son pays avec un commencement de misanthropie que nul ne prend au sérieux, parce qu’il n’a encore que vingt et un ans, et que sa vie est à peine connue. Au retour, il accommode sa haine des hommes avec les exigences et les succès de la vie sociale. Sept ans après, il s’embarque de nouveau ; mais le monde l’a connu, l’a vu de près, l’a percé à jour. Faut-il s’étonner que le même orgueil ait produit le même éclat, mais avec des conséquences différentes, et que le second accès de misanthropie ait produit une rupture définitive ?

Où allait Byron ? N’ayant pas d’avenir assuré, à deux doigts même de la ruine, si l’une de ses deux propriétés ne se vendait pas, il quittait tout simplement l’Angleterre sans esprit de retour. L’univers était ouvert devant lui, et il partait laissant la conduite de ses affaires à la destinée ; résolu, si sa confiance au hasard le trompait, à prendre du service en Russie, en Autriche ou même chez les Turcs. Il aurait pu finir dans ce premier exil volontaire comme un aventurier ; au bout de son second exil, le sort tenait en réserve pour lui la mort d’un héros. Son imprudence l’exposait à devenir le soldat des tyrans de la Grèce ; l’expérience acquise dans ses voyages et une générosité de sentimens qui jamais ne s’éteignit dans son cœur en firent le soldat et le martyr de la liberté grecque. Cette âme qui semblait si indomptable se laissait aller avec une docilité singulière aux caprices du sort. Au moment où il se disposait à partir, en juin 1809, de faux bruits représentaient Napoléon comme battu, Paris en révolte contre l’empereur ; quelques jours après, il assistait avec indifférence à la lutte des Anglais contre nous en Espagne. Il ne prit parti ni pour les uns ni pour les autres, il flétrissait la guerre, et, poursuivant la gloire de ses sarcasmes, il ébauchait sa philosophie sur la vie et l’humanité. C’est en parcourant le monde qu’il a ramassé les traits du personnage altier de Childe-Harold.


II

La nécessité seule de montrer ce qu’il a de faux nous oblige de crayonner à notre tour son image si connue. Qui ne se souvient de ce pèlerin de la misanthropie que l’horreur de la société des hommes a jeté dans une admiration passionnée de la nature, de cet orgueilleux pénitent qui repousse la coupe épuisée du plaisir parce qu’il dédaigne de la remplir encore, de ce stoïcien d’une nouvelle école qui a toujours des yeux pour la beauté, mais qui n’a plus ni cœur ni sens pour elle, de cet étrange sceptique doutant de tout et méprisant ceux qui avant lui ont douté, de ce grand seigneur aristocrate et cavalier comme ses ancêtres, ennemi des princes et républicain comme un autre Milton ? Chevalier dégénéré et tout ensemble hardi, il retourne la devise héréditaire de Dieu, le roi, les dames : Dieu, il est près de le nier ; le roi, il ne le connaît pas ; les dames, il les croit trop connaître. Aujourd’hui c’est un portrait du temps passé. Nous nous tiendrons quittes envers lui, si nous retrouvons son vrai caractère sous le personnage qu’il joue, si, arrêtant dans ses diatribes philosophiques, nous l’obligeons de répondre à cette question :

Est-ce vous qui parlez ou si c’est votre rôle ?

Puisque ce type s’est formé peu à peu et chemin faisant, il n’est pas surprenant qu’il ait deux époques, deux phases, celles des voyages mêmes de l’auteur. Tout le monde se doute bien que Childe-Harold est un Byron arrangé pour produire de l’effet ; mais que l’on n’ait pas accusé plus nettement les différences qui distinguent ces deux phases, ni même indiqué combien pour le ton et la couleur les deux premiers chants s’éloignent des deux qui suivent, c’est un fait qui ne peut s’expliquer que par le besoin de croire et d’admirer sans y regarder de près. Le jeune satirique ne pouvait arriver d’un bond à cette hauteur de sublime sérieux qui paraît dans la seconde partie du poème ; le premier Childe-Harold est sarcastique, et bien que le poète ait fait disparaître au moment de l’impression quelques traits de satire, il en reste assez pour marquer la transition des Bardes anglais au Pèlerinage d’Harold. Lisez dans le premier chant les stances sur les folles amours de Séville la catholique et sur la maussade austérité du dimanche protestant à Londres ; rapprochez de ces morceaux les réflexions contenues dans la préface sur les tons divers qu’il veut mêler ensemble, à l’imitation de Beattie et des poètes italiens : vous ne douterez plus que le sarcasme de la satire n’ait sa place dans la première conception de son œuvre épique. Childe-Harold est donné au public sous l’invocation du nom d’Arioste, et déjà la veine de Don Juan cherchait à se faire jour. Ce n’est pas tout : il est descriptif, et il observe non moins fidèlement les mœurs des peuples et les scènes de la vie réelle que la nature. Le récit du siège de Saragosse, les combats de taureaux, le tableau de l’intérieur d’Ali-Pacha, l’étude curieuse sur les Albanais, nous obligent de voir en lui un vrai voyageur non moins qu’un poète. Le fond principal de ces deux chants est un itinéraire. La comparaison très ingénieuse et très vraie qu’un maître de la critique a établie entre Byron et le vieux Rutilius Numatianus s’applique surtout à cette première moitié. On peut en dire autant des remarques malicieuses d’un homme de beaucoup d’esprit qui rencontra Byron à Milan sept ans après. Henri Beyle, qui se connaissait en fatuité, ne fut pas dupe de Childe-Harold. S’il a osé dire, lui qui osait tout, que l’illustre poète n’était au fond qu’un dandy, ce mot ne fut vrai qu’un instant, celui qui nous occupe en ce moment, de 1809 à 1812. Il ne l’était déjà plus lorsque Beyle le prononça. Le mélancolique pèlerin, en 1812, s’arrêtait à une égale distance du misanthrope et du bon Anglais. Il revenait dans sa patrie après l’avoir détestée ; mais, différence profonde avec les chants suivans, il était ramené à des sentimens plus calmes par le spectacle des bassesses du continent : pour l’orgueil britannique, cette rançon des anciennes injures était suffisante. L’amour, quoique dédaigné, occupe encore la bonne place dans son cœur ; le souvenir d’une femme règne sur cette épopée personnelle, et l’auteur maintient juste assez la distinction entre lui et son héros pour que les lecteurs prennent sur eux de les confondre en un seul et même homme. Au milieu de ce mystère, de ces demi-confidences, de ces attitudes savamment étudiées, le public d’alors, pour qui l’apprêt même et le rôle étaient une amorce de plus, entrevoyait des horizons, nouveaux. L’amour, la gloire, la religion, la nature, la liberté, l’amour surtout, sont touchés d’une manière toute nouvelle. Les femmes contribuèrent grandement au succès d’un homme qui affectait de les dédaigner toutes, à l’exception d’une seule. Un peu de scepticisme à l’endroit de la religion, un peu de dégoût d’une société factice et tyrannique, firent le reste. L’abus des raffinemens de la vie sociale précipitèrent les lecteurs à la suite d’Harold dans les solitudes où il fuyait les hommes. On gravissait avec lui les monts escarpés, avec lui on se penchait sur les précipices et sur les cascades écumantes. Après avoir erré en imagination dans les sites les plus sauvages, après avoir conversé avec la nature, on revenait avec plus de plaisir dans un monde moins alpestre et à des conversations moins dithyrambiques. On faisait, comme l’auteur et en moins de temps que lui, le tour de la vie humaine. On passait de la société à la solitude et de la solitude à la société, non en deux ans, mais en deux heures. Le succès des deux premiers chants de Childe-Harold fut une véritable explosion, et Byron se prêta de la meilleure grâce à ce compromis entre le vrai et le convenu.

