Un Roman chrétien - Quo Vadis ! d’Henri Sienkiewicz

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Un Roman chrétien - Quo Vadis ! d’Henri Sienkiewicz
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 641-670).
UN ROMAN CHRÉTIEN

QUO VADIS ! par M. HENRI SIENKIEWICZ

C’est vers l’année 1874 que des Essais, signés du pseudonyme de Litwos, attirèrent sur M. Henri Sienkiewicz l’attention de la critique : un homme nouveau nous tirait de l’ornière battue, nous montrait des chemins inexplorés, nous dévoilait des horizons inconnus. Il continuait en nous ouvrant des échappées de paysage et de ciel ; puis, en précisant davantage, et en traçant dans Hania, — Au Fusain, — l’Allumeur de phare, — À travers la steppe, de mystérieuses figures. C’est alors que tout d’un coup, abordant l’épopée, il créait, en quelques années à peine, l’admirable cycle de ses romans historiques : Par le fer et par le feu, — le Déluge, — Messer Wolodyjowski… grandes fresques, où revivent toute l’horreur et la gloire des luttes soutenues tour à tour, durant plus d’un demi-siècle, contre les Cosaques rebelles, contre les Suédois et l’Osmanli envahisseurs. Il donnait encore successivement : Sans dogme, une étude de psychologie expérimentale ; la Famille Polaniecki, roman de mœurs contemporaines ; enfin ces pages éloquentes d’apologétique chrétienne : Quo vadis ? dont je voudrais essayer de traduire, bien inhabilement sans doute, les beautés prises au hasard dans l’ensemble des trois volumes qui composent ce récit.

Cette œuvre, l’une des dernières du romancier polonais, s’est répandue, en moins de deux années, à plus de quatre cent mille exemplaires de l’autre côté de la Manche et de l’Atlantique. En Amérique, comme en Angleterre, Quo Vadis a provoqué de véritables transports d’admiration. Le nom de Lygie y est devenu populaire. Il y suffit aux lutteurs et aux athlètes de se présenter sous le patronage d’Ursus au public, pour aussitôt capter ses faveurs. C’est aujourd’hui le public français que je voudrais initier aux pages les plus émouvantes de ce livre… Quo Vadis ? c’est-à-dire, où va l’ancien monde, où allait-il au temps de Néron ? vers quel abîme se précipitait la société païenne ? ou quelle ruine ? Mais aussi quelle splendide aurore se levait sur la terre ! et, du fond même de la corruption et du désespoir, quelle vie nouvelle surgissait pour une humanité régénérée !


I

Marcus Vinicius revient d’Asie, où (il a combattu les Parthes sous les ordres de Corbulon. Ce jeune tribun, qu’avaient épargné les flèches ennemies, subit un vulgaire accident aux portes mêmes de la ville : une épaule démise… et voilà tout un poème et tout un drame d’amour. Aulus Plautus, ancien proconsul de Germanie, ancien préfet impérial en Bretagne, retiré maintenant dans sa paisible villa du Vicus Patricius, vient à passer sur la voie. Vinicius ne lui est pas inconnu, il l’invite donc à chercher un abri sous son toit. Là, dans cette demeure amie, où règne une singulière atmosphère de calme et de sérénité, un matin, au lever du jour, sur les marches du bassin de marbre, où retombent les eaux jaillissantes des fontaines, parmi les rosiers et les myrtes en fleurs, l’hôte d’Aulus aperçoit une jeune fille, — vivante image de cette aube et de ce printemps. Dès lors, l’amour impérieux et jaloux possède son âme. Une seule fois, il lui a été donné d’approcher cette nymphe, et elle, tout en écoutant les tendres paroles qu’il lui murmure à la hâte, avec la tige flexible d’un roseau, trace, en guise de réponse, les contours d’un poisson, sur le sable fin de l’allée. Quel est ce symbole, ce mystère ou cet aveu ? Car, dans ces yeux limpides et charmans fixés sur les siens, Vinicius a cru deviner la douceur d’aimer. Elle a fui, blanche et légère fille des Grâces : il ne l’a plus revue. Il sait seulement qu’on l’appelle Lygie ou Callina ; qu’elle est l’héritière d’un roi barbare de la nation des Lyges ; que, tout enfant, elle fut jadis livrée en otage au peuple romain. Hister, chef des légions danubiennes, — dont elle a suivi le char triomphal, escortée de ses serviteurs, que dominait tous la taille athlétique d’un Hercule slave ou sarmate, surnommé Ursus, à cause de sa force prodigieuse, Hister, insensible aux charmes de la jeune fille, la jeta aux pieds de sa sœur Pomponia Græcina, l’épouse vénérée d’Aulus Plautus. Tous deux ils élevèrent la petite captive et la chérirent à l’égal de leur fils unique.

Telle est l’histoire, que Vinicius, remis de sa foulure, mais atteint par les traits de l’Amour, conte un matin à son oncle, le beau, le raffiné Petronius, l’esthète, le sybarite sceptique et lettré, l’arbitre des élégances suprêmes, en un mot : Arbiter elegantiarum. Par les blancs genoux des Grâces ! il adore cette Lygie, il la désire, il s’est juré de la posséder… et ce que le tribun Vinicius s’est juré peut et doit s’accomplir. Mais comment, par quels moyens ? Lygie n’est pas une esclave, et le fût-elle d’ailleurs, jamais ni Plautus, ni Pomponia ne consentiraient à la lui livrer ? L’admettrait-il à titre d’épouse à son foyer, lui, le descendant d’une race de consuls ? Il hésite, il souffre, il s’exaspère, dans le déchirement que lui cause la lutte de son cœur et de son orgueil. Mais à quoi servirait l’expérience consommée d’un Pétrone ? Lygie, en sa qualité d’otage, appartient à l’État romain ; or l’État romain n’est-ce pas César ? C’est donc sous la protection exclusive de l’empereur, que doit demeurer la jeune captive. Néron la fera réclamer en vertu de ses droits. Une fois introduite au palais sacré, lui, Pétrone, se flatte d’obtenir de César qu’il en dispose ainsi que d’une gemme, ou d’un vase de prix, en faveur de Vinicius. Le plan, si bien conçu, s’exécute à la lettre. Lygie, arrachée aux bras des Aulus, se voit transportée au palais. Là, à un de ces festins, auxquels le maître du monde aime à convier sa cour, elle se retrouve aux côtés de Vinicius. Enivrée par les parfums qui brûlent au fond des cassolettes d’or, par l’arôme des roses, par la fumée des vins inconnus ; bercée par le murmure des fontaines odorantes, par les chants et les danses des esclaves indiennes, par la voix de César qui déclame s’accompagnant sur sa lyre ; mais surtout, par les paroles enflammées de Vinicius, elle se trouble et s’égare. Le jeune homme l’attire à lui, ses lèvres de feu se posent sur les siennes, elle est perdue. Mais, ô prodige ! celui qui la retient palpitante, ainsi qu’un épervier entre ses serres, soudain se sent lui-même devenir le jouet d’une force surhumaine. On l’écarté : il n’est plus qu’une feuille, saisie et roulée au souffle impétueux de l’ouragan. Le fidèle serviteur de Lygie, l’Ursus colossal et terrible a su parvenir jusqu’à la fille de ses rois et la sauver du déshonneur. C’est la providence, la force aveugle qui écrase et qui brise. Son intervention est aussi miraculeuse que terrible. Il assommera les esclaves du tribun, alors que, par ordre de l’empereur et de Poppée, ils entraînent la vierge captive vers la demeure de leur maître ; il étranglera l’athlète Groton que soudoie l’or de Vinicius, et qui vient relancer Lygie jusque chez les chrétiens, où elle a trouvé un refuge ; il terrasse dans l’arène le taureau furieux, aux cornes duquel César a fait lier le corps de sa maîtresse ; — mais, chien fidèle et tendre, il vivra et mourra à leurs pieds, quand Vinicius et Lygie, époux chrétiens, iront, après tant de dangers et d’épreuves, abriter leur bonheur au fond de ces radieuses campagnes siciliennes, où fleurissent les bois d’amandiers, et où, sur les coteaux parfumés de thym, butinent les ruches d’abeilles.


II

C’est donc par Vinicius et Lygie, les héros du drame, pour employer l’expression consacrée, que je me propose de commencer mon analyse. Aussi bien, sont-ce là les figures les plus attachantes du livre, celles qui remuent en nous les fibres les plus intimes du cœur ; qui nous arrachent des larmes d’attendrissement et de pitié, Lygie est comme une Psyché chrétienne, charmante et pudique. Parée de grâce, d’innocence, de modestie, elle est l’image de l’amour, dans son acception la plus délicieuse et la plus suave.

Puis à côté de cette radieuse figure de vierge, voici le type parfait du soldat et du patricien. D’un bout à l’autre du récit, le caractère de Marcus Vinicius se développe, se transforme, s’élève, s’idéalise. Son âme est le terrain préparé pour la semence du bon grain. La vérité une fois entrevue, ce loyal soldat de César deviendra l’invincible champion du Christ. Son amour, jusque-là fait d’orgueil, de brutalité de concupiscence, s’épure sous le souffle ardent de la charité : désormais il aimera l’âme. Et cet affranchissement des appétits et des passions, cette ascension graduelle vers les hauteurs sublimes du dévouement, du sacrifice, de L’oubli de soi-même, sont les traits qui, entre tous, nous touchent et nous réconfortent.

