Un Roi de l’Inde au IIIe siècle avant notre ère - Açoka et le Bouddhisme

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Un Roi de l’Inde au IIIe siècle avant notre ère - Açoka et le Bouddhisme
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 67-108).
UN
ROI DE L’INDE
AU IIIe SIECLE AVANT NOTRE ÈRE

AÇOKA ET LE BOUDDHISME.

L’Inde passe pour n’avoir pas de chronologie, pas d’histoire; cette réputation n’est pas tout à fait imméritée. A défaut d’historiens et de chroniques, — qu’elle n’a guère, — elle possède des monumens. Par malheur, les monumens sont moins accessibles que les livres. L’étude de l’Inde remonte à quelque cent ans; il y en a cinquante à peine qu’a commencé l’exploration archéologique, épigraphique. C’est d’hier que l’effort des travailleurs se porte avec une sorte de prédilection sur ces témoins du passé, dont le silence ou les confusions de la littérature doublent le prix.

Dans les premiers temps, l’enthousiasme de la découverte, la surprise de la nouveauté, avaient fait exagérer singulièrement l’antiquité des traditions et des livres qui passaient pour nous révéler les mystères de « l’antique sagesse des Indous. » Ainsi le voulait le tempérament romantique des premiers explorateurs; telle était la tournure d’esprit du moment, que l’on n’aimait à s’approcher qu’avec un frisson religieux de ces choses lointaines de l’Orient: on transportait dans le temps la perspective de la distance. Ne fallait-il pas un digne pendant à l’Egypte, qui, elle aussi, s’ouvrait à la curiosité passionnée de la science européenne? Depuis, on a dû en rabattre: mais c’est le sort des démentis de ne déraciner qu’avec peine les préjugés qu’ont accrédités les affirmations hâtives. La critique a souffert ici d’un double désavantage : c’est par de lents efforts qu’elle s’est frayé un chemin; quels qu’aient été ces efforts, si certaines que puissent être ses conclusions négatives, elle n’est pas encore, elle ne sera peut-être jamais en état d’opposer aux fantaisies séduisantes ces résultats catégoriques, précis, dont la lumière crue dissipe sans retour les complaisantes illusions de la première heure.

Au temps qu’elles commençaient à perdre de leur empire, les esprits se tournèrent à l’étude nouvelle du Véda, aux théories et aux déductions brillantes de la mythologie comparative. C’était par la haute antiquité de ses traditions, par ses aspects en quelque sorte préhistoriques, ou réputés préhistoriques, que l’Inde reparaissait à l’horizon des lettrés. Cette fois encore, la séduction des combinaisons ingénieuses, des thèses vastes, faisait tort à la curiosité des faits définis.

Aujourd’hui que le bouddhisme attire surtout vers l’Inde les lecteurs européens, les rapprochemens suspects, les témérités d’une vulgarisation aussi ambitieuse que mal informée, nuisent une fois de plus a la diffusion de connaissances nettes. Égaré à plaisir, le public est chaque jour exposé à prendre au sérieux les thèses les plus étranges, et jusqu’aux mystifications du théosophisme et du « bouddhisme ésotérique. » Aux plus circonspects, l’Inde, je le crains, n’apparaît souvent que comme le lieu isolé dans l’histoire où flottent sans date, sans personnalité, sans forme, des imaginations fantastiques et nébuleuses. Ne fût-ce que par le contraste, il sera peut-être reposant d’y envisager quelques monumens parfaitement tangibles, dûment datés, d’une inspiration simple et pratique, quoique religieuse, où des noms étrangers attestent des rapports curieux avec le dehors. Ce sont les monumens mêmes qui, à plusieurs égards, sont devenus le point d’appui initial pour la reconstitution historique du passé.

Les documens épigraphiques ne manquent pas dans l’Inde : inscriptions votives retrouvées parmi les ruines des vieux monumens bouddhiques, stèles gravées dans les temples de toute date et de toute secte, plaques de cuivre restituées par les archives des familles brahmaniques et par le hasard des fouilles, où sont consignées les libéralités des rois envers les brahmanes dont ils voulaient honorer la science ou récompenser les services. La moisson est riche. Les monumens d’Açoka y tiennent sans comparaison la première place.

I.

A son entrée dans l’Inde proprement dite, au-delà de l’Indus, Alexandre se heurte surtout, dans des rapports tour à tour hostiles et pacifiques, à deux souverains : l’un, Taxiles, est le roi d’une ville de Takshaçilâ, alors l’une des plus importantes du Pendjab : le nom revient souvent dans la tradition des bouddhistes ; l’emplacement, marqué par de vastes débris, en a été déterminé avec beaucoup de vraisemblance; l’autre, le fameux et chevaleresque Porus, représentait, en continuant vers l’est, un royaume connu aussi de la tradition indoue, et qui, à en juger par le nom, devait se rattacher, au moins par des liens légendaires, à la race épique de Pourou, Pauras ou Pauravas. C’est au-delà de ses domaines, sur les rives de l’Hyphase, la Vipâçâ des Indiens, qu’Alexandre suspend sa marche et se décide au retour. Les régions plus lointaines qu’il renonçait à conquérir étaient, d’après les renseignemens qu’il recueillait, soumises à un maître puissant, le roi des Prasiens, c’est-à-dire des Prâtchyas ou u Orientaux. » Les Grecs touchaient en effet au plus étendu, au plus populeux des états de l’Inde. Il était à cette époque gouverné par le dernier prince d’une dynastie des Nandas. Les jours de cette famille étaient comptés.

Comme on devait s’y attendre, la retraite des Macédoniens fut le signal de mouvemens intérieurs. Un rôle important y est attribué à un aventurier que les Grecs nomment Sandrocottos ou Sandrogyptos. Il avait vu Alexandre et vécu dans son camp; mais, condamné à mort pour offense au conquérant, il avait cherché son salut dans la fuite. Il s’engagea dans la vie de partisan; elle le mena loin : quelques années plus tard, il avait renversé le pouvoir des Nandas, avait pris leur place et étendu son empire jusque sur le Pendjab. Cette élévation rapide dut frapper vivement les imaginations. Les informations trop courtes que nous donnent sur lui les historiens d’Alexandre sont déjà pénétrées d’exagération légendaire; dans la tradition même de l’Inde, le souvenir de Tchandragoupta, car telle est la forme exacte de son nom, s’entoura vite de récits merveilleux. Ce souvenir fut durable ; à une époque beaucoup plus moderne, il se reflète encore dans une sorte de drame historicpie qui nous est parvenu et qui met en scène, — nous ne pouvons juger avec quel degré d’exactitude, — l’histoire de l’entreprenant aventurier. Solidement installé dans son vaste domaine, Tchandragoupta se trouva en contact avec Séleucus, le successeur d’Alexandre dans l’Orient. Un traité intervint entre eux, des échanges d’ambassades et de présens. Un Grec, Mégasthène, alla représenter Séleucus à la cour de Palibothra, c’est-à-dire Pâtalipoiitra, la Patna moderne. De son séjour, il rapporta une ample moisson d’informations curieuses, dont de trop rares fragmens sont venus jusqu’à nous. Par lui, la dynastie nouvelle des Mauryas fut connue des Grecs, et nous trouvons les Morieis cités par eux comme des « rois de l’Inde. »

Cette puissance se consolida; les relations avec l’Occident se renouvelèrent. Le fils et successeur de Tchandragoupta recevait tour à tour un envoyé d’Antiochus, Daimachos, et un Dionysios dépêché par Ptolémée Philadelphe. Son petit-fils fut notre Açoka.

Les dates approximatives se trouvent donc fixées d’abord avec certitude. En plaçant l’avènement de ce prince aux environs de 275 avant Jésus-Christ, nous sommes assuré de ne nous tromper que de bien peu.

Açoka nous a laissé de précieux monumens qui nous ouvrent, sur l’état d’esprit et sur la condition religieuse de l’Inde à une époque capitale de son histoire, des jours curieux. Je voudrais en donner quelque idée.

Ce n’est pas d’hier que ces monumens ont attiré l’attention.

Dehli, la résidence des souverains mogols de l’Inde, s’élève dans une plaine immense où la vieille ville impériale a, comme il arrive aux capitales d’Orient, promené son existence errante au gré de ses maîtres et des vicissitudes de l’histoire. Là dorment, dans une décadence profonde, les débris entassés de bien des splendeurs : forteresses ruineuses, mosquées délabrées, tombes d’empereurs et de poètes, de saints et de soldats. D’un côté, le Koutoub-Minar dresse sa svelte silhouette à côté des arcades gigantesques de la mosquée où les empereurs pathans ont entassé, suivant un plan nouveau, les colonnes arrachées à plus d’un temple et décorées avec une patience indienne. A l’horizon, les vieux remparts afghans de Toughlakabad étagent leur masse morose, redoutable d’aspect jusque dans sa mine. Les coupoles de marbre de la tombe d’Houmayoun couronnent de leur blancheur riante les solennelles murailles de grès rouge où courent les arabesques précieuses. Le vieux fort d’Indraprastha ouvre aux troupeaux paresseux de chèvres et de buffles sa porte énorme, plus grandiose dans sa solitude morne que dans sa nouveauté éclatante. Parmi les débris sans nombre, deux colonnes, hautes de 14 ou 15 mètres, monolithes énormes de 3 mètres de diamètre à la base, polies avec le plus grand soin, mais brisées au sommet et privées de couronnement, tranchent par leur nudité sévère. L’une domine les restes de la forteresse de Firouzabad et regarde au loin, par-dessus le lit voisin de la Jumna; l’autre se dresse sur cette arête de rochers qui contourne la Dehli moderne : de là, le regard embrasse les murailles de la citadelle mongole et les minarets de la grande mosquée, qui développe son enceinte ajourée au sommet de ses parvis géans. Ces colonnes n’ont pas toujours occupé leur place présente. Au milieu du XIVe siècle, l’empereur Firouz-Shah les avait trouvées, l’une à Mirath, l’autre aux environs de Khizrabad. C’est lui qui les fit transporter sur l’emplacement qu’elles occupent. Il avait été frappé de leur aspect, intrigué par les caractères gravés sur leur fût; il en voulut savoir le sens. Aucun des brahmanes ni des savans auxquels on s’adressa ne les put lire. On raconte pourtant que tous ne restèrent pas muets ; plusieurs Indous, plus courtisans que philologues, y découvrirent une prophétie : elle annonçait que personne ne serait capable de déplacer la colonne jusqu’au jour lointain où un empereur musulman, du nom de Firouz, était destiné à lui assigner un site nouveau.

L’embarras des savans européens ne fut guère moindre que celui des Indous quand, au commencement de ce siècle, l’attention se porta sur ces monumens. Ils furent des premiers connus, dessinés, décrits, copiés. Les colonnes de Dehli n’étaient point uniques ; on en signala successivement trois autres, dont une à Allahabad, au confluent de la Jumna et du Gange ; toutes portaient des caractères exactement semblables à ceux de Dehli. Ils restaient cependant lettre close. Le récit des efforts qu’ils ont coûtés ne serait pas dans l’histoire scientifique de ce temps un des épisodes les moins dignes d’intérêt. On me permettra d’en rappeler les premières étapes.

En 1833, la Société asiatique du Bengale, fondée à la fin du siècle dernier par les pionniers des études indiennes, en particulier par William Jones, choisissait pour secrétaire, pour éditeur de son journal, l’homme dont le nom reste glorieusement lié à cette exploration. James Prinsep n’était point un philologue de profession ; sa connaissance des langues anciennes de l’Inde était sommaire; son ardente et universelle curiosité, servie par une admirable vivacité d’intelligence, par une pénétration presque divinatrice, suppléait aux lacunes et l’armait merveilleusement pour le premier travail de découverte.

De la rapide conquête d’Alexandre, il resta un souvenir durable au nord-ouest de l’Inde, dans le royaume de Bactriane, et dans les dynasties grecques qui étendirent la main sur le Pendjab. De deux de ces princes, il nous est parvenu des monnaies bilingues ; la légende grecque du roi Agathoclès permit à Lassen de reconnaître la valeur des lettres de la légende indienne; Prinsep, mis sur cette voie, élargit la trouvaille; il appliqua la même méthode aux monnaies du roi Pantaléon. Les caractères gravés sur ces médailles étaient sinon identiques, au moins strictement analogues à ceux des mystérieuses colonnes.

L’une d’entre elles, celle d’Allahabad, outre les édits d’Açoka, contenait une inscription qui, tout en résistant à la lecture, tout en accusant une parenté certaine avec le type ancien, se rapprochait un peu plus des écritures modernes; c’était un acheminement, un commencement de pont jeté sur l’abîme. Prinsep, sans parvenir à la déchiffrer, l’avait analysée avec un soin minutieux; quelques signes lui avaient livré leur secret. Tout un trésor d’observations, de pressentimens indécis, de conjectures hésitantes, s’était accumulé dans son esprit. Ces demi-clartés sont l’aurore des découvertes. La sienne put paraître aussi soudaine qu’éclatante ; elle était préparée de longue main, méritée par un persévérant effort. Il reçut coup sur coup, en mai 1837, des dessins qui reproduisaient, les uns des légendes de monnaies anciennes et jusqu’alors inexpliquées du Guzerat. les autres, de courtes épigraphes relevées sur des ruines bouddhiques assez voisines, à Santchi. Les monumens étaient d’antiquité inégale : les deux alphabets n’étaient pas identiques. Le premier, un peu moins ancien, contenait plusieurs élémens qu’éclairait la comparaison des alphabets modernes ; la lumière se fit tout à coup dans l’esprit de Prinsep : en peu d’heures, avec une sorte d’irrésistible spontanéité, avec une sûreté merveilleuse, il déchiffrait les légendes. Le second était très semblable à l’alphabet réfractaire des colonnes. Prinsep nous a raconté lui-même comment, en lithographiant ces courtes inscriptions dispersées sur un grand nombre de pierres sculptées ou de stèles, il avait été frappé de l’idée qu’elles devaient rappeler des donations : elles se terminaient toutes par deux caractères identiques ; il admit qu’ils représentaient le mot don : en sanscrit dânam, le latin donum; du même coup il enrichit de deux lettres nouvelles, qui jusque-là avaient dérouté ses tentatives, la liste encore courte des faits acquis. Il sembla que la dernière barrière fût tombée ; du même élan qui lui avait livré les monnaies du Guzerat, il pénétra les inscriptions de Santchi; il était du même coup maître de l’alphabet des colonnes : peu de jours après il en avait lu, et, avec l’aide de ses assistans natifs, traduit une première fois les textes si longtemps rebelles.

