Un Roi d’Orient – Nussir-U-Din, le dernier roi d’Aoude

La bibliothèque libre.
NUSSIR-U-DIN
LE
DERNIER ROI D’AOUDE

The private Life of an eastern King, by a member of the hourschold of his late majesty Nussir-u-deen, king of Oude ; 1 vol. in-8o. London, Hope and C° 1855.

Si nos descendans éprouvent quelque difficulté à raconter l’histoire de notre XIXe siècle, ce ne sera point faute de documens. Jamais aucune époque n’a réuni une telle masse de matériaux bons et mauvais. Et ce n’est pas seulement notre petite Europe qui a le privilège d’intéresser les collecteurs de faits, ce sont les pays les plus inconnus et les plus lointains du globe. Nous avons aujourd’hui des renseignemens plus précis et plus exacts sur l’insurrection chinoise que nos pères n’en avaient il y a deux siècles sur les révolutions de la Russie. Le royaume de Dahomey nous est relativement plus familier que tel pays du Nord ne l’était autrefois ; nous connaissons toutes les intrigues du palais de Kamehameha IV, et il n’y a pas un îlot de l’Océanie qui ait des secrets pour nous. Cette exploration en tout sens de l’univers est même une des seules choses incontestablement bonnes que notre siècle ait produites. C’est cependant à une seule nation que nous devons cette lumière jetée sur le monde entier, — à l’Angleterre. Les autres nations ont peu fait relativement pour cette divulgation des secrets de la vie humaine sous toutes les formes qu’elle peut revêtir ; l’Allemagne elle-même, la savante et méthodique Allemagne, commence à peine à entrer dans cette voie de recherches, et il est douteux qu’elle y réussisse jamais aussi bien que l’Angleterre. Le dévouement à la science, qui est une si grande et si noble chose, n’est cependant pas dans ce genre d’investigations la qualité la plus nécessaire, et il peut même arriver qu’on serve mieux la science en ne s’en inquiétant point du tout. Des mobiles très inférieurs peuvent être infiniment plus utiles dans ce cas particulier que l’amour de la science ou du progrès humain, — par exemple le désir de faire fortune, l’amour des aventures ou des émotions violentes, l’instinct de la curiosité, et même ce simple appétit du nouveau qui s’empare des imaginations blasées, mais actives encore, d’une époque corrompue et fatiguée. Pour bien voir le pays que l’on visite lorsque ce pays est l’Inde ou l’ouest de l’Amérique par exemple, il n’est pas absolument nécessaire de posséder des connaissances historiques étendues, ou d’être un grand orientaliste ; il vaut souvent mieux commander tout simplement un navire, être capable de prendre part à une chasse au tigre, ou bien avoir une assez grande habitude du danger pour n’être pas effarouché par une attaque soudaine de sauvages et de bêtes féroces. Là est la source de la supériorité que possèdent les Anglais sur les autres peuples dans ce qu’on peut appeler la littérature des voyages. Leurs innombrables relations de voyage ne sont cependant rien de remarquable sous le rapport de l’art et de la composition, ni sous le rapport de la science. Rien généralement de moins savant, de plus incomplet, de plus fragmentaire que ces relations. Souvent elles ne contiennent qu’un seul fait, mais sur ce point la lumière est complète. Ces relations non plus ne sont pas signées de grands noms dans la science : ceux qui les écrivent sont des capitaines de navire, des aventuriers, des lieutenans en congé, des marchands, de jeunes lords ennuyés ; mais qui d’un savant ou d’un aventurier peut pénétrer avec le plus de sagacité les mystères d’une cour barbare, les secrets d’une tribu sauvage, bien plus la poésie d’une terre périlleuse, où le métier de contemplateur exige l’adresse d’un maître larmes et d’un chasseur consommé, la science d’équitation d’un centaure ou d’un gaucho ? Qui d’un savant ou d’un marchand est le mieux à même de pénétrer le caractère d’un peuple, ses vices et son degré de moralité ? Il y a plus : trop de scrupules de morale peuvent nuire chez l’observateur, et il y a des peuples qu’il est difficile de bien comprendre, si l’on ne met pas de côté toutes les idées de dignité et de probité qui forment le bagage d’un homme civilisé. Telles sont quelques-unes des raisons pour lesquelles la littérature des voyages a prospéré en Angleterre plus que dans tout autre pays. Les voyageurs anglais sont moins des voyageurs, c’est-à-dire des savans, que des curieux, ou des hommes obligés par fatalité ou profession de connaître avec exactitude les peuples avec lesquels ils ont à traiter ou à commercer. Par une autre raison encore, l’Anglais mieux que les autres peuples civilisés est appelé à rendre à l’humanité ce service de l’exploration du monde. L’Anglais peut être plein de préjugés, individuel, égoïste, incapable de s’assimiler les élémens étrangers ; mais il a un grand avantage sur le Français ou sur l’Allemand : il ne s’étonne de rien. Quand il part pour les antipodes, il ne se promet pas d’avance un plaisir tout nouveau, et ne s’effraie pas outre mesure de l’ennui qu’il va subir. S’il s’ennuie moins qu’il ne l’avait supposé, c’est tant mieux. S’il ne trouve pas ce qu’il espérait, c’est tant pis. Il n’éprouve donc ni illusions, ni désenchantemens. Il visite l’Inde ou l’Australie comme il visiterait une paroisse des environs de Londres, et il se conduit dans les plus lointains pays comme il se conduirait dans sa propre contrée, c’est-à-dire qu’il y dîne à ses heures habituelles, déjeune et dort à ses heures habituelles. Par conséquent, n’y fit-il même qu’une courte halte, il n’y passe pas, il y séjourne. Enfin, dernière qualité, il manque de la faculté d’assimilation et ne perd jamais son individualité. Le Français adopte vite les mœurs et les usages des peuples étrangers qui l’ont choqué d’abord. Il commence par se moquer des sauvages pour se faire sauvage lui-même huit jours après ; grande preuve de bonté naturelle, et en même temps grande preuve de faiblesse. Grâce à cette qualité ou à ce défaut, comme on voudra l’appeler, il est capable de passer au milieu des peuples, de partager leur existence, de se faire complice de leurs mœurs, sans se rendre mieux compte, au bout de tout cela, de leur nature et de leurs instincts qu’avant de les avoir visités. L’Anglais au contraire n’abdique jamais son individualité, excellente qualité pour bien voir, car les choses extérieures posent devant lui comme objets d’étude ou de simple curiosité. En un mot, les relations entre l’objectif et le subjectif sont mieux et plus sagement maintenues par l’Anglais que par le Français, qui s’identifie trop facilement avec l’objectif, et que par l’Allemand, qui assimile trop volontiers à son moi tout ce qui lui est extérieur.