La tendresse de Vinicius et de Lygie est si absolue, si profonde, si pénétrante, qu’elle fond pour ainsi dire leurs êtres en une seule entité d’amour, et que parler de l’un d’eux, c’est aussi tracer le portrait de l’autre. Mais l’amour, sur cette orgueilleuse nature de chevalier romain, agit d’abord en coup de foudre. Écoutons-le confier à son oncle Pétrone l’ardeur et les tourmens qui le dévorent.


— Étrange, dit-il, m’a paru cette demeure des Aulus, peuplée comme une ruche, et plus silencieuse pourtant que les bois de Subiacum. J’y séjournais depuis bientôt un mois, et j’ignorais qu’elle fût l’abri d’une déesse. Je l’entrevis enfin, au lever de l’aurore, penchée sous le jet d’eau de la fontaine. Par la blanche écume des flots, d’où sortit Aphrodite, je jure que les reflets de l’aube rayonnaient au travers de son corps diaphane ! Depuis, je n’ai plus goûté un instant de repos. Elle est l’unique et suprême but de mes pensées et de mes désirs. Je dédaigne les plaisirs, je méprise les ivresses de la ville et du monde. Je ne veux ni femmes, ni richesses, ni bronzes de Corinthe, ni perles, ni ambres précieux. Je ne veux que Lygie. Je languis ainsi que languissait Somnius épris de Pasiphaë. Oui, je languis, et je pleure après elle, les jours et les nuits durant.


Et, lorsqu’il la retrouve enfin, au sein de cette même demeure, où elle lui est apparue pour la première fois, voici l’aveu que la sincérité de sa passion amène sur ses lèvres.


« On nous enseignait, jadis, que le bonheur consistait à vouloir ce que veulent les dieux, c’est-à-dire que le bonheur dépend de la volonté. Or, aujourd’hui, j’en entrevois un, infiniment plus cher, mais qui échappe à mon vouloir, puisque l’amour seul peut me le procurer. Vous connaissez, n’est-ce pas, Titus fils de Vespasien ? Encore adolescent, il s’éprit d’un tel amour pour Bérénice, qu’il se dessèche loin d’elle, comme le saule privé de sa source. C’est ainsi que je saurais aimer, ô Lygie ! Trésors, gloire, puissance… Vaines fumées ! La gloire d’hier pâlit aux reflets de la gloire présente, et le puissant de la veille sera le vaincu du lendemain. Mais César, mais les dieux eux-mêmes, pourraient-ils goûter de plus pures délices, pourraient-ils se dire plus heureux que le simple mortel, auquel il est donné de sentir palpiter un cœur chéri contre sa poitrine, et reposer sur ses lèvres des lèvres aimées ? L’amour seul, voyez-vous, nous rend semblables aux dieux. » — Elle l’écoutait, surprise et charmée à la fois. Il la berçait d’une musique, dont l’harmonie s’insinuait ainsi qu’une ivresse en son âme, l’emplissait de trouble, de crainte, mais aussi d’une indicible joie. Quelque chose s’éveillait en elle. Un rêve inconscient, à peine ébauché, revêtait les formes réelles d’une image de plus en plus aimable et de plus en plus chère. Le soleil brillait très bas de l’autre côté du Tibre, illuminait le Janicule. Sa rouge flamme empourprait les cyprès immobiles dans la paix du soir, et saturait l’atmosphère limpide. Alors comme au sortir d’un songe, Lygie leva ses yeux vers le jeune tribun ; éclairé des rayons de cette splendeur vespérale, ses regards supplians tournés vers elle, il lui parut le plus beau d’entre les humains, plus beau même que ces dieux, dont elle voyait les statues couronner le faite des temples.


Combien différera le langage du soldat épris, à ce festin de César, lorsqu’il croit la jeune fille à sa merci, étendue à ses côtés sur un lit de pourpre ! Ce n’est plus l’amoureux, c’est le maître qui parle. Les fumées du vin troublent son cerveau.

— Donne-moi tes lèvres… Demain, aujourd’hui, qu’importe ? Assez de détours et d’attente : César m’a fait don de ta personne… tu m’appartiens… comprends-tu ? Je t’enverrai prendre selon mon bon plaisir… Il faut que tu sois mienne… comprends-tu ? Vite, je veux tes lèvres.

Il l’enlace d’une brutale étreinte, son haleine avinée la brûle… Comment donc, Vinicius, généreux et tendre, a-t-il pu se transformer en ce satyre méchant et repu qui la remplit de dégoût et d’effroi ?

Mais bientôt, malgré la honte et la douleur qu’il éprouve d’avoir vu lui échapper sa proie, atteint au cœur, ainsi qu’un sanglier blessé, l’adorant et la haïssant tout à la fois, ne croyant plus poursuivre qu’un but unique, sa vengeance, voici soudain, ô prodige ! qu’à la voix de l’apôtre Pierre, un frisson de lumière pénètre jusqu’aux replis les plus secrets de son âme. Il se demande, avec stupeur, quel est ce Dieu, quelle est cette religion, quel est ce peuple nouveaux. Ce qu’il vient d’entendre dépasse la mesure et la portée de son jugement. C’est comme une miraculeuse et inexplicable éclosion d’idées. S’il voulait se conformer aux préceptes de cette doctrine, ne lui faudrait-il pas d’abord élever un bûcher, et tout brûler, tout réduire en cendres ; s’insuffler une vie absolument différente de l’ancienne, revêtir une âme nouvelle, en un mot ? Cette morale qui commande d’aimer également les Romains et les barbares, Parthes et Numides, Égyptiens et Grecs, Ibères et Gaulois, de pardonner à ses ennemis, de rendre le bien pour le mal, l’amour et la charité pour la haine, lui paraissait un enseignement insensé. Et pourtant cette démence ou cette folie recelait en elle une force inconnue jusqu’alors. Morale impossible et divine tout à la fois. Il la rejette, et il la compare à une prairie jonchée de fleurs, dont on a peine à s’arracher, parce qu’il s’en dégage un parfum si pénétrant que celui qui en a aspiré les douceurs y reportera sans cesse ses souvenirs et ses pas. Au travers de nuées lumineuses, d’infinis espoirs s’entr’ouvrirent devant lui. Il comprit désormais ce qui le séparait de Lygie. Lui, n’avait aimé en elle que la beauté des formes, tandis que cette croyance en faisait une créature à part, inaccessible aux tentations et aux voluptés terrestres. Cette religion nouvelle inoculait à l’âme des sentimens étrangers à ce monde au milieu duquel il vivait. Alors même qu’elle l’eût aimé, jamais la vierge chrétienne ne lui sacrifierait la moindre parcelle de sa foi. La fidélité à laquelle aspirait Lygie différait d’une façon absolue de ce bonheur, que lui Vinicius, et Pétrone, et Néron, et Rome, et tout l’empire, se proposaient comme le but et le prix suprêmes de l’existence.

Une fois ces vérités entrevues, le cercle lumineux s’élargit. L’homme ancien meurt en lui. Sa nouvelle tentative d’enlèvement avortée, quand, blessé, il se voit soigné par ces mêmes chrétiens, honnis, traqués et condamnés par lui, je ne sais quelle confusion, quelle douleur, quel repentir, mais aussi quel espoir, bouleversent son cœur superbe de païen et de soldat.


— « Tu es plus heureuse que moi, disait-il à Lygie, ici même, dans ce misérable réduit d’Ostrianum, au milieu de ces gens si humbles, car nulle force ne saurait te ravir ni ton Christ, ni ta foi. Mais moi, qui n’ai que toi seule au monde, lorsque je te crus perdue, je me vis semblable au dernier des pauvres, qui n’a ni toit pour abriter sa tête, ni pain pour sustenter son corps. Je t’ai cherchée partout, ne pouvant plus vivre loin de toi. Sans cet espoir de te retrouver un jour, je me fusse jeté sur la pointe de mon glaive. Et j’ai peur de la mort maintenant, puisque mes yeux cesseraient de te contempler. Vous dites votre Christ miséricordieux et tout-puissant ; eh bien ! qu’il me donne ton amour, et je l’adorerai, lui, ce dieu des esclaves. Mais tu ne penses qu’à lui. Je souffre, j’en suis jaloux ! Tourne vers moi tes regards… sans quoi je pourrais aussi le haïr… Tu es ma croyance et mon salut. Béni soit l’homme qui t’a engendrée, bénie la femme qui t’a conçue, et béni soit le sol qui t’a vue naître. Prosterné à tes pieds, je t’invoquerai dans mes prières, et ferai monter autour de ton image l’encens des offrandes pures. »

Le cœur de Lygie palpitait à ces paroles. Elle l’aimait sans le savoir encore. Ses idées battaient en déroute, comme une troupe d’oiseaux affolés. Il lui semblait que, tombée dans un réseau dont elle s’efforçait de rompre les mailles, elle les sentait au contraire se resserrer en une trame inextricable autour d’elle. La vue de Vinicius lui devenait de jour en jour plus nécessaire, sa voix plus chère, les heures passées à son chevet plus promptes à s’écouler et plus douces. Quand les mâles traits du tribun rayonnaient de joie à son approche, une allégresse ineffable inondait son âme. Un matin, elle aperçut des traces de larmes sur ses joues amaigries, et elle pensa qu’elle pourrait pourtant les sécher avec ses baisers. Effrayée de sa hardiesse, honteuse d’elle-même, elle se désolait à l’idée que, s’il venait à mourir, ils seraient séparés pour l’éternité, et cette crainte de perdition, suspendue au-dessus de ce front chéri, redoublait encore son amour et sa pitié. Enfin, elle osa lui dire qu’en dehors du Christ, il n’y avait ni vie, ni vérité : et lui, inclinant sa tête, qu’il laissa quelques instans reposer sur ses genoux : « C’est toi qui es la vie, » murmura-t-il. Un nuage obscurcit ses yeux : éperdue, tandis qu’elle cherchait à le relever, ses lèvres par hasard effleurèrent le front du jeune homme. Ils demeurèrent ainsi, plongés tous deux en une extase divine, seuls avec leur amour. Mais le lendemain, la chrétienne triomphait.