Le succès de Childe-Harold fut un piège pour son talent. Dans les romans versifiés qui de 1812 à 1816 succédèrent aux deux premiers chants de ce poème, le rôle prit une place de plus en plus grande, et cette sorte de mascarade, où il se plaisait à calomnier son caractère, ne piqua pas moins l’amour-propre de l’auteur que la curiosité du public. Du Giaour au Corsaire et de Lara au Siège de Corinthe, par une sorte d’affectation progressive, le jeune lord donna une comédie qu’un poète de naissance obscure n’aurait pu soutenir, et où la dignité comme le succès devait tôt ou tard faire naufrage. Après avoir commencé par jouer le scepticisme et la misanthropie, il arrivait à feindre le remords, et je ne sais quels crimes imaginaires. On sait que des personnes désintéressées et des critiques très sagaces ont pu se tromper à ces faux semblans : avant l’époque où des relations par correspondance s’établirent entre eux, Goethe crut sérieusement que la conscience de Byron était chargée de quelque noir attentat, et, avec la méthode de l’induction servie par l’ingénuité allemande, il se mit en devoir de le prouver. Aussi ne faut-il pas s’étonner que ces petites épopées, orientales, espagnoles ou italiennes, aient été les premières à souffrir des atteintes du temps : la vérité leur manquait trop. Sans doute la touche puissante du maître y respire encore en bien des pages ; mais la manière y est plus visible que dans tout le reste de son œuvre. Les harmonies originales et fortes de cette poésie enchanteresse nous ravissent toujours ; mais l’accent général manque de franchises. Aujourd’hui les hommes de cinquante ans ne peuvent aisément renoncer à leur primitive admiration pour ces récits qui les ont passionnés : ils retrouvent peut-être dans cette lecture leur émotion d’autrefois, et l’on n’aime pas à s’être trompé ; mais la génération qui les suit n’est pas facilement dupe de ces criminels héroïques, de ces assassins fidèles en amour, de ces pirates pleins de délicatesse, de ces aventurières dévouées, de ces odalisques courant le monde en habit de page. Bien des peintures byroniennes qui charmaient leurs devanciers font sourire les hommes de ce temps. Aujourd’hui comme alors, Goethe a raison : l’auteur de ces récits possède le secret des beaux dénoûmens ; cet écrivain qui connaissait si peu les exigences de la scène était hors du théâtre admirablement dramatique. Aujourd’hui comme alors, on goûterait les impressions de terreur, de pitié ou d’amour qu’il communique aux âmes dans ces récits ; mais il serait impossible de notre temps de concevoir qu’un poète de vingt-quatre ans offrît à une société tout entière la représentation inouïe qu’il fut donné à Byron de prolonger durant quatre années. On le vit d’abord sous le nom du Giaour, « qui ne sait ni gémir ni pleurer, » et, drapé dans sa robe de caloyer, promener à travers une foule d’admirateurs l’orgueil d’un crime à demi caché et d’une confession plus audacieuse encore. Pour la première fois dans la religieuse Angleterre, un poète osait avouer des désirs sans frein et la résolution de les satisfaire ou de mourir. L’énergie était à la mode ; qui savait où finissait Byron, où commençait le Giaour ? Si la fidélité dramatique excusait tout, la personnalité flagrante du rôle permettait de tout supposer ; Il dépouilla bientôt La bure du sinistre moine pour le caftan de Sélim dans la Fiancée d’Abydos ; c’était la première ébauche de ces héros aussi fiers et intraitables qu’ils sont amoureux, âmes indépendantes, nées pour la liberté de la vie errante sur les mers et pour les joies qui font bondir le cœur de l’Arabe lancé au galop de son cheval dans le désert illimité. Singulier partage entre la comédie et la réalité ! C’est pourtant là le retentissement lointain de nos principes de 89, et voilà les droits de l’homme qui palpitent confusément dans les discours de cet enfant de l’islam. Sélim, c’est encore Byron, et jusqu’ici telle est la forme passionnée, personnelle, antisociale, sous laquelle il comprend la révolution. « Ma Zuléika, partage avec moi mon navire, et apportes-y le bonheur ! » Qui se douterait que ces vers charmans d’ailleurs, ont fleuri au souffle de liberté qui venait du continent ? Il faut faire quelque effort pour les faire revivre avec toute leur fraîcheur. Voici le Corsaire, qui réunit à la sauvage indépendance de Sélim les remords superbes du Giaour. Brillant comme le premier, farouche comme le second, Conrad est la perfection suprême du rôle qu’il a plu à Byron de jouer devant l’Angleterre, ébahie de tant d’audace, d’éclat et de talent. Il y met la dernière main le 31 décembre 1813.

A partir de ce moment, la comédie du poète ne peut que faiblir. Chose remarquable, Byron l’a si bien senti que trois mois après il écrivait à son-éditeur sa résolution de ne plus rien écrire : ; il accompagnait même sa lettre d’avis d’une traite pour payer tous les exemplaires de ses œuvres restant encore en magasin. Il avait périodiquement de ces velléités de briser la plume qui faisait sa gloire ; elles annonçaient toujours une crise dans ce génie orageux, à qui il fallait une tempête pour se renouveler. Cependant deux ans devaient s’écouler encore avant que cette période, la période la moins sincère de son talent, fût accomplie ; cette fois l’épreuve décida de son sort et coupa sa vie en deux parties qu’aucune force humaine n’était capable de rapprocher désormais : la tempête fatale fut le mariage et la séparation.

Dans ces deux années, il épuisa la vogue de ses poèmes romanesques. Lara est la suite du Corsaire, et, quoique la mort de son héros soit d’une grande beauté, le poème nouveau, partageant la destinée de toutes les suites, fut inférieur au précédent. Remarquez néanmoins l’effort du poète pour renchérir sur lui-même et pousser à bout le succès. Lara revient d’Orient dans son pays, qui est l’Espagne. Comme l’auteur, il est entouré d’un profond mystère et laisse croire à des crimes qu’il aurait commis ; comme lui, un page qui parle une langue inconnue l’accompagne et pique la curiosité universelle ; comme lui, il assemble des amis dans son manoir féodal, et fait circuler autour de la table une coupe faite avec un crâne humain. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus de cette hardiesse à se découvrir ou de cette persistance à se calomnier ; c’est ici le point extrême du rôle et le trait culminant de la comédie. Voilà ce que le public d’il y a cinquante ans applaudissait avec enthousiasme ; mais quoi ? autour de cette personnalité démesurée il y avait tant de charmes, et les lecteurs d’alors étaient si heureux d’être séduits et trompés !

J’entends parler sans cesse de cant à propos de Byron et surtout de son Don Juan ; on en fait chez nous un synonyme d’hypocrisie. Au milieu de la réaction qui se fit dans les esprits contre Byron dès 1816, il y eut des mots d’ordre, un langage convenu, des paroles répétées à satiété : il était immoral, impie, manichéen, mauvais Anglais, ennemi des lois et de la société, et voilà le cant. Il faut le dire, Byron avait le sien, celui du Giaour, du Corsaire, de Lara et même de Childe-Harold, particulièrement dans les deux premiers chants. Ce mot signifie jargon, et les héros des petits poèmes de Byron parlaient souvent le jargon de la misanthropie, de la satiété, du mépris, du remords, de l’orgueil diabolique. L’Angleterre, pays classique du gouvernement des majorités, a toujours eu des jargons qui ont servi à rallier ses partis et à caractériser ses modes. Quelqu’un donne le signal ; cette première parole, tantôt originale, tantôt affectée, souvent l’un et l’autre, trouve des échos à l’infini, et un nouveau cant a pris naissance. Les ennemis de Byron créèrent un cant moral et patriotique ; le fétichisme des partisans et des imitateurs du poète produisit le cant byronien.

Alp, le renégat du Siège de Corinthe, est le dernier travestissement que le poète ait endossé à cette époque de succès mondains ; mais l’allusion à son caractère était lointaine, et un succès moins bruyant trahit plutôt la déconvenue du public que la fatigue de l’auteur. Au lieu de voir les nouvelles perspectives qu’une ardente imagination ouvrait devant elle, on cherchait toujours la personne de Byron. La curiosité, qui ne dit jamais : assez ! voulait encore des aveux après les révélations de Lara, et l’on ne s’apercevait pas qu’un filon de poésie inconnu jusque-là aux compatriotes de Shakspeare et de Milton venait d’apparaître. Quelles sombres beautés offrent certaines pages fatalistes du Siège de Corinthe et de Parisina ! Dans le premier de ces poèmes, souvenez-vous de cette description de la nuit, sereine, profonde, à la veille de la bataille, de cette mer bleue qui roule harmonieusement ses vagues, de ce ciel bleu avec ses îles de lumière ; dans le second, revoyez par la pensée cette mise en scène du supplice de Hugo, l’heure douce et calme qui précède le soir, le soleil qui penche vers son déclin après avoir embelli de ses plus chauds rayons cette journée funeste, les clartés affaiblies qui caressent la belle chevelure brune et le cou nu du condamné, qui se jouent surtout et miroitent sur la hache polie. A la paisible nuit du Siège de Corinthe succèdent les horreurs d’un carnage tel qu’aucun poète n’avait osé en décrire, à la délicieuse vêprée de Parisina une peinture implacable de la décapitation, telle qu’un grand peintre seul pourrait en atteindre l’effet. Le fatalisme de Byron est déjà là tout entier, non pas un fatalisme calme et reposé comme celui de Goethe, qui cherche dans l’ordre immuable de la nature des raisons pour se soumettre à la condition humaine, mais un fatalisme inquiet, révolté, qui aime l’orage et le délire des élémens, à qui le sourire de la création n’est souvent qu’une insulte et un défi. Voilà ce que le public n’apercevait pas encore, et ce que Macaulay peut- être n’a pas vu, quinze ans après, quand il se contentait dans son étude, qui est pourtant l’œuvre d’un maître, de constater l’infériorité des deux derniers petits poèmes : tant les transitions, les ligatures, qui font de la pensée d’un homme un organisme vivant, sont difficiles à saisir et lentes à paraître dans toute leur évidence !

La défroque du faux Byron périt dans la tempête de son mariage et de sa rupture avec celle qu’il avait épousée sans amour ni de l’un ni de l’autre côté, — mariage noué par le hasard, rupture amenée par des causes frivoles que la destruction des mémoires du poète a rendues mystérieuses. C’est ainsi qu’il se laissait pousser au sort, soutenant par orgueil ce qu’il avait dit ou fait par accident, et mettant son honneur à continuer par volonté ce qu’il avait commencé par esprit d’aventure. Le vrai Byron pourtant ne parut pas tout entier ; il jeta à la mer les bardes mensongères du Giaour de Sélim, de Conrad, de Lara, mais retint leur esprit, leur ressemblance plus ou moins exacte avec sa personne. C’est la part du factice dans les deux derniers chants de Childe-Harold.