Nous avons une preuve de plus de cette faculté d’observation propre aux Anglais dans le curieux livre intitulé la Vie privée d’un roi d’Orient. L’auteur, ancien officier au service de sa majesté Nussir-u-deen, second roi d’Oude, n’a point de système préconçu ; il n’est point un profond orientaliste, et il confesse même qu’il n’a jamais su d’hindoustani que ce qu’il lui en fallait pour se faire comprendre des indigènes et n’être point embarrassé au milieu d’eux. Il n’a aucune idée et ne donne à son gouvernement aucun conseil politique ; mais en revanche il connaît à fond les choses qui sont tombées dans le domaine de son expérience, il n’a perdu ni un mot, ni un geste. Sa description du royaume d’Oude est, si l’on peut associer des mots aussi contraires, une sorte de tableau hollandais de l’Orient. On a la le ménage et l’intérieur du roi d’Oude, sa cuisine, ses écuries, les portraits de ses domestiques et de ses femmes, le portrait du roi Nussir-u-deen dans toute sorte de costumes et d’attitudes, à table, à cheval, au sortir du bain, en chapeau noir et en frac à l’anglaise, en costume oriental et la couronne sur le front. Seulement il ne faut pas oublier que les scènes de cette série de tableaux d’intérieur à la flamande se passent en Orient, et que par conséquent les détails les plus humbles sont d’une opulence et d’une étrangeté singulières ; les ustensiles de ménage sont d’or, les servantes sont vêtues d’étoffes lamées d’or et d’argent ; pour chats domestiques on a des tigres, et pour animaux familiers des éléphans.

Le royaume d’Oude ou d’Aoude, situé dans l’Inde septentrionale, entre le Punjab, le Népaul et le Delhi, est, ainsi qu’on le sait, placé sous le protectorat de la compagnie des Indes. Jadis province du grand empire mogol, pillé par Warren Hastings au dernier siècle, réduit de moitié par lord Wellington, qui annexa une grande partie de son territoire aux possessions anglaises, il fut constitué sur ses bases actuelles en 1819 par le marquis d’Hastings, qui ajouta à ce qui restait de cette province, jadis florissante, quelques déserts conquis sur le Népaul, et sacra roi, au nom de la puissante compagnie des Indes, le nawab Gazi-u-deen, père du héros de cette histoire. Quoique tous ces faits soient le développement naturel de la conquête et qu’il n’y ait pas à s’en étonner, on peut dire néanmoins, sans courir le risque d’être accusé de sentimentalité philanthropique mal placée, qu’il y a eu rarement quelque chose de plus injuste que les traités qui unissent le royaume d’Oude à la compagnie des Indes. L’indépendance du pays est nominale, et il est inutile d’ajouter que le prix du protectorat anglais est le sacrifice de l’indépendance du roi. La compagnie protège le roi pour se garantir elle-même, c’est-à-dire pour empêcher que le roi ne se serve de son pouvoir contre la domination anglaise. Jusque-là la philanthropie n’a rien à dire à cette politique ; mais ce roi, impuissant pour le bien de ses sujets, est en revanche très puissant pour le mal. Les traités lui garantissent sa couronne et ses possessions contre tout ennemi extérieur et intérieur, c’est-à-dire que si ses peuples, las d’une oppression capricieuse et sanglante, se soulèvent contre lui, la redoutable compagnie appose son veto, et s’engage à lui livrer, pieds et poings liés, ses sujets, pour qu’il continue à les ruiner et à les mutiler. La compagnie lui donne le pouvoir de faire tout le mal qu’il voudra à d’autres qu’elle ; il profite largement de cette permission. Tous les caprices qui peuvent passer par la tête d’un despote oriental, il les satisfait avec sécurité et impunité. Meurtres, mutilations, pillages, extorsions, supplices bizarres, exils ignominieux, emprisonnemens dans des cages de fer, il peut se permettre toutes ces plaisanteries à l’égard de ses sujets ; mais que ces derniers, las de cette criminelle tyrannie, se gardent bien de remuer, car le résident anglais de Lucknow n’a qu’à faire un signe, et les troupes anglaises cantonnées sur la frontière étoufferont la rébellion. Ajoutez que les malheureux sujets de cet empire n’ont pas même la ressource des états despotiques très étendus, et où la jalouse surveillance de la tyrannie ne peut s’exercer également partout, grâce aux distances. Non : le territoire d’Oude n’étant pas plus étendu que celui des Pays-Bas et de la Suisse réunis, personne n’échappe à l’œil fascinateur et à la griffe du tigre couronné. Supposez le despotisme oriental établi dans quelqu’un des petits états de l’Europe, et vous aurez une idée imparfaite de la situation du peuple d’Oude, car il faudra supposer encore que ce despotisme est protégé.par un puissant voisin.

Le roi d’Oude est donc libre de se livrer à tous les caprices de son imagination orientale. De gouvernement, d’administration légale, il n’en existe point, et comme il faut bien cependant montrer son pouvoir en quelque chose, le monarque montre le sien en pillant ses sujets. On lève le revenu public à coups de fusil. Dans cet aimable état d’anarchie, où personne n’est protégé que le roi, les sujets sentent le besoin de se protéger eux-mêmes et ne sortent jamais qu’armés. Lucknow, la capitale de ce royaume, est certainement une des plus étranges villes qu’il y ait dans le monde entier. Ces habitans armés de pistolets et de poignards, de brassards et de boucliers en peaux de buffles, vous croyez peut-être qu’ils vont en guerre, ou tout au moins qu’ils se rendent à quelque parade militaire ? Non, ils vont traiter de leurs affaires, vendre ou acheter ce que les caprices du roi et de ses collecteurs de taxes ont bien voulu ne pas leur enlever. Quant au roi sous l’administration duquel existe un tel état de choses, c’est un des souverains les mieux logés de la terre. Sa résidence se compose d’une succession de palais qui s’étend sur l’une des rives du Goomty, tandis que sur l’autre rive s’étend sa ménagerie, parc immense où des troupes d’éléphans, de rhinocéros, de tigres, de léopards, d’antilopes, de lynx et de chats de Perse s’ébattent au soleil, dit notre auteur, comme les moutons et les vaches dans un parc anglais. Le luxe des habitans n’est naturellement point en proportion avec le luxe du souverain, et les rues de Lucknow sont encombrées de mendians armés comme les autres citoyens, et qui, ainsi que le mendiant de Gil Blas, vous demandent l’aumône l’escopette à la main. Il est même assez curieux de retrouver au fond de l’Asie le type du lazzarone italien, avec ses mœurs, ses phrases sacramentelles, ses complimens hyperboliques et ses injures aristophanesques. C’est une preuve de plus que les mêmes causes ont partout les mêmes effets, et qu’un état d’abjection ou de dignité morale engendre partout à peu près les mêmes mœurs et le même langage. Est-ce dans une rue de Naples ou dans une rue de Lucknow que se passe la petite scène que voici ? « La lumière du soleil a brillé sur l’esclave de monseigneur, et le pauvre esclave sera nourri, vous dit un impudent et vigoureux gaillard armé d’une forte moustache, un sabre et un bouclier au poing, en vous tendant la main. — Vous êtes, vous dit-il, la lumière du soleil, — et ce compliment vaut bien, à son avis, le salaire d’une journée de travail. Vous vous détournez de dégoût, et alors, aussi tranquillement qu’il vous avait débité ses complimens, il vous fait part de son opinion sur les membres féminins de votre famille (particulièrement votre mère et vos sœurs) dans un langage trop nu et trop énergique pour souffrir la traduction, et plutôt hardi et expressif qu’élégant. » Les citoyens armés et les mendians forment le plus intéressant spectacle de Lucknow, et partagent l’attention et l’étonnement du voyageur avec les chameaux et les éléphans, qui se promènent dans la ville aussi communément que les mulets en Espagne, les ânes et les bœufs dans nos villages, les chevaux dans nos rues.