L’apôtre Pierre, auquel elle a confessé sa passion naissante, lui trouve un autre refuge… Vinicius, rentré dans sa somptueuse demeure, voit désormais que le vieux monde s’écroule. Il a beau se débattre encore : le Galiléen a vaincu. Ce maître si doux, dont Lygie lui répétait les divines paroles : « Je suis la vérité et la vie, » le fascine et l’attire comme un aimant. L’amour et la foi se confondaient ainsi en son âme. Et lui, soldat de César, lui, fils de consuls, il ira à son tour se jeter aux pieds de l’humble pêcheur juif.


« Éclairez-moi, s’écrie-t-il, je crois au Christ et à sa résurrection, j’ai vu que de son enseignement s’épanouissait une moisson bénie de vérité, de justice, de charité. Je sens que tout a changé en moi-même. Jadis, j’appesantissais un bras de fer sur mes esclaves ; — je n’ose plus les châtier aujourd’hui. J’ignorais ce que pouvait être la pitié ; — mon cœur en déborde maintenant. Je recherchais la volupté ; — et voici que je m’en détourne avec dégoût. Je ne croyais qu’à la force et à la violence ; — et c’est la mansuétude seule qui m’attire. J’ai pris en horreur nos festins et leur ivresse, les danseuses, les joueurs de luth. J’ai horreur de César, horreur de sa cour, de toutes ces nudités, de toutes ces abjections, de toutes ces hontes. »


En bon pasteur, l’apôtre bénira ces deux brebis. Agenouillés devant lui, Vinicius et Lygie entendront ces paroles qui les fiancent l’un à l’autre pour l’éternité :


« Aimez-vous dans le Seigneur ; aimez-vous pour sa plus grande gloire : car, je le dis en vérité, il n’y aura pas de péché en votre amour. » Alors, dans le jardinet de la veuve Myriam, demeurés seuls en face l’un de l’autre, les jeunes gens se contemplent silencieux, oppressés par l’excès du bonheur. Appuyée contre un noir cyprès, Lygie incline son pâle visage, ainsi qu’une blanche fleur sous l’ombre. Son sein virginal palpite, ses longs cils voilent l’éclat de ses yeux baissés. Au milieu de cette paix radieuse épandue des profonds azurs, ils entendaient les battemens précipités de leurs cœurs ; leur mutuelle extase transformait ce cyprès, ces buissons de myrte, ces rosiers, ce lierre, en une sorte d’Éden enchanté, eux-mêmes si rayonnans de jeunesse et de beauté, qu’on les eût pris pour l’image de ce printemps, et des fleurs qu’il a fait éclore.


Mais de terribles épreuves les attendaient encore, avant qu’il leur fût permis de goûter cette plénitude du bonheur d’aimer, que la bénédiction de Pierre leur avait assurée dans ce monde et dans l’autre. Chillon, le Grec éhonté et lâche, trahit les amoureux et livre leur secret à César. D’ailleurs, Poppée, dont Vinicius a osé dédaigner les faveurs, en vraie fille de sa race, et selon le vieux précepte : « Œil pour œil, dent pour dent, » ne rêve plus que vengeance. Et puis, ne fallait-il pas apaiser la colère du peuple, devant les ruines fumantes de la ville incendiée ? L’horrible crime une fois imputé aux chrétiens, les prisons s’emplissent, les hécatombes humaines s’amoncellent au fond des arènes. La nuit, les jardins du Palatin flamboient à la lueur de milliers de torches vivantes. Furieux d’avoir été joué, Néron réservait un supplice spécial pour Lygie. De la prison Mamertine, on l’avait transportée aux horribles geôles de l’Esquilin : et l’on vit alors, — prodige de l’amour et de la foi, — Vinicius, ce tribun, cet orgueil de Rome, parvenir, à prix d’or, sous l’infâme déguisement d’un fossoyeur, jusqu’à l’immonde cachot, où s’étiolait cette fleur de beauté, de grâce et de vertu. Brûlant d’un saint amour pour le Dieu crucifié, lui aussi s’était écrié :


Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé !


Le prince des apôtres a fait couler l’onde du baptême sur son front. Oh ! qu’il s’estimerait heureux de pouvoir mourir pour le Christ, lui qu’on a laissé libre, et de mourir en sauvant la bien-aimée !


« Maître, dit-il, s’il est besoin du sang des justes, afin de faire triompher la foi, demandez au Seigneur qu’il prenne le mien en échange… Puissé-je endurer les plus atroces souffrances, mais la voir épargnée ! Ce n’est qu’une enfant ! La puissance de Jésus ne l’emporte-t-elle pas sur celle de César ? Vous nous avez bénis. Votre cœur paternel chérit cette innocente. Sauvez-la ! »


Et Pierre, ses deux bras levés vers le ciel :


« Ô mon fils, persiste en ta foi, car la foi soulève les montagnes. Dusses-tu la voir sous le glaive du bourreau, ou dans la gueule du lion, espère et crois encore. Oui, Jésus peut la sauver. Crois et prie ! »


Ces prières seront exaucées. Lygie échappera à la vengeance de César, parce qu’elle est douce et pure comme l’agneau sans tâche, parce que, même enchaînée au fond de sa hideuse prison, cette vierge est armée de la divine vertu de l’amour. C’est elle qui console son amant :


Marc, Notre Seigneur ne demandait-il pas à son Père d’éloigner le calice de ses lèvres, et pourtant il a dû le boire jusqu’à la lie. Il est mort pour nous. Aujourd’hui, que d’innombrables victimes tombent en glorifiant son nom, pourquoi désirerais-je me voir épargnée ? Que je suis peu de chose en présence du Maître adorable ! J’ai eu peur, moi aussi… j’ai tremblé… C’est fini maintenant, mes craintes ont fui. Vois l’affreuse nuit de ce cachot, et songe à la lumière céleste qui m’attend. Ici-bas règne César : là-haut, le Sauveur doux et miséricordieux. Marc, tu m’aimes, pense à la félicité qui m’est promise ; pense que tu viendras me rejoindre en l’éternel séjour. Ne pleure pas. Souviens-toi que nous nous retrouverons bientôt. Ma vie fut courte comme une heure de soleil, mais Dieu m’adonne ton amour. Et je veux rendre témoignage que, me voyant mourir abîmée de douleur, tu n’as pas blasphémé contre le nom de Dieu, mais que tu l’as béni, adoré et glorifié. Il nous réunira, sois-en sûr… Je t’aime… je suis à toi ; ton épouse et ta servante dans l’éternité.


Ne sont-ce pas là de grandes et simples paroles, que seul peut inspirer l’amour chrétien ?

Dieu les réunit encore sur cette terre. Ils y vécurent heureux, à l’ombre de ces bois d’amandiers, dont les rameaux, chargés de fleurs roses et parfumées, b inclinaient comme en un baiser, jusqu’aux flots d’azur de cette mer Tyrrhénienne, image du repos et de l’infini de l’amour.