III

Au moment le plus brillant de sa faveur, vers la fin de 1813, Byron traçait dans son journal la note suivante : « Childe-Harold n’a pas et, je le crois, n’aura jamais de conclusion. » Ces mots suffiraient pour établir que l’ébauche même des deux derniers chants n’existait pas dans son esprit quand il écrivait les deux premiers. Si cet ouvrage est une heureuse exception à ce que nous disions tout à l’heure des suites et continuations en matière de poésie, c’est que la fin est tout autre chose que le commencement. Les poètes, étant des hommes, sont destinés à changer tous les jours, et de même qu’un livre fait au bout de quelques années naître en nous des idées différentes, l’artiste, après une interruption prolongée, n’apporte plus à son œuvre les mêmes dispositions ni les mêmes couleurs. Qu’était Childe-Harold pour Byron, comme pour ses lecteurs, sinon un souvenir ? La vie nouvelle que le poète allait communiquer à cet être idéal était une part de sa propre vie que les années avaient changée..

Once more upon the waters ! yet once more !


« Encore une fois sur les mers ! encore une fois ! » Il reparaissait donc sous le vêtement d’Harold ; mais que de choses il avait éprouvées depuis sept ans, que d’expériences, de fautes, de douleurs ! Combien Harold était changé ! Ce n’était pourtant pas Byron tout à fait ; plus sérieux parce qu’il avait vécu, plus mûr parce qu’il avait souffert, plus triste parce qu’il sentait que le départ était irréparable, le poète cependant ne pouvait se dire entièrement sincère. Plus que jamais Harold se drapait dans son orgueil et sa misanthropie ; au milieu de ses plaintes, il voulait plaire encore, et, conservant de son attitude première ce qui était conforme à sa situation présente, il achevait de loin sa poétique représentation en vue des applaudissemens. A vrai dire, l’exil du poète n’était pas si théâtral : retenu parmi ses concitoyens par le bruit seul de ses triomphes, il était parti lorsqu’il avait entrevu, le moment où sa fête aurait un lendemain : idée pénible pour celui qui s’était vu caressé, adoré par une société folle de lui, idée insupportable pour un jeune homme de vingt-huit ans qui riait avec complaisance des crimes secrets qu’on lui prêtait, et frémissait au moindre symptôme d’une diminution dans le succès ! D’ailleurs il ne se plaisait pas en Angleterre, et il n’était pas moins séparé de son pays que de sa femme par une absolue incompatibilité d’humeur. Lady Byron réunissait en elle tous les préjugés, tous les sentimens réguliers et traditionnels, toutes les habitudes d’esprit en dehors desquels son existence et ses voyages avaient depuis longtemps jeté Byron. C’était comme s’il avait épousé un petit résumé de l’Angleterre tout entière ; même religion des convenances, même attachement aux exigences de la vie pratique, et jusqu’aux quatre repas, de tout ménage anglais bien tenu. Quelle chance avait-il d’être heureux dans ce pays et avec cette femme, ce Byron qui, avait mis son bonheur hors de la route commune, non pas même à côté de la grande route d’où il est impossible que le bonheur humain s’écarte beaucoup, mais dans des régions inexplorées et sur des chemins impraticables ? Pour ne pas parler de son cœur aux désirs sans bornes, puisque après tout l’amour n’avait pas présidé à cette union, la vie même de lord Byron était une contradiction constante à la vie anglaise ; il travaillait la nuit, dormait le jour, mangeait par aventure, buvait de l’eau presque toujours, et s’enivrait quelquefois. Le mariage de miss Milbanke avec Byron et celui de l’Angleterre avec Childe-Harold ne réussirent pas mieux l’un que l’autre. Toutes deux s’étaient flattées qu’elles gagneraient cette nature indomptée ; toutes deux, s’apercevant de leur erreur, l’abandonnèrent ; elles firent mieux, elles mirent leurs intérêts en commun, — miss Milbanke, au lieu d’articuler des faits, se contentant d’avoir pour elle l’opinion publique, l’Angleterre prenant la défense de miss Milbanke et faisant de la cause particulière de celle-ci la cause de la patrie et de l’honneur de tous. Non-Seulement Byron ne se plaisait pas dans son pays, mais il avait résolu de partir pour l’Orient, si la demande qu’il avait faite de la main de la jeune héritière était définitivement rejetée. Assurément il ne pouvait choisir une épreuve plus décisive pour savoir s’il devait se caser et s’installer dans la société anglaise. Toutes ces circonstances ôtent à son exil l’apparence même d’une péripétie dramatique.

Cependant il y avait un air de grandeur dans ce départ, et le second Childe-Harold n’est pas dépourvu d’une sorte de majesté triste qu’il convient de reconnaître avant d’essayer de la réduire à sa juste valeur. « Encore une fois sur les mers ! » s’écriait-il en jetant un méprisant adieu à une patrie au sein de laquelle il lui était impossible de vivre. Devenu citoyen de la terre, il s’élève au-dessus de la qualité d’Anglais, et, s’il ne regarda pas du même œil que Virgile et Horace ce peuple séparé du monde et le dernier qu’on trouve sur les confins de l’univers, s’il ne va pas comme Cicéron jusqu’à prendre les Bretons pour échantillons de l’extrême barbarie, il attache du moins peu de prix à la place qu’il possédait au foyer commun, et il s’achemine par le continent vers le berceau de notre civilisation à nous tous, peuples d’Occident, vers Rome, la seconde patrie des nations européennes. « O Rome, ô mon pays, ô cité des âmes ! » s’écrie-t-il à la strophe 78e du quatrième chant. Une fois arrivé là, le pèlerin déposera son bâton de voyage, puisqu’il aura trouvé l’autel qu’il cherche et les reliques qu’il adore. Ne vous y trompez pas, on ne réussira jamais, quoiqu’on l’ait essayé, à faire de Byron un Français né en Angleterre ; par ses qualités comme par ses défauts, il tient à sa race, et, s’il s’en écarte, c’est pour remonter plus haut dans le temps. C’est un petit-neveu des anciens ; son esprit et son talent sont travaillés d’une nostalgie qui le rappelle vers Rome et Athènes. Ce que vous ôtez à Byron de sa nationalité ne peut aboutir qu’à faire de lui, comme on peut le dire de tel poète de nos jours, un Grec ou un Romain qui s’est réveillé dans quelque université d’Angleterre. Il s’agit précisément de faire la part du naturel et de l’affectation dans cette fierté suprême ; avouons cependant que l’Angleterre, par son engouement, avait donné quelque droit au poète de la traiter de haut.

Le second Childe-Harold est sérieux ; il veut plaire sans doute, mais encore plus à lui-même qu’aux autres, et désormais l’histoire du pèlerin n’est que celle de ses pensées. Harold s’efface de plus en plus devant Byron, l’épopée devient un courant inépuisable de poésie lyrique : un Allemand dirait que cette partie du poème est toute subjective. L’amour, la liberté, la gloire, le besoin d’oubli, surtout la nature, remplissent ces deux chants, qui sont une suite de méditations poétiques. L’illustre poète français qui donna ce titre à son premier recueil ne le trouva qu’après la lecture de Childe-Harold. La nature, ce mot seul contient presque toute la philosophie du poème. L’âme de Byron, froissée, déchirée au contact des hommes, se réfugie dans ses bras, et y trouve le repos, le baume qui ne guérit pas, mais qui endort les blessures. M. de Laprade, en disant que les descriptions de Byron ne sont jamais exubérantes, a marqué sans doute une de leurs qualités principales ; que n’a-t-il ajouté qu’elles ne sont jamais idéales ni abstraites ! Non-seulement la fidélité y est la vraie source de la beauté ; mais, je le demande à l’auteur du Sentiment de la nature, cette fidélité d’imitation ne nous donne-t-elle pas la leçon dont nous avons le plus besoin ? De combien de peintures de lacs, de fleuves, de montagnes surtout, nous sommes inondés pur les poètes de notre siècle, et cependant combien il y en a peu qui pourraient servir au voyageur de guides et d’interprètes harmonieux ! Certes nous plaindrions les Saumaises futurs d’avoir à dresser la carte de tant d’excursions vagues, à trouver l’explication de tant de tableaux sans réalité connue, si nous n’étions rassurés par cette pensée que la plupart de ces toiles qui ont oublié de dire d’où elles venaient ne leur parviendront pas. Rien de plus poétique et de plus philosophique à la fois que les merveilleuses strophes de Byron qui commencent par ces mots : « je ne vis pas en moi ; mais je deviens une portion de ce qui est autour de moi… » M. de Laprade, avec raison, en a voulu enrichir son chapitre sur le poète anglais. Eh bien ! nous savons le lieu, le jour même où Byron emprunta cette page immortelle à la nature. Le lieu, c’est Genève, au bord du Rhône, dont les eaux bleues fuient comme une flèche, c’est le sein pur du lac où se calme le fleuve impétueux, comme un enfant qui criait se console dans les bras de sa mère. Ainsi le poète confond un instant son âme avec les objets qui l’entourent ; ainsi il repose ses douleurs au sein de la nature. Le jour est le 3 juin 1816, et le poète, qui a soin de le dire en note, ajoute qu’à cette distance le Mont-Blanc, qui éblouit ses regards, réfléchit sa tête étincelante dans le miroir des eaux. Les poètes méprisent souvent ces scrupules en fait de vérité ; mais la vérité se venge : soit qu’ils négligent de l’observer dans leur œuvre, soit qu’ils tâchent après coup de la rappeler dans leurs commentaires, dans l’un et l’autre cas, elle leur fait également défaut.