Lorsque notre aventurier se présenta à la cour de Lucknow, le roi régnant était Nussir-u-deen, un des deux fils du premier souverain élevé au trône par la compagnie. Ce n’était point sans difficultés qu’il avait succédé à son père Ghazi-u-deen, qui l’avait déshérité et avait formé, paraît-il, le dessein de le tuer plutôt que de lui laisser la chance de monter sur le trône. Il devait son élévation à l’énergie de sa mère, la padskah begum (sultane favorite). Elle arma les femmes de son harem et, après un combat sanglant dans l’intérieur du palais, elle réussit à déjouer les projets du roi grâce à sa bravoure et aussi à l’intervention du résident anglais. Nussir-u-deen devint donc roi, et son premier acte fut de suivre les traces de son père : bon sang ne peut mentir. De même que son père avait voulu le déshériter, Nussir voulut déshériter son fils. La mère disputa son petit-fils à cette bête fauve et le prit sous sa protection. L’ingrat Nussir, oublieux du passé, ordonna à sa mère de quitter le palais ; elle refusa. Le roi envoya contre elle ses femmes-cipayes (garde d’amazones qui habite le palais du roi), et un nouveau combat s’engagea dans lequel quinze ou seize femmes de la padshak begum furent tuées. Le résident anglais intervint de nouveau. Le roi promit au colonel Lowe (c’était le nom du résident) de ne point tourmenter sa mère ni de toucher à son fils, si elle consentait à se retirer à un palais qu’il indiqua. « Le résident se porta garant de la vie de l’enfant, et la begum partit contente. Elle eut plus de confiance dans la parole d’un gentleman anglais qu’elle n’en aurait en dans les sermens les plus solennels du roi et de tous ses ministres. En vérité, ce n’est pas en Europe que l’on découvre la grandeur de l’Angleterre et la puissance magique que renferme le nom d’Anglais. » Cette brave et courageuse mère de Nussir est le personnage le plus intéressant du livre, le seul qui ait des affections naturelles et quelque chose d’humain. Elle avait réussi contre Ghazi-u-deen, elle ne devait pas réussir contre le fils ingrat qu’elle avait sauvé de la disgrâce et peut-être de la mort. Après le départ de sa mère, Nussir fit publiquement proclamer son fils illégitime. Une fois stigmatisé ainsi, l’enfant ne pouvait plus hériter de la couronne. Cependant, après l’empoisonnement de Nussir, la begum fit encore une tentative, cette fois réellement héroïque, car elle ne craignit pas d’entrer en lutte avec le formidable pouvoir de l’Angleterre. Elle fit entourer de troupes le palais où habitait le résident anglais qui refusait de reconnaître le jeune prince ; mais les troupes de la compagnie des Indes arrivèrent à leur tour, quelques coups de fusil furent échangés, et le roi de la compagnie, un oncle de Nussir, monta sur le trône.

Si Nussir traitait ainsi sa mère et son fils, il n’y a point lieu d’être étonné qu’il se portât aux derniers outrages envers les autres membres de sa famille. Famille ! quel est ce mot-là ? Dans le pays d’Oude, le roi seul est tout ; ses parens les plus proches ne participent en rien à sa grandeur, et ont moins d’importance qu’un eunuque favori ou une danseuse qui a captivé pour une semaine les sens très susceptibles du roi. S’ils ont encouru la colère du souverain, le dernier esclave du palais a le droit de les bafouer sans pitié, et cela avec la plus complète impunité. C’est là la façon dont le despotisme rétablit l’égalité. Tous sont égaux devant la violence et la cruauté du monarque, aussi bien un prince royal qu’un mendiant. D’ailleurs les victimes sont peu intéressantes : si elles sont tyrannisées, elles n’attendent que le moment de tyranniser à leur tour, et elles infligeraient, si elles en avaient le pouvoir, les mêmes outrages qu’elles ont à subir. Nussir avait plusieurs oncles vieux et infirmes qu’il se plaisait à insulter et à fouler aux pieds ; mais ces oncles avaient comploté jadis sa perte de concert avec son père, et ils finirent par le faire empoisonner. Ils ne valaient probablement pas mieux que leur neveu, et la seule raison qui semblait militer en leur faveur était leur vieillesse et leurs infirmités. Quoi qu’il en soit, ils étaient une grande ressource pour Nussir : quand ses danseuses ou ses jeux de marionnettes l’ennuyaient par trop, quand il ne trouvait plus aucun plaisir dans les combats de bêtes fauves, qu’il ne lui était tombé depuis longtemps sous la main personne à faire décapiter, quand il sentait qu’il avait besoin d’un dérivatif puissant pour secouer sa torpeur que n’éveillaient plus les jouissances physiques, la cuisine indienne et le vin de l’Europe, alors il invitait à dîner un de ses oncles, et les habitués de la table royale étaient sûrs qu’ils allaient avoir un spectacle exceptionnel. Les plaisanteries qu’on faisait supporter aux princes étaient très variées, grâce au génie inventif du barbier du roi, Anglais de basse extraction, cruel et rapace, qui s’était emparé si bien de l’esprit de son maître, qu’il était le véritable souverain d’Oude, et que Nussir tomba dès que le barbier eut été chassé par ordre de la compagnie. Nous regrettons que l’auteur ait cru devoir taire le nom de ce facétieux scélérat qui doit vivre aujourd’hui dans une opulence somptueuse, fruit de ses rapines et de ses crimes. Le lecteur aura une idée du génie drolatique de ce favori et de l’affection que Nussir portait à ses oncles par les deux anecdotes suivantes.

Le roi avait invité à dîner un de ses oncles, nommé Saadut. Après le dîner, les convives, échauffés par le vin, se préparaient à assister aux divertissemens ordinaires des soirées du palais. — Dansons une écossaise ! s’écria le barbier illuminé par une idée soudaine ; je danserai avec Saadut. — Bonne idée, bonne idée ! répond le roi ; que le khan danse avec mon cher oncle. Sur l’assentiment du roi, le barbier saisit Saadut, et le malheureux vieillard, à moitié ivre, tourne et tourne jusqu’à ce qu’il soit sur le point de s’évanouir. Au milieu de ce tourbillonnement, le barbier, d’un coup de main, fait tomber son turban, grave outrage chez les Indiens d’Oude et que le vieillard ressentit vivement, car, même dans l’état d’ivresse où il était, il porta la main sur son poignard. Ce geste fut aperçu parle barbier, qui, d’un mouvement rapide, jette le poignard loin de lui, détache le ceinturon du vieillard, déroule le châle qui lui ceignait le corps, puis enlève sa veste de tissu d’or ; pièce à pièce, morceau par morceau, le barbier déshabille le pauvre prince. Quelques-uns des officiers anglais, irrités de cette insolence, s’approchèrent pour protéger le vieillard. — Arrière, messieurs ! cria le roi ; je veux que la plaisanterie continue, ou, par le ciel ! je vous mets aux arrêts. — Le malheureux vieillard se tenait là, au milieu de l’appartement royal, nu comme au jour de sa naissance, jouet des esclaves et de la canaille du palais, bafoué et même frappé, dans un état d’ivresse qui ajoutait encore quelque chose de ridicule à cette scène repoussante, et cependant versant des larmes et se couvrant la figure de ses mains. Dans cet état, le roi le força de danser jusqu’à ce que ses yeux se fussent assouvis de ce honteux spectacle.