III

« Nous voici depuis quelques jours à Naples, ou plutôt à Baïe. D’abord, souvenirs et remords nous y ont assailli. Mais que pèsent les souvenirs ou les remords d’Ahénobarbus ? Le meurtre de sa mère n’est plus désormais pour lui qu’un thème à divagations poétiques. Sa nature de pitre et de bouffon tragique peut s’y donner Libre carrière. Il fut un temps où sa conscience l’épouvantait, en raison même de sa lâcheté. Mais, le monde servile aplati comme hier à ses pieds, et les foudres vengeresses des dieux détournées de sa tête, il cherche, comédien qu’il est, à nous apitoyer sur la prétendue fatalité de ses destinées. Les furies le poursuivent ; il se relève la nuit ; il nous appelle, nous rassemble, et déclame les vers grecs du rôle d’Oreste, avec toutes les fausses attitudes d’un vulgaire histrion, épiant des signes d’admiration sur nos visages. Hélas ! nous l’admirons en effet. Au lieu d’engager ce fou à se remettre au lit, nous nous drapons du manteau tragique, nous défendons le divin artiste contre la fureur des Erynnies. Par les noms de Castor et de Pollux ! sais-tu que nous avons débuté à Naples ? Tous les meurt-de-faim, tous les gens sans aveu des environs s’étaient vus conviés à la fête. Oh ! ces relens d’ail et de sueur humaine qui empestaient l’arène ! Par bonheur, je me trouvais aux côtés de César, en arrière de la scène, tandis que les Augustiani occupaient les premiers rangs de l’hémicycle. Et il était ému, réellement ému, oui, par les Dieux ! il prenait ma main, la posait sur son cœur… et ce cœur palpitait… sa respiration s’oppressait ; des gouttes de sueur perlaient sur son front. Au moment d’entrer en scène, ses traits se couvrirent d’une pâleur mortelle. Ses prétoriens, armés de bâtons, occupaient pourtant toutes les issues, prêts à stimuler l’enthousiasme de l’assistance. Les bandes de singes des environs de Carthage ne hurlent pas avec plus d’entrain que cette canaille. Des odeurs nauséabondes nous arrivaient par bouffées ; et Néron saluait, envoyait des baisers du bout des doigts, frissonnait… pleurait ! « Que sont tous les triomphes du passé, comparés à celui qu’on vient de me décerner aujourd’hui ? » s’écria-t-il, quand nous l’eûmes tous rejoint sur la scène… La canaille hurlait, applaudissait, battait des mains, certaine de mériter ainsi les bonnes grâces du maître, de s’attirer ses libéralités… des festins, des billets de loterie, des jeux, de nouveaux spectacles. Pourquoi ces clameurs m’étonneraient-elles ? Ne vivons-nous pas en un temps de démence ? César exulte. « Voilà bien des Grecs, de vrais Grecs ! » répétait-il ravi. Sa haine envers les Romains et Rome n’a fait que redoubler depuis. Des courriers expédiés à la Ville vont y répandre la nouvelle du triomphe. Nous attendons un vote solennel d’actions de grâces au Sénat.

Excursion prochaine à Bénévent. Vanitius compte nous y éblouir par l’étalage de son faste, digne du mauvais goût d’un savetier. De là, nous cinglerons vers la Grèce, sous les heureux auspices des divins frères d’Hélène. Il n’y a rien de plus contagieux que la folie ! Je me surprends à trouver un certain plaisir dans ces insanités. La Grèce, les sons mélodieux des cithares et des flûtes berçant notre traversée, je ne sais quel défilé triomphal et bachique au milieu de nymphes et d’éphèbes couronnés de myrte et de pampre, nos chars d’or, traînés par des tigres ; des cris mille fois répétés d’ » Evohé ; » la musique, la poésie : toute l’Hellade en délire ; n’est-ce pas là un magnifique ensemble ? Pourtant, nous roulons en nous-mêmes des pensées plus étonnantes encore. Nous rêvons d’établir un fabuleux et gigantesque empire d’Orient ; pays de soleil et de palmiers ; pays où les rêves les plus splendides pâliront en face de la réalité, où la vie ne sera plus qu’allégresse et volupté ! Nous voulons oublier Rome, déplacer l’axe du monde, le fixer quelque part, entre la Grèce, l’Égypte et l’Asie… Nous voulons dépouiller l’humaine nature, être des dieux ; perdre jusqu’à la notion des choses quotidiennes et vulgaires ; voguer le long des rives bleues de l’Archipel, portés par des trirèmes d’or ; nous dire Apollon, Osiris et Baal, incarnés en un seul et unique pouvoir… briller des roses reflets de l’aurore, resplendir dans le faste étincelant du soleil, nous fondre en les blanches clartés de la lune argentée… régner… chanter… rêver !… Fantaisies insensées, je le veux bien, mais grandioses ! Quel rêve, que celui d’un tel empire, hantant à travers les siècles les plus reculés l’imagination de la postérité ! Mais Ahénobarbus s’abuse… car, en ce royaume enchanté, le crime et la mort ne sont-ils pas supprimés ? Or, ce maître du monde, sous ces apparences de poète et d’artiste, cache la hideuse nature d’un comédien de mauvais aloi, les vices d’un cocher brutal et niais, les fantaisies d’un sot et vil tyran. Aussi nous débarrassons-nous des maladroits qui se trouvent par hasard sur notre route. Torquatus Silanus n’est plus qu’une ombre, il s’est ouvert les veines. Lucanus et Licinus acceptent avec terreur le consulat imposé. Le vieux Thraséas ne saurait longtemps échapper à la mort. Son honnêteté lui tient lieu de crime. Quant à moi, Tigeliinus n’a pas jusqu’à ce jour réussi à faire signer mon arrêt. Il paraît que je suis encore nécessaire, non pas tant à cause de mon titre d’arbitre des élégances, mais comme le régisseur indispensable, qui peut nous faire éviter un insuccès en Achaïe. Mon tour viendra ; je n’en suis que trop persuadé. Et sais-tu quel sera alors l’unique souci de Pétronius ? Savoir que sa coupe myrrhénienne ne tombera pas entre les mains d’Ahénobarbus. Je me propose de t’en faire don, si tu te trouvais à mes côtés au moment de l’heure suprême….le la briserais, dans le cas contraire. Puisse l’azur de ton ciel ne se voir troublé par aucun nuage, ou puissent ces nuages, s’il s’en formait quelques-uns, revêtir l’éclat et le parfum des roses ! Ave.


J’ai traduit cette Lettre en entier, parce que, par opposition avec Vinicius, die nul eu lumière les deux figures de Pétrone et de Néron, elles-mêmes, antithèses frappantes, et toutes deux aussi l’expression suprême de cette société romaine et de ce monde païen. L’une, produit magnifique et rare, qu’a mis au jour une extrême culture ; l’autre, efflorescence monstrueuse et maléfique, dont les racines absorbent toutes les forces et tous les sucs du sol. Rivés entre eux par des chaînes qu’ils haïssent ou qu’ils méprisent, ils en subiront le joug, aussi longtemps que dominera, chez le premier, le goût des jouissances raffinées de la vie ; chez le second, ce besoin d’approbation, où se mêlent l’habitude, la peur, mais aussi l’ascendant que le dompteur impose à la bête féroce, jusqu’au jour où il se verra dévoré par elle. D’ailleurs, je l’ai dit, contrastes absolus physiques et moraux. Laideur et beauté ; élégance et difformité ; cabotinage et distinction suprême ; instincts de la brute, et sensations d’esthétisme le plus exquis. Pétronius, beau comme un dieu, reçoit les tributs d’adoration et d’hommage. Eunice, la belle esclave de Cos, colle ses lèvres amoureuses sur le marbre qui représente son maître sous les traits de l’Hermès armé du caducée… Néron fait rire, lorsqu’il n’inspire pas l’épouvante ou le dégoût : sa tête énorme, plantée sur un cou de taureau, semble terrible et ridicule à la fois. Le visage a conservé l’expression d’un gros enfant joufflu. Ses cheveux échafaudent leur frisure en une quadruple rangée de boucles superposées. Ses joues et sa lèvre sont glabres, car il vient de raser le poil roux de sa barbe pour la consacrer à Jupiter. Dans la proéminence du front et le développement de l’arcade sourcilière, se révèle quelque chose d’olympien. Mais sous ce front de demi-dieu, grimace le masque d’un bouffon et d’un ivrogne. Face simiesque gonflée de vanité, rongée de passions dégradantes, inondée de graisse, malgré sa jeunesse, maladive et visqueuse, hideuse et ridicule. Faut-il poursuivre le parallèle ? Pétronius a tous les défauts, mais aussi l’incontestable grandeur du patricien : il en a l’orgueil démesuré, mais aussi les légitimes fiertés. Sybarite nonchalant, il se transforme au besoin en homme d’énergie et d’action. Il faut le voir au sortir des thermes, après le bain et le massage traditionnels, rajeuni, transfiguré, les yeux étincelans d’esprit, si séduisant, si plein de grâce, qu’Othon lui-même eût renoncé à rivaliser avec lui. Il a horreur des foules, méprise la plèbe, et sait pourtant se faire acclamer par elle. En face de Rome incendiée, lorsque le peuple affamé se retourne menaçant contre César, son idole, Pétronius d’un mot muselle la bête déchaînée.

Avec quelle insouciante impassibilité il se fraie un chemin au milieu de cette populace, prête maintenant à baiser le bout de sa toge, et dont il frappe au hasard les crânes étroits et durs. C’est ainsi qu’il règne sur ses esclaves. Ses volontés sont indiscutables. Pour consoler Vinicius de la perte de Lygie, il lui a fait don d’Eunice, sa Vestiplica, aux seins de nacre et de rose. Elle, qui secrètement se consume d’amour pour lui, l’implore prosternée… » « Oh ! rester sa chose, son bien, toujours, dût-elle balayer ses écuries ! » Cependant le maître a parlé… « Vingt-cinq verges à Eunice, sans toutefois abîmer ses chairs ! » Puis, ses regards distraits jusqu’à ce jour arrêtés soudain sur ce chef-d’œuvre de grâce, comme il saura respecter en cette esclave, désormais chérie, le pouvoir triomphant et divin de la beauté : « Heureux, trois fois heureux, celui qui comme moi a trouvé l’amour incarné en d’aussi parfaites formes ! Praxitèle, Miron, Scopas et Lysippe ont-ils jamais modelé de plus suaves, de plus purs, de plus délicieux contours ? Les marbres de Paros et du Pentelicon égaleront-ils ce marbre vivant, passionné, où glissent de roses et tièdes frissons ? » Et il tend les bras à Eunice, vêtue de blanc, blonde comme l’aurore, non plus l’humble servante, l’ancilla d’hier, mais une déesse pleine de charme et de volupté. Aussi restera-t-il par instinct et par conviction réfractaire à l’idée chrétienne.