Notre cadre ne nous permet pas d’insister sur le sentiment de la nature dans Byron. Quelques mots sont pourtant indispensables pour en indiquer le caractère le plus saisissant. Nous croyons, comme M. de Laprade, que l’imagination de Byron aime à peupler les lieux d’esprits avec lesquels elle se met en rapport, Manfred en particulier justifie cette observation ; mais les poètes en général ne sont poètes qu’à la condition de sentir très vivement un aspect des choses et de négliger les autres aspects. M. de Laprade a vu surtout dans Byron ce que l’auteur de Childe-Harold a de commun avec lui. Nous n’attendions pas sans doute que l’auteur des Questions d’art et de littérature fît l’éloge de Don Juan, poème qui, sans parler de la licence des mœurs, a tous les droits de déplaire à un critique aussi décidément ennemi de l’ironie ; mais nous regrettons que les fières strophes de la fin du poème aient échappé à son attention. Après avoir salué Rome, la Niobé des nations, et visité dans les ruines l’ombre des empires qui ne sont plus, Byron prend congé d’Harold sur le mont Albain, en vue de l’océan. Ici l’insulaire reparaît ; les mêmes accords qui retentissaient au commencement font entendre à la fin leurs échos.

Yet once more let us look upon the sea.


« Encore, encore une fois jetons un regard sur la mer ! » Voilà de nouveau le Breton né aux extrémités du monde, voilà l’enfant qui se confiait tous les jours aux vagues toujours émues de la côte d’Aberdeen. Ici pourtant, ce qui me frappe le plus, ce n’est pas tant l’amour de la mer et de ses violentes caresses pour ceux qu’elle reconnaît comme siens que le sentiment de jouissance intime que produisent ses redoutables colères. La nature ne berce pas toujours l’homme dans ses bras, et le calme que Byron retrouve avec elle n’est pas un quiétisme mystique pareil à celui de Bernardin de Saint-Pierre. Elle n’est pas toujours bonne et clémente à ses enfans, et le christianisme seul nous a enseigné la docile confiance avec laquelle nous nous soumettons à ses colères. Tel n’est pas le sentiment de Byron en sa présence, et c’est là le trait caractéristique dont nous voulions parler. Enfant gâté de sa patrie et de la société anglaise, il prétend être aussi de la nature ; les dangers de l’homme sur la mer assaisonnent ses joies :


« Roule, roule sans cesse tes vagues bleues et sombres, profond Océan ! Mille flottes balaient en vain ta surface. L’homme laisse sur la terre la trace des ruines, mais son pouvoir s’arrête sur tes bords. Sur la plaine humide, les désastres sont tous ton ouvrage, et il n’y a aucune ombre des ravages de l’homme, si ce n’est pour l’instant fugitif où, semblable à une goutte-de pluie, il s’enfonce dans tes profondeurs ; un sanglot, quelques bulles d’eau, et c’est tout ; point de tombe, il s’enfonce sans glas funèbre, sans cercueil, inconnu !

« Ses pas ne font point de trace sur tes chemins, tes domaines échappent à ses dévastations. Tu te soulèves et le rejettes loin de toi ; le lâche pouvoir qu’il possède pour la destruction de la terre, tu le méprises absolument. De ton sein, tu le lances au ciel, frissonnant dans la joyeuse écume et hurlant après ses dieux. Tu le pousses vers le port ou vers la plage prochaine où il a placé toutes ses espérances ; mais tu le brises contre terre : qu’il reste là où il t’a plu de le jeter !…

« Et je t’ai aimé, Océan ! et la joie de mes jeunes années a été de me faire porter sur la poitrine, comme un brin de ton écume, dans la vaste étendue ; tout enfant, je me jouais au milieu de tes brisans. Ils étaient mes délices, et si la mer, venant à fraîchir, en faisait une terreur, c’était une crainte qui me réjouissait., car j’étais comme ton fils, et j’avais confiance dans tes vagues loin du rivage comme auprès, et je passais ma main sur ta crinière, comme je le fais ici. »


Est-ce un fils des Scandinaves, est-ce un poète d’Athènes ou de Rome que nous entendons ici ? Ne vous hâtez pas de prononcer. Sous ces strophes si originales et si modernes, il y a l’esprit du fatalisme antique. Harold, terminant sa carrière près du vaste élément qui représente le mieux l’infini dont nous sommes accablés, Harold ne rappelle-t-il pas le prêtre homérique, le vieux Chrysès, qui promenait ses douleurs le long de la mer retentissante ? Où voyons-nous cette mer irritée contre l’homme quand il sort des limites de sa destinée, et franchit l’océan opposé comme un obstacle à ses entreprises, si ce n’est dans les poètes anciens ? Cet Horace que Byron n’aimait point, parce qu’on lui en imposait la lecture à l’université, cet Horace qu’il vient de rouvrir en approchant du Soracte, a dit avant Byron, ou plutôt il a répété avec toute l’antiquité que le Dieu suprême avait séparé par l’inviolable barrière de l’océan les diverses parties de la terre. Le poète de Venouse, repris dans un élan d’amitié d’un souffle de religion, accuse d’impiété les nefs humaines qui volent à travers des chemins que la destinée leur avait interdits. Voilà l’expression constante des religions et des poésies antiques. Byron est païen lorsqu’il se réjouit des vengeances de la mer et qu’il applaudit au triomphe de l’océan sur l’homme ; mais qu’il est moderne dans la belle audace avec laquelle il triomphe du monstre, et lui passe la main sur la crinière comme à un cheval dompté ! Ceci nous ramène aux prétentions de Childe-Harold. Il veut trouver dans la création des tendresses particulières qu’elle n’a pas pour les autres hommes, et ce ne serait pas bien comprendre Byron que de ne pas découvrir en lui cette aristocratie qui le suit jusque dans le sentiment de la nature. Après avoir reconnu que cette misanthropie qui fuit les hommes et se repose dans la contemplation des objets extérieurs fournit les élémens d’une sorte de philosophie, il est temps de montrer ce qu’elle a d’artificiel, même dans ces deux derniers chants, et par où le type qui la représente, tout épurée tout agrandi qu’il soit, commence à vieillir.

Nous nous plaignons tous les jours des écrivains qui, sous le prétexte de représenter la réalité, consacrent leur plume à dévoiler ce que la pudeur publique ordonne de cacher, et prétendent, guérir les plaies morales de notre temps en employant leur talent au soin de les étaler. Nous leur opposons leurs devanciers, dont l’imagination ou l’éloquence entraînait les cœurs loin de ces honteuses vulgarités ; nous leur citons tant d’œuvres brillantes ou passionnées qui sont encore aujourd’hui les véritables titres littéraires de notre siècle. Nous avons raison, et la gloire des pères, quand elle n’est pas l’aiguillon des enfans, est leur châtiment mérité ; mais songeons-nous à faire dans cette gloire même le discernement qui convient, et n’oublions-nous pas qu’elle fournit aux erreurs actuelles plus d’une excuse ? Interrogez hardiment la jeunesse : quelles sont ses idoles ? Elle aime, elle adore ceux en qui elle croit apercevoir la franchise ; elle leur pardonne tout, pourvu qu’elle les croie sincères. Quelles sont ses aversions ? Elle déserte, elle fuit tous ceux qui semblent jouer un rôle, étudier une attitude convenue quelle qu’en soit la noblesse. Elle ne leur pardonne même pas leur talent, qu’elle regarde comme un piège de plus. Demandez-lui ce qu’elle pense de tous ces types tant vantés, Werther, René, Oberman ? Werther, fou d’amour et enivré de son poétique panthéisme, se donne la mort après avoir beaucoup et bien parlé au nom de son auteur, qui se porte bien, et qui recueille durant de longues années des moissons toujours nouvelles d’honneurs et de gloire. René est le portrait d’une âme orageuse qui va éteindre de l’autre côté des mers, parmi les sauvages, les désirs immodérés dont l’original avait bien conservé quelque restes, ainsi qu’ont pris soin de nous l’apprendre des amis trop oublieux ou trop zélés. Le dernier, plus modeste, mais s’exilant d’une société qu’il maudit sans la connaître, est moins un être vivant que le produit d’un rêve mélancolique prolongé durant toute une vie : l’auteur, enfoui dans son livre et aussi glacé que les feuillets où il était enseveli, y serait encore oublié sans l’autorité d’une plume savamment curieuse de toutes les maladies morales. Si la jeunesse croyait au suicide de Werther, à la retraite de René sous une hutte de sauvage, au stoïcisme d’Oberman assis sur le tronc de son arbre au fond d’un bois ignoré, elle se contenterait de sourire ; mais elle supporte avec impatience des récits de maladies qu’elle ne connaît pas, et qu’elle tient pour imaginaires, sinon pour menteuses. Elle s’indigne même des airs de spiritualisme qui couvrent les réelles faiblesses de tous ces héros et de leurs semblables, car la lignée en est nombreuse. Ce n’est pas tout : les maîtres qui les ont inventés se sont plu à déconcerter notre admiration. Ils ont jeté de côté leur personnage comme un vêtement usé. Quelques-uns vont même jusqu’à mettre le public dans la confidence de leurs fictions : tel nom qui revient souvent dans leurs vers n’est qu’un pseudonyme banal qui a servi à plusieurs personnes ; ici c’est la divinité terrestre qu’ils aimaient à deux genoux, là c’est la pauvre fille qui a servi d’amusement à leurs loisirs. Cette femme qui, dans les momens les plus précieux de la félicité présente, interroge les abîmes de l’avenir, elle ne croyait ni à Dieu ni à l’âme immortelle. Ce crucifix, ces derniers soupirs recueillis par un amant, sont une invention pour encadrer une scène à laquelle il n’assistait même pas. Que voulez-vous qu’elle pense de ces charlatanismes poétiques, cette jeunesse à bon droit défiante ? Elle se détourne de cette comédie pour suivre ceux qui lui promettent la pure et simple réalité. Elle fuit la mélancolie hypocrite pour se réfugier dans l’orgueil du libertinage au grand jour. Avec l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle, elle voit je ne sais quelle grandeur dans le désordre franc et hardi. Ce qui restait de pur et d’élevé dans ces conceptions brillantes, mais à demi menteuses, elle le foule aux pieds. Amour, gloire, vérité, vertu, si vous sombrez dans le naufrage des inventions des poètes, que reste-t-il à l’âme humaine ?