Mais les inscriptions des colonnes ne sont pas, il s’en faut, les seuls monumens que nous ait légués Açoka. Assez près de la côte méridionale de la presqu’île du Kathiawar, qui se rattache au Guzerat continental, s’élève brusquement, au milieu de la plaine infinie, une haute montagne au profil ferme et hardi; elle est tout enveloppée à la base d’un bassin couvert de jungles que ferme une chaîne circulaire de collines moins élevées. C’est le mont Girnar, un lieu consacré depuis des siècles par la piété des Jaïnas[1] ; sur les cinq crêtes qui s’étagent au sommet, leur zèle religieux a entassé, au prix: d’un labeur surprenant, des temples qui restent le but d’incessans pèlerinages. La ligne de circonvallation des collines n’est guère percée qu’en un endroit par où la rivière qui sort de la montagne s’est frayé un chemin. Sur le bord de la route qui, par ce passage, mène de la ville voisine de Jounagar à la montagne sainte, est accroupi un bloc rocheux dont la itice principale, assez soigneusement dressée, est couverte de caractères parfaitement semblables à ceux d’Allahabad et de Dehli. Une copie en parvenait à Prinsep en 1837, à l’heure même où il venait d’achever la découverte qui en mettait la clé entre ses mains. Dans le même temps, une autre série était révélée à l’autre bout de l’Inde, à Dhauli, sur la côte de l’Orissa. Prinsep eut encore le temps d’étudier ces trouvailles; il déchiffra les textes, en publia une interprétation. Ce fut son dernier triomphe. Sa santé était profondément atteinte; quelques mois plus tard, il repartait pour l’Angleterre, où il mourait l’année suivante, à peine âgé de quarante ans, après une longue agonie, rançon d’un labeur sans mesure.

II avait eu, avant salin, quelque connaissance, mais générale et vague, d’une dernière série d’inscriptions dont l’exploration devait clore, mais clore après lui, la première période de ces études. Ici encore il fut l’initiateur. Dès 1836, Court, un de ces Français qu’avait attirés le service de Rundjet-Singh, le roi sikh, avait révélé l’existence d’une inscription gravée sur deux faces d’un bloc de rocher, tout près du village de Shahbaz-Garhi, sur la frontière du pays afghan, entre Peshawar et l’Indus. Mais c’est en 1838 seulement que furent relevés les premiers fac-simile, au moment où Prinsep s’éloignait définitivement de l’Asie. Sa première grande découverte, en 1835, avait porté sur les monnaies bilingues des rois grecs et indo-scythes du Caboul et sur le déchiffrement de leurs légendes indiennes. Elles étaient gravées dans un alphabet tout différent de celui des médailles d’Agathoclès et de Pantaléon, que je rappelais tout à l’heure. Il avait établi la valeur exacte d’un bon nombre de lettres. Il se trouva que les inscriptions nouvelles étaient, sauf des modifications secondaires, écrites dans les mêmes caractères. Ses travaux servirent de point de départ à MM. Norris et Dowson, quand, en 1845, ils s’attaquèrent aux fac-simile transmis par M. Masson à la Société asiatique de Londres. Leur tâche restait encore délicate et malaisée. Elle fut vite achevée quand ils eurent découvert l’identité du texte inexpliqué avec ceux de Girnar et de Dhauli gravés en lettres différentes et traduits par leur illustre devancier.

Nous ne saunons oublier la part qui revient dans l’œuvre commune à notre grand indianiste Eugène Burnouf, ce qu’il a, le premier, porté de précision et de rigueur dans l’intelligence générale et dans l’interprétation minutieuse de ces monumens. Il s’en est fallu d’assez peu qu’il n’eût l’honneur de les lire le premier. Au lendemain de la découverte de Prinsep, et lui écrivant pour l’en féliciter, il lui racontait comment lui-même il s’était essayé sur les copies anciennes qui lui étaient accessibles; il avait lu huit lettres, il n’avait pu passer outre. Qui sait si, mieux servi par des copies plus exactes, stimulé, éclairé, par l’afflux continuel de monumens similaires, il n’eût pas été jusqu’au bout et devancé Prinsep dans cette glorieuse concurrence ?

Plus de détail serait ici hors de place. Qu’il suffise de constater que ni le travail des explorateurs, ni le travail des interprètes, ne s’est arrêté depuis cette époque. Des séries nouvelles d’inscriptions, plusieurs d’une importance capitale, sont venues fortifier le faisceau; l’inspection renouvelée des monumens, le progrès général dans notre connaissance de l’Inde, ont tour à tour servi l’intelligence de ces textes précieux. Jamais l’étude n’en a été plus active que depuis quelques années. Le dernier mot n’est jamais dit en pareille matière. Des hasards heureux, non immérités, nous viennent encore enrichir parfois. L’hiver dernier, j’avais la bonne fortune de voir l’un des premiers la pierre que le capitaine Deane, un de ces officiers énergiques et instruits qui font tant d’honneur au service de l’Inde, venait, peu de semaines auparavant, de découvrir à Shahbaz-Garhi, tout près de l’inscription connue depuis cinquante ans. Après l’avoir retrouvée, il dut la disputer à l’ignorance et à la cupidité des Afghans musulmans qui habitent les abords de la montagne. La pierre porte les cicatrices que lui ont laissées leurs tentatives de martelage. On lisait encore quelque méfiance, avec beaucoup de curiosité patiente et grave, dans les regards dont me suivaient les natifs, serrés en longues lignes sous leurs burnous blancs, tandis que je copiais l’inscription et que j’en relevais l’estampage. Ironie du hasard : c’était à un édit de tolérance que leur fanatisme s’était attaqué !

En somme, nous possédons actuellement, gravées en deux alphabets différens, les unes sur des piliers, les autres sur le roc, isolées ou groupées en séries, de nombreuses épigraphes que l’on s’est accoutumé à désigner par le nom assez impropre d’édits. La série des quatorze édits sur rocher, connue en six reproductions plus ou moins complètes, sur la côte de l’Orisa, vers les abords de l’Himalaya, au sud du Guzerat et jusqu’au-delà de l’Indus, dans la vallée du fleuve de Caboul ; la série des sept édits sur piliers, à Allahabad, au confluent de la Jumna et du Gange, plus au nord à Radhia, plus à l’ouest autour de Dehli; puis des édits détachés, soit isolés comme à Sahasaram, vers la limite septentrionale du Dekkan, soit rapprochés des séries plus étendues, comme à Dhauli dans l’Orissa. On voit que ces monumens jalonnent les frontières d’un vaste empire, embrassant au moins l’Inde du nord tout entière.

En présence de textes écrits dans une langue indéterminée et avec des alphabets inconnus, c’était un beau succès de retrouver la clé de l’écriture, d’identifier l’idiome et de le remettre à sa place historique. Ce n’était pas tout, il s’agissait d’en déterminer l’auteur.

N’est-il pas étrange que la question ait pu seulement se poser, que des documens si authentiques et relativement si étendus n’aient pas, dès le premier jour, fait à cet égard la lumière?

Les inscriptions plus modernes sont pleines de généalogies, de détails hyperboliques, mais circonstanciés. Tel n’est pas le ton de notre roi. Sa préoccupation est si uniquement tendue vers son but, si détachée de sa personne, qu’il ne nous a laissé aucune indication sur ses origines ni sur sa famille. Chose qui paraîtra plus bizarre, le nom même d’Açoka que nous lui donnons n’est prononcé en aucun passage ! Le goût des titres pompeux, des noms de bon augure, est très vif chez les rois de l’Inde. Leur puissance, souvent moins solide que fastueuse, semble devoir mieux miroiter dans les facettes des épithètes laudatives. La multiplicité des noms royaux devient ainsi de bonne heure une habitude qui, en bien des cas, contribue fâcheusement à embrouiller les souvenirs qui, par une voie ou par l’autre, nous sont parvenus du passé. Dans le cas présent, c’est peut-être un excès de modestie qui a fait ce qu’a fait ailleurs un excès de prétention. Le fait est que, dans nos inscriptions, le roi se nomme du seul nom de Priyadarçin[2], « aimable à voir, bienveillant. » Inconnu à la tradition littéraire, il commença par déconcerter beaucoup Prinsep. Heureusement la date certaine des monumens, la puissance exceptionnelle de leur auteur, circonscrivaient le champ des recherches. Des chroniques religieuses compilées à Ceylan, qui embrassent l’histoire générale des premiers temps du bouddhisme, et qui constituent la source d’informations historiques la plus riche et la plus sûre que nous ait transmise la littérature de l’Inde, furent retrouvées et étudiées très opportunément au moment même où la lumière se faisait sur nos inscriptions. L’analogie des situations, l’emploi accidentel de l’épithète Priyadarçin, firent vite reconnaître dans l’auteur des édits le prince désigné dans la tradition parle nom d’Açoka. Depuis, les documens nouveaux n’ont fait que révéler dans des traits significatifs des coïncidences nouvelles. L’identification ne saurait plus être mise en doute. On me pardonnera ces détails : il m’a paru qu’on pourrait être curieux d’entrevoir au prix de quels tâtonnemens et de quels efforts la science contemporaine arrive à reconstituer par fragmens la série du passé de l’Inde.


II.

Maintenant que nous savons qui est notre roi, à quel moment et dans quelles circonstances il paraît sur la scène, j’ai hâte de lui laisser la parole.

« Voici ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. Les rois qui ont gouverné dans le passé ont bien souhaité de faire faire à la religion des progrès dans le peuple ; mais la religion n’a pas fait dans le peuple des progrès conformes à leur désir. Voici donc ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. J’ai réfléchi que les rois qui ont gouverné dans le passé ont bien souhaité de faire faire à la religion des progrès dans le peuple, mais que la religion n’a pas fait dans le peuple des progrès conformes à leur désir, et je me suis demandé : par quel moyen amener le peuple à suivre la bonne voie ? par quel moyen faire faire au peuple dans la religion les progrès que je désire? par quel moyen le faire avancer en progrès religieux ? Voici ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. J’ai pensé que je promulguerais des instructions religieuses, que je répandrais l’enseignement de la religion, et que, en entendant cette parole, le peuple entrerait dans la bonne voie, avancerait dans le bien, qu’il marcherait rapidement dans le progrès religieux. Telle a été la raison pour laquelle j’ai promulgué des exhortations religieuses et donné sur la religion d’abondantes instructions. J’ai institué sur le peuple de nombreux fonctionnaires pour répandre l’enseignement et développer mes pensées. Des rajjoukas[3] ont été aussi institués par moi sur (en des centaines de milliers d’hommes avec mission d’enseigner en telle et telle façon le peuple fidèle. Voici ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. C’est en vue du même but que j’ai élevé des colonnes religieuses, que j’ai créé des officiers religieux. Voici ce que dit le roi Piyadasi aimé des dieux. Sur les routes j’ai fait planter des figuiers pour assurer aux hommes et aux animaux le bienfait de leur ombre; j’ai planté des jardins de manguiers, et, de mille en mille, j’ai fait creuser des puits, j’ai établi des piscines, j’ai créé un grand nombre d’hôtelleries pour le bien-être des hommes et des animaux. (Mais ce n’est point assez de songer au bien-être matériel.) Les rois mes prédécesseurs ont, et j’ai moi-même travaillé au bonheur des hommes par des améliorations diverses ; mais il s’agit de les faire entrer dans la voie de la religion ; c’est sur cette fin que j’ai réglé mes actions. Voici ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. J’ai créé aussi des officiers religieux : ils sont préposés à des œuvres charitables diverses ; ils sont préposés à la surveillance de toutes les sectes monastiques ou vivant dans le monde. J’en ai préposé aussi aux affaires du clergé bouddhique ; j’en ai préposé aux brahmanes, aux ascètes mendians, aux nirgranthas (religieux jaïnas). Des officiers particuliers ont été préposés chacun à une de ces catégories, et les officiers religieux en ont la surveillance générale comme aussi des autres sectes. Voici ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. Ces fonctionnaires et beaucoup d’autres intermédiaires s’occupent de la distribution des aumônes en mon nom et au nom des reines. Dans tout l’appartement des femmes, ils exercent leur surveillance en diverses manières, chacun dans son département. J’ai réglé que, soit ici, soit dans les provinces, ils aient à s’occuper des aumônes de mes enfans et des princes royaux pour favoriser les actes de religion, la pratique de la religion. La pratique de la religion, c’est à savoir : la pitié, l’aumône, la véracité, la pureté, la douceur, la bonté, se développera de la sorte. Voici ce que dit le roi Piyadasi, aimé des dieux. les hommes se règlent sur les bonnes actions que je puis faire ; ils suivent ces exemples. C’est ainsi que se sont développés, que se développeront encore l’obéissance aux parens, l’obéissance aux maîtres spirituels, le respect des vieillards, les égards envers les brahmanes et les çramanas (religieux bouddhistes), les pauvres et jusqu’aux esclaves et aux serviteurs. Voici ce que dit le roi Piyadasi aimé des dieux. Le progrès de la religion parmi les hommes ne se fait que de deux façons : par l’observance des règles restrictives et parle zèle personnel. Mais, entre les deux, les restrictions légales sont pou de chose ; c’est le zèle qui fait plus. Par restrictions légales, j’entends les règles que j’ai édictées, comme celle-ci : il est interdit de tuer telles et telles espèces d’animaux, et beaucoup d’autres. Mais c’est beaucoup plus par le zèle personnel que la religion progresse parmi les hommes, par le respect de la vie, le souci de n’immoler aucun être. C’est dans cette vue que j’ai posé ces inscriptions, afin qu’elles passent à mes descendans, qu’elles durent autant que le soleil et la lune, et que l’on se conforme à mes enseignemens. Car, en s’y conformant, on s’assure le bonheur en ce monde et dans l’autre. » Tel est le ton habituel d’Açoka, et ce passage touche à la plupart des sujets qui reviennent ailleurs. Le tour a rarement la précision d’un ordre ; ses vœux les plus chers prennent la forme du conseil. La langue est lourde et lente ; cette prose n’a point encore été assouplie par une longue pratique. Coupé par l’incessant retour de la formule initiale, embarrassé de répétitions, le discours marche d’une allure archaïque. Mais la pensée est assez nette, simple en tout cas. Une seule inspiration pénètre et anime toutes les parties : répandre les vertus et les pratiques que le roi considère comme l’expression la plus haute de la loi religieuse. Ces édits sont, comme il les appelle lui-même, des « écrits de religion. » Ils surprendront sans doute les lecteurs qui seraient accoutumés à n’envisager l’esprit religieux de l’Inde que dans le cadre exubérant, toujours étrange, souvent grotesque, qui en accompagne les manifestations plus modernes. Leur importance pour l’histoire religieuse est d’autant plus haute que l’heure où ils paraissent est plus décisive.