Moi, s’écria-t-il, moi ! me convertir à la doctrine d’un Chrestos ?… Non, mille fois non, par le fils de Lété ! Je m’en détournerais, fut-elle l’expression de la vérité humaine et divine : elle exige des efforts, et j’ai horreur de tout ce qui coûte l’effort ; elle prêche le renoncement, et je ne veux renoncer à aucune des joies de la vie. Je tiens à mes gemmes, à mes camées, à mes amphores, à mes vases, à mon Eunice. Je me délecte trop au parfum des violettes, aux doux loisirs de mon triclinium, et, sans croire absolument à l’Olympe, je puis m’en ménager un, selon mes préférences et mes goûts ici-bas. Je veux jouir de la vie, tant que l’archer divin ne m’atteindra pas de ses flèches ou qu’il ne plaira pas à César de m’inviter à me faire ouvrir les veines.


Telle est sa profession de foi religieuse : le même éclectisme domine ses principes politiques et moraux. Comme il en impose à Néron, malgré l’ironie voilée, ou l’exagération même de ses Batteries ! Comme il sait adapter ses jugemens et ses discours à la vaniteuse obstination de ce cerveau de comédien et de fou ! Il s’agit de préserver Lygie des faveurs possibles du maître. « Connaisseur incomparable, s’écrie-t-il, un regard vous a suffi pour juger et définir cette jeune fille… Je lis votre arrêt sur vos lèvres divines : « Pas de hanches ! » — Tu l’as dit — c’est bien ça… pas de hanches ! » répète Néron,… et ces mots lui reviendront, ainsi qu’une ritournelle apprise, chaque fois qu’il entendra prononcer le nom de l’otage.

À la mort de la petite Augusta, unique enfant qu’il ait eue de Poppée, les sanglots étudiés de César se transforment par degrés en des cris perçans. D’un geste rapide, Pétronius arrache l’étoffe de soie dont il a coutume de s’envelopper le cou, et lui en bouche les lèvres : — Seigneur, détruisez Rome et le monde, s’il leur faut un holocauste digne de votre douleur ; mais, par pitié, conservez-nous votre voix divine ! »

Pourtant ce courtisan, ce sybarite, qui tombera plutôt que de prendre sur lui le fardeau des affaires, a ses momens de générosité et d’émotion. Sous cette poitrine de marbre, bat un cœur accessible aux joies de l’amitié. Pétrone aime tendrement Vinicius… Il lui rappelle la statue d’Hercule, due au ciseau de Lysippe, qui orne un des portiques du palais des Césars ; mais cette fantaisie d’artiste ne l’empêche pas de lui sacrifier jusqu’à son repos prisé par-dessus toute chose, au point de risquer en mainte occasion sa vie pour le sauver. Et il saura mourir à l’heure choisie par lui, non en vaincu, mais en maître qui sait dominer les événemens. « Il est de belles choses en ce monde ; seulement les hommes y sont si vils et si lâches, qu’il ne peut nous convenir de trop regretter l’existence. Celui qui a su vivre doit aussi savoir mourir. » Tel est le résumé de sa philosophie et de sa morale. Et il meurt comme il a vécu, en esthète, en arbitre de l’élégance, entouré de ses cliens, tenant Eunice entre ses bras, bercé par la double harmonie des vers et des chants, au milieu des splendeurs d’une table chargée des vins et des mets les plus exquis. Son médecin grec lui ouvre les veines. Alors Eunice, résolue à ne pas survivre à son maître, lui tend, elle aussi, son bras nu orné de bracelets. Et Pétrone ému d’une si fidèle tendresse, incliné vers son amante, dont il effleure les lèvres d’un baiser :

— Oui, viens avec moi, dit-il, car tu m’as vraiment aimé.


Les chœurs mêlent leurs chants aux sons voilés des cithares. Eux, enlacés, divinement beaux, écoutent, sourians et pâles. Les coupes pleines d’ambroisie circulent à la ronde. Pétronius s’entretient avec ses convives, de ces mille propos légers et charmans, qui sont comme les accessoires délicats d’un festin somptueux. Puis il donne l’ordre qu’on lui bande le bras, afin, dit-il, de pouvoir une fois encore jouer avec Hypnos, avant que Thanatos ne l’endorme à jamais. Il s’assoupit. À son réveil, le front inanimé d’Eunice reposait ainsi qu’une blanche fleur sur sa poitrine. Il la souleva doucement et y attacha ses lèvres. L’instant suprême approchait. Déjà, on lui déliait les veines. Alors les chanteurs entonnèrent un hymne d’Anacréon, que les harpes accompagnèrent en sourdine. Une pâleur mortelle recouvre ses traits. Les derniers accords expirés, il se tourne vers ses hôtes.

— Amis, murmura-t-il, rappelez-vous, qu’avec moi périt…

Il n’eut plus la force d’achever. D’une suprême étreinte, ses bras attirèrent la blonde Eunice ; puis sa tête retomba sur les coussins de pourpre… Pétronius n’était plus.

Et les convives, les yeux fixés sur ce couple admirable, comprirent qu’avec eux disparaissait ce qui jusque-là avait fait l’honneur du monde païen : le culte de la poésie et de la beauté.


Combien misérable nous paraît, à côté de cette mort, la fin d’un Néron, d’ailleurs trop connue, pour que je m’y arrête ici… Mais ce que je veux signaler, c’est l’étonnant relief que Sienkiewicz a su donner à cette figure complexe et monstrueuse. Turpitudes et bassesses, crimes tragiques et férocités bestiales, niaiseries et entreprises irréalisables ou grandioses, agitent tour à tour ses esprits insensés. Il percera l’isthme de Corinthe, il reliera l’Égypte à la mer, il construira des édifices en face desquels les pyramides ne paraîtront plus qu’un jeu d’enfant ; il élèvera un sphinx colossal, sept fois plus grand que celui de Memphis, ses yeux de granit, impénétrablement fixés sur le désert, et auquel il donnera son nom, afin que les siècles futurs ne puissent se souvenir que de Néron et de son sphinx. L’ennui l’accable. Il prend Rome en horreur. « J’étouffe dans ces ruelles étroites, au fond de ces maisons croulantes et de ces faubourgs empestés. Cet air corrompu me poursuit jusque dans mes jardins. Ah ! si quelque cataclysme, si le courroux d’un dieu, déchaînés sur ces murs, les faisaient disparaître de la surface du sol. Je bâtirais alors une autre cité, capitale du monde… ma ville, mon séjour et mon siège ! »

C’est l’idée fixe qui le poursuit : la manie criminelle. Il compose sa Troïque, et maudit le sort, parce que, moins heureux que Priam, il ne lui sera pas accordé d’assister à l’anéantissement de sa ville natale. Pour rendre toute l’horreur de l’antique Ilion incendiée, il lui faudrait le spectacle d’un immense foyer d’embrasement. Car il veut surtout qu’on admire en lui l’artiste divin. Dans ce dessein, il aura recours à toutes les hypocrisies, à tous les mensonges, à toutes les poses et à tous les propos étudiés d’un comédien. Un jour, sur les terrasses de son palais d’Antium, après avoir déclamé des vers en l’honneur de Vénus… pâle, éperdu, il entraîne Pétrone jusqu’aux derniers gradins de marbre saupoudrés d’ambre, d’or et de safran, où viennent expirer les flots :


Écoute ! voici qu’a sonné l’heure de la confiance… Je t’ouvre mon âme. Me crois-tu donc aveugle ? Crois-tu que j’ignore ces outrages dont les Romains souillent les colonnes de mes temples et de mes palais ? Je suis pour eux le parricide, le tigre altéré de sang ! Pourquoi ? parce que Tigellinus a dû m’arracher quelques édits qui désarmaient mes plus dangereux ennemis. Oui ! ces ingrats m’accusent de cruauté ; et j’en arrive parfois à me le persuader à moi-même. C’est qu’ils ne comprendront jamais que les actes de César peuvent sembler cruels, sans que son cœur cesse un instant d’être la source intarissable de grâces et de bienfaits. Il est des jours où je me sens doux et candide comme l’enfant au berceau. Je le jure ! par ces étoiles qui brillent au-dessus de nos têtes, mon cœur n’a pas de détours ; et les hommes ne sauront jamais quels trésors de tendresse il recèle.