Non-seulement ces trop célèbres malades se sont disputé la curiosité de notre siècle, mais c’est à qui d’entre eux aura le droit d’antériorité sur les autres et pourra se dire original. Tour à tour ils ont posé devant un public trop crédule, et la pose du sombre Childe-Harold n’est pas celle qui a trouvé le moins de faveur. Presque tous les sentimens du mélancolique pèlerin ont leur petite part d’affectation. Il fait sa mélodie favorite des vents qui mugissent avec violence, du cri lugubre des hiboux qui battent des ailes et ouvrent leurs larges yeux brillant d’une sinistre lueur. Cependant ce misanthrope amoureux de la solitude avouera les frissons dont il se sent saisi dans les salles désertes de ses palais italiens. Il n’a jamais adoré cet écho de la voix des hommes qu’on appelle la gloire ; au milieu de la foule, il a vécu en étranger. Pourquoi cependant prête-t-il l’oreille au bruit qui se fait là-bas de son nom ? Pourquoi parle-t-il aux hommes, s’il est dégoûté d’eux, et leur donne-t-il deux ou trois volumes par an, s’il dédaigne d’en être lu ? Pourquoi ces strophes harmonieuses sur le mépris du suffrage des contemporains, sinon pour l’obtenir ? L’orateur romain avait bien raison : c’était encore pour mériter la gloire que les philosophes écrivaient contre la gloire.


IV

Byron est de ceux qui ont voulu jeter eux-mêmes leur masque et montrer leur vraie figure. Dans l’œuvre étrange du Don Juan, il reprend sa première veine ; il est dans son naturel, et cette dernière période, partagée entre ses drames et le poème qu’il a si bien appelé une satire épique, ressemble à la première, où il est sérieux dans son recueil de poésies et ironique dans la diatribe des Bardes anglais. Sans doute la grimace du rire est de toutes la plus insupportable, et c’est peut-être pour cela que les longues plaisanteries fatiguent. Seize chants de suite sur le même sujet, quatre fois plus que dans Childe-Harold, sans épuiser la verve de l’auteur ou la curiosité du public, voilà déjà une preuve que Byron ne s’était pas trompé sur la nature de son talent. On peut regretter, si on le veut, qu’il ait abandonné Homère ou Virgile pour suivre Diogène et quelquefois Rabelais ; on ne peut dire qu’il ait manqué à sa vocation. A l’origine même de son Childe-Harold, il avait songé à s’approprier les formes de l’épopée moitié chevaleresque, moitié badine des Italiens ; il trouvait maintenant l’occasion favorable pour obéir à ses préférences.

Le temps et les circonstances lui semblaient appeler à grands cris un Arioste. Depuis la chute de Napoléon et l’avortement, au moins apparent, de la révolution française, le monde offrait le spectacle d’une comédie sans dénoûment. Les souverains alliés, ne parlant que de religion et de vertu, oubliaient les libertés promises, et ne songeaient qu’à imiter celui qu’ils avaient désigné comme tyran à la haine publique. Le poète croyait assister à une grande mascarade. L’Angleterre même, la seule nation qui n’eût pas été foulée par le pied du conquérant, n’était plus reconnaissant « Où est le monde d’il y ai huit ans ? s’écriait-il. Il était là, je le cherche. » Où étaient les hommes d’état ? Castlereagh s’était coupé la gorge avec un rasoir. Où étaient les orateurs ? Fox et Sheridan reposaient dans leur tombe. Où étaient les reines ? L’infortunée Charlotte allait succomber à la suite d’un odieux procès. Où étaient les rois ? George III mourait méprisé, tourné en ridicule comme l’empereur Claude. Où était le respects de la royauté ? George IV était tour à tour sifflé ou caressé. Où étaient les dandies ? Brummell cachait à Boulogne-sur-Mer le naufrage de sa fortune. Où étaient les poètes ? Walter Scott faisait des romans, Southey des biographies, Wordsworth des sonnets, Coleridge des conférences. Parcourez l’énumération de ces neiges d’autan au chant onzième de Don Juan. Huit ans d’intervalle et Waterloo avaient fait succéder aux vertus de la lutte et du combat le triomphe de l’insolence, l’abus de la victoire, l’égoïsme, la cupidité. Supposez Don Juan paraissant avant la fin de la guerre européenne, ce sera un effet sans cause ; placez-le après la réforme du parlement anglais et les mouvemens populaires de 1830, ce sera une injustice et une déclamation.

Si l’état de l’Europe et de son pays provoquaient le rire de Byron non moins que sa colère, l’âge où il était parvenu et les dispositions de son esprit, l’exil même auquel il s’était condamné, l’invitaient à se servir de l’arme de l’ironie, qui porte plus loin et plus sûrement. Le temps, ce sont ses propres paroles, ramène tous les êtres à leur niveau, et les aiguillons de l’adversité font connaître aux hommes leur véritable voie. Toute vaste et puissante que fût son intelligence, le poète aperçut sans doute les limites que lui avait fixées la nature, et il revint à la satire, où il se trouvait dans son élément ; seulement il l’enrichit de tous les dons de haute poésie qui s’étaient déjà développés dans ses œuvres précédentes.


« Dès l’enfance, la m’estimai un habile homme, et je désirai que les autres eussent de moi la même opinion. Ils eurent la bonté de se l’imaginer, et d’autres esprits reconnurent la supériorité du mien. Aujourd’hui mon imagination vieillie voit jaunir ses vertes feuilles, ma fantaisie replie ses ailes, et la vérité attristée, planant sur le pupitre où j’écris, tourne à la plaisanterie ce qu’il y a encore de roman dans mon cœur.

« Et si je ris de toute chose mortelle, c’est que je ne puis pleurer, et si je pleure, c’est que nous ne pouvons parvenir à la complète apathie ; il faudrait plonger nos cœurs dans les profondeurs du Léthé avant d’espérer d’assoupir la cruelle pensée de ce que nous voyons malgré nous[3]….. » Byron n’avait garde de renoncer entièrement aux tons sérieux, il y a des larmes dans Don Juan ; il en fait aussi verser aux autres, car sa muse n’est pas le papillon dont il parle, qui a des ailes et pas d’aiguillon ; c’est la guêpe, dont la piqûre est redoutable. Son entreprise était nouvelle, non par le ton plaisant qu’il répandait sur le poème entier, mais par le mélange du badinage et des traits acérés. Le rire constant eût manqué chez lui de sincérité aussi bien que la raideur soutenue de Childe-Harold, et l’on ne conçoit pas Byron devenu l’amuseur inoffensif d’un public désœuvré. Ne prenez pas sa parole au pied de la lettre quand il reconnaît pour son modèle ce bel esprit florentin, ce chanoine de cour, Pulci, dont Voltaire, qui suit son humeur, et Ginguené, qui suit Voltaire, ont fait un libre penseur. Byron a pris à Pulci sa stance, mais il y a en lui bien autre chose, et Arioste, et Juvénal, et même Shakspeare. Il es fait succéder l’un à l’autre avec un tel courant, il a tant de vie et de variété, qu’il est presque impossible de tirer de son poème des extraits. Et c’est l’un des points où il diffère le plus de ses devanciers italiens. Ceux-ci ne manquent jamais de vous quitter au moment où le récit vous intéresse le plus pour reprendre quelque autre fable ; on peut prévoir l’instant où le fil sera brisé, et où les morceaux se détacheront d’eux-mêmes, comme les marbres blancs et noirs qui composent la marqueterie d’une cathédrale de leur pays. Les méandres capricieux de Byron sont les accidens d’une libre causerie ; il n’a pas de méthode dans l’irrégularité. D’ailleurs il ne mêle pas les fils différens de cinq ou six sujets ; il passe de lui-même à son héros, comme du drame à la comédie et du rire aux larmes. Ainsi faisait-il dans Childe-Harold, et le public était habitué de longue main à partager sa curiosité, sans qu’elle en fût amoindrie, entre le héros et son poète. Était-il possible à d’autres d’en faire autant ? Byron a eu des imitateurs, mais bien peu ont été comme lui une puissance avec laquelle un grand pays fût obligé de compter. Il faut être tout à fait hors de pair pour espérer d’imposer aux hommes les caprices de sa personnalité. Voilà le genre composite, éloquent et moqueur, étranger et anglais par moitié, dont le premier exemple était offert aux lecteurs naïvement sérieux de l’Angleterre par un écrivain accoutumé à leur rapporter toujours du dehors quelque riche présent de poésie exotique. Sa tentative avait le caractère d’une surprise, et l’esprit anglais, qui est souvent tout d’une pièce, se trouva en défaut pour juger sans passion une œuvre pleine d’évolutions inattendues. Aux contradictions de l’auteur, le public répondit par des contradictions. Byron disait ici qu’il n’avait aucun dessein arrêté, sinon de s’amuser, et là il priait l’auditoire de lui laisser le temps de développer la leçon morale qu’il lui préparait. Le public lui reprochait tantôt de n’avoir aucun plan, tantôt de conspirer contre la croyance et la morale de son pays. Pris au dépourvu, les lecteurs reçurent avec curiosité, impatience ou colère les chants successifs expédiés de Venise, de Ravenne ou de Pise, et dévorèrent ainsi, malgré quelque répugnance, le livre le plus révolutionnaire de leur littérature. L’esprit français se pique d’un certain ton de raillerie sceptique dont Voltaire a donné de parfaits modèles dans ses poésies mêlées. Si cet esprit de légèreté sceptique est un travers, après Don Juan, les Anglais n’ont plus le droit de s’en dire exempts ; si c’est un talent, nous ne pouvons plus nous vanter d’en avoir le privilège.