Quand Mégasthène, l’ambassadeur de Séleucus, résidait à Palibothra, les hommes voués à la profession religieuse se divisaient en deux grandes catégories : brahmanes et çramanas. Le fait semble l’avoir particulièrement frappé; c’est justice, car il marque une des évolutions principales dans l’état religieux du pays : en signalant les çramanas, les ascètes disciples du Bouddha, il constate l’existence du bouddhisme. La date précise de la mort du Bouddha Çâkya-Mouni laisse prise à la controverse; les traditions des diverses écoles bouddhiques varient, les divergences des critiques modernes, moins considérables, sont encore sensibles. On s’est cru assuré pendant un temps que la date de 543 qui résulte des chroniques cinghalaises était définitive ; on a pensé ensuite pouvoir la rectifier avec certitude en 477 ; d’autres tentatives d’ajustement ont abouti à la date de 380. Il suffit que personne n’ait jamais été tenté de la ramener plus bas. A coup sûr, à l’époque où Açoka arrivait au pouvoir, le bouddhisme comptait depuis la mort de son fondateur au moins cent ans d’existence.

Quel progrès il avait fait pendant cette période, à quel point il était parvenu dans cette évolution périlleuse et décisive qui substitue un corps de doctrine et de tradition à la parole vivante, à la libre inspiration du maître, il n’est pas aisé de le mesurer. Il se donne, bien entendu, comme achevé et immuable au lendemain de la mort du Bouddha. Un concile se rassemble, tout l’enseignement est fixé, le canon des écritures arrêté dans sa teneur invariable. On nous apprend le nom des saints personnages qui se sont transmis en une succession ininterrompue une sorte de patriarcat. Certaines écoles nous peignent en grand détail les circonstances dans lesquelles se serait tenu, cent ans avant notre Acoka, un second concile ; la discussion y aurait porté sur de si minces objets, qu’elle supposerait tous les points essentiels, toute l’organisation, assis dès longtemps. Par malheur, trop de contradictions, d’impossibilités ou d’invraisemblances déparent ces traditions et ruinent leur autorité. Le langage d’Açoka est, lui, un document direct, irrécusable. Quel prix n’a-t-il pas, intervenant à une époque d’autant plus intéressante que, voisine encore des origines, elle est à la fois plus caractéristique et plus malaisée à reconstituer sur les ressources de la tradition littéraire ! Ce témoignage n’est pas aussi explicite que le souhaiterait notre curiosité ; où nous voudrions un exposé complet, nous ne trouvons que des allusions rapides ; les questions se pressent,-nombreuses, complexes, dans notre esprit; les réponses sont, dans les textes, rares et indirectes. Mais ici tout indice est précieux; et n’est-ce pas la tâche de la critique d’entendre à demi-mot, de compléter avec tact les demi-confidences des documens trop discrets?

Açoka a pris soin de nous apprendre la date et les causes de sa conversion. Cette confession vaut d’être citée :

« Dans la neuvième année après son sacre, le roi Piyadasi aimé des dieux fit la conquête des immenses territoires du Kalinga (Orissa). Des centaines de milliers de créatures furent alors enlevées, cent mille tombèrent sous les coups ; il y eut bien d’autres morts encore. C’est alors, après la conquête du Kalinga, que le roi aimé des dieux se tourna avec ardeur vers la religion, qu’il conçut le zèle de la religion et s’appliqua à la répandre, si grand fut le remords qu’il éprouva des violences commises dans la conquête du Kalinga. Les meurtres, les morts, les enlèvemens qui accompagnent la conquête, j’ai ressenti de toutes ces misères une vive peine. Voici ce que j’ai ressenti plus douloureusement encore: partout résident des brahmanes, des çramanas ou d’autres sectes d’ascètes ou de gens vivant dans le monde……………….

Ces hommes, dans la conquête, sont exposés à la violence, à la mort, à la séparation d’avec ceux qui leur sont chers. Quant à ceux mêmes qui n’éprouvent aucun dommage, leurs amis, leurs parens trouvent la ruine; de la sorte, eux aussi sont atteints. Toutes ces violences, le roi aimé des dieux les a douloureusement ressenties... En effet, le roi aimé des dieux souhaite de voir régner la sécurité pour toutes les créatures, le respect de la vde, la paix, la douceur. C’est là ce qu’il appelle les conquêtes de la religion; ce sont ces conquêtes de la religion qu’il aime à poursuivre, et dans son empire et au dehors sur de vastes étendues. »

Cette conversion change ses habitudes et sa vie; il nous l’explique par une comparaison avec ses prédécesseurs : « Autrefois, les rois sortaient pour leur plaisir : c’était la chasse et d’autres amusemens de ce genre. Moi, le roi Piyadasi aimé des dieux, dans la onzième année après mon sacre, je me suis mis en route pour l’Illumination parfaite. C’est, dès lors, dans une pensée religieuse qu’ont été dirigées mes sorties : la visite et l’aumône aux brahmanes et aux çramanas, la visite des vieillards, les distributions d’argent, la visite du peuple de l’empire, l’enseignement de la religion, les consultations sur les choses religieuses. Tel est, depuis lors, le grand plaisir du roi Piyadasi aimé des dieux, »

Le premier passage ne s’expliquait point sur la confession nouvelle adoptée par le roi; celui-ci tranche la question : c’est bien le bouddhisme qu’il a embrassé : il s’est « mis en route pour l’Illumination parfaite. » La Samhodhi, c’est-à-dire l’illumination de la sagesse absolue, est le but même, le but le plus sublime du bouddhisme, cette perfection de l’intelligence qui n’assure pas seulement le salut individuel, mais qui constitue la dignité de Bouddha, qui, récompense suprême de longs efforts et de mérites infinis, transfigure un homme par un rare privilège en dispensateur infaillible de la vraie loi. « Se mettre en route pour la Sambodhi, » c’est, dans la langue et dans le sens des bouddhistes, « entrer dans les voies de la perfection. » Ici, le roi rapporte ce pas décisif à la onzième année de son sacre ; tout à l’heure, c’était dans la neuvième qu’il plaçait sa conversion. D’où vient cette contradiction apparente? Un autre édit nous en donne la clé :

« Voici ce que dit le roi aimé des dieux. J’ai, pendant plus de deux ans et demi été oupâsaka (c’est-à-dire j’ai fait profession de bouddhisme, oupâsaka est le nom des fidèles laïques), mais sans déployer grand zèle. Voici plus d’un an que je me suis rendu dans l’assemblée du clergé; et, depuis lors, des hommes qui étaient les véritables dieux de l’Inde, j’ai fait des faux dieux. Ce résultat est le prix du zèle; la puissance n’y suffit pas. Le plus humble, avec du zèle peut s’assurer le ciel. De là ces exhortations. Que petits et grands déploient du zèle, que les peuples étrangers eux-mêmes soient instruits de mes sentimens; que le zèle soit durable, et il se fera un progrès, un grand progrès, un progrès infini... »

Açoka distingue donc deux dates dans sa vie religieuse : il fait d’abord acte d’adhésion aux idées bouddhiques ; mais c’est seulement plus de deux ans et demi après qu’il affirme ses sentimens par une sorte de profession solennelle dans l’assemblée du clergé, qu’il commence à se mettre entièrement au service de ses idées nouvelles, à les recommander de ses avis, à les répandre par ses institutions. Un peu plus tard, il s’adresse directement à ce clergé avec lequel il est entré en relations intimes. C’est par ce que nous appelons l’édit de Bhabra : « Le roi Piyadasi envoie à l’assemblée du clergé du Magadha (c’est la région où est située sa capitale, Pâtalipoutra, au confluent de la Jumna et du Gange), avec son salut, ses souhaits de santé et de prospérité. Vous savez, seigneurs, quels sont, à l’égard du Bouddha, de la Loi et du Clergé, mon respect et ma foi? Tout ce qui a été dit par le bienheureux Bouddha, tout cela est bien dit, et aussi ce que j’ordonne moi-même; je souhaite, seigneurs, que cette loi soit de longue durée. Voici, par exemple, seigneurs, des enseignemens de la loi : « l’exposé de la discipline, » les « pouvoirs surnaturels, » les « terreurs de l’avenir, » les « stances du solitaire, » le « soutra de la perfection, » les « questions d’Oupatishya, » le « sermon à Râhula, « prononcé par le Bouddha bienheureux au sujet du mensonge. Ces enseignemens, seigneurs, je désire que beaucoup de bhikshous (religieux) et de bhikshounîs (religieuses) les entendent, les méditent, et aussi les laïques des deux sexes. C’est pourquoi, seigneurs, je fais graver ceci, afin que l’on connaisse mes intentions. »

Les protestations de respect pour le Bouddha, la loi et le clergé reproduisent la formule même de l’acte de foi bouddhique ; il consiste, dans la terminologie consacrée, à proclamer sa confiance aux « trois joyaux, » le Bouddha, le Dharma, c’est-à-dire la loi qu’il a enseignée, le Sangha, c’est-à-dire l’assemblée du clergé monastique qu’il a fondé.

Sous l’empire de sa croyance nouvelle, la première préoccupation d’Açoka est très caractéristique ; il songe d’abord à protéger la vie des animaux :

« Il ne faut, dit-il, immoler aucune vie dans des sacrifices ; il ne faut pas faire de festins. Car le roi Piyadasi aimé des dieux y voit un grand mal. Il est vrai que bien des festins ont été tolérés par le roi Piyadasi aimé des dieux. Autrefois, chaque jour, dans ses cuisines, des centaines de milliers de créatures étaient tuées pour sa table. Au moment où cet édit est gravé, on tue seulement trois animaux pour ma table, deux paons et une gazelle, et encore la gazelle pas régulièrement. Ces animaux mêmes ne seront plus tués à l’avenir. »

On ne saurait mettre dans ses exhortations plus de simplicité et de bonhomie. Plus tard, le roi s’efforce d’être plus précis, de réglementer davantage. Un édit de sa vingt-septième année énumère les espaces d’animaux dont la vie doit être invariablement sauvegardée, d’autres dont les femelles doivent être épargnées, soit quand elles sont pleines ou qu’elles ont des petits ; il indique les jours de fête religieuse auxquels il est interdit de tuer aucun animal, d’en mutiler, voire même d’en marquer au fer. Tout cela, du reste, sans une sanction, sans une menace. Comme type de réglementation, c’est bien l’enfance de l’art : une extrême complication combinée avec une parfaite impuissance. Mais ce qui nous importe, c’est de connaître les sentimens du roi, comme le reflet et l’expression des sentimens et des principes propres à la religion qu’il professe. Le respect de la vie animale y tient une large place. Les hommes ne sont pas oubliés. Il se félicite à l’occasion d’avoir assuré partout des soins médicaux aux hommes et aux bêtes, d’avoir répandu en tous lieux les plantes, les fruits utiles.

Nous l’avons entendu résumer les devoirs qu’il considère comme les plus pressans : un respect inviolable pour l’âge, pour les chefs de famille, pour les représentans de la religion ; des égards pour tous jusqu’aux plus humbles, l’aumône aux brahmanes et aux ascètes ; il y revient à dix reprises, sans se lasser, et sous les formes les plus diverses, y ajoutant d’ordinaire l’aumône des conseils religieux, ce devoir d’édification mutuelle qui lui tient tant au cœur.

En avançant dans sa carrière, il semble s’élever à un langage plus théorique, à des considérations plus générales et plus compréhensives. Il s’essaie dans un des édits sur colonnes à donner une définition de cette loi religieuse, le dharma, qu’il s’épuise à prêcher :

« La loi religieuse (dharma) est excellente. Mais, dira-t-on, quelle est cette loi? Elle consiste à commettre très peu de mal, à faire beaucoup de bien, à pratiquer la pitié, la charité, la véracité, la pureté de vie. J’ai fait beaucoup d’aumônes : sur tous les êtres, hommes, animaux de toute sorte, j’ai répandu toute sorte de faveurs, jusqu’à prendre soin de leur assurer de l’eau potable... Qui agira de la sorte fera le bien... On est trop porté à ne voir que ce que l’on fait de bien ; on se dit : j’ai fait telle bonne action ; on ne voit pas le mal ; on ne se dit pas : j’ai commis telle action mauvaise. Sans doute, cet aveu est pénible ; il faut pourtant se surveiller soi-même, se dire : Tels actes sont des péchés, comme l’emportement, la cruauté, la colère, l’orgueil. Il faut bien se dire : Je ne céderai pas à l’envie, je ne calomnierai point ; par là j’assurerai mon bonheur ici-bas et dans l’au-delà. »

Ici apparaît la seule sanction que, avec l’avantage de lui plaire et d’entrer dans ses vues, le roi offre en perspective à ses sujets. Elle complète ses enseignemens. Il y insiste souvent : c’est le bonheur ici-bas, et, après la mort, le Svarga, le ciel, c’est-à-dire le ciel tel que le conçoit l’imagination populaire des Indous, la renaissance dans un de ces étages célestes où se continue pour de longues périodes la vie terrestre élevée en quelque sorte à une puissance supérieure, élargie par des facultés plus subtiles, comblée de plaisirs sans dégoût et sans lassitude.

III.

Tel est, en raccourci, le bouddhisme d’Açoka. Il ne peut manquer de charmer par sa douceur pénétrante, de frapper par son élévation ; peut-être aussi déconcertera-t-il par sa simplicité même. Cet aperçu paraîtra maigre à qui connaît, du bouddhisme, surtout sa diffusion immense. Cette maîtrise exercée sur une large portion de l’humanité suppose, semble-t-il, une rare profondeur de doctrine. L’ampleur de la littérature qui, en tant de régions diverses, s’est élaborée autour du bouddhisme, paraît promettre une vigueur de pensée proportionnée à cet effort. Prenons garde de confondre les temps, de transporter dans des milieux très différens du nôtre nos sentimens et nos besoins.