Un autre oncle de Nussir, encore plus âgé que le précédent, nommé Asoph, reçut une semblable invitation à dîner. Il ne s’y rendit pas sans hésitation ; il pressentait quelque humiliation ou quelque cruauté. — Savez-vous ce que me veut le roi ? demanda-t-il au voyageur anglais dont nous citons le récit. — Mais seulement dîner avec vous, je crois. — Hélas ! je suis vieux, ma tête est grise et mon œil éteint ; je ne puis être un compagnon pour mon neveu, qui est jeune et avide de plaisirs. « Il y avait, dit notre auteur, une grande et très pathétique expression dans ces paroles, que le vieillard prononça avec toute la musique du langage hindoustani. Je fus touché de son chagrin. » Le dîner commença sous de très bons auspices : le roi entra, salua avec grâce et dignité (pas plus que Néron et Héliogabale, Nussir ne manquait d’une certaine élégance royale), et se montra pour son oncle plein de prévenances hypocrites. Une bouteille de madère fut placée devant Asoph, et les toasts se succédèrent si rapidement, que le vieillard, sentant que la liqueur commençait à lui monter au cerveau, ne put tenir tête au roi et posa son verre à moitié vide seulement. Ici cessèrent les prévenances et l’hypocrisie. Le roi regarda fixement son oncle. — Est-ce que le vin qu’on sert à ma table n’est pas bon ? demanda-t-il d’un ton sec. Asoph s’excusa, fit appel à sa volonté et réussit à tenir tête aux convives jusqu’à la fin du dîner. Au moment où les danses commencèrent, la bouteille de madère placée devant Asoph était à peu près vide. — Ne voyez-vous pas qu’Asoph n’a plus de vin ? dit le roi en se retournant vers le barbier. Allez lui chercher une autre bouteille. — Le breuvage qu’on posa cette fois devant le malheureux était un composé de madère et d’eau-de-vie. Une ivresse complète fut produite bientôt par l’affreuse mixtion, et la tête du vieillard tomba sur sa poitrine. « Ses moustaches ont besoin d’être arrangées, » dit le barbier en se levant, et à la grande indignation des Européens témoins de cette scène, il tira brutalement le vieillard par ses moustaches, qu’il portait très longues. Mais ce n’était que le prélude d’une scène repoussante qu’il fallut contempler en silence sous peine d’encourir les colères du monarque, qui déjà avait prévenu toutes les observations par ces mots : « Est-ce que le vieux pourceau n’est pas mon oncle ? est-ce qu’il ne m’appartient pas ? Moi et le khan nous ferons de lui ce qu’il nous plaira. » En attendant, la tête du vieillard continuait à s’incliner, penchée à demi par le sommeil et à demi par l’ivresse. « Il faut lui redresser la tête, » dit le roi. L’obéissant barbier ne se le fit pas dire deux fois, et, prenant deux longs morceaux d’un fil très solide, il attacha habilement, en homme consommé dans son métier, les deux bouts de la moustache du prince aux bras du fauteuil sur lequel il reposait. Le roi battit des mains, chuchotta quelques mots à l’oreille de son favori, qui sortit et rentra bientôt après avec quelques fusées qu’on alluma sous le fauteuil du vieillard. Réveillé par la détonation, le prince tressaillit et fit un effort subit pour se lever. Ce mouvement lui arracha une partie de ses moustaches. La douleur avait dissipé complètement l’ivresse ; Asoph se leva, et en courtisan consommé salua son neveu, le remerciant du plaisir qu’il lui avait donné et le priant de l’excuser si le sang qui coulait de sa blessure ne lui permettait pas de jouir plus longtemps de sa royale société.

Le lecteur ne doit cependant pas se faire illusion, et croire qu’il a affaire, en Nussir-u-deen, à quelqu’un de ces monstres de cruauté, phénomènes de scélératesse, qui ont épouvanté le monde. Non ! Nussir-u-deen n’était ni un Attila, ni un Gengis-Khan, ni un Tamerlan, ni un Sélim. Il n’avait pas l’âme assez forte pour ressembler en rien à ces types de la tyrannie. Encore moins ressemblait-il à ces fous de la vieille Rome, les Caligula ou les Commode, à qui l’ivresse du pouvoir inspirait des crimes si saugrenus et de si gigantesques sottises. Tout au plus était-il capable de quelques-unes de ces inventions de cruauté raffinée auxquelles se complaisaient le dilettante Néron et l’élégant Héliogabale ; mais il leur ressemblait par quelques détails seulement, et non par l’ensemble du caractère. Son pouvoir n’était pas assez grand et assez indépendant d’ailleurs pour lui permettre les mêmes folies. Être tyran d’un petit royaume ou tyran d’un vaste empire, ce n’est point absolument la même chose, et l’étendue du pays où s’exerce le despotisme réagit sur le despotisme lui-même et l’empêche de se développer outre mesure. La tyrannie exercée sur un petit espace perd la moitié de sa force pour le tyran ; elle pèse plus violemment, il est vrai, sur les peuples qui lui sont soumis ; mais en revanche l’imagination du tyran est gênée et nécessairement limitée. Non, le roi Nussir était un tyran d’un ordre beaucoup moins extraordinaire que tous ces célèbres despotes. Sa tyrannie était un composé de trois sortes d’arbitraires : l’arbitraire d’un enfant gâté de la fortune, à qui le sort n’a imposé aucun contrôle ; l’arbitraire d’un homme sans moralité, et enfin l’arbitraire particulier aux princes d’Orient. Il n’était de sa nature ni cruel ni doux. Il avait une âme essentiellement indienne, molle, sans résistance, capricieuse. Seulement cette âme, qui est celle de tous ses compatriotes, il l’avait vulgaire et faible. Comme les peuples mêmes soumis à sa tyrannie, il n’avait pas, à proprement parler, de caractère humain, et il était l’esclave de la nature.

Il est assez difficile d’expliquer ce que nous entendons par ces paroles, cependant nous l’essaierons. L’Européen seul a un caractère humain, c’est-à-dire qu’il agit en vertu d’une détermination bonne ou mauvaise qui est le fruit de sa volonté. La nature extérieure n’a pour ainsi dire pas de prise sur lui, ses sens ont avec la nature extérieure des relations établies d’une manière régulière et comme par suite d’un consentement mutuel. On dirait que chez les races européennes la nature et l’homme ont passé ensemble un contrat pour maintenir leurs droits réciproques. Il en résulte que chez nous il y a une dualité bien établie, la nature d’une part, l’homme de l’autre : chacune de ces deux parties vit indépendante de l’autre ; mais en Orient il n’y a pas de nature humaine distincte de la nature extérieure, il n’y a pas deux royales séparés ; l’homme est un des faits de la nature comme le bananier, le tigre ou l’éléphant, et il n’est pas un fait beaucoup plus important qu’aucun de ceux-là. Il existe des hommes en Orient ou en Afrique, mais il n’existe pas de nature humaine. L’homme y a la nature sauvage de la bête fauve, ses mouvemens souples et gracieux, ses cruautés soudaines et inexpliquées, sa soumission, sa témérité et sa timidité. Le même voyageur qui nous introduit à la cour du roi d’Oude nous montre des tigres et des éléphans qui, en vérité, agissent d’une manière exactement conforme à celle de Nussir. Le roi dans ses cruautés et dans ses repentirs ressemble, à s’y méprendre, à l’éléphant Malleer qui tue son mahout et puis se laisse doucement mener en laisse par un enfant. On se demande quels sont ici les personnages humains, et l’on est tenté de prendre pour des hommes les bêtes qui figurent dans ce récit. Le tigre Kagra prendrait la place du roi Nussir, et le roi Nussir la place du tigre Kagra, qu’on ne serait nullement étonné de la métamorphose ; l’un et l’autre ont exactement le même caractère.