Mais je suis artiste. La poésie déroule à mes yeux des régions où ne s’est pas encore étendu mon pouvoir, des voluptés dont je n’ai point goûté. En face de l’extraordinaire et du merveilleux, comment donc saurais-je vivre de la simple vie des mortels ? Le merveilleux existe ; je veux l’atteindre ; je le recherche et le poursuis avec toute la puissance du pouvoir que les dieux m’ont remis entre les mains. Et pour être dieu moi-même, ne me faut-il pas accomplir des miracles, dominer l’univers, dans le bien comme dans le mal ? On m’accuse de folie… Mais je suis celui qui cherche… Je veux être plus grand que l’homme, car, alors seulement, je deviendrais aussi le plus grand des artistes. C’est à cette recherche, à cette poursuite infatigable de l’inconnu, que j’ai immolé Octavie et ma mère… Au seuil de ces régions sublimes, il fallait une offrande qui dépassât en horreur tous les sacrifices humains. J’espérais que le voile divin s’écarterait alors, pour m’initier à ce qu’il peut se produire de plus épouvantable ou de plus beau. Mais ce sang n’a pas suffi. Avant que de forcer les portes de l’Empyrée, il faut, paraît-il, accomplir des sacrifices plus terribles et plus absolus encore… Je porte deux Nérons en moi : l’un, tel que le croient connaître le commun des mortels ; l’autre, l’artiste… apprécié par toi seul peut-être… et qui, s’il détruit comme la mort, s’il délire comme Bacchus, agit par haine de cette platitude écœurante, qu’il s’est juré d’extirper de la surface de la terre, dût-il la recouvrir de sang et de feu… Ah ! quel grand artiste je suis… Et je souffre…, mon âme est sombre comme ces noirs cyprès, dressés en face de nous sur l’azur du ciel… Qu’il est lourd de porter à la fois le double fardeau du génie et du pouvoir suprême.


C’est ainsi que cet histrion prépare de longue main la mise en scène d’un attentat unique dans les annales du monde. Et lorsque Tigellinus, lame damnée du monstre, l’a compris enfin ; lorsque Rome roule ses vagues ardentes en un océan de fumées et de flammes, accouru en toute hâte d’Antium, du haut des arches de l’aqueduc, son luth d’or à la main, César apparaît vêtu de pourpre, plus grand qu’Homère et qu’Apollon. Les foules se désignent au loin son ombre néfaste, inondée de reflets sanglans.


À l’horizon sifflent et se tordent les serpens de feu qui dévorent, un à un, les sanctuaires antiques et vénérés de la cité. Tout brûle, tout s’effondre. Et le temple d’Hercule, jadis construit par Évandre ; et celui de Jupiter Stator ; et le temple de Luna qu’avait consacré Servius Tullius ; et la maison de Numa ; et l’autel sacro-saint de Vesta, au pied duquel s’abritaient les dieux lares du peuple romain. Entre les crêtes enflammées, surgissent une dernière fois les faîtes augustes du Capitole. Lame, le passé de Rome s’anéantissaient. Et lui, contemplait son œuvre, le visage fardé, préoccupé de ses attitudes, de l’accent pathétique à trouver… En face de la fin d’un monde, l’acteur ne songeait qu’aux applaudissemens qu’il allait soulever !


Et puis encore une rapide vision, la dernière, celle que Sienkiewicz a magnifiquement rendue dans cette apothéose hideuse de la hôte apocalyptique, immonde et terrible à la fois, devant l’abjecte servitude d’un peuple prosterné.

C’est la nuit. Les jardins du Palatin brillent illuminés par des milliers de torches vivantes. Les martyrs brûlent, attachés à leurs croix, aux troncs des arbres centenaires, enguirlandés de festons de pampre et de lierre. Les allées étincellent, les massifs flamboient, les pelouses et les lacs semblent rouler des flots rubescens ou d’or. Les feuilles palpitent au souffle de la brise ; ainsi qu’une fine et rose dentelle. À mesure que des corps consumés s’exhale une acre et fétide odeur de sang et de chairs calcinés, un cortège d’éphèbes jonche le sol de pétales de lis et de safrans en fleurs. L’encens, L’aloès et la myrrhe fument au fond des cassolettes d’or. Des clameurs s’élèvent, incertaines d’abord, hésitantes entre la pitié, l’horreur et l’ivresse d’une joie bestiale ; puis elles montent plus stridentes de minute en minute, semblant suivre la marche ascendante des flammes, qui s’élancent, bondissent, enveloppent les poteaux et les croix, dardent leurs langues jusqu’aux lèvres des victimes ; tordent leurs chevelures en un souffle embrasé ; jettent comme un voile splendide sur ces visages noircis où grimace la douleur ; — et toujours plus hautes, — paraissant défier le ciel, symbole effrayant de cette puissance maudite qui les a déchaînées. Alors aussi apparaît César, debout sur un quadrige d’or, que traînent des coursiers d’une blancheur éclatante. Il les conduit en personne. Partout sur son passage, les foules humaines ploient comme les épis au souffle de l’ouragan. « Et lui seul, au milieu de ce faste d’incendie, le front ceint de la couronne de laurier destinée aux vainqueurs du cirque, il domine ces courtisans, ce sénat, ces patriciens, toutes ces multitudes asservies.., prodigieux, gigantesque, ses bras qui tiennent les rênes, levés et tendus, semblent bénir son peuple. Et il passe, soleil resplendissant au-dessus de l’humanité lâche et dégradée… force maléfique, auguste, toute-puissante. »


IV

Je bornerai là mon analyse psychologique. Je ne parlerai pas de Chillon, ce Grec éhonté où je retrouve les traits de Zagloba, le soudard ventru de la Trilogie. On dirait que ce type de ribaud déclassé suggestionne le génie du romancier. Infime et grotesque au début, il se développe, s’élève, grandit, déborde son cadre jusqu’à prendre des proportions de héros ou de saint. Cet être vil, devenu l’un des plus puissans ressorts du drame, le rabaisse à mes yeux. Ce faquin, ce misérable mangeur de fèves, travesti en Augustianus, parcourant les rues de la ville étendu sur les coussins soyeux de sa litière, aux cris de ses porteurs : « Place ! place ! à l’illustrissime Chillon, ami et confident de César ; » me fait sourire de pitié. Sa conversion, son repentir, son supplice, même jusqu’à sa mort édifiante sur le glorieux gibet du Christ, me paraissent une profanation et une parodie. Je passerai outre, saluant les sublimes figures des apôtres Pierre et Paul, d’abord, parce que tout ce qu’on en pourrait dire pâlit devant l’admirable simplicité des récits de l’Évangile, et parce que le lecteur retrouvera, plus loin, deux scènes inoubliables, consacrées, l’une à la fuite, l’autre au martyre du premier successeur de Jésus. Mais je voudrais, si j’en avais la place, expliquer le caractère d’Ursus, cet athlète slave, aux yeux limpides d’enfant et au cœur de colombe. C’est bien là cette nature prime-sautière, telle que nous la surprenons chez nos paysans polonais d’aujourd’hui, plantes vigoureuses qui plongent leurs racines dans le sol, semblables à ces chênes millénaires, immuables depuis des siècles, mélange de grossièreté et de tendresse, d’humilité et d’assurance, de douceur et de barbarie. Dès qu’il s’agit du bonheur ou du salut de la fille de ses rois, l’Ours tuera sans hésitation et sans pitié, mais son âme reste dépourvue de fiel et de haine. Docile, résigné, il ne peut comprendre l’indicible mystère de la Rédemption. Sa foi naïve touche à l’hérésie. « Ah ! s’écrie-t-il, dans l’ardente ferveur de sa compassion, s’il avait plu au Sauveur de naître au fond de nos forêts, ce n’est pas nous qui l’aurions crucifié : nous l’aurions élevé et nourri, le cher petit enfant divin ! Jamais il n’eût manqué ni de vivres, ni de fruits, ni de fourrures, ni d’ambre. Le butin conquis sur les Marcomans et les Suèves, nous l’eussions jeté sous ses pieds adorables, afin qu’il voie tous ses désirs prévenus et satisfaits. »

Le voici cependant agenouillé au milieu de l’arène, prêt à se laisser déchirer par les fauves, sans songer à se défendre, tant il brûle d’amour, tant il s’estime heureux de mourir pour son Dieu… Mais quoi ! soudain, c’est Lygic qu’il aperçoit devant lui, Lygie, son enfant, sa reine, la fille de ses princes… évanouie, toute nue, liée aux cornes d’un taureau furieux.