Développée par l’effort continu de la réflexion philosophique, notre conscience cherche dans une religion un enchaînement de dogmes essentiels, des clartés sur la nature des choses, une réponse à ces problèmes fondamentaux qui se sont posés peu à peu en dehors même du mouvement religieux proprement dit. Nous attendons un système pondéré, relié par une suite logique. Cette métaphysique peut devenir le dernier terme d’un mouvement religieux; elle n’en est pas l’origine. Cela est vrai, surtout dans l’Inde, et particulièrement à l’époque où nous reportent les commencemens du bouddhisme. L’esprit, moins ferme et moins exigeant, n’y éprouve guère le besoin d’asseoir les déductions, d’harmoniser les ensembles. La logique, moins substantielle, raisonne souvent sur les idées moins que sur leurs signes, les mots, moins sur des principes que sur des formules traditionnelles. Nous sommes en un pays de civilisation incomplète ; l’enseignement y est étroitement restreint, les idées générales y sommeillent dans une demi-inconscience.

On nous a trop habitués, en nous entretenant du bouddhisme, à des généralités aventureuses et à des rapprochemens suspects. Les retours qu’elle ouvre sur le présent sont, dans l’étude du passé, une grande séduction. Encore ne faut-il pas que des altérations inconscientes faussent les couleurs. La méthode comparative a, de notre temps, mené de beaux triomphes; la comparaison a apporté à la recherche scientifique beaucoup de lumières et beaucoup d’agrément; il faut prendre garde que l’agrément ne fasse tort aux lumières. Les mots, les mots abstraits, sont des vêtemens flottans qui peuvent habiller également des idées fort différentes. Il n’est pas aisé de transposer avec rigueur dans notre milieu d’esprit les modes de penser et de dire d’époques lointaines, moins avancées que la nôtre dans la conscience affinée des idées et de leurs nuances. Au moins ne faut-il pas aggraver, comme il arrive, les illusions que favorise l’insuffisance du langage par la coquetterie trop facile des assimilations arbitraires.

À propos du bouddhisme, les grands mots d’athéisme, de pessimisme, reviennent sans cesse. Est-ce à tort ? Assurément non, à condition que l’on marque soigneusement les nuances. Une certaine vue pessimiste pénètre évidemment le bouddhisme ; encore sa défiance des sens, ses conseils de détachement, se retrouvent-ils dans d’autres religions, où l’on ne souligne pas ce caractère avec tant d’insistance. Le trait, du reste, est beaucoup plus « indien » qu’il n’est spécialement bouddhique. Oui, dans notre logique, le bouddhisme aboutit à une doctrine athée ; il ne faudrait pourtant pas croire qu’un bouddhiste ressemble de si près à un athée de notre temps. L’Indou est fort rebelle à l’athéisme. Prompt à transfigurer les objets de son admiration, il divinisera sous nos yeux quelque saint problématique, au besoin quelque officier anglais entouré d’un prestige exceptionnel ; comment, bouddhiste, se serait-il senti sans dieu avec ce panthéon, subalterne mais infini, qu’il acceptait des mains de la tradition ? avec ce saint Docteur à la sagesse infaillible qu’il suivait par-delà la tombe de la dévotion la plus attendrie ? l’athéisme enfin peut être ici une conséquence logique ; ce n’est pas une notion consciente, un sentiment actuel. Évidemment, le nirvana, l’extinction finale, flotte comme un idéal lointain, devant les nouveaux convertis : c’est une notion traditionnelle acceptée de tout temps ; mais ils n’ont nul souci d’en analyser la signification précise ; c’est le ciel qu’Açoka fait envisager aux fidèles, le Svarga, avec ses avantages tangibles et ses plaisirs médiocrement quintessenciés.

Un texte canonique du bouddhisme cinghalais[4] semble garder le souvenir présent de cet état des esprits. Le moine Mâloukya s’approche un jour du Bouddha ; il s’étonne que l’enseignement laisse sans réponse les questions les plus importantes et les plus obscures. L’univers est-il éternel ou limité dans le temps ? Le Bouddha parfaitement accompli vit-il par-delà la mort ou cesse-t-il de vivre ? Il déclare qu’il est venu vers le Maître pour le questionner sur ces doutes. Que le Bouddha daigne répondre s’il le peut. « Mais quand il est interrogé sur des choses qu’il ignore, un honnête homme répond : « Je ne sais pas cela. » Que répond le Bouddha ? « Que t’ai-je dit autrefois, Mâloukyapoutta ? Ai-je dit : « Viens, et sois mon disciple ; je t’enseignerai si l’univers est éternel ou non, si l’univers est limité ou infini, si la force vitale est identique au corps ou en est distincte, si le Bouddha parfait continue ou non de vivre après la mort, s’il continue à la fois et ne continue pas de vivre, ou s’il ne continue pas de vivre ni ne cesse de vivre? — Tu n’as point parlé ainsi, Seigneur. — Un homme, répond le Bouddha, frappé d’une flèche empoisonnée, refuse-t-il de laisser soigner sa blessure jusqu’à ce qu’il sache quel est l’homme qui l’a frappé, s’il est noble ou de basse extraction, s’il est grand, petit ou de taille moyenne, comment était faite l’arme dont il s’est servi? Cet homme mourrait de sa blessure. Pourquoi le Bouddha n’a-t-il point enseigné à ses disciples si l’univers est fini ou infini, si le nirvana est ou non l’anéantissement? C’est que la connaissance de ces choses n’importe pas à la pratique de la sainteté, c’est qu’elle ne donne pas la paix ni la sagesse. »

Un pareil texte ne fait pas foi historiquement; tout prouve que l’impression qui se dégage de celui-ci est juste. Si le bouddhisme eût été à ses débuts empêché de la dialectique nihiliste et creuse de sa tradition septentrionale, des raffinemens du midi sur le nirvana, sur la personnalité humaine, sur la théorie du Karman, du mérite moral, sa fortune eût été moins brillante.

A coup sûr, le bouddhisme d’Açoka est essentiellement pratique. Et c’est déjà le bouddhisme complet, achevé dans ses idées maîtresses et dans son organisation. Il est en possession de son symbole résumé : l’acte de foi triple au Bouddha, à sa loi, à l’assemblée du clergé. Les fidèles se partagent en laïques des deux sexes que le roi désigne d’ordinaire par le nom « d’unis dans la loi, » et en communautés monastiques d’hommes et de femmes. Le dogme du Bouddha, homme privilégié, qui, à force de bonnes actions capitalisées pendant d’innombrables existences, mérite d’atteindre à la sagesse absolue et de montrer aux hommes la voie de la perfection, est dûment établi. Cet enseignement du Bouddha se résume en une morale élevée, pleine d’une mansuétude qui s’étend jusqu’au respect de la vie animale. Il a une sanction, c’est le bonheur en cette vie, c’est après la mort les joies du ciel. Le culte est réglé, et les fêtes hebdomadaires, mensuelles, trimestrielles, sont celles que consacre la pratique plus moderne. Sur quoi se fonde cet édifice religieux? Sur la parole du Bouddha. Elle passe pour être incorporée dans des morceaux qu’avait conservés la tradition[5]. C’est bien, dans tous ses traits essentiels, le bouddhisme tel qu’il nous apparaît dans la littérature. Où trouver là le secret de sa fortune?

Apporte-t-il de frappantes nouveautés spéculatives? Toutes les thèses fondamentales sont simplement empruntées, comme choses qui vont de soi, aux idées régnantes : la métempsycose, la notion du mérite ou du démérite accumulé, l’attente de récompenses et de châtimens temporaires, le nom et la conception générale de l’affranchissement final, le nirvana. Réduisez son enseignement à l’expression la plus simple, la plus primitive, vous arrivez à la formule des « quatre vérités. » Débarrassez cette formule de son vêtement scolastique, vous n’y trouverez rien que ces deux propositions : que l’existence humaine est traversée de beaucoup de maux, et, sous la loi de la mort, transitoire et instable, que c’est l’enseignement du Bouddha qui seul peut mettre un terme au mal, — une simple affirmation d’existence. La morale du bouddhisme est assurément haute et pure. Encore n’en a-t-il pas le privilège. Aucune de ses maximes qui ne se retrouve dans des œuvres ou didactiques ou poétiques qui ne relèvent pas de son influence. Quant à sa légende, elle puise à pleines mains dans le bagage mythologique de l’état religieux qu’il prétend supplanter. La création d’une communauté monastique a dû être pour le bouddhisme une force. Ce n’est point le seul attrait de ce cénobitisme, auquel l’immense majorité de ses partisans restaient étrangers, qui a fait son ascendant et étendu ses conquêtes.

Mais est-ce nécessairement par des innovations radicales que se doivent expliquer les succès d’un mouvement large et puissant comme fut le bouddhisme ? Une sève si active ne se peut alimenter que par des racines profondes, plongeant dans un sol préparé de longue main. Rien de plus attaché que l’esprit indou aux formes, aux idées, aux récits traditionnels ; la nouveauté ne s’y insinue qu’en se masquant d’apparences familières. N’y cherchez point un calcul ; c’est un trait de nature. Je ne voudrais ni contester ni même circonscrire à l’excès la part de l’action personnelle du Bouddha, Çâkya-Mouni, ou quel qu’ait été son vrai nom. N’oublions pas pourtant que le bouddhisme n’est point une secte philosophique comme tant d’autres ; c’est une religion. A le trop considérer comme un système neuf sorti tout armé de l’initiative d’un penseur profond, on risquerait de tout brouiller ; on se tromperait à la fois et sur le docteur et sur les fidèles. L’esprit indou n’était préparé ni à fournir ni à s’approprier un pareil effort de réflexion logique et personnelle. À mon avis, c’est dans la genèse même du bouddhisme, dans le mécanisme de ses origines, qu’il faut chercher surtout le secret de ses succès. Me permettra-t-on d’en dire brièvement mon opinion ?

Un système se connaît autant par les pratiques qu’il réprouve que par les idées qu’il proclame, par les adversaires qu’il combat que par les sentimens qu’il professe. Le zèle d’Açoka se tourne à la propagande ; contre qui s’échauffe-t-il ? Le roi s’efforce, c’est lui qui nous le déclare, de détrôner « les hommes qui étaient les véritables dieux de l’Inde. » Qu’est-ce à dire ? On sait quelle suprématie s’attribuent les brahmanes, les membres privilégiés de la caste supérieure ; ils se classent fort au-dessus de tous les autres hommes ; ils revendiquent des respects presque divins ; aussi sont-ils dans des livres de toutes les époques appelés les « dieux terrestres. » C’est bien eux que vise Açoka. Ils sont les représentans du ritualisme le plus exigeant, le plus compliqué ; cérémonies et pratiques ne sont pour lui que superstitions pm-es. Nous l’avons entendu proscrire tout sacrifice sanglant. Ailleurs, il condamne jusqu’à des observances plus usuelles.

« Voici ce que dit le roi Piyadasi aimé des dieux. Les hommes observent mille pratiques diverses dans la maladie, au mariage, à la naissance d’un enfant, au moment de se mettre en voyage. Dans ces circonstances, dans d’autres encore, les hommes observent diverses pratiques ; les femmes surtout en observent de nombreuses et variées : efforts mesquins et sans valeur ! On peut bien observer ces pratiques, mais elles sont de peu de fruit ; une seule est féconde, la pratique de la loi religieuse… »

Le bouddhisme, en effet, dans ses prescriptions, dans l’organisation de son clergé, fait complète abstraction de la caste. Ici il mène, au nom d’une inspiration purement morale, la lutte contre l’exclusivisme dominateur et contre le ritualisme absorbant de la caste brahmanique. Açoka se pose en adversaire des brahmanes ; cela ne l’empêche pas de prêcher avec insistance le respect pour les brahmanes, la libéralité envers les brahmanes. Il condamne des épithètes les plus dédaigneuses les cérémonies qui relèvent de leur rituel ; il ne s’aventure pas jusqu’à leur dénier toute efficacité ; il assure seulement qu’elles n’en ont qu’une bien petite, fort inférieure à celle des vertus qu’il recommande. Sa tolérance, — nous y reviendrons tout à l’heure, — y peut être pour quelque chose. Il est sûr aussi que toute affirmation trop absolue répugne à l’esprit indou ; le précepte chez lui ne se présente guère que sous la forme, avec l’allure du conseil. Mais il y a ici autre chose. Évidemment, entre les deux partis, la rivalité est d’une nature fort particulière ; c’est la nature même des systèmes qui commande le caractère de leurs rapports. On a présenté le bouddhisme comme une sorte de réformation se détachant du vieux tronc de l’orthodoxie brahmanique. Défions-nous de ces comparaisons boiteuses : elles sont plus fécondes en confusions qu’en lumières.

Si l’on se figure le brahmanisme comme un système religieux inflexiblement arrêté dans son dogme, dans ses pratiques, dans sa tradition, on est assurément loin de compte. Rien de plus complexe, de plus fluide que l’état religieux qu’embrasse ce nom. Il désigne moins un système qu’il ne résume une situation. C’est l’état religieux de l’Inde en tant qu’il est accepté par les brahmanes et par la tradition littéraire dont ils ont le dépôt, en tant qu’il ne relève pas de doctrines nettement caractérisées comme hétérodoxes pour l’opposition qu’elles font à leurs prétentions dominatrices.

Tel qu’il constitue aujourd’hui encore le régime religieux du pays, le brahmanisme a reçu sa forme définitive au moyen âge de l’Inde dans une littérature contemporaine, par sa rédaction sinon par ses origines, du déclin et de la ruine du bouddhisme. A ne considérer que la théorie, le Véda y est tout : les hymnes védiques sont la parole éternelle qui règle tout, qui décide de tout ; le culte réglé par le rituel védique est la source de toute prospérité en ce monde et dans l’autre. En fait, la tradition védique, — les hymnes comme élément ancien, et, comme développement plus moderne, la littérature sacerdotale qui décrit et commente les cérémonies, — si elle règne, ne gouverne guère. Les sacrifices védiques sont peu ou point célébrés ; les pratiques védiques négligées par tous n’ont, en dehors de la caste brahmanique, nul caractère obligatoire. Le texte sacré des hymnes, propriété exclusive des. brahmanes, est peu ou mal compris par ses dépositaires mêmes. La métempsycose est la pierre angulaire de tout l’édifice religieux : or elle est non-seulement étrangère, elle est contraire aux nouons védiques. L’organisation des castes est le cadre de l’ordre social ; c’est à peine si dans les hymnes il s’y rencontre une allusion accidentelle et tardive. Les plus grands dieux de la tradition védique sont ou tombés dans l’oubli ou relégués à un rang secondaire; la plupart de ceux auxquels s’adresse de préférence la dévotion publique lui sont totalement inconnus ou n’y tiennent qu’une place subalterne. Si on lui attribue toute autorité, c’est fiction pure. On l’assoit sur un trône, mais elle est morte. Enfermée dès longtemps dans un cercle restreint, sans prise directe sur la masse des consciences, elle n’est plus guère au fond qu’un instrument de règne dans les mains de la caste privilégiée, qui fonde sur sa possession ses prétentions et son pouvoir.