Telle est la nature de ces Orientaux trop vantés, et à qui quelques-uns des dons les plus riches semblent n’avoir été accordés que pour marquer la différence entre le phénomène homme et les autres phénomènes naturels, et afin d’empêcher toute méprise trop grossière. Nussir-u-deen était un Oriental complet. Il était impossible de s’expliquer la raison de ses actions et de saisir le vrai fondement de son caractère. Il était cruel : pourquoi ? Demandez au tigre pourquoi il est cruel. Quelquefois il épargnait : était-il clément ? Demandez à la bête qui se détourne de sa proie sans qu’on en connaisse la raison si elle agit par clémence ? Il était impossible de savoir pourquoi il était féroce à telle heure plutôt qu’à telle autre. Un mouvement du sang, une démangeaison de la peau, une minute d’un soleil trop ardent étaient les raisons déterminantes de ses actions. Un mot malsonnant vous faisait trancher la tête ou enfermer dans une cage de fer. On ne l’abordait donc qu’à genoux, direz-vous, et sans doute on ne lui parlait que par derrière un voile, ainsi que chez les anciens Perses ? Eh ! non, il était bon enfant, très familier ; il se laissait parfaitement aborder, et il aimait à jouer avec ses favoris. Un jour il s’amusa à jouer avec eux au saut de mouton, prêtant gracieusement sa royale échine comme s’il eût été un simple écolier. Était-ce bonhomie ? Non, il obéissait tout simplement à cette loi naturelle, que les enfans suivent instinctivement et que les hommes qui ont quelque souci de leur dignité redoutent dans la vie, — l’égalité de tous dans le plaisir. Une autre fois, ayant entendu raconter qu’un des divertissemens de l’hiver en Europe était les combats à coups de boules de neige, il voulut se donner ce spectacle, et en un instant le jardin fut dépouillé de certaines fleurs qui, ayant quelque ressemblance avec les boules de neige, servirent de projectiles à la joyeuse compagnie. Nussir poussait même plus loin la familiarité : il aimait à boire et à s’enivrer, et il ne craignait point de se montrer à sa cour dans cet état ignominieux ; mais n’allez pas croire pour cela qu’il eût des allures grossières. Cet ivrogne savait garder au milieu de ses vices une certaine dignité, et notre auteur reconnaît qu’il avait quelque chose de véritablement royal. Tel était Nussir : une énigme des plus compliquées et des plus embrouillées, qu’il était impossible de pénétrer. Grâce à ce caractère énigmatique, il devenait très dangereux de séjourner avec lui. Ses faveurs étaient périlleuses, car, comme il était impossible de connaître au juste le mobile de ses actions et que le caprice était l’unique règle de sa vie, l’expérience de la veille ne pouvait servir en rien au lendemain. C’est là ce qu’apprit à ses dépens un de ses ministres, le malheureux rajah Buktar Singh.

Un jour, au retour d’une promenade, le roi, qui aimait à porter l’habit européen, s’amusait à jouer avec son chapeau et à le faire tourner au bout de son pouce. Le chapeau étant de mauvaise qualité, ce jeu le défonça. Le roi se retourna en riant, comme pour inviter sa suite à partager sa joie. Rajah Buktar Singh pensa que c’était l’occasion de placer un bon mot : — Il y a un trou dans la couronne de votre majesté, dit-il. Le roi devint subitement pâle : — Avez-vous entendu le traître ? demanda-t-il à l’officier qui se trouvait le plus près de lui. Mettez cet homme sous bonne garde. Allez, Rooshun (c’était son premier ministre), faites-moi décapiter cet homme.

Le rajah Buktar semblait perdu ; il n’était point au service de la compagnie, il était citoyen d’Oude. Le roi avait donc un absolu droit de vie et de mort sur lui comme sur tout indigène. Subitement une pensée de justice excentrique traversa l’esprit de Nussir. — Comment agirait, demanda-t-il, un roi d’Angleterre envers un sujet qui l’aurait insulté ainsi ? — Il l’aurait fait arrêter ainsi que l’a fait votre majesté, répondit un des officiers anglais et l’aurait fait passer en jugement. — J’agirai donc de même, répondit le roi. Le résident intervint, un conseil fut tenu ; toutes les voix parlèrent de clémence, et il fut résolu que le rajah aurait la vie sauve, que le refuge du monde (c’était le titre oriental de Nussir-u-deen) se contenterait pour toute vengeance de l’emprisonnement du coupable dans une cage de fer et de la confiscation de ses propriétés. Cependant il n’était pas encore sauvé, et un incident survint qui faillit de nouveau lui coûter la vie. — Je veux qu’il soit déshonoré, dit le roi, comme jamais rajah ne l’a été auparavant. Qu’on lui enlève son turban et son habit, son épée et ses pistolets, et qu’on les apporte ici. — Ces ordres furent exécutés. Le turban fut déroulé par un esclave et l’épée brisée par un vigoureux forgeron ; quand vint le tour des pistolets, le forgeron crut devoir s’assurer s’ils étaient chargés. Ils l’étaient. — Sont-ils chargés ? demanda le roi avec véhémence. — Que le refuge du monde jette sur son esclave un regard de bienveillance, les pistolets sont chargés, répondit le forgeron. — Eh bien ! ne vous avais-je pas dit que cet homme était un traître de la pire espèce ? N’avait-il pas prémédité de me tuer ? Vous entendez ? les pistolets du misérable sont chargés ! — C’était son devoir, en sa qualité de général, d’avoir toujours ses pistolets chargés afin de défendre votre majesté, dit avec fermeté un des favoris. — Ah ! vraiment, c’est votre avis ! répondit le roi. Par Allah ! nous verrons si les autres pensent comme vous. Qu’on introduise le capitaine des gardes ! — Le capi taine entra. — Capitaine, était-ce le devoir du rajah Buktar Singh d’avoir ses pistolets chargés ? — C’est indubitablement le devoir d’un commandant en chef des forces de votre altesse d’être prêt à détourner tout danger qui pourrait menacer soudainement les jours de votre majesté. — C’est bien, qu’on les décharge et qu’on les brise.

Le lendemain, Buktar Singh et sa famille partirent de Lucknow. Un caprice du hasard avait renversé Buktar : un caprice du hasard le releva. Un an après cette aventure, des troubles éclatèrent dans Lucknow à l’occasion de la cherté des subsistances. Le roi fut fort étonné de l’audace de ses sujets. — Il y a évidemment quelque chose qui va mal là-dessous, dit-il ; je n’ai jamais vu troubles durer si longtemps dans Lucknow. — Le ministre insinua que la récolte avait été mauvaise. — Taisez-vous, Rooshun, répondit le roi, vous êtes une vieille commère. La récolte a été excellente. — Un autre favori, le professeur d’anglais du roi, insinua à son tour que la police des bazars devait être mal faite. — Je suis de votre avis répondit Nussir, Déguisons-nous et allons nous assurer de la chose de nos propres yeux, comme l’ancien kalife de Bagdad. — Ce qui fut dit fut fait. Le roi, accompagné de quelques favoris, descendit sous un déguisement dans les rues de sa capitale. On entra dans la boutique d’un changeur. Le changeur causait avec un voisin d’une nouvelle attaque contre les magasins de riz. — Tristes temps, tristes temps, Baboo. Ce n’était pas ainsi lorsque le rajah Buktar était ministre du roi. Il maintenait l’ordre dans les bazars. — Oui, en vérité, comme vous le dites, Madhub, le rajah maintenait l’ordre. Tristes temps, tristes temps. — Ce mot fit tressaillir le roi. Deux mois après, le rajah Buktar était de retour au palais, et sa faveur était plus grande que jamais.