C’est encore une question de savoir si l’auteur de Don Juan fut égal à lui-même jusqu’à la fin. Suivant Macaulay, le vers de Byron perdit de la force et de la plénitude qui le distinguaient de tous les poètes modernes ; mais le critique néglige de fournir des preuves de cette décadence, et la sévérité de son arrêt, conforme au préjugé contemporain, porterait contre toute justice sur l’œuvre entière de Don Juan. Il indique le moment où, par suite d’excès, les cheveux du poète commencèrent à blanchir, mais non celui où commencent dans son poème les symptômes de l’affaiblissement. C’est précisément ce que demande M. Swinburne, le plus remarquable des byroniens nouveaux. Poète de la première volée, il a le droit d’être au moins entendu quand il affirme que d’un bout à l’autre le Don Juan ne faiblit pas. A son avis, l’épopée a rencontré en Angleterre quelque froideur du moment que le profane héros met le pied sur le sol sacré de la Grande-Bretagne. Tant que la satire lance ses traits au dehors, et que le poète promène en Espagne, en Grèce, en Turquie, en Russie, sa composition ambulante, tout en somme est pour le mieux, et les péchés contre la religion et la morale sont véniels ; mais sitôt que la satire débarque à Douvres et crie hurrah ! galopant sur la route de Cantorbéry, le public anglais serre les rangs pour n’être pas entamé. Sitôt que le poète s’empare d’un lord Henry, d’une lady Adeline, d’une comtesse Fitz-Fulke, c’est Ucalégon qui brûle ; l’incendie est chez le voisin, il faut l’étouffer. Vous pouvez compter sur l’esprit de corps de la critique ; sous les déluges de sa prose, elle éteint ce qui de loin paraissait si brillant. Que disait-on de cette verve intarissable ? Le poète est visiblement fatigué, il n’a plus de souffle. Si cette explication des retours de l’opinion est vraie, le déclin prétendu de ce poème commencerait au dixième chant. M. Taine montre pour Byron presque de l’enthousiasme. Hormis un ou deux noms sur lesquels ce critique très distingué égare son admiration, c’est un sentiment que par penchant naturel et par système philosophique il n’éprouve pas volontiers : de la double hauteur de ses abstractions et de sa méthode, les individus lui paraissent petits. Cependant, en faveur même de Byron, il hésite à pousser l’admiration jusqu’au bout, et, quoiqu’il vante à bon droit cette œuvre dernière, il croit qu’elle s’est arrêtée bien à temps pour échapper à l’ennui. De là cette conséquence, au premier abord singulière, qu’il vaut mieux que l’histoire de lady Adeline, sur laquelle devait rouler la morale de l’ouvrage, ne soit pas achevée, et que cette charmante Aurora, qui, suivant un mot de Frédérika Bremer, est « une étoile dans le ciel nocturne de Byron, » s’éteigne soudainement sans nous apprendre pourquoi le poète l’avait placée en son firmament poétique. Ne semble-t-il pas qu’il soit ici nécessaire de prononcer avec les contemporains que le poème devait s’arrêter au dixième chant, sur le seuil de l’Angleterre, ou de regretter que l’épisode anglais si curieux, si rempli, n’ait pas été terminé ?

Il y a ici, ce nous semble, une difficulté qui disparaîtra pour ceux qui voudront faire l’analyse de l’œuvre entière. Si l’on juge les derniers chants de Don Juan par comparaison avec les premiers, l’œuvre languit ; plus de satires violentes, plus de ces peintures de tendresse et d’horreur qui ressemblaient à une succession de tableaux de Corrège, et de Salvator Rosa. C’est un autre ordre d’idées qui commence : le poète s’intéresse désormais aux menus détails de la vie, il s’occupe de réalités ordinaires et communes. Reste à savoir quel parti la poésie en peut tirer. L’unité n’est pas plus dans Don Juan que dans Childe-Harold, et Byron reste le poète que son génie met à la merci des circonstances par les facultés même dont elles provoquent en lui le développement. Son dernier poème se divise réellement en deux parties comme le premier, avec ceci de particulier qu’elles ne sont pas séparées par l’intervalle de plusieurs années. Si les différences profondes des deux moitiés de Childe-Harold n’ont pas été généralement saisies, comment nous étonner que l’on n’ait pas songé à rapprocher, excepté pour déclarer l’une moins intéressante que l’autre, les deux parties de Don Juan, qui ont paru livre par livre et sans interruption ?

Au quatrième chant, il y a un mot qui marque le caractère de toute la première partie : « comme les vagues viennent à la fois se briser sur la grève, ainsi les passions à leur extrême limite se précipitent en poésie, et la poésie n’est que passion… » Ce mot est vrai de Byron tout entier, mais surtout dans les neuf premiers chants de ce poème. Passion, fougue, colère (car en anglais passion signifie tout cela), voilà ce qui a rempli jusque-là sa vie et ses œuvres. î)ans la première partie de Don Juan, combien de fois n’écrit-il pas, comme Juvénal, sous la dictée de la colère, facit indignatio versum ? C’est affaire à Goethe, le poète heureux et jouissant de lui-même comme un Jupiter olympien, c’est affaire au poète du spinozisme de s’arranger de l’ordre impassible de la nature et des accidens des révolutions politiques. Byron, comme son maître Juvénal, a quelque chose qui bat sous sa mamelle gauche, et qui ne saurait s’accommoder des injustices des gouvernemens pas plus que de ses doutes sur la providence. Nul n’a rendu au poème de Don Juan un hommage plus décisif pour la gloire de Byron que l’auteur de Faust ; mais il regrette sous toutes les formes l’esprit de négation que l’on y trouve répandu. Quand on est parvenu à se persuader que le mal et le bien, que l’homme et l’animal, la vertu et le crime, sont à un titre égal dans le monde, la sérénité n’est pas très difficile à obtenir. Goethe est sage, Byron est emporté. Si pourtant cette demi-indifférence, si cette abdication bénévole de la personnalité, ont peine à entrer dans un cœur qui ne se repose point d’ailleurs dans l’idée d’un dieu père des hommes, tous ces calmans de la philosophie de Spinoza ne servent qu’à l’aigrir ; tout devient aliment à la colère, sinon au désespoir. Sans vues personnelles, sans petites jalousies, lord Byron n’épargne ni poètes lauréats, ni écrivains mercenaires, ni généraux comblés d’honneurs et de traitemens, ni hommes d’état serviles, ni princes corrompus ou corrupteurs ; il provoque en duel, il tient successivement à la pointe de son épée presque toute l’Angleterre contemporaine, qu’il connaît bien maintenant, et dont il semble avoir employé la faveur à se procurer de bonnes armes contre elle. Byron correspond parfaitement à l’Angleterre de Wellington, avec lequel du reste il engage des combats singuliers. Le duc a tenu bon et a battu le poète : lutte inégale, où le vainqueur de Waterloo avait avec lui la royauté, le parlement, la noblesse, la nation entière, où celui qui s’acharne à nier son triomphe et à ternir sa gloire est réduit à invoquer les générations libres à venir. L’un ne se défendait que par le souvenir de ses victoires, ou de loin en loin par de sobres discours qui rappelaient Scipion l’Africain montant au Capitole, l’autre combattait avec les accens d’une colère qui n’était pas toujours celle de la vertu.

La passion qui fait jaillir les vers ne s’appelle pas toujours la colère, elle s’appelle aussi l’amour, la terreur, l’ivresse de la poudre et du sang. Connaissez-vous un second poème où tout cela surabonde comme dans les neuf premiers chants de Don Juan ? Ici nous n’avons qu’à rappeler ce qui est présent à toutes les mémoires. L’amour ! Voyez comme dans cette première partie de l’ouvrage la parole du poète se vérifie, et comme la passion qui porte ce nom se tourne merveilleusement en poésie sous sa main ! Les dangereuses langueurs, les sophismes du désir, les entraînemens de l’âme qui ne se connaît plus, puis les soudaines péripéties, les coupables mensonges, le cri du cœur après les déchiremens suprêmes, tout l’amour indocile au frein et, sans autre maître que lui-même semble concentré dans l’histoire de dona Julia et dans sa lettre qu’on ne sait comment assez admirer. Voilà bien ces vagues orageuses de la passion parvenue à son extrême limite et s’y brisant en une poésie qui est le soupir de l’âme humaine aux rivages où elle est enfermée ! Ce n’est pas pourtant le dernier mot de l’art de Byron. Voici venir Haïdée, le type le plus pur de l’amour libre au milieu d’un monde idéal qui n’existe peut-être nulle part, si ce n’est dans l’imagination du poète ou bien dans quelque région ignorée, là où la nature parle seule en l’absence de toute loi sociale et de toute éducation. Quel charme perfide dans cette innocence ! quelle séduction fatale dans cette candeur ! Mais Haïdée doit mourir : si elle survivait à sa faute, elle serait flétrie à nos yeux, et le grand poète, croyez-le bien, est incapable de s’y tromper. Ne sentez-vous pas que la passion est allée plus loin encore que tout à l’heure, qu’elle retombe en gémissemens plus douloureux sur la grève où l’enserrent des lois éternelles, et que la poésie où elle s’exhale a trouvé le secret d’être plus éloquente ?