C’est au-dessous, dans l’indouisme populaire, qu’est la vraie vie religieuse du pays, y compris les brahmanes eux-mêmes, dans cette végétation touffue d’idées et de cultes, de pratiques et de légendes qui se rattachent aux noms de Çiva, de Vishnou, de Krishna, de Râma, à cent autres. Cette tradition a sa littérature : la poésie épique, et, sous une forme plus avancée, les pourânas. Le tableau est de la main des brahmanes. Ils y ont mis un certain ordre apparent, des vues d’ensemble, des spéculations mystiques, ils l’ont surtout comme pénétré d’un respect hyperbolique pour le Véda, — autant de traits étrangers à l’inspiration primitive. un les retouches ni l’esprit de système ne peuvent dissimuler ici un dualisme profond : védisme, indouisme, — l’état religieux est fait de ces deux courans ; ils demeurent nettement reconnaissables et séparés.

Est-ce là une situation nouvelle ?

On ne peut douter, à vrai dire, que l’état religieux dont la tradition védique représente les restes plus ou moins fossilisés, n’ait été, à un moment donné et dans un cercle plus ou moins étendu, l’expression directe, sincère, de la conscience religieuse. En tout cas, l’indouisme ne se peut expliquer comme un développement organique du védisme, tel qu’il nous est connu par la tradition brahmanique. On a admis cette dérivation ; on a cherché même à en suivre les étapes ; la tentative est vaine, les divergences sont trop essentielles dans les doctrines, dans le personnel divin, dans la matière légendaire. Qu’il y ait parenté, que les deux courans tendent à se rapprocher vers leurs sources lointaines, je n’y contredis pas ; l’idée d’une filiation directe est exclue. À coup sûr, — et c’est là ce qu’il nous importe de constater, — la division remonte très loin.

Si haut que notre regard pénètre dans l’âge vraiment historique de l’Inde, le védisme n’est déjà plus une religion vivante, obéissant à une évolution normale : la sève est arrêtée, l’évolution est enrayée. Ce n’est plus qu’une tradition littéraire doublée d’un rituel que les efforts de dépositaires intéressés tendent à combiner avec un état religieux en réalité fort différent.

Le bouddhisme suppose la croyance universelle, absolue, à la métempsycose ; sa légende indique un état du panthéon et de la légende populaires très analogue à celui de l’indouisme. En même temps, le Véda s’y montre environné déjà du plus puissant prestige ; l’organisation des castes est complète, les prétentions de la caste brahmanique partout évidentes. Aucun doute n’est possible. Dès l’époque de l’établissement du bouddhisme, la situation religieuse était essentiellement semblable à ce que révèle la littérature dix siècles plus tard. Elle pouvait être moins accusée, moins développée : l’élaboration scolastique du védisme n’était sans doute pas achevée encore, la légende indoue n’avait pas pris de tous points la forme dernière sous laquelle elle nous est. connue ; les ambitions brahmaniques étaient peut-être plus contestées. Mais les deux courans existaient. Si la synthèse en était moins avancée, la situation n’en restait que plus ouverte au libre jeu des deux influences.

Entre les deux, on voit aisément de laquelle relève le bouddhisme. Il bat en brèche la suprématie exclusive de la caste brahmanique. Il fait plus : en atteignant le ritualisme, il mine sa puissance par la base. La tradition brahmanique ne cherche de salut que par la contemplation ou le sacrifice; c’est dans la pratique des vertus morales qu’il en place l’unique ressort. Or le trait, s’il n’est point brahmanique, est bien indou. En dehors de l’influence du bouddhisme, les œuvres où nous avons le plus de droit de chercher le reflet du sentiment populaire font à la morale, aux préceptes moraux, — souvent du caractère le plus élevé, — une très large place; la sentence morale est dans l’Inde une des formes caractéristiques de l’esprit littéraire. Le respect de la vie animale qu’il préconise avec tant d’insistance est demeuré et demeure dans l’Inde un trait saillant bien des siècles après que les enseignemens du Bouddha ont cessé d’y être écoutés.

La conclusion est claire.

S’il est vrai, et, à mon avis, la chose est certaine, qu’il ait de tout temps existé dans l’Inde, au-dessous du niveau brahmanique, une couche profonde d’idées, de croyances, de traditions, résultat d’un long développement spontané, résultat aussi du mélange des races, qui, au prix de bien des retouches, ont conquis finalement leur place dans le cadre officiel de la constitution religieuse, il est clair que c’est dans ce sol de l’indouisme populaire que le bouddhisme plonge ses racines, et cela dès une époque antérieure aux remaniemens et aux transactions qui en assurèrent finalement la direction aux brahmanes. Le bouddhisme se montre ainsi, comme une forme spéciale de l’indouisme ancien, plus fidèle aux origines en ce sens qu’elle est organisée en dehors des brahmanes et même contre les brahmanes. Quelque part d’originalité que puisse revendiquer le fondateur du bouddhisme, il avait besoin d’un point d’appui. Je le trouve dans cette poussée populaire, naturellement puissante par sa masse. Même détournée par lui dans une direction un peu particulière, elle devait imprimer à son œuvre cette vigueur d’expansion dont il faut bien rendre compte.

C’est peut-être dans les mêmes ressorts qu’il faut chercher l’explication d’un fait encore plus surprenant.. Singulière destinée que celle du bouddhisme dans l’Inde! Après une fortune rapide et brillante, au bout de quelques siècles, sans grandes secousses apparentes, lentement, sûrement, il s’alanguit, il se meurt, il disparaît sans retour de son pays d’origine! Comment? Pourquoi? Je suis frappé d’une coïncidence : la vie semble se retirer de lui au fur et à mesure que se constitue dans la littérature le brahmanisme moderne, c’est-à-dire le vieil indouisme endigué par les brahmanes, régularisé par eux sous une forme qui, en lui superposant la tradition védique, sanctionne le privilège de leur caste. Ne serait-ce pas que le courant qui avait d’abord soutenu le bouddhisme se trouva par là enrayé d’abord, puis détourné? Ce support manquant, ce que le bouddhisme possédait de doctrines propres et d’organisation originale ne suffit plus à le soutenir.


IV.

À cette heure où, appuyé sur la faveur royale, il prend son grand essor, le bouddhisme exerce sur les âmes une action morale bienfaisante et profonde. S’il inspire le zèle, c’est en le tempérant de douceur, de miséricorde. Açoka, ce prince si religieux, si activement dévoué à la propagande religieuse, est avant tout un prince tolérant.

« Piyadasi, le roi aimé des dieux, souhaite que toutes les sectes vivent librement partout. Toutes se proposent l’asservissement des sens et la pureté de l’âme ; mais l’homme est mobile dans ses volontés, dans ses attachemens. Ils pourront pratiquer ou toute la loi ou seulement une partie de la loi. Mais au moins celui dont l’aumône n’est pas abondante possédera la domination sur les sens, la pureté de l’âme, la reconnaissance, la fidélité dans les affections, ce qui est toujours excellent. »

Ce n’est point là une inspiration fugitive; il y consacre un rescrit spécial que l’on peut véritablement appeler son édit de tolérance :

« Piyadasi, le roi aimé des dieux, honore toutes les croyances, qu’il s’agisse d’ascètes ou d’hommes-vivant dans le monde; il leur fait l’aumône et leur rend toute sorte d’honneurs. Mais le roi aimé des dieux attache moins de prix à l’aumône et au respect extérieur qu’il ne se préoccupe du progrès de leur enseignement fondamental. Sans doute, le progrès parallèle de toutes les croyances ne va pas sans bien des divergences. Mais pour toutes il a une source commune, la modération dans le langage; c’est-à-dire qu’il ne faut pas exalter sa croyance en décriant les autres, qu’il ne faut pas les déprécier sans juste motif, qu’il faut au contraire, en toute occasion, marquer de toute façon son respect pour les autres croyances. En agissant ainsi, on travaille pour sa croyance tout en servant les autres. En agissant autrement, on compromet sa propre croyance en desservant les autres : quiconque exalte sa croyance aux dépens des autres le fait par attachement à sa foi dans l’intention de la mettre en lumière; mais, agissant ainsi, il ne fait que porter à sa croyance les coups les plus sensibles. C’est pourquoi la concorde seule est bonne, de telle sorte que l’on sache entendre, que l’on aime à écouter les croyances les uns des autres. C’est, en effet, le vœu du roi que toutes les sectes soient instruites et professent des doctrines pures. Tous, quelle que soit leur foi, se doivent dire que le roi aimé des dieux attache moins d’importance à l’aumône et aux démonstrations extérieures qu’il ne tient à voir régner les enseignemens essentiels et le respect de toutes les religions. »

Un pareil langage n’est-il pas une surprise à pareille époque et en pareil lieu? Un langage d’allure si moderne que, avec bien peu de changemens, il paraîtrait naturel dans la bouche d’un homme du dernier siècle ou du nôtre? Il ne faudrait pas croire que de tels sentimens fussent dans l’Inde si imprévus. Les traces authentiques de persécution religieuse y sont rares. Les mêmes souverains s’y montrent tour à tour bienveillans pour des croyances diverses, à telles enseignes qu’il n’est pas toujours facile de décider celle que personnellement ils confessaient. Dans une même dynastie, les changemens de secte d’un roi à l’autre sont si fréquens qu’ils excluent toute idée d’opposition violente. L’esprit de tolérance a ici des racines profondes. Et je ne songe pas seulement à cette sorte de mansuétude quiétiste qui est naturelle à la race.

De sa nature, le polythéisme naturaliste des anciennes religions aryennes doit être accommodant. Il n’a guère d’enseignement orthodoxe, pas de dogme positif; il reste ouvert à l’afflux constant des superstitions nouvelles, des cultes locaux, dépourvu de cette unité d’impulsion, de cette fixité de doctrine qui est capable d’enflammer les âmes d’un zèle intempérant. En Grèce et à Rome, le culte national, fondement de la cité, garantie nécessaire de sa cohésion, a pu se tourner en violence contre les nouveautés intransigeantes qui, par le culte, semblaient menacer l’état. Jamais dans l’Inde la religion n’a joué un pareil rôle.

De ce côté, la situation est pacifique. Elle ne l’est guère moins du côté des brahmanes. Héritiers d’une tradition qui se réduit à un ritualisme sans sève propre, pénétrés par le flot montant de la religion vivante et populaire, ils portent en eux, nous l’avons vu, un dualisme plus ou moins avoué, mais qui, en tout cas, ne les prépare pas à un exclusivisme outré. La tendance même qu’ils éprouvaient à le réduire, à en opérer la synthèse, rendit la spéculation plus libre, libre, à vrai dire, sans limite, sauf un hommage très platonique à l’autorité suprême des textes traditionnels du Véda. Sur le terrain théorique, ils étaient préparés à bien des compromis.

De bonne heure, le sacrifice avait été présenté dans les hymnes sous le jour d’une puissance absolue, magique en quelque sorte, parfaitement indépendante des sentimens de foi et de piété qui le peuvent accompagner. Cette conception se fortifia d’autant plus que le ritualisme védique cessa davantage de se rattacher à un système religieux homogène. Elle s’étendit à d’autres notions. Comme dans le sacrifice, on chercha dans l’ascèse l’opération d’une force mystérieuse inhérente à l’austérité, indépendamment des sentimens qui l’inspirent. Qu’un ermite perdu dans la jungle se refuse toute nourriture, qu’il s’expose au soleil et au feu, debout sur un pied, les bras élevés, pendant un temps que la légende développe en longs siècles, les dieux tremblent sur leurs trônes, l’ordre universel est compromis; il faut que les maîtres du ciel avisent à quelque ruse qui interrompe ces exercices menaçans. A son tour, la contemplation, l’abstraction mystique fut considérée comme souveraine. Toutes ces thèses contradictoires et pourtant parallèles, également enveloppées dans le large manteau du système réputé orthodoxe. Une pareille orthodoxie était trop flottante pour s’irriter des nouveautés.

Tout inclinait ainsi à l’esprit de tolérance. Est-ce à dire qu’il fut sans réserve? que l’Inde n’ait jamais connu les luttes religieuses violentes? Non, certes. A défaut d’une orthodoxie stricte, les brahmanes entendaient assurer leur suprématie. Qui la reconnaissait était assuré pour ses vues spéculatives d’une large indépendance, qui la contestait était un adversaire. Cet empire de la caste brahmanique, le bouddhisme le lui disputait indirectement par cette organisation nouvelle qui opposait au principe de l’hérédité et de la caste le recrutement libre du clergé. L’histoire religieuse de l’Inde est pleine de rivalités de cette sorte. Mais l’âpreté du fanatisme était brisée d’avance. Notre moyen âge a vu des oppositions acharnées, séculaires, entre de puissans ordres religieux. Si ardentes que fussent les animosités, elles ne pouvaient pas aisément prendre le caractère des grands conflits qui ont accompagné la propagation du christianisme ou suivi la réforme. Ce sont luttes d’intérêt et d’école plus que de principes et de croyances. Elles ne peuvent que rarement armer le bras séculier. C’est un peu sous ce jour que se présentent dans l’Inde les luttes religieuses. Si la tolérance y trouvait dans l’état général des esprits un sol favorable, comment le bouddhisme, messager d’une doctrine de pitié et de paix, eût-il pu se déshonorer par un exclusivisme persécuteur?

Le langage d’Açoka n’en reste pas moins, par sa simplicité touchante, par sa précision et sa fermeté, bien admirable et bien curieux. Les bizarres détours de l’histoire! et par quels chemins étrangement divergens le langage d’un philosophe de notre XVIIIe siècle et le langage d’un roi indou vieux de deux mille ans arrivent à se rencontrer! La pensée d’un chrétien détaché par le rationalisme et la pensée d’un bouddhiste fervent; la thèse d’un incrédule et l’appel d’un dévot, presque d’un apôtre!

La tolérance d’Açoka ne fait pas tort à son zèle.