Cette anecdote indique assez le caractère que nous avons essayé de décrire, c’est-à-dire un mélange de cruauté capricieuse, de sauvagerie spontanée et de dignité royale. Oui, il y a une certaine dignité dans la conduite de ce tigre, et nous ne pouvons partager à cet égard l’opinion de l’auteur anglais. Entre la conduite de Nussir et celle qu’aurait tenue en pareille occasion un prince européen, il n’y a que la différence de la latitude et du climat. En Europe, le courtisan qui aurait été aussi maladroit que le fut Buktar aurait perdu son crédit ; en Russie, il eût été envoyé en Sibérie ; dans l’Inde, il court risque d’être décapité. Il n’y a qu’un degré de despotisme de plus, il est vrai qu’il est important.

Le résident intervint dans cette affaire, ainsi que nous l’avons dit, et il obtint quelques adoucissemens au sort de la famille du rajah Buktar, exemple frappant de la puissance de la compagnie des Indes sur l’esprit des populations asiatiques. L’honorable compagnie, la Koompany Bahador, est à la fois la terreur et la providence de ces populations. On l’implore comme une sorte de génie qui peut tout voir et tout entendre. La compagnie est un mythe sur la nature duquel les hypothèses les plus hardies peuvent être données par les Hindous. Aussi la famille de Buktar se crut-elle sauvée, dès que le résident intervint en sa faveur. L’auteur décrit la douleur et le désespoir de cette famille naguère si puissante, et qu’une minute a suffi pour renverser : c’est un tableau tout asiatique, qui rappelle à l’esprit toutes les scènes où l’humilité naturelle aux Orientaux se traduit par une pantomime si expressive, — les Juifs implorant leur vainqueur ou leur Dieu vêtus de sacs et la tête couverte de cendres, les musulmans le front penché contre la terre devant le commandeur des croyans, les parias se faisant petits et se collant aux murs pour laisser passer les hommes de race noble.

« J’ai vu bien des spectacles déchirans dans le cours d’une longue vie quelque peu aventureuse, mais je ne me rappelle rien qui m’ait affecté aussi vivement que cette malheureuse réunion de femmes et d’enfans. Ils furent tous traités comme Buktar l’avait été, dépouillés de leurs beaux habits et de leurs ornemens, revêtus du misérable costume dont on l’avait couvert. Ils étaient tous là, se serrant les uns contre les autres dans une attitude de crainte muette, comme des moutons qui attendent la boucherie. Le vieux père de Buktar était là, avec sa peau ridée et son pauvre corps amaigri, qui laissait voir distinctement sa charpente anatomique. Il était là, pleurant non de ses propres souffrances et de son déshonneur, mais des malheurs de son fils et des femmes de son fils. Des femmes délicates, qui avaient été élevées dans tous les raffinemens du luxe, dont jusqu’alors le visage n’avait jamais été exposé aux yeux des hommes, étaient là accroupies à terre, pêle-mêle avec leurs enfans, exposées aux regards et aux plaisanteries brutales de la soldatesque indigène, dispersée çà et là dans la cour du palais. L’une de ces femmes serrait son enfant contre son sein et semblait trouver quelque satisfaction dans son malheur à remplir ses devoirs de mère ; une autre était assise dans une attitude de silencieux désespoir, corps incliné, yeux fixés à terre, une Niobé hindoue. Aucun sculpteur n’aurait pu trouver de plus belles formes que celles de deux d’entre elles, qui avaient ce teint de bistre si ravissant lorsqu’il contraste avec la chevelure de jais qui est si commune dans ces pays du soleil. Elles avaient déroulé leurs longues tresses noires, afin que ces emblèmes du chagrin formassent un manteau à leurs épaules nues, et elles n’en paraissaient que plus charmantes. »

Les caprices du roi n’étaient pas tous des caprices sanglans ; il en avait de fort drolatiques, tout à fait dignes du grand Schahabaham et de ces princes de l’Orient célébrés par Crébillon fils. Volontiers il eût dit, lui aussi, à un bouffon ou à une danseuse qui ne l’amusait pas : « Ah çà ! tâchez ne pas m’ennuyer, ou je vous fais couper la tête. » Un jour, une nouvelle esclave venue du Cachemire figura parmi les danseuses chargées d’égayer les après-dînées de sa majesté. Elle se nommait Nuna, et était extrêmement belle sous ce costume oriental qui voile les formes sans les cacher. La perfection de son beau corps, que l’on distinguait exactement sous ses voiles, attira l’attention du roi. Elle chanta, les accens de sa voix allèrent à l’âme du prince. Elle dansa, les souples mouvemens de ses membres remuèrent les sens de son maître. « Qu’on lui donne cent roupies, dit le roi, en récompense de son chant. » Le lendemain, les prodigalités redoublèrent : « Qu’on lui donne deux cents roupies, » dit le roi, — et lorsqu’il se leva, il ne voulut pas d’autre appui que le bras de Nuna pour l’accompagner au harem. Nuna était en grande faveur : « Vrai, je vous ferai bâtir une maison toute d’or, Nuna, dit le roi, et vous serez ma padshah begum. » Ces faveurs durèrent une semaine. « Eh mais ! s’écria Nussir un certain soir, comme il la regardait danser, elle m’ennuie. Je voudrais bien savoir quelle figure elle ferait sous le costume européen ! — Rien n’est plus facile, sire, répondit l’infernal barbier, toujours prêt à se rendre complice des méchancetés de son maître. On fit sortir Nuna, qui bientôt après reparut revêtue du costume des dames européennes ; mais sous cet attirail nouveau pour elle, elle était gauche et embarrassée, ses mouvemens étaient gênés, ses formes dissimulées ; toute sa beauté avait disparu. La pauvre fille sentit qu’elle était ridicule et se mit à pleurer à chaudes larmes. Quant au roi, il riait à gorge déployée. À partir de ce jour, le roi ne voulut plus la voir dans un autre costume que le costume européen. Pour échapper à cette persécution, Nuna demanda la permission de quitter la cour ; cette faveur lui fut refusée. Telle fut l’histoire de la grandeur et de la décadence de la danseuse Nuna. »