Je ne sais quel cri de stupeur s’échappa de toutes les poitrines. D’un bond, le barbare s’était élancé vers la bête et l’avait saisie par les cornes. Alors se fit un lourd silence. Sous le vaste velarium, on eût entendu voler une mouche. Les spectateurs se refusaient à en croire leurs propres yeux. Jamais, depuis que Home existait, pareille scène ne s’était produite. Le Lyge maintenait l’aurochs entre ses bras de fer, les pieds enfoncés jusqu’aux chevilles dans le sable, la tête rentrée, l’échine ployée comme un arc tendu, les veines gonflées et si saillantes, qu’elles paraissaient prêtes à se rompre. L’animal ne bougeait pas non plus, rivé sur place. On eût dit un de ces groupes héroïques et gigantesques représentant les exploits d’Hercule ou de Thésée, fouillés à même dans la pierre. Mais, sous cette apparente rigidité, frémissait la tension prodigieuse de deux forces effroyables aux prises. De même que les pieds du Lyge, les sabots de l’animal semblaient s’être fixés dans le sol. Sa masse, velue et sombre, s’arrondissait, repliée sur elle-même, ne formant plus qu’une boule énorme. En ce duel extraordinaire, qui de l’homme ou du taureau l’emporterait ? L’angoisse étreignait cette foule, passionnée, éprise de jeux et de luttes, au point de lui faire tout oublier, et César, et la Ville, et l’Empire. Pour elle, ce barbare devenait un objet d’admiration et de culte, digne qu’on lui érigeât désormais des statues. César lui-même s’intéressait au combat. Les spectateurs élevaient, stupéfaits, leurs mains vers le ciel ; d’autres s’essuyaient le front inondé de sueur, comme s’ils eussent eux-mêmes lutté dans l’arène. Les voix expiraient sur les lèvres… Les cœurs battaient à se briser. Il semblait à tous que ces minutes duraient des siècles. Immobiles en face l’un de l’autre, Ursus et l’animal mesuraient leurs forces dans une suprême tension de leurs muscles. Puis un gémissement atroce, où il entrait autant de douleur sourde que de rage, fit trembler l’arène. L’assistance y répondit par une clameur prolongée. Rêvait-on ? Voici que le mufle monstrueux de la bête semblait se retourner et se tordre sous l’étreinte d’acier du barbare. Le visage d’Ursus, son cou, ses épaules, se couvrirent d’une rougeur sanglante ; ses reins s’infléchirent davantage. D’un effort surhumain, il rassemblait ses dernières provisions d’énergie. Les rugissemens de l’aurochs, râles de plus en plus étouffés, se mêlaient aux souffles de l’athlète. Une langue énorme, écumante, pendait hors de la gueule du monstre. Une minute encore, et, dans l’arène, retentit un craquement formidable d’os rompus et brisés ; le taureau s’abattit d’une pièce, le cou tordu, la tête retournée, sans vie. Alors, d’un tour de main, Ursus dénoua les liens qui garrottaient la victime, puis, saisissant la jeune fille entre ses bras, pâle, égaré, il se mit à respirer longuement, comme s’il eût puisé de nouveaux souffles au fond de sa poitrine. Enfin, il releva les yeux, et les promena d’un regard circulaire sur l’assistance. L’amphithéâtre délirait. Les applaudissemens et les cris ébranlaient l’édifice entier. Jamais on n’avait vu de tels transports. On se précipitait dans l’enceinte pour féliciter le vainqueur. De toute part des voix s’élevaient qui demandaient sa grâce, bientôt fondues en une immense et menaçante clameur.

Ce Lyge, inconnu la veille, devenait l’idole d’un peuple, chez lequel la force tenait toujours lieu de vertu. La foule exigeait qu’on lui rendît la vie et la liberté. Ursus le comprit ; mais ce n’était pas là ce qu’il attendait d’elle. Ses yeux glauques fixés sur l’assistance imploraient grâce. Soudain, on le vit se diriger vers le podium où trônait César. Le corps inanimé de la jeune fille étendu sur ses deux bras, il l’éleva jusqu’aux rebords de la loge impériale : « Ayez pitié d’elle ! C’est pour la sauver que j’ai lutté et vaincu. » Voilà ce que signifiait ce muet langage. Les spectateurs ne s’y trompèrent point. À la vue de cette vierge évanouie, si frêle, endormie sur cette poitrine de géant, l’assistance frémit de compassion. Ce corps gracile et si blanc, qu’on l’eût dit taillé dans le marbre ou l’albâtre, sa beauté touchante, le dévouement de ce serviteur, cette mort à laquelle il venait de l’arracher, tout cela remuait ces maîtres du monde, d’ordinaire indifférens ou implacables, jusqu’au fond de leurs entrailles. D’aucuns croyaient voir un père, implorant grâce pour la vie de son enfant. La miséricorde jaillit des cœurs ainsi qu’une flamme. Vinicius aussi s’élançait dans l’arène, se dépouillait de sa toge, pour en recouvrir les formes adorables de sa fiancée. Puis il déchira sa tunique, et montrant les cicatrices qui meurtrissaient sa poitrine de soldat, il étendait à son tour ses bras supplians. L’enthousiasme de la foule ne connut plus de bornes ; ce n’est pas seulement la vie d’Ursus et de Lygie, mais encore l’honneur et l’amour du jeune tribun qu’elle entendait défendre. Les poings se crispaient ; des regards sévères se tournaient vers César. Lui, cependant, demeurait impassible et sombre. Sa cruauté native, ses instincts pervers se fussent délectés à voirie corps pantelant de la jeune captive, labouré par les cornes du taureau. Et voilà qu’on voulait le priver de cette volupté ! Sur sa face bouffie s’amoncelaient la colère et l’ennui. Son orgueil luttait avec sa lâcheté. Quelle humiliation pour lui de se soumettre à la volonté de la plèbe… et quel danger pourtant à lui résister ? Inquiet, il se tourna du côté de ses prétoriens, que commandait Subrius Flavius, un lieutenant inflexible, dévoué corps et âme à l’empereur. O prodige ! Des larmes coulaient le long des joues ridées du vieux soldat ; lui aussi tenait sa main levée en signe de grâce. L’obstination de la foule dégénérait en fureur. Les voix montaient en un tonnerre de malédictions et d’injures. Ahénobarbus ! histrion, parricide, incendiaire ! Devant ces regards fixés sur lui, sous la menace de ces invectives, de ces mains frémissantes, comme prêtes à frapper, blême, tremblant, Néron eut peur… et céda… Deux victimes lui échappaient du coup.


Puis, Sienkiewicz trace, en raccourcis puissans, des figures qu’on dirait emportées par le souffle d’un Delacroix ; des scènes tour à tour charmantes et magnifiques où revivent, tantôt le coloris étincelant d’un Matejko, et tantôt le calme élyséen d’un Puvis de Chavannes. Je n’aurais qu’à choisir au hasard. Voici d’abord un tableau du Forum romain :


C’était un défilé ininterrompu le long des boutiques rangées en face du Capitole, sous le péristyle occupé par les libraires, chez les changeurs, chez les marchands d’objets d’art et de bronzes, chez les vendeurs de tissus soyeux d’Orient… De toute part se dressaient des frontons superbes, où l’œil s’égarait comme dans l’enchevêtrement d’une forêt. Et ces édifices, ces temples aux mille colonnes, semblaient déborder hors de ce cadre étroit. Ils s’étageaient les uns au-dessus des autres, se pressaient sur les pentes, s’élevaient au sommet des collines, se blottissaient contre les lourdes murailles du Capitole, énormes et massifs, légers et gracieux, tantôt épanouis en une riche floraison d’acanthes sous leurs architraves, tantôt découpant la sévérité de leurs angles ioniques ou couronnés du simple carré dorien. Au-dessus de cet amas de pierres, étincelaient les triglyphes polychromes, se détachaient les tympans, s’élançaient des quadriges ailés comme impatiens de se perdre sous la radieuse immensité de ce ciel d’azur. Et la place entière paraissait inondée, sous les flots mouvans de ce large fleuve humain. La foule se pressait sous l’arc de la basilique de Jules César ; elle entourait le temple exigu de Vesta, s’étageait le long des gradins de l’escalier de Castor et de Pollux. Sur ce fond de marbre lumineux, les silhouettes s’enlevaient pareilles à un essaim de papillons multicolores, ou d’oiseaux au plumage chatoyant. Les oisifs s’arrêtaient au pied des rostres, pour écouter les rhéteurs et les poètes dont la voix se perdait, dominés par les cris des vendeurs ambulans, chargés de corbeilles de fruits, d’outrés pleines de vin, d’amphores d’eau fraîche, mélangée de sirop de ligue. Ici, des charlatans prônaient l’infaillible efficacité de leurs remèdes ; là, des devins interprétaient les songes. Le son des sistres et des flûtes grecques se mêlait par intervalles à cette rumeur assourdissante et continue. Au travers de la foule insouciante ou joyeuse, les dévots et les malades se frayaient un chemin, portant leurs présens aux temples. Sur les larges dalles du pavé, des pigeons s’abattaient par troupes, becquetaient les grains de mil ou de blé jetés en offrande, puis s’envolaient soudain en un long frémissement d’ailes palpitantes. De temps à autre, au passage d’une litière, où apparaissait un gracieux profil féminin, le visage sévère d’un sénateur, les traits pour ainsi dire pétrifiés dans leur pâleur de marbre, la foule s’écartait, lançant à haute voix quelque nom connu, au milieu de quolibets, de louanges, d’injures, émises en toutes les langues et tous les idiomes de la terre. Des soldats et des vigiles, chargés de veiller au bon ordre de la cité, défilaient au pas régulier et sonore de leur marche cadencée. L’élément indigène disparaissait, submergé sous les flots de cette multitude étrangère et bigarrée… Éthiopiens à la peau cuivrée ; blonds guerriers des pays du Nord, Gaulois, Bretons, Germains de taille gigantesque ; naturels des rives de l’Euphrate et de l’Indus, avec leurs barbes tressées, enduites d’une teinture rougeâtre ; Syriens des bords de l’Oronte, leurs yeux noirs et doux, fendus en amande ; Égyptiens, un éternel sourire figé sur leurs lèvres minces ; Numides et Arabes du désert, desséchés ou bien polis comme l’ivoire ;.. et les Grecs enfin, véritables maîtres de la Ville, parce qu’ils avaient su, non seulement imposer leurs mœurs, leur esprit et leur art aux vainqueurs, mais les dominer aussi, à force de ruse, d’habileté et d’astuce. Tous ils passaient, coudoyant la foule des esclaves, reconnaissables à leurs oreilles percées de larges trous ; mêlés à cette tourbe de prolétaires auxquels César devait fournir du pain, des jeux et des vêtemens ; à ces gens sans aveu, attirés à Rome, par les hasards de l’existence, l’ambition ou l’espoir ; monde affamé, assiégeant chaque semaine les abords des greniers publics, qui s’arrachait les billets de loterie ; gîtait la nuit dans les antres des quartiers transtibériens ; se chauffait durant le jour au soleil, dormait à l’ombre des portiques, se grisait sous l’auvent des tavernes mal famées, grouillait sur le pont de Milvius, ou stationnait devant les palais, attendant qu’on lui jetât une aumône, ou quelque débris de repas, disputés aux esclaves.