La terreur ne s’analyse pas : il faut absolument mettre sous les yeux les traits qui font passer dans l’âme le frisson de l’horrible. Que le lecteur repasse donc sur les ineffaçables souvenirs de cette tempête du chant deuxième. La poésie moderne n’a rien qui mérite davantage d’être comparé à l’épisode d’Ugolin dans l’Enfer de Dante. Nous ne ferons que deux courtes observations sur l’effrayante scène que nous présente ce petit navire désemparé durant les convulsions de la mer et du ciel. Elle est d’une exactitude scrupuleuse, et la fatalité s’y trace en caractères dignes d’elle. Byron a connu par lui-même les foies de la mort présente et visible dans la tempête ; il a suivi avec une rigueur tout anglaise les indications de navigateurs qui, saisis et sur le point d’être dévorés, s’étaient échappées par miracle des serres du monstre. L’Angleterre est riche de ces témoignages : toute une série de naufrages a été mise à contribution par le poète, qui n’avait pas besoin de sortir de chez lui pour satisfaire son amour des réalités ; les mémoires du commodore Byron suffisaient, et les émotions vraies de l’oncle sont devenues la poésie énergique du neveu. Pas un fait qui ne soit emprunté à des relations authentiques ; si le pauvre Pedrillo est mis en quartiers et mangé, non-seulement cette peinture de l’anthropophagie est exacte, mais une date et une autorité accompagnent les moindres détails de ce festin de la rage. Le poète n’a pris sur lui ni la suprême requête de Pedrillo, qui demande à être préalablement saigné à mort, ni la soif bestiale du chirurgien, qui colle ses lèvres à la veine qu’il vient d’ouvrir, ni la folie furieuse de ceux qui se sont remplis de la pâture humaine. Tout est recueilli, relevé fidèlement dans l’histoire de cette pauvre nature de l’homme en ses jours les plus sinistres, et l’on s’étonne encore plus que ces paroxysmes de souffrance se soient transformés en poésie. Cependant voyez à quel prix ! Cela est beau à faire mal ; ici plus que jamais, plus même que dans Manfred et dans Caïn, la fatalité pèse sur l’âme.

Il y a bien des descriptions de tempêtes dans la littérature, et plusieurs ont été comparées par un esprit éminent de nos jours qui excelle dans l’art d’ouvrir à travers la poésie des perspectives morales inattendues. Parmi les tempêtes dont il parle, parmi celles qu’il a écartées, je n’en connais aucune où Dieu soit entièrement absent. Dans toutes, l’homme, en face de la nature en fureur, s’agenouille et prie au moins un instant cette puissance occulte qu’il a tant de raisons de croire irritée. Rabelais lui-même, cet épicurien, n’a pas oublié la Divinité ; elle est présente dans sa tempête autant par les impiétés de frère Jean que par les superstitions ridicules de Panurge ; à la fin, elle se montre clairement, elle rayonne avec une sorte de magnificence dans les simples et belles paroles de Pantagruel. Byron ne nous fait apercevoir que la fatalité, il triomphe avec elle. Cette impression n’est nullement combattue par les incidens grotesques tels que Juan refusant de manger de son précepteur et se décidant enfin à ronger la patte de son chien, qui avait trouvé avant le précepteur une sépulture dans des estomacs devenus féroces. Il ne faut peut-être chercher que dans les anciens une fatalité héroïque et noble ; prenez-en votre parti avec l’auteur de Don Juan, il est cynique : ce qui contribue à rabaisser l’homme appartient de droit à son poème. Par quel moyen, si ce n’est par ce mélange, pouvait-il être tour à tour Virgile, Aristophane, et mettre à la fois dans son œuvre « les larmes et le rire des choses ? » Sans l’amour, cette partie de Don Juan serait la poésie de la malédiction et du désespoir. Bien que le mépris de la femme se glisse à chaque instant sous la plume du poète, ne le prenez pas au mot ; l’instant d’après, il a des accens de tendresse de la plus grande pureté. Nous disions que l’élément divin lui manque, et pourtant cela n’est pas juste. Malgré lui, il croit à l’amour : Haïdée s’élève comme un astre sur l’horizon de Juan, jeté au rivage par les flots. Le premier regard alangui qu’il pose en reprenant connaissance sur le doux visage de la jeune Grecque penchée sur lui est une transition dont le bonheur n’est peut-être pas accordé deux fois aux plus grands poètes. Un écrivain contemporain qui s’est souvenu plus d’une fois de Byron a versifié, au temps de la guerre de Crimée, une apologie philosophique de la guerre. Entre le poème de Maud de Tennyson et le Don Juan, il n’y a pas seulement trente années écoulées et la somme d’ennui que ces années ont accumulée dans l’esprit d’une nation enchaînée aux habitudes de la paix et au souci de l’épargne ; il y a un long repos, un oubli des calamités de la guerre, à la faveur desquels des velléités de gloire, un besoin de vengeance nationale, un vague désir de Te Deum, d’illuminations insolites, ont aisément pu trouver une place. Je comprends que le héros de Tennyson, désœuvré, mécontent, rebuté, s’en aille à la guerre comme à une aventure ; mais en 1821 l’Angleterre n’avait pas fini de payer sa gloire : elle ressentait encore les blessures que Napoléon lui avait faites, quoiqu’elle affectât de n’en plus souffrir, et le poète en y touchant réveillait une douleur bien sensible. Aujourd’hui même les admirables pages de Byron contre la guerre n’ont rien perdu de leur puissance : c’est la dernière passion que nous ayons à étudier dans ces neuf premiers chants, qui en sont si remplis. Aujourd’hui Maud est à peu près oublié ; on est toujours transporté des chaudes peintures de la prise d’Ismaïl. La vérité seule est durable, et Byron l’a rencontrée. À ce mot de guerre, les noms de tous les poètes, de tous les philosophes de notre siècle, se présentent en foule. De Maistre tient la guerre pour divine à cause de la gloire qu’elle procure, quoiqu’elle produise le carnage, à cause de l’attrait qu’elle exerce, quoiqu’elle soit affreuse. Nous comprenons que ce penseur aventureux en présence des excès de la révolution se soit laissé entraîner à chercher jusque dans le mal des preuves de la Providence ; mais il ne se doutait peut-être pas qu’un païen, le premier de tous, Homère, avait dit de Jupiter qu’il déchaînait la guerre quand la terre était trop chargée de mortels. Il se doutait encore moins que Proudhon se rangerait à son avis, ce qui ne nous étonne ni de l’un ni de l’autre de ces esprits extrêmes. Ce dernier, voyant dans la guerre le triomphe de la force, qui, suivant lui, est la source du droit, devait aussi la saluer de ce beau titre de divine. Byron n’a jamais varié sur la guerre. Il l’a toujours regardée comme le crime des nations toutes les fois qu’elle n’est pas un moyen de salut et le rempart de la liberté. Sur ce point, son opposition constante au gouvernement de son pays l’a maintenu dans le vrai, et il n’a pas été tenté de rejeter sur la- Providence le mal que faisaient les ambitions humaines. Ni avec de Maistre il ne croit que l’ivresse du sang soit une des voies de Dieu, ni avec Proudhon il n’adore le paroxysme de la force en délire. Il n’a pas non plus cet ingénieux éclectisme qui tire le bien du mal et arrose avec du sang la fleur délicate de la civilisation[4]. Il a tout simplement horreur de la guerre, et par ce côté il est, il sera longtemps encore le poète du XIXe siècle. Byron a dépouillé la guerre de sa noblesse, et cette fois la crudité des expressions est de l’humanité, le cynisme est une salutaire leçon.


« Trois cents canons jetèrent leur émétique, trente mille mousquets lancèrent leurs pilules aussi dru que la grêle, pour opérer un écoulement sanguin. Mortalité ! tu as tes factures mensuelles : tes pestes, tes famines, tes médecins, font tinter dans nos oreilles les maux passés, présens et à venir, comme le pou de bois dans sa poutre ; mais tout cela doit céder à la peinture fidèle d’un champ de bataille.