Il a de ses devoirs un sentiment très vif; il l’exprime heureusement : il veut « payer sa dette » à ses sujets. Le devoir capital à ses yeux, c’est de propager ces vertus où il voit l’essence même de la loi religieuse, du dharma. Il s’y ingénie avec une ardeur naïve, touchante jusque dans ses inexpériences. Le long édit que j’ai cité d’abord résume la plupart des mesures, des institutions qu’elle lui a inspirées, celles au moins dont nous avons quelque connaissance.

On ne saurait témoigner d’une foi plus robuste dans l’empire de l’exhortation. Il y a là un souvenir de la carrière du Bouddha, de son enseignement dispensé sans réserve et sans apprêt. Le procédé était consacré par ce précédent souverain ; il se recommandait par sa nouveauté même. Ce dut être toute une révolution que cette prédication publique ouverte à tous. Un tel contraste avec les habitudes brahmaniques dut singulièrement frapper les esprits et gagner les volontés; ses premiers succès, sous des mains habiles, devaient inspirer dans sa vertu une confiance sans bornes. La première pensée que suggère à Açoka son zèle religieux est de multiplier les sermons, de les éterniser sur le roc. Dès son plus ancien édit, son plan est arrêté à cet égard : « Faites, dit-il à ses officiers, faites graver ces choses sur les rochers, et partout où il existe des stèles de pierre, faites-les-y graver. » — « C’est dans la douzième année après mon sacre, dit-il plus tard, que j’ai fait graver des édits religieux pour le bien et le bonheur du peuple. Je me flatte qu’il en emportera quelque chose, qu’ainsi, à tel ou tel égard, il avancera dans la vie morale. » Il ne se contente pas de mettre sur la pierre ses édits à la portée de ses sujets ; il veut qu’à certaines fêtes ses instructions soient lues solennellement au peuple par les dépositaires de son pouvoir; ils doivent d’ailleurs en toute occasion les répéter individuellement à chacun.

Il faut au roi un autre leader que son action directe, un peu perdue dans un empire si vaste. C’est sur ses officiers qu’il compte pour seconder sa mission.

« Ce que je crois, je désire le faire pratiquer, et je veux prendre pour cela les moyens efficaces. Or, le moyen principal, ce sont, à mon avis, les instructions que je vous confie. Vous êtes préposés à des centaines de milliers de créatures pour gagner l’attachement des hommes de bien. Tout homme est pour moi un fils. Comme je désire pour mes enfans qu’ils jouissent de toute sorte de biens en ce monde et dans l’autre, je le désire de même pour tous les hommes... Tel individu respecte tel de mes commandemens, mais non pas tous; surveillez-le et dirigez bien sa conduite. Tel individu est mis en prison et torturé. Soyez là pour mettre un terme à un emprisonnement qui ne serait pas motivé. Bien des violences se produisent dont les gens ont à souffrir. Là aussi vous devez souhaiter de mettre chacun dans la bonne voie. Mais il est des dispositions qui ne permettent pas de réussir : l’envie, le manque de persévérance, la rudesse, l’impatience, le défaut d’application, la paresse, l’indolence. Vous devez vous efforcer d’en être exempts. Le point capital est ici la persévérance et la patience dans la direction morale. L’indolent ne se met point en branle, et pourtant il faut se remuer, il faut marcher. De même dans la surveillance que vous avez à exercer. C’est pourquoi je vous répète : faites prendre mes ordres à cœur ; dites bien que telles et telles sont les instructions du roi aimé des dieux. Agir ainsi, c’est s’assurer de grands fruits ; ne pas le faire, c’est s’attirer de grands maux. Pour ceux qui négligeraient cette direction du peuple, il n’est ni faveur du ciel, ni faveur du roi... »

Sa sollicitude ne s’étend pas moins sur les populations frontières plus ou moins indépendantes de son pouvoir. A leur intention, il a créé des fonctionnaires spéciaux.

« Qu’elles se persuadent que le roi aimé des dieux entend qu’elles soient, autant qu’il est en lui, à l’abri de toute inquiétude, qu’elles aient confiance en lui, qu’elles ne reçoivent de lui que du bonheur et point de mal. Qu’elles se persuadent de ceci : le roi aimé des dieux sera pour nous plein de bienveillance. Que pour s’assurer ma bienveillance, pour répondre à mes vues, elles pratiquent la loi religieuse et s’assurent le bonheur en ce monde et dans l’autre. Pénétrez-vous de cette pensée, remplissez votre fonction, et inspirez confiance à ces gens, afin qu’ils sachent bien que le roi est pour eux comme un père, qu’il se préoccupe d’eux comme de lui-même, qu’ils sont pour lui comme ses propres enfans.»

C’est le soin de l’enseignement religieux qui lui inspire une institution curieuse, sur laquelle nous voudrions qu’il fût plus explicite. Il ordonne qu’il soit tenu dans tout son empire, tous les cinq ans, soit sous sa direction personnelle, soit sous la direction des représentans du pouvoir, des réunions qu’il appelle amousanânas, spécialement destinées aux fidèles de sa foi et à ses fonctionnaires. L’objet principal en sera de rappeler aux assistans les préceptes de la moralité religieuse. L’assistance y sera pour ses fonctionnaires un devoir aussi strict que leurs autres fonctions. Sur certains points, à Takshaçilâ, à Oujjayint, il multiplie ces assemblées, il veut qu’elles soient sans faute convoquées tous les trois ans.

Le rôle principal paraît y avoir été réservé à un ordre d’agens dont nous avons déjà rencontré le nom, les rajjoukas. Par malheur. le sens du titre est obscur : leur caractère, leur mode d’action très sommairement indiqués. Étaient-ce des fonctionnaires ordinaires? Avaient-ils un caractère strictement religieux? Ils semblent avoir été constitués en collèges. A coup sûr, leur destination spéciale était la prédication ; ils la devaient distribuer d’abord aux fidèles bouddhistes, mais aussi à tout le peuple de l’empire. Ils sont, dans la pensée du roi, destinés à entretenir le zèle des autres fonctionnaires ; ils sont leurs catéchistes et leurs surveillans attitrés ; de leur zèle dépend le zèle de tous les autres. « Comme un père est rassuré quand il a remis son enfant aux soins d’une nourrice expérimentée, c’est ainsi que j’ai institué les rajjoukas pour le bien et le bonheur de l’empire. » Aussi ont-ils entre tous une situation privilégiée. Pour qu’ils puissent vaquer sans inquiétude à leur ministère, ils ne dépendront que du roi directement : à lui seul il réserve toute poursuite qu’il y aurait lieu d’exercer contre eux. C’est à leurs soins qu’il semble confier une mesure digne de son esprit charitable. Il veut que désormais un délai de trois jours soit, avant l’exécution, laissé aux condamnés à mort ; il veut ainsi leur donner le temps de faire quelque aumône, de pratiquer quelque jeûne qui les serve pour l’autre vie. Son désir est que, même au fond de leur cachot, ils puissent travailler pour l’au-delà. Mais c’est le rôle des rajjoukas dans l’amonsanyâna qui paraît avoir constitué la plus solennelle, sinon la plus importante, de leurs attributions.

Neuf cents ans plus tard, quand le pèlerin Hiouen-Thsang venait, du fond de la Chine, visiter les lieux sanctifiés par la présence du Bouddha et consacrés par sa légende, il retrouvait, pratiquées encore, non-seulement dans l’Inde, mais dans les pays bouddhiques qu’il traversait au nord-ouest pour s’y rendre, ces assemblées quinquennales, devenues annuelles en plusieurs lieux. Le temps en avait plus ou moins altéré le caractère. Les moines et les libéralités faites aux moines y tenaient la place importante. Celle qui y était laissée encore à l’exhortation religieuse, à la discussion théologique, restait comme une marque d’origine. C’est un bel exemple de vitalité ; il fait honneur à l’institution et à son fondateur.

A côté de l’enseignement, la surveillance ; l’action à côté du conseil. On peut croire que Açoka, tel que nous le connaissons, ne la Néglige point. A vrai dire, je ne doute pas qu’il ne l’ait exagérée. Nous l’avons entendu parler de ces « officiers de la religion » (dharmamahâmâtras) qu’il créa dans la quatorzième année de son règne. Ils s’occupent de tout, se mêlent à tout. Toutes les sectes, tous les corps religieux sont sous leur contrôle. Ils ont à veiller sur tous les malheureux, tous les faibles, tous les déshérités. Ils exercent leurs fonctions à Pâtalipoutra et dans les provinces, jusque dans les demeures des frères, des sœurs, des autres parens du roi. C’est aussi dans leurs mains qu’est remise la protection des fidèles chez les Grecs (Yavanas), les Kambodjas, les Gandhâras, c’est-à-dire en dehors même des limites de l’empire..

Cet empire, si vaste qu’il fût, était un théâtre trop étroit pour le zèle du maître. Sous son impulsion, la propagande, inspirée par une pensée purement charitable, rigoureusement désintéressée, déborde les frontières de la nationalité et de la langue, par de la cet horizon que les obstacles physiques semblaient avoir fait infranchissable pour les Indous. Dès son premier édit, il stimule le dévoûment des apôtres : « Munis de ce viatique, il faut vous expatrier en tous lieux, aussi loin que vous trouverez votre subsistance. C’est par (le missionnaire) qui s’expatrie qu’est répandu l’enseignement. » Les actions suivent les paroles. Il atteste qu’il y a eu déjà deux cent cinquante-six départs. Il faut que les étrangers (antas), il le répète à plus d’une reprise, soient instruits comme le doivent être dans l’Inde même les plus humbles et les plus grands.

C’est au lendemain de la guerre du Kalinga que les « conquêtes de la religion » lui étaient apparues les seules dignes d’être tentées, seules fécondes, seules exemptes de remords.

« Les conquêtes de la religion, voilà le bonheur du roi aimé des dieux, non-seulement ici, mais sur toutes les frontières, sur bien des centaines de milles. C’est Antiochus, le roi grec, et, au-delà, les quatre rois, Ptolémée, Antigone, Magas, Alexancke ; au sud, les Colas et les Pândyas jusqu’à Ceylan... Chez les Grecs et les Kambodjas, les Nabhakas et les Nabhapantis, les Bhojas et les Petenikas, les Andhras et les Poulindas, partout on suit les enseignemens religieux du roi aimé des dieux. Là où ont paru des envoyés du roi, on écoute ses instructions religieuses, on s’y conforme et on continuera de s’y conformer. C’est ainsi que la conquête s’étend en tous lieux... » Ce ne sont pas seulement des enseignemens que le roi prétend avoir portés si loin, mais des marques plus tangibles encore de sa charitable prévoyance. Partout, jusque chez « Antiochus, le roi grec, et chez les rois qui sont voisins d’Antiochus, » il se flatte d’avoir répandu des remèdes, des plantes médicinales.

Qu’il y ait de l’exagération dans ces triomphantes assurances, que l’excellent Açoka ait pris trop vite son désir pour une réalité, ou des rapports trop flatteurs pour la vérité, personne n’en doutera ; personne ne s’en peut étonner. L’illusion serait vénielle partout : elle est inévitable dans un esprit indou où la réalité et l’imagination ne sont pas séparées par une démarcation nette, où le fait et le rêve semblent toujours se pénétrer dans une conscience mal assurée. Pour Ceylan, une tradition indépendante, si chargée qu’elle soit d’exagération et de prodiges, confirme le dire du roi. Elle nous montre Mahendra et Sanghamitrâ, le fils et la fille d’Açoka, entrant dans les ordres et apportant à l’île lointaine l’évangile de la bonne loi. Sur les terrasses étagées d’Anourâdhapoura verdoie encore le rejeton planté, dit-on, par leurs mains, du fameux arbre de Gayâ, à l’ombre duquel le Bouddha, dans la légende, obtient la suprême sagesse. Pour les Grecs, la correction des noms, le fait que, en l’année 258, Antiochus II de Syrie, Ptolémée Philadelphe d’Egypte, Antigone Gonatas de Macédoine, Magas de Cyrène, et Alexandre d’Épire, étaient tous cinq vivans et régnans, ne permettent pas de douter qu’Aroka n’ait eu d’eux une connaissance directe, n’ait entretenu avec eux quelques rapports.

On imagine avec quel enthousiasme Prinsep salua jadis la découverte de pareils noms dans le texte, mystérieux la veille, qu’il épelait péniblement. Aujourd’hui nous sommes loin de la première surprise ; ces fragmens nous laissent encore une impression singulièrement vive. C’est justice ; dans ce peu de lignes, avec le prestige qui appartient à un monument antique, à un témoignage direct, avec une force d’autant plus saisissante qu’elle s’ignore elle-même, se manifestent deux grands faits : le premier épanouissement d’une religion universelle, — nos inscriptions nous en laissent deviner le mécanisme avec quelque précision ; — La première pénétration de deux des civilisations les plus disparates du monde antique, — et ici malheureusement Açoka est d’un laconisme que nous ne pouvons assez regretter.

Partout où les Grecs se sont rapprochés des peuples étrangers, leur passage a laissé des traces durables. Nulle part elles ne sont plus malaisées à démêler que dans l’Inde. Si rapide qu’ait été la conquête d’Alexandre, le contact direct s’est prolongé grâce au royaume de Bactriane ne des débris de son empire ; le contact indirect par la navigation et le commerce entre la côte occidentale et l’Egypte hellénisée est devenu de plus en plus fréquent. Par malheur, si les Indous sont en toute matière historique de médiocres témoins, c’est surtout vis-à-vis de l’étranger que leur insuffisance éclate. Mystique, insoucieux de la précision, du relief individuel, leur esprit était fermé à l’intelligence du dehors par les penchans et les préjugés les. plus forts. On a souvent observé combien les emprunts les plus certains perdent tôt dans l’Inde leur aspect original, se colorent promptement des teintes propres au milieu nouveau. On a cru dans certains récits retrouver l’écho de l’épopée ou des contes grecs ; et c’est une conjecture qui se défend. On a cherché, dans le spectacle des représentions théâtrale? des Grecs, l’impulsion première qui aurait abouti à la création du drame indou ; les plus ingénieux rapprochemens n’ont pas conduit encore à une preuve décisive. L’astronomie indoue s’avoue l’élève des Yavanas, des Grecs; les noms qu’elle cite, les termes techniques qu’elle s’approprie sont les témoins irrécusables de ses emprunts. Mais ils nous ramènent à une date trop basse de plusieurs siècles pour intéresser l’époque des premières relations. Les curieuses sculptures que nous rendent les ruines bouddhiques de la vallée du Caboul portent la marque saisissante de l’influence occidentale appliquée à des sujets indous. Mais, Fergusson l’a très bien vu, c’est l’art byzantin, ce n’est pas l’art des grandes époques de la Grèce qui a laissé son empreinte sur ces œuvres.