Les seuls favoris qui fussent à peu près à l’abri des caprices de Nussir étaient ses favoris européens, peut-être parce que la terrible compagnie les couvrait. Comme les Européens ne peuvent prendre de service à la cour du roi sans la permission du résident, la protection de la compagnie s’étend naturellement sur eux. À l’époque où notre auteur entra au service de Nussir, il y avait à la cour quatre Européens qui ne partageaient les faveurs royales ; il fit le cinquième. L’un d’eux était le professeur d’anglais du roi, le second son bibliothécaire, le troisième le peintre chargé de conserver à la postérité les traits de son auguste personne, et le cinquième son barbier. Ce dernier était le plus puissant. Comme on l’a vu, il connaissait à fond la nature de son maître, flattait tous ses vices et servait tous ses mauvais instincts. Il était venu comme mousse dans les Indes, s’était établi comme barbier à Calcutta, avait fait une petite fortune et était allé en chercher une plus considérable à Lucknow. Un incident bizarre lui fit trouver ce qu’il désirait. Le gouverneur général de l’Inde se distinguait alors par sa chevelure bouclée, et comme le gouverneur-général est le miroir de la mode pour l’Inde tout entière, tout le monde cherchait naturellement à l’imiter, les chevelures bouclées faisaient rage, au grand désespoir du résident anglais à Lucknow, qui avait la chevelure plate et lisse. Sur ces entrefaites le barbier parut, et grâce à l’habileté du nouveau-venu le résident put bientôt montrer une chevelure magnifiquement bouclée. L’imitation est contagieuse, le roi fut jaloux des boucles de cheveux du résident ; le résident lui donna son coiffeur. À partir de ce moment, titres, faveurs, pensions, tombèrent comme grêle sur l’heureux barbier ; il fit rapidement une belle fortune. Il était chargé de fournir de vin la table de son maître et de se procurer tous les objets européens nécessaires au palais. Chaque mois, il présentait à sa majesté une liste des dépenses, longue de plusieurs mètres, que le roi payait toujours sans faire aucune observation. Le roi connaissait toutes les concussions de son favori ; il ne faisait qu’en rire : — Qu’est-ce que cela vous fait ? dit-il un jour à quelqu’un qui l’informait des habitudes de rapine du barbier ; si je veux que le khan s’enrichisse, ne suis-je donc pas le maître ? — Il s’enrichit en effet, car, en quittant le service du roi, il emporta une fortune de 240,000 livres sterling. Sa faveur était si grande qu’il était connu dans l’Inde entière, et que la Revue de Calcutta crut devoir lui faire l’honneur de l’attaquer, ce dont le barbier se souciait fort peu. Cependant, ennuyé de ces criailleries de puritain, le vil subalterne, comme l’appelaient les journaux de l’Inde, finit par prendre à ses gages un journaliste pour répondre aux attaques qui pleuvaient sur lui ; mais il pouvait en sûreté braver tous les orages, sa faveur était de celles qui résistent à tous les coups de la fortune : il tenait le roi par le sentiment le plus fort du cœur humain, l’amour de la conservation personnelle. Le roi avait tellement peur d’être empoisonné, qu’il ne laissait à nul autre que son barbier le soin de sa table et de sa cave. C’était le barbier qui débouchait les bouteilles et goûtait le vin avant le roi. Enfin son pouvoir était de ceux qui entraînent dans leur chute les pouvoirs supérieurs qui essaient de les briser après les avoir laissé grandir. Le barbier était la seule sauvegarde du roi ; en favorisant tous ses vices et en se faisant le complice de toutes ses cruautés, il ne lui avait laissé d’autre appui que lui ; tombant, il entraînait le roi dans sa chute. Cela se vit bien lorsque, sur les instances de la compagnie, Nussir fut obligé de renvoyer son favori. Quelques semaines après, il mourait lui-même empoisonné.

Les amusemens du palais étaient dignes de cette cour bizarre. C’étaient des plaisirs cruels et sanglans, mais d’ailleurs intéressans. En vérité, si nous avions visité la cour d’Oude sous le règne de Nussir, nous nous serions fort peu soucié de ses danses et de ses chants, mais nous aurions volontiers sollicité l’honneur d’assister à quelques-uns de ces combats d’animaux auxquels se complaisait le roi, non pas de ces combats repoussans où deux chameaux, luttant dans l’arène, se lançaient au visage les flots de salive de leur second estomac, ni ces combats où d’inoffensives et élégantes bêtes, les antilopes par exemple, s’éventraient pour le plaisir d’une brute humaine qui ne les valait pas, mais les combats gigantesques des rhinocéros, des tigres et des éléphans. Le spectacle de ces combats d’animaux est tellement émouvant, que les pages dans lesquelles l’auteur les raconte minutieusement arrivent par momens à l’éloquence. Ce dut être en effet un beau spectacle que celui du tigre Teraï-Wallah renversant le tigre Kagra. Kagra était un favori du roi, et Nussir avait parié pour lui une somme de cent mohurs d’or contre le résident. Kagra était un tigre monstrueux, Kagra était un aristocrate, l’orgueil de Lucknow ; on le montrait aux voyageurs comme une des merveilles du pays, et cependant Kagra fut vaincu par le Teraï-Wallah (c’est-à-dire l’étranger de Teraï), ainsi nommé parce qu’il avait été pris dans le district de Teraï. Mais plus merveilleux encore fut le combat du tigre Burrhea contre le cheval sauvage qu’on nourrissait dans la ménagerie du roi, et que sa férocité avait fait surnommer le mangeur d’hommes. Cette bête anthropophage, s’étant échappée un certain jour, avait tué et mis en pièces plusieurs personnes, et failli dévorer notre auteur lui-même et quelques-uns des habitués de la cour. Lorsqu’on rapporta le fait au roi, il se mit à rire et répondit : — Eh bien ! puisqu’il est si terrible, qu’on le mette aux prises avec Burrhea. Burrhea le mettra à la raison. — On introduisit dans l’arène les deux animaux. Aussitôt qu’ils furent en présence, devinant ce qu’on leur demandait à l’un et à l’autre, ils prirent toutes leurs mesures pour le combat, le cheval baissant la tête et l’œil immuablement fixé sur son adversaire, suivant tous ses mouvemens, et ayant soin de présenter toujours la croupe au lieu du cou, le tigre tournant avec hypocrisie autour de l’arène, comme s’il ne méditait rien contre la vie de son adversaire, et épiant l’occasion. Ce manège dura plusieurs minutes, et subitement, à la grande surprise du narrateur anglais, qui regardait pourtant ce spectacle avec toute l’attention qu’il mérite, le tigre s’élança sur sa proie par un bond électrique, et comme poussé par une force invisible. Le cheval, qui n’avait perdu aucun de ses mouvemens, présenta la croupe, qui fut déchirée par les griffes du tigre, lança une ruade et envoya Burrhea rouler dans la poussière. — C’est égal, Burrhea l’aura, dit le roi. — Le tigre se releva, et les animaux recommencèrent leur pantomime. Mêmes promenades circulaires de la part du tigre, même attention, de la part du cheval, à ne présenter que la croupe, même bond galvanique et imprévu de Burrhea, qui cette fois roula dans la poussière en poussant des hurlemens et en cherchant une issue pour fuir : la mâchoire avait été brisée par une des ruades du cheval. — Ah ! mais, dit le roi, ce mangeur d’hommes est un brave compagnon. Qu’on le fasse combattre contre des buffles sauvages. — On introduisit dans l’arène trois buffles énormes, qui regardèrent d’un air étonné et stupide, sans bien comprendre ce qu’on voulait d’eux. Le cheval, plus intelligent, voulut sonder le terrain et connaître la nature de ces nouveaux adversaires. Il s’approcha de ces énormes bêtes, dont la moindre aurait suffi pour l’anéantir, et s’avisa d’étendre son long cou sur le dos d’un des buffles ; ils n’y prirent garde et ne parurent se soucier en rien de lui. La familiarité engendre l’insolence, dit l’auteur, et le cheval, encouragé par cette attitude passive, s’approche de l’un d’eux et lui allonge un coup de pied. Surpris de cette audace, les trois buffles relèvent la tête et regardent d’un air étonné, comme s’ils cherchaient à comprendre la raison de cette attaque imprévue. — Eh ! mais, dit le roi, c’est un brave camarade que ce cheval ; je veux qu’il ait la vie sauve. — On fit sortir de l’arène le mangeur d’hommes, qui s’était montré si ingénieux, et qui, grâce à sa présence d’esprit, avait su garantir sa vie.