« Là sont les angoisses toujours nouvelles, se multipliant jusqu’à ce que les hommes s’endurcissent par l’infinie variété des agonies, qui rencontrent le regard partout où il se porte. Le gémissement étouffé, la convulsion de l’homme se roulant dans la poussière, les yeux tout blancs tournant dans leurs orbites, voilà la récompense qui attend des rangs, des colonnes entières, des milliers d’hommes ; le reste obtiendra peut-être un bout de ruban à se mettre sur la poitrine. »


Il n’y a pas moins d’exactitude et de fidélité dans le détail de la prise d’Ismaïl que dans la tempête du second chant. C’est encore ici la réalité historique interprétée par la plus puissante imagination. Le poète a choisi les circonstances les plus favorables pour engager son duel avec l’esprit guerrier : une ville qu’un Potemkin a ordonné de prendre à quelque prix que ce fût, une armée de mercenaires, beaucoup de sang et de cruautés, une relation détaillée de ces horreurs dans l’Histoire de la Nouvelle-Russie. Il y ajoute ses éloquens sarcasmes contre les bouchers soudoyés, surtout contre les bourreaux en chef, et il livre alors sa bataille suprême contre la guerre. Ce sera l’éternel honneur de Byron d’avoir combattu le préjugé de la gloire militaire dans le temps même où la guerre avait placé son pays au premier rang. L’impression produite par son courage autant que par son talent a été une victoire de la civilisation. Il a commencé par la poésie l’œuvre d’humanité que le progrès de la science et des arts de la paix a continuée. Guerre et carnage, terreur et souffrance, amour, liberté, ces dix premiers chants contiennent tout le clavier de la poésie de Byron, comme aussi tout le domaine de sa philosophie. Que faut-il penser des suivans ?

Il serait malaisé d’esquisser un ensemble des sept derniers chants de Don Juan. Cette portion de l’ouvrage indique à peine ce que le poète a voulu ; il n’a pu réaliser sa pensée même en partie. Ce qu’il a voulu est exprimé en plusieurs endroits, et nous n’inventons nullement, nous recueillons au passage les intentions de l’auteur. C’est lui-même, comme plus haut, qui dirige notre analyse. Il dit à la strophe cent unième dit quatorzième-chant :


« Cela est étrange, mais cela est vrai : étrange, la vérité l’est toujours, et plus que la fiction. Si elle pouvait être dite, combien les romans gagneraient au changement, et de quel œil différent les hommes regarderaient le monde ! Combien souvent le vice et la vertu changeraient de place ! Le nouveau monde aperçu ne serait rien au prix de l’ancien, si quelque Christophe Colomb, des mers morales montrait aux hommes les antipodes de leurs âmes. »


Ailleurs il annonce qu’il va montrer les choses comme elles sont, non comme elles devraient être ; si l’on veut corriger la réalité, il est temps de la faire connaître ; si l’on veut une moisson meilleure, il faut creuser plus profondément son sillon[5]. Sa poésie ne vivra donc plus de fictions ; elle amasse un répertoire de faits. La muse ne chantera plus ses caprices ; les hommes, leur genre de vie, leurs actions, voilà le sujet de ses chants. C’est une plainte unanime que personne n’a réussi à décrire le monde avec la fidélité d’un peintre : eh bien ! c’est ce qu’il a entrepris, et cette fois du moins la satire ne ressemblera pas à ces petits scandales qu’avec un peu d’argent l’on arrache à un portier[6]. Un amour, une guerre, une tempête, ajoutez-y un assaisonnement léger de méditation, une vue à vol d’oiseau sur le désert de la société, voilà son poème jusqu’ici ; mais le voici entré dans une région où le niveau a passé sur toutes choses, où tous les cœurs et toutes les âmes se ressemblent. Plus de passion, plus de terreur, et le poète doit changer de procédés.

C’est donc une sorte de poème nouveau qui commence, et cet esprit mobile, qui se renouvelle tous les six ou sept ans, inaugure une nouvelle carrière. Les circonstances, dont Byron subit toujours l’empire, ont aussi changé ; les frémissemens des peuples ont abouti à la persécution des patriotes de l’Italie, au congrès de Vérone et bientôt à la guerre d’Espagne ; les espérances de l’Europe sont ajournées ; la mort de Napoléon Ier a déconcerté cette opposition populaire et confuse que Paul-Louis Courier appelait fort plaisamment le libéralisme à deux anses. Comme s’il recevait la leçon des événemens, l’esprit de Byron semble s’ouvrir à des idées non pas moins révolutionnaires dans leur portée, mais plus pratiques dans leurs allures ; plus de passion aveugle dans son grand poème, plus de ces drames philosophiques de Manfred ou de Caïn, où règne la sombre fatalité. Il écrit l’Age de bronze, qui contient son jugement sur la carrière du César moderne et sa déclaration de guerre contre les rois. Il fait l’apocolocyntose de George III dans la Vision du jugement. Il publie avec Leigh Hunt le Libéral, journal radical et déiste. Il rêve une situation analogue à celle de Voltaire conduisant l’opinion publique du fond de sa retraite de Ferney, secouant ou retenant tour à tour les rênes du gouvernement des esprits. Voltaire combattait une autorité despotique ; Byron attaquait un ordre de choses qui, malgré tous ses défauts, était le gouvernement d’un peuple libre. Voltaire méprisait les Welches, mais tout le monde se flattait de n’en être pas, il appréciait, il employait, il défendait la vie humaine, il n’avait jamais affecté de nier la vertu, la liberté, la gloire, qui en font le prix ; Byron s’était d’avance dépouillé de toute autorité morale en poursuivant les hommes de ses sarcasmes, en fuyant son pays sans nécessité, en se faisant à lui-même un piédestal de l’Angleterre humiliée.

La dernière moitié de Don Juan, si incomplète, surtout si différente de la première, appartient à cette époque de crise. L’auteur y prend corps à corps l’aristocratie anglaise, et ce n’est pas sans des menaces mystérieuses qu’il commence à soulever les voiles de ce spectacle à part dont il a été le témoin et souvent l’acteur. Pars parva fui, dit-il avec une modestie jouée, j’en ai fait quelque peu partie. Ces menaces, il n’a pu, il n’a pas voulu peut-être les accomplir. Don Juan est demeuré comme une de ces grandes constructions inachevées de Virgile :

……… Pendent opéra interrupta minæque
Murorum ingentes………


Soit que Byron, dans son hardi voyage à travers des régions non dévoilées, fût saisi d’une crainte semblable à celle d’un ancien qui se serait arrêté au moment de révéler les mystères d’Eleusis, soit qu’il cédât à cette autre terreur non moins funeste qui s’empare des poètes à la seule idée du silence autour de leurs œuvres, il laissa les XVe et XVIe chants à ses amis de Gênes, qui les publièrent après sa mort. Nous l’avons déjà vu, la brusque résolution de quitter la poésie n’était pas pour lui chose nouvelle, et l’interruption de Don Juan était le troisième adieu qu’il faisait à la muse. Cet adieu, la destinée voulut qu’il fût éternel. D’ailleurs le renoncement à la gloire littéraire lui était plus que jamais facile. Il avait ceci de commun avec plus d’un écrivain moderne, qu’après avoir beaucoup pensé il avait besoin d’agir. J’ose être ici d’une autre opinion que l’illustre Goethe : il est bien près de regarder le départ pour la Grèce comme un second ostracisme ; suivant lui, Byron, s’il avait continué de vivre, eût été contraint de s’exiler même de l’Europe. Non, le poète n’était point un Coriolan qui devient l’ami des Volsques après s’être fait repousser par les Romains. Sa haine première, il la conservait inflexible et vivace, occupant trop de place dans son cœur pour en laisser à une autre. Il abandonnait aux circonstances le soin de conduire sa vie ; mais, si elles ouvraient les voies devant lui, il choisissait sa route. Jamais homme, jamais poète surtout ne s’est moins démenti. Il a fini comme il a commencé. Son départ pour la Grèce était un second départ pour l’Orient ; il retournait à la patrie primitive qu’une première fois il avait reconnue. La dernière page sortie de ses mains, à Missolonghi, Ma trente-sixième année, met le sceau à cette existence. Il dit adieu à l’amour, qui n’est fait ni pour ses cheveux blancs, ni pour la terre où il a établi sa tente, ni pour les jours de combat qui se préparent. Son âge, les souvenirs de la Grèce, les luttes de la liberté, lui commandent de chercher la place où il veut tomber et d’y prendre son repos. Ceux qui voient dans cette suprême résolution une sorte de suicide héroïque pour en finir calomnient Byron ; ceux qui la regardent comme une expiation et un repentir le comprennent mal. Au début comme au déclin de la vie, la générosité de cette âme a toujours fait cause commune avec son orgueil. Ayant reçu plus que tout autre en Angleterre le contre-coup de la révolution, il se souleva contre une société vieillie, en aristocrate, pour le plaisir même de la révolte ; après une trêve de sept ou huit ans qui fut un enchaînement de triomphes, il s’échappa de nouveau, et, répudiant un pays qui ne se jetait pas dans les bras de son impérieux libérateur, il alla mourir pour une autre patrie, celle des Alcibiade et des Léonidas, qu’il appelait ses ancêtres. Il a passé sur la terre comme un torrent impétueux, pareil, suivant sa comparaison favorite, au Rhône indomptable, que reçoit un vaste lac aux ondes tranquilles, et qui semble s’y endormir durant quelques lieues pour en ressortir plus violent.


LOUIS ETIENNE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1867, le Paganisme poétique en Angleterre, — John Keats et Algernon Charles Swinburne.
  2. Villemain, Étude sur Byron.
  3. Don Juan, chant IV, st. 3 et 4.
  4. Introduction à l’Histoire de la philosophie. — M. Cousin a voulu répondre à de Maistre ; en combattant un paradoxe, il est devenu lui-même paradoxal.
  5. Ch. XII, st. 40.
  6. Ch. XIV, st. 13 et 19.