Pour les temps qui nous occupent, pour la période antérieure à l’ère chrétienne, il reste pourtant un témoin. C’est des Grecs que l’Inde a appris à frapper des monnaies. Un emprunt de cette importance ne va pas sans beaucoup d’autres. Ménandre, vers la fin du IIe siècle avant notre ère, est celui des souverains grecs qui a pénétré le plus avant dans l’intérieur de l’Inde, celui dont les monnaies s’y retrouvent en plus grand nombre. Sous la forme a Milinda, roi des Yavanas, » son nom a passé dans un ouvrage bouddhique : les Questions de Milinda, dont le cadre est un dialogue qui s’engage sur des sujets métaphysiques entre le roi et un célèbre docteur du nom de Nàgasena. La date du livr, encore indéterminée, est certainement postérieure de plusieurs siècles au temps où vivait Ménandre. Le souvenir qu’il garde en est plus significatif. Fergusson a démontré que l’architecture en pierre n’a été pratiquée dans l’Inde qu’après les incursions des Grecs. Comment n’en pas rapporter les commencemens, sinon à leurs enseignemens, au moins à leurs exemples? Les formes, le style des sculptures, n’ont rien d’hellénique ; c’est qu’on était habitué à construire, à sculpter en bois; la tradition de ce passé se trahit dans l’assemblage, dans les formes des plus vieux monumens; la matière a changé, tout y reflète encore la technique ancienne. Les ruines de Gayâ, probablement contemporaines de notre Açoka, nous mettent en présence d’un Hélios tout semblable aux représentations classiques du Dieu-Soleil; l’influence grecque peut être dissimulée, elle n’est pas loin.

Ce IIIe siècle, ce siècle d’Açoka, n’est pas seulement le temps où, avec Tchandragoupta et ses successeurs, s’établit dans l’Inde une puissante concentration du pouvoir politique. C’est l’heure où, dans nos inscriptions, apparaît pour la première fois l’usage officiel, public de l’écriture. Dans le domaine religieux, l’activité est extrême. Même sur le terrain littéraire, une vie nouvelle se prépare : c’est la première aurore de la littérature profane de l’Inde. Tout s’agite. La conquête grecque n’est sûrement pas étrangère à cet ébranlement. Les échappées qui s’entr’ouvrent sur un monde nouveau, les enseignemens qu’apporte le voisinage d’une habileté technique supérieure, le spectacle d’une activité universelle, ont fait l’éveil. Dans le monde indou de cette période, on peut dire que la signature de la Grèce n’est nulle part ; on peut croire que son action est partout. Mais que les Indous, hélas! sont oublieux! De ces relations d’Açoka avec l’Occident, rien ne se retrouve dans les traditions littéraires qui restent attachées à son nom.

C’est par d’autres aspects que ces traditions méritent de nous arrêter. Ne vaut-il pas la peine d’entrevoir à quel point, en quelques siècles de transmission orale, la légende s’est emparée de l’histoire, l’a amplifiée, dénaturée, et sous quelle inspiration ?


V.

Entre les monumens d’Açoka et les traditions relatives à Açoka, on ne sait vraiment ce qu’il faut le plus admirer : de concordances qui se vérifient jusque dans de minces détails, ou de divergences qui s’étendent à presque tous les faits.

De part et d’autre, le roi se convertit aux doctrines du Bouddha, et de part et d’autre sa conversion s’achève, si je puis dire, en deux étapes, séparées par un intervalle d’un peu moins de trois ans; c’est sous son règne que la chronique religieuse place les premiers essais de diffusion générale du bouddhisme ; il marque Ceylan comme le terme extrême de sa propagande vers le Midi. On a vu comment les chroniques de Ceylan confirment sa parole.

Que de différences aussi ! De la conquête du Kalinga, pas un mot; des mesures qu’il décrète, des fonctionnaires qu’il institue, pas un souvenir. Ce n’est pas que la mémoire populaire soit si courte ; mais elle ne se souvient qu’en revenant sans cesse sur son objet : elle l’orne, elle l’étend au gré de l’idée maîtresse à laquelle elle l’associe. Elle ne conserve qu’en retouchant; elle ne transmet qu’en défigurant.

Le règne d’Açoka est devenu pour elle une sorte d’âge d’or. « Son royaume était riche, florissant, prospère, fertile, peuplé, abondant en hommes; on n’y voyait ni disputes ni querelles; les attaques, les invasions et les brigandages des voleurs y étaient inconnus; la terre y était couverte de riz, de cannes à sucre et de vaches. Ce monarque juste, roi de la loi, gouvernait suivant la loi son royaume. » La « loi, » c’est le dharma dont parlent les inscriptions. On perçoit ici un écho lointain de leur langage. Les légendes cependant présentent ses débuts sous un jour moins favorable. Il n’arrive au trône qu’en massacrant quatre-vingt-dix-neuf de ses frères; un seul survit, Tishya, destiné à entrer dans la vie religieuse. Cette boucherie n’a rien d’historique : nous avons entendu Açoka parler de ses frères et de ses sœurs, de leurs résidences dispersées dans tout l’empire. La légende, du reste, prend ailleurs une autre forme: il n’est plus question que de six frères : ils ont assis leur pouvoir dans six capitales séparées; Açoka entre en lutte avec eux, les défait, les tue, eux et leurs ministres.

C’est le moindre trait de sa cruauté furieuse. Il ordonne un jour à ses officiers de détruire les arbres à fleurs et à fruits, de ne conserver que les arbres à épines; et, irrité de leurs remontrances, il tire son épée et fait tomber la tête de ses cinq cents ministres. Une autre fois, il était dans un parc avec le harem. Les femmes, faisant entre un arbre açoka tout fleuri et leur époux Açoka des comparaisons peu obligeantes, profitent du sommeil du roi pour mettre en pièces l’arbre et ses fleurs. A son réveil, le roi, transporté de colère, fait brûler ses cinq cents femmes.

Sa violence est telle qu’elle lui inspire les plus bizarres inventions. Il place un tourmenteur à gages dans un édifice dont l’apparence est pleine de promesses, mais qui, à l’intérieur, copie les variétés de tortures consacrées par les descriptions infernales : chacun y peut entrer librement, mais c’est pour y subir les supplices les plus épouvantables ; personne n’en doit sortir vivant.

Quant à sa conversion, elle est attribuée à des mobiles divers. D’après un récit, il est un jour tellement frappé de l’aspect d’un jeune moine bouddhiste qu’il aperçoit de son palais, de la tenue décente et grave par laquelle il se distinguo des mendians brahmaniques, qu’il fait introduire près de lui le jeune prodige qui, à sept ans, a déjà atteint les perfections les plus hautes. Cet enfant n’est autre que le fils d’un de ses frères qu’il a si cruellement exterminés. Il s’appelle Nigrodha, du nom de l’arbre qui, dans la solitude, a abrité sa naissance. Amené devant le roi, il se contente de prononcer une stance : « Le zèle conduit à l’immortalité, la tiédeur à la mort; les zélés ne meurent pas; les tièdes sont pareils à des morts. » Aussitôt Açoka est touché de la grâce; il se fait, avec les siens, recevoir dans la communauté bouddhique. Ailleurs, il n’y faut rien moins qu’un miracle, qui sort de l’excès même de ses cruautés. Le moine Samoudra entre un jour dans l’enfer qu’a fait édifier le roi. Le bourreau s’apprête à le martyriser; cependant le saint homme obtient un sursis de sept jours. Les spectacles qu’il voit, les réflexions qu’il fait dans cet intervalle, le mènent à un degré de perfection qui lui assure des pouvoirs miraculeux ; quand le tourmenteur veut enfin le mettre à mort, il le trouve tranquillement assis sur un lotus d’or, dans la cuve même où il prétendait le faire bouillir. Le fou s’éteint, tout demeure impuissant contre le saint. Averti, le roi accourt. Frappé du spectacle, ému des exhortations du moine, il Le salue et cherche à l’apaiser : « Pardonne-moi, ô fils du Sage aux dix forces (le Bouddha), pardonne-moi cette mauvaise action. Je m’en accuse aujourd’hui devant toi et je cherche un refuge auprès du Bouddha, auprès du clergé, auprès de la loi sainte. Et je prends cette résolution : aujourd’hui plein de respect pour le Bouddha et plein de foi en lui, j’embellirai la terre en la couvrant des tchaityas (sanctuaires) du Bouddha, qui brilleront comme l’aile du cygne, comme la conque et comme la lune. »

En effet, dans tous les récits, c’est par la construction de quatre-vingt-quatre mille stoupas, élevés dans l’Inde entière sur des reliques du Bouddha, que se manifeste d’abord le zèle religieux du royal néophyte. Les stoupas sont ces monumens hémisphériques, tantôt châsses, tantôt cénotaphes, qui sont la création monumentale la plus caractéristique de l’architecture des bouddhistes. Il en existe de toutes les époques et de toutes les dimensions. Les ruines de quelques-uns, soit dans l’Inde, soit à Ceylan, avec leurs appendices décoratifs, balustres et porches sculptés, sont les restes les plus anciens de constructions en pierre que l’Inde nous ait gardés. Ceux de Gayâ, de Bharhut, peuvent fort bien être contemporains d’Açoka. Les nombres ne gênent jamais la légende. Il lui était aisé d’attribuer un nombre infini d’ouvrages à un roi pour qui les dieux et les génies, d’après elle, travaillent en serviteurs obéissans. Un autre fait signale la conversion du roi : jusque-là, il avait de ses aumônes quotidiennes nourri soixante mille brahmanes ; de ce jour, il les chassa et nourrit à leur place soixante mille religieux bouddhistes.

L’événement capital, qui, d’après les bouddhistes méridionaux, marque son règne, c’est le concile réuni dans sa capitale, à Pâtalipoutra. Un nombre considérable de religieux brahmanes et hérétiques s’étaient sournoisement insinués dans les monastères bouddhiques. La présence de ces faux frères y avait jeté un désordre profond ; les orthodoxes refusaient de procéder, en leur compagnie, aux cérémonies prescrites; le cours régulier s’en trouvait arrêté. Averti de cet état de choses, jaloux de rétablir le bon ordre, le roi dépêcha au couvent appelé l’Açokârâma un de ses officiers. L’envoyé exigeait la reprise du culte; il rencontre une opposition invincible. Furieux, il n’hésite pas et commence à trancher de sa main la tête aux récalcitrans ; mais tout à coup il se trouve en présence d’un moine qui n’est autre que Tishya, le propre frère du roi. N’osant pas continuer sur lui ses sanglantes exécutions, il retourne au palais et rend compte à Açoka de ce qui s’est passé. Le roi accourt au monastère, proteste que ses ordres ont été outrepassés. Tourmenté pourtant de scrupules, il veut savoir si la faute lui est ou non imputable. Les moines sont divisés : seul, le pieux solitaire Tishya Maudgalipoutra sera en état de trancher ses doutes. Le saint homme est aussitôt appelé. Il absout le roi. Quelques jours après, il prend la présidence d’un concile qui réunit pendant neuf mois mille religieux.

L’œuvre attribuée à cette assemblée n’est rien moins que claire. Mais c’est à son initiative que la tradition de Ceylan rattache la première dispersion des apôtres du bouddhisme. Madhyântika se rend dans le Kashmir et dans le Gândhâra. Un roi des serpens avait transformé la pays en un immense marécage ; le religieux déploie au milieu des eaux ses pouvoirs surnaturels. Il résiste, impassible, à tous les assauts des forces élémentaires que le dragon déchaîne contre lui ; il laisse tomber de sa bouche une stance : elle suffit à convertir son terrible adversaire avec quatre-vingt-quatre mille des siens. Les Yakshas, les génies de la montagne, suivent en foule cet exemple. Rakshita va prêcher à Vanavâsi, sur la côte sud-ouest de l’Inde. De l’espace où il plane, il convertit, par une seule exhortation, soixante mille auditeurs. Ainsi des autres; leurs allures et leurs succès ne sont pas moins merveilleux. Les prouesses de Madhyântika sont également familières aux bouddhistes du Nord. Mais ils ne les mettent en relation avec aucun concile ; le saint personnage est chez eux reporté à une date sensiblement plus haute; il est le disciple et l’envoyé d’Ananda, le parent et le disciple du Bouddha.

Il y a divergence aussi sur les événemens qui ouvrent la relation du concile. Voici ce que l’on raconte au Nord. Açoka avait un frère, Vitâçoka, fort prévenu en faveur des brahmanes. Il a, pour le convertir, recours à un singulier expédient. Il donne l’ordre à ses officiers, tandis qu’il est au bain, de revêtir son frère, comme par jeu, des insignes royaux; puis il le surprend dans cet appareil, et, feignant une grande colère, le condamne à mourir. Il lui accorde cependant un sursis de sept jours : pendant ce temps, le prince jouira de tous les privilèges du rang suprême. Mais, hélas! toutes les fêtes sont sans attrait, tous les plaisirs sans prise sur l’âme du prince, qu’absorbe uniquement la prévision du dénoûment fatal. Il a pu ainsi éprouver quelle est la vanité de toutes les attaches terrestres avec cette perspective de la mort inévitable. Son esprit est éclairé; quand le roi, au bout des sept jours, le réconforte et le rassure, sa seule pensée est de renoncer au monde, de confesser le Bouddha, d’entrer dans la vie religieuse. Quelque temps après, une statue du Bouddha est renversée aux pieds d’un mendiant brahmanique qui l’insulte et la met en pièces. Açoka ne se contente pas de venger l’attentat sur son auteur, ses biens et sa famille; il met à prix la tête de tous les ascètes brahmaniques. Vitâçoka, épuisé par la maladie et l’austérité, vêtu de quelques lambeaux, avait justement reçu asile dans la cabane d’un pâtre. Ses hôtes le prennent pour un mendiant brahmanique, le tuent et apportent sa tête à Açoka. Alors seulement le roi, reconnaissant son frère, désespéré, arrête le massacre et rend la sécurité à tous.