Je suis fâché d’apprendre qu’une lutte de rhinocéros et d’éléphans n’a pas tout l’intérêt qu’on pourrait lui supposer ; mais en revanche les combats d’éléphans sont un spectacle encore plus extraordinaire que je ne l’imaginais. L’hôte anglais de Nussir en décrit un, dont le héros dépasse tous les éléphans légendaires et fabuleux de l’antiquité dont Pline nous a conservé le souvenir. Que sont ces éléphans pieux et reconnaissans, qui sauvent la vie à leur maître ou font leur prière au lever du soleil, à côté du terrible et doux Malleer, qui mériterait bien plus qu’eux de passer à la postérité ? Les combats d’éléphans avaient lieu dans un vaste enclos, sur une des rives du Goomty, et les spectateurs contemplaient avec sécurité ce spectacle de la rive opposée. Chaque éléphant combat monté par son mahout, qui dirige l’énorme bête au moyen d’une corde passée entre ses défenses et sa queue. Les deux éléphans s’avancent l’un contre l’autre, la trompe relevée en l’air, ils se heurtent de front, et le choc est si terrible qu’on l’entend, dit l’auteur, à un demi-mille de distance, et que souvent les défenses brisées sautent en l’air. Dans le combat décrit par l’ancien serviteur du roi Nussir, Malleer fut le vainqueur. Son adversaire, reculant toujours devant lui, se trouva acculé au Goomty et se jeta dans le fleuve. Malleer voulut l’y suivre ; résistance de la part du mahout. Malleer s’obstine, le mahout redouble d’efforts pour modérer son ardeur. Malleer, perdant patience, dans ses mouvemens de fureur renverse son mahout, qui, tombant du haut de cette tour vivante, se blesse et gît à terre sans pouvoir se relever. L’éléphant furieux leva alors sa patte énorme, la posa sur la poitrine de l’homme, et broya sa charpente osseuse avec tant de force, qu’on entendit le craquement des os sur l’autre rive du fleuve ; il enroula sa trompe autour d’un des bras du cadavre, l’arracha et le lança en l’air. Les spectateurs, pétrifiés d’horreur, contemplaient cette scène sans oser pousser un cri, et au moment où l’épouvante était à son comble, un nouvel incident vint encore augmenter l’émotion. On vit une femme, qui portait un enfant dans ses bras, courir en toute hâte vers l’éléphant. C’était la femme du mahout. — Oh ! Malleer ! Malleer ! bête cruelle ! vois ce que tu as fait. Voilà notre maison finie. Tu as enlevé le toit, maintenant brise les murs ; tu as tué mon mari que j’aimais tant, tue-moi maintenant, ainsi que son fils. — Vous croyez peut-être que Malleer se mit à rugir et à menacer ? Non, Malleer était un héros : comme tous les héros, il avait ses momens de fureur pendant lesquels il était dangereux de l’approcher ; mais il avait l’âme magnanime et le cœur chevaleresque. Sa fureur se dissipa en écoutant les reproches de la femme du mahout. Il retira son pied, qui pesait sur le cadavre ; tête basse, il contempla la douleur de la pauvre femme, écouta patiemment ses reproches et y répondit par les regards pleins de tristesse et de repentir qu’il lui jeta. Pendant ce temps, le petit enfant du mahout jouait entre les jambes du colosse et badinait avec sa redoutable trompe.

L’accès de colère de Malleer semblait passé. Les cavaliers armés de lances, qui sont chargés de piquer l’éléphant pour le faire sortir de l’arène, pensèrent, voyant le héros plongé dans la douleur, que le moment était venu où, sans danger pour leur vie, ils pouvaient accomplir leur tâche ; ils se trompaient. Malleer se retourna, secoua les oreilles et grogna comme pour leur dire : J’ai commis une mauvaise action et j’en suis fâché ; mais ce n’est pas à vous que je dois des comptes, c’est à cette pauvre femme et à ce faible enfant. Quant à vous, décampez si vous ne voulez pas qu’il vous arrive malheur. Ils ne tinrent compte de cette éloquence muette et voulurent le piquer. Malleer furieux se retourne, mugit, lève sa trompe, prend sa course, et chevaux et cavaliers fuient éperdus devant lui. Il allait faire quelque nouvelle victime, lorsque le roi eut un éclair de sagesse : « Que la femme du mahout l’appelle ! il l’écoutera. » La femme l’appela, et le furieux Malleer revint absolument comme l’aurait fait un épagneul à l’appel de son maître. « Que la femme le monte avec son enfant et l’emmène ! » dit le roi. Malleer s’agenouilla sur l’ordre de la femme. Elle monta sur son dos. Malleer lui donna d’abord le cadavre mutilé de son mari, puis son enfant. À partir de ce moment, il ne voulut plus d’autre mahout qu’elle. En vérité nous sommes bien dans l’Inde, la terre du panthéisme. Les hommes vivent pour ainsi dire dans la compagnie des bêtes, et les bêtes dans celle des hommes ; les hommes parlent aux bêtes, et celles-là comprennent ; ils font un échange de caractères et de sentimens. À eux seuls, les animaux occupent un grand tiers de ce livre, et ce qu’il y a de frappant, c’est que ces animaux sont des manières de personnages dans l’état ; ce sont des êtres historiques, des individualités. L’éléphant Malleer, les, tigres Kagra, Teraï-Wallah et Burrhea, le cheval mangeur d’hommes, sont des caractères.

Telle était la vie de Nussir-u-deen, et telle sera la vie de tout roi d’Oude, jusqu’au jour où l’Angleterre aura jugé convenable de ne pas protéger plus longtemps de telles infamies. Nous n’avons pas à donner de conclusions ; elles se tirent d’elles-mêmes de ce récit. Les traités qui unissent la tyrannie des rois d’Oude à la protection de la compagnie sont aussi coupables, jusqu’à un certain point, que les traités qui accorderaient aux traficans d’esclaves la protection des gouvernemens et des lois. Il n’y a entre ces deux faits qu’une nuance très subtile, et cette protection n’est qu’un des derniers restes de cette vieille politique machiavélique qui s’inquiète avant tout du bénéfice matériel, politique sur laquelle l’esclavage a été fondé, et en vertu de laquelle il est encore conservé, défendu et excusé. Les Anglais se sont débarrassés de l’esclavage, il est bien permis de croire qu’ils en finiront aussi avec cette protection accordée à des roitelets sanguinaires, et qu’ils ne voudront pas éternellement permettre qu’avec leur autorisation des millions d’hommes soient tyrannisés, ruinés, spoliés et abandonnés à l’ignorance et au vice. Les victimes sont réellement intéressantes, et les bourreaux le sont fort peu ; la protection de l’Angleterre est donc, si nous pouvons nous exprimer ainsi, placée à rebours. C’est en faisant le vœu qu’il en soit autrement que nous terminerons ces pages, où nous avons voulu donner une idée de cet Orient dont on nous étourdit depuis vingt-cinq ans, et où nous nous sommes proposé pour but de conquérir, s’il nous était possible, quelques ennemis de plus à ces détritus de civilisations naguère splendides, aujourd’hui embarrassantes et pestilentielles.

Émile Montégut.