La légende suit Açoka jusqu’à ses derniers momens. Le roi sentait approcher sa fin. Il avait donné ou dépensé pour la religion, en monumens ou en aumônes, 96 kotis (960 millions) de pièces d’or, 4 de moins qu’il ne s’était promis de faire, et sa tristesse était immense au moment de quitter les saints représentans de la religion. Il se reprit à envoyer de l’or et de l’argent aux moines. Son petit-fils Sampadin était son héritier présomptif ; averti par les ministres, effrayé des prodigalités de son grand-père, il défend au trésorier de délivrer aucun argent. Le roi envoie alors aux religieux la vaisselle précieuse dans laquelle on lui sert ses repas ; il est réduit à des vases d’argile. Il ne lui restait plus que la moitié d’un fruit d’amalaka. Il se plaint du dénûment où il est tombé, y reconnaît une preuve nouvelle de la vérité des paroles du Bouddha sur l’instabilité et la misère des biens terrestres, puis il envoie cette moitié de fruit au clergé, qui se partage avec respect l’humble présent.

Cependant Açoka s’adresse encore une fois à Râdhagoupta, son ministre : « Quel est, lui demande-t-il, le souverain du pays? — C’est toi, seigneur, lui répond le ministre en se jetant à ses pieds. » Le roi, alors, fait au clergé une donation suprême de la terre tout entière, de sa famille, de sa personne, ne réservant que les restes de son trésor. Ce fut son testament. Il mourut à ce moment même. Et son successeur Sampadin dut racheter des religieux, au prix de 4 kotis de pièces d’or, la terre qui venait de leur être offerte.

Pour la plupart, ces récits se condamnent d’eux-mêmes : ils ont tout le merveilleux naïf du conte, sa sérénité imperturbable dans l’absurde; les êtres surnaturels s’y meuvent de plain-pied ; ils se jouent dans les nombres fantastiques ; le temps, l’espace, sont pour eux sans obstacles; nulle proportion entre les causes et les effets; partout le caprice incohérent, les sauts imprévus, le merveilleux pour dénoûment. Sans peine on y suit les développemens arbitraires, les versions divergentes d’une même donnée générale librement mise en œuvre, transposée à des momens divers. Ce n’est pas là de l’histoire si défigurée qu’elle y soit, l’histoire peut y avoir jeté quelque reflet. L’histoire vraie, nous en tenons les éléments essentiels de la bouche même de l’acteur principal.

A prendre les faits en gros, dans leur signification générale, que nous ont appris sur Açoka ses inscriptions? Qu’il fut le maître d’un puissant empire; qu’élevé dans le respect des brahmanes et l’adhésion aux pratiques brahmaniques, il se convertit au bouddhisme sous l’impression très forte qu’il reçut des violences déchaînées par une guerre terrible ; que cette conversion marqua le déclin de la puissance des brahmanes ; que, sous l’impulsion de sa croyance nouvelle, il répandit partout le témoignage de son zèle, les inscriptions exhortant ses officiers et son peuple à la pratique de toutes les vertus; qu’il distribua et fit distribuer par les siens des aumônes infinies; que son zèle ne fit que s’accroître avec le temps; qu’il se préoccupa d’étendre parmi les religieux la connaissance et la méditation des discours attribués au Bouddha ; qu’il envoya dans toutes les directions, dans l’Inde et hors de l’Inde, des missionnaires et des ambassadeurs chargés de promulguer l’évangile de la bonne doctrine.

Tous ces traits se retrouvent au fond des récits traditionnels, mais modifiés, mais grossis. Ce n’est point assez qu’Açoka soit un puissant monarque; les génies terrestres et célestes seront à ses ordres ; son avènement sera proclamé jusque dans les entrailles de la terre et dans les espaces du ciel. Il ne suffit pas qu’il s’attendrisse aux horreurs d’une guerre acharnée : il faut que des miracles interviennent pour expliquer sa conversion, que sa mansuétude soit rehaussée par l’antithèse d’un passé absurdement sanguinaire; l’honneur même de la religion qui a opéré le changement y est intéressé. C’est peu qu’il fasse rentrer les brahmanes dans le droit commun, qu’il les dépouille d’une domination exclusive, il faut qu’il les éloigne, qu’il les repousse, qu’il les persécute. La lutte entre brahmanes et çramanas prend un tour réaliste et concret; les brahmanes se sont perfidement glissés parmi les bouddhistes fidèles; leur imposture appelle et justifie les sévérités du roi. Généreux et charitable, Açoka poussera l’aumône jusqu’à la manie; il se dépouillera de son empire et de sa famille. Il importe que le clergé soit glorifié: le roi s’est fait le promoteur de la propagande religieuse, il a stimulé le départ des missionnaires, il a noué des relations avec les royaumes les plus lointains ; l’honneur en est transporté à l’assemblée des religieux et à son chef Tishya Maudgalipoutra. Le roi a recommandé aux religieux et aux fidèles l’étude des sermons et des paroles attribuées au Bouddha ; le souvenir se transforme en l’idée d’un concile qui fixe ou révise les écritures canoniques. Tous les procédés du conte et cette exagération propre à l’optique populaire : Açoka a élevé des colonnes, a gravé des inscriptions ; il faut qu’il ait édifié quatre-vingt-quatre mille stoupas en un seul jour. Il a fait la guerre : il faut qu’il ait été un monstre de cruauté. Ainsi partout.

Açoka prend la conquête du Kalinga pour texte d’une exhortation. C’est le tour ordinaire de la prédication bouddhique : tout conte, toute légende s’y transforme en exemple moral. C’est ainsi que la littérature bouddhique s’est incorporé tout le trésor des fables de l’Inde et l’a marqué à son coin, avant de le jeter dans la circulation universelle. Les vieux mythes, les traditions épiques, tout, sous la main des rédacteurs bouddhiques, devient matière à exhortation, se tourne en traits édifians. C’est que les rédacteurs de cette littérature sont des moines : la préoccupation religieuse les domine uniquement.

L’histoire d’Açoka offrait à l’imagination pieuse le terrain le plus fécond. Açoka était la plus illustre conversion du bouddhisme; ne fallait-il pas, pour la gloire de la religion, que cette conversion marquât dans la vie du roi un changement profond, radical ? On noircit le passé sans mesure : à Dharmâçoka à « Açoka le pieux, » on opposa Tchandâçoka, « Açoka le cruel. » Parti sur ce thème, on fit si bien, que l’on en arriva à dédoubler le personnage; et la légende des bouddhistes méridionaux a ainsi créé de toutes pièces, cent ans avant l’Açoka historique, un autre Açoka, « le Noir, » ou « le Méchant, ».une antithèse faite homme.

Cependant, à tout prendre, la tradition littéraire, mi-partie contes populaires, mi-partie légendes monastiques, reflète encore avec une fidélité relative la physionomie du rôle historique qui fut celui d’Açoka. Ne garde-t-elle pas jusque dans certains traits déformés la trace lointaine de souvenues authentiques? Quand la légende nous montre Açoka ordonnant à ses ministres, qu’il veut éprouver, de brûler les arbres fruitiers et de respecter les arbres épineux, comment ne pas songer au soin que prenait le roi, et que nous attestent les inscriptions, de répandre jusqu’au-delà de ses frontières les arbres utiles, les plantes médicinales?

Parmi les récits conservés par les bouddhistes du Nord, il en est un qui échappe à l’analogie de tous les autres. Il mérite d’être cité, car il pose un curieux problème ; le voici en deux mots.

Açoka avait eu de la reine Padmavatî un fils que la beauté de ses yeux fit comparer à l’oiseau kounâla; il en prit son nom. Un jour, Tishyarakshitâ, la première des femmes du roi, rencontrant le prince seul, s’éprit pour lui d’une passion soudaine. Repoussée avec indignation, elle ne songea plus qu’à se venger. La ville de Takshaçilâ s’étant soulevée sur ces entrefaites, Açoka envoya Kounâla pour y rétablir l’ordre; sa vue suffit à calmer les rebelles, et il y resta comme gouverneur. Cependant Açoka se trouva atteint d’une horrible maladie; seule Tishyarakshità sut le guérir. Dans sa reconnaissance, le roi lui accorda un vœu.. Elle demanda le pouvoir royal pour sept jours. Le premier usage qu’elle en fit fut d’expédier à Takshaçilâ, au nom du roi, une lettre qui enjoignait d’arracher les yeux à Kounâla. Les habitans hésitaient à exécuter un ordre si barbare sur un prince dont ils aimaient les vertus. Il commanda lui-même aux bourreaux d’accomplir leur terrible besogne. Et quand plus tard il apprit que son supplice était l’œuvre de Tishyarakshitâ, il ne trouva que des bénédictions pour celle qui lui avait procuré une si belle occasion d’avancer dans la sainteté par la patience. Cependant Kounâla, accompagné de sa femme, la fidèle Kântchanamâlâ, était sorti de Takshaçilâ. Il ne savait d’autre métier que chanter et jouer de la vînâ. Il alla par les chemins mendiant sa nourriture et la payant de ses chansons, tant qu’il arriva à la porte du palais de son père. Abrité sous une remise, il touchait de la vînâ au point du jour. Açoka s’émeut de cette voix et envoie chercher le musicien ; dans ce mendiant aveugle le garde ne pouvait reconnaître le prince Kounâla. C’était bien lui pourtant ; en le retrouvant misérable et défiguré, Açoka, qui ignorait tout, s’affaisse sans force. Revenu à lui, il couvrait son fils de caresses et de larmes. Ce fut au prince à le consoler, à lui rappeler que ce malheur devait être le juste fruit de quelque faute passée. Cependant, le roi finit par découvrir l’auteur du crime. En vain le prince intervint en faveur de la coupable. Ses mérites lui valurent de recouvrer la vue, mais il ne put sauver la reine : elle fut condamnée à périr par le feu.

L’aventure de cette Phèdre indienne n’est point unique ; l’épopée en connaît des versions parallèles. Mais c’est un autre souvenir qui s’impose ici à l’esprit.

Il y a longtemps que l’on a rapproché du rôle d’Açoka celui que, en Occident, Constantin a joué dans l’histoire du christianisme. Cette ressemblance avait-elle déjà frappé les Indous? Était-elle devenue assez familière à quelques-uns d’entre eux pour faire trans- porter au roi de Pâtalipoutra des récits qui d’origine appartenaient à l’empereur de Constantinople? Ce qui est certain, c’est qu’il est impossible de ne point rapprocher ce conte du drame de famille qui assombrit les dernières années de Constantin. Le meurtre d’un fils longtemps favori, Crispus, sur des prétextes que le bruit public, au moins, emprunta à la fable de Phèdre et d’Hippolyte; puis bientôt, par un retour soudain, cette mort vengée par l’exécution de sa belle-mère, l’impératrice Fausta : les éléments essentiels du récit sont de part et d’autre singulièrement semblables. M. Kern a justement remarqué que le supplice des deux reines mourant, l’une dans le feu, l’autre dans un bain brûlant, est fort analogue; que la cruelle habitude de crever les yeux appartient tout particulièrement aux mœurs byzantines. Nous n’avons, du reste, aucune donnée précise sur le temps où ont été rédigés les livres qui nous ont transmis la légende de Kounâla. Il se peut fort bien qu’elle ait été importée. Mais la question des emprunts réciproques entre l’Inde et l’Occident est de celles qu’une critique sage ne tranche pas avec la promptitude et la sécurité de certaines curiosités impatientes. Il en faut mieux mesurer les difficultés.

Quoi qu’il en soit, le problème ici est assurément piquant, surtout dans les conditions où il se pose. Le rôle de Constantin et le rôle d’Açoka révèlent de curieuses similitudes. L’un et l’autre, en étendant pour la première fois la faveur royale sur une grande religion jusque-là persécutée ou du moins combattue, ont jeté les assises définitives de sa puissance. Entre leurs actes, leurs sentimens, leur langage, le parallèle se laisserait pousser loin. Mais ils appartiennent à des milieux, à des âges si différens, qu’il serait plus aisé qu’instructif. Le christianisme fait avec le passé classique une rupture hardie, radicale. Issu d’une vue un peu molle de la vie, inspiré par une sorte de découragement qui n’est pas sans douceur, le bouddhisme, quelle qu’ait été l’étendue de son empire, ne saurait lui être sérieusement comparé ni pour la profondeur de son action, ni pour l’impulsion féconde imprimée à la pensée et au progrès des hommes. Tout, dans le monde indien d’où il sort, est plus rudimentaire, la civilisation a traversé moins de crises, l’esprit ne s’est pas élevé à la même possession consciente de soi qu’en Occident. Il n’y a aucune apparence qu’Açoka ait été par les facultés politiques l’égal de Constantin. Peut-être reprendrait-il l’avantage par la hauteur et la sérénité du sentiment moral. Mais ceci n’est point un panégyrique. Il nous importe non d’exalter le passé, mais de le comprendre. Ce n’est pas une admiration sans mélange, c’est un intérêt sympathique que j’ai voulu réclamer pour le vieux roi indou. Ou je me trompe, ou l’on ne saurait sans injustice le marchander à l’homme, à son œuvre et à ses monumens.


EMILE SENART.

  1. Secte qui, par ses croyances, est assez analogue au bouddhisme dont elle paraît à peu près contemporaine par ses origines. Plus heureuse que le bouddhisme, elle conserve aujourd’hui encore dans l’Inde d’assez nombreux adhérens.
  2. Piyadasi dans le dialecte des inscriptions.
  3. Je reviens plus loin sur cet ordre de fonctionnaires.
  4. Je l’emprunte au livre de M. Oldenberg, Buddha, p. 281 et suiv.
  5. Açoka en cite quelques titres qui se retrouvent dans des parties diverses des écritures acceptées comme canoniques par les bouddhistes de Ceylan. Est-ce à dire que le canon fût dès lors consacré, qu’il existât sous la forme qui nous est connue? C’est une conclusion qu’on a prétendu tirer de cette rencontre. Je la crois inadmissible. Les termes dont se sert le roi visent une tradition orale : il s’agit d’entendre, de confier à la mémoire. Les textes qu’il cite, très simples par le sujet, sont très médiocres d’importance et d’étendue. Si un canon eût existé dès lors, ce serait, sinon par une mention générale, à coup sûr par des titres plus compréhensifs que le roi l’eût désigné. Des raisons trop techniques pour que j’y puisse appuyer ici, et empruntées à la langue même des livres qui nous ont été transmis, ne permettraient en tout cas d’assigner à la rédaction dernière que nous en possédons qu’une date beaucoup plus récente.