Pénétrons maintenant à la suite de ce flot humain, jusque dans le palais de César, où déjà se pressent les élus, conviés à la table impériale.


Le soleil couchant projetait ses rayons sur le marbre jaune des colonnes ; y allumant de roses reflets fondus en un poudroiement d’or. L’Hercule gigantesque qui couronnait l’Arc d’Auguste, le front encore baigné de lumière, tandis que l’ombre envahissait peu à peu ses épaules et sa poitrine, laissait planer ses regards divins sur cette foule : toute une société élégante et raffinée, sénateurs et patriciens drapés dans les longs plis de leurs toges… La cour et les propylées fourmillaient d’esclaves des deux sexes, d’éphèbes, de prétoriens préposés à la garde du palais. Ça et là, parmi les pâles visages des maîtres du monde, luisait la face noire d’un nègre de Numidie, sous le casque étincelant surmonté de plumes, d’épais anneaux d’or aux oreilles. Cette ruche humaine bourdonnait, s’entre-croisait frémissante et affairée : les uns portant des luths et des cithares ; d’autres des guirlandes de fleurs écloses à l’abri des serres, épanouies et frileuses sous cette fraîche atmosphère du soir ; d’autres, enfin, allumaient les lampes d’argent, d’or ou de cuivre. Le bruit des voix se confondait avec le murmure des fontaines, dont les eaux irisées aux derniers feux du jour retombaient en leurs vasques de porphyre et de marbre. Ce crépuscule lumineux, ces rangées de colonnes fuyant en une perspective lointaine, ces groupes qui passaient, semblables à de blanches statues des dieux, produisait-ut l’impression d’un calme et d’une majesté suprêmes. On eût juré qu’entre ces propylées de marbre, d’une si exquise pureté de lignes, vivait une race d’immortels heureux et satisfaits. Et cependant ces lieux avaient été le théâtre de scènes effrayantes. Ici se déroulait le portique, dont les colonnes et les parvis restaient encore tachés de sang, depuis le jour où Caligula était tombé sous le poignard de Chéréas. Là avait expiré sa femme ; là son enfant, le front brisé contre les pierres. Là-bas, dans ces sombres caveaux, Drusus, affamé, rongeait ses bras et ses mains. Là, se tordait Gemellus, hurlant de douleur et d’effroi ; là, râlait Claude en proie aux convulsions dernières ; là, s’éteignait Germanicus, l’espoir de tout un peuple. Ces murs semblaient retentir de gémissemens ; et parmi ces convives, courant insoucieux au plaisir, combien en était-il qui devaient se voir les condamnés du lendemain !


Voici encore, dépeinte en une brillante fantasmagorie de couleurs, la fête donnée par Tigellinus en l’honneur de César, sur l’étang d’Agrippa :


L’immense radeau tout entier construit de poutres dorées, ses bords revêtus de conques précieuses, pêchées au fond de la mer Rouge et de l’océan Indien, s’irisait des reflets de la nacre, où se jouaient en mille prismes changeans les couleurs de l’arc-en-ciel. Le plancher disparaissait sous une véritable forêt de palmiers, de lotus fleuris et de roses. Des fontaines odorantes y jaillissaient. À travers cette luxuriante végétation des tropiques brillait l’or des statues et des cages où s’abritaient, étincelans, les oiseaux les plus rares. Un velarium de pourpre syrienne ombrageait les longues tables chargées de cristaux d’un prix inestimable, de vases vermeils, de plats incrustés de pierreries, s’harmonisant en une gamme incomparable de nuances et de tons. Cette verdure, ces plantes, ce feuillage, ces fleurs, empruntés à toutes les latitudes et à tous les climats, transformaient le radeau en un jardin, ou plutôt en une île flottante et enchantée. Des cordages tressés d’or et de pourpre le rattachaient à une multitude d’embarcations, aux formes imprévues et variées… sirènes, cygnes, roses flamans, blanches mouettes. Rameurs et rameuses s’y tenaient immobiles et nus, admirables de beauté, leurs cheveux relevés en boucles à la mode d’Orient, de légers avirons à la main. Puis, dès que César et Pompée eurent occupé leurs trônes dressés sous la tente impériale, les barques s’agitèrent, les rames frappèrent l’onde en cadence, les cordages se tendirent, et le radeau glissa décrivant d’immenses orbes sur l’azur des flots.

Alors s’élevèrent aussi des chœurs harmonieux. Les joueuses de harpes et de luths apparurent entre le ciel et l’eau, irradiés de reflets d’or, y détachant leurs roses nudités, fleurs délicieuses et vivantes, où semblaient se fondre cet azur, ces rayons et ces jeux de lumière. Les vins refroidis dans les neiges des montagnes réchauffèrent bientôt l’esprit et le cœur des convives. Le miroir bleu des eaux s’étendait jonché de pétales fleuris, constellé de papillons diaprés. Des pigeons et d’autres oiseaux merveilleux, transportés des Indes et d’Afrique, volaient au-dessus des barques, retenus par des fils presque invisibles d’argent et d’or. L’étang se balançait mollement au jeu cadencé des avirons qu’accompagnait une musique voilée. Pas un nuage n’altérait la limpidité du ciel. Les forêts du rivage, immobiles, semblaient écouter et contempler les chants et le spectacle qui leur parvenaient des eaux. Immense et rouge, l’astre du jour descendit lentement derrière la cime des bois. Le radeau approchait des rives. Au milieu des bosquets fleuris, faunes et satyres s’exerçaient à imiter les modulations des rossignols, sur leurs flûtes agrestes ; nymphes, dryades s’ébattaient folâtres et lascives. Enfin le crépuscule tomba, salué par des chœurs que déjà troublait l’ivresse, et des hymnes chantés en l’honneur de Séléné. Alors mille clartés jaillirent du sein des bois. Des lupanars et des temples essaimes le long du rivage ruisselaient de blanches nappes de lumière.


Mais je m’arrête pour ne plus m’occuper que de deux scènes, où se résument à la fois, la genèse, la raison d’être, et la tendance de l’œuvre.


Aux premières lueurs du jour, deux ombres s’avançaient le long de la Voie Appienne, dans la direction des plaines de Campanie. L’apôtre Pierre, suivi du jeune Nazarias, son disciple, fuyait la ville, abandonnant son troupeau. Du côté de l’Orient, le ciel se colorait d’une teinte exquise de vert tendre, bientôt nuancée de reflets d’opale et d’or. Les arbres au feuillage argenté, les blancheurs marmoréennes des villas, les aqueducs dont les arches semblaient s’élancer et courir vers Rome, émergeaient peu à peu de l’ombre. Enfin l’aube apparut toute rose. Les contours des montagnes d’Apulée se dessinèrent vaporeux et fins, d’une blancheur de lis, baignés de clarté. L’aurore se mirait au travers des gouttes de rosée suspendues aux branches. Les dernières nuées se fondirent, découvrant au loin la plaine avec ses maisons endormies, ses cimetières plongés en une paix silencieuse et profonde, ses jardins et ses bois, où entre la verdure se détachaient les blanches colonnes du temple.

La voie était déserte. Sur ses larges dalles de pierre, au milieu du silence matinal, le pas des deux voyageurs, chaussés de sandales de bois, réveillaient de sonores échos. Enfin, le soleil se montra entre les arêtes des monts, mais alors un singulier spectacle frappa les regards de l’apôtre. Il lui sembla que l’astre du jour, au lieu de s’élever sur le ciel, avait glissé le long des pentes et planait maintenant au niveau de la voie.

Pierre s’arrêta stupéfait.

— Vois-tu cette clarté qui se dirige vers nous ? demanda-t-il.

Mais Nazaire répondit surpris :

— Non, maître, je ne distingue rien.

L’apôtre reprit :

— Là… en face de nous… sur la Voie… une forme… une ombre resplendissante !… Écoute !

Aucun bruit ne s’élevait autour d’eux, le silence le plus absolu régnait. Seulement Nazaire vit les arbres s’incliner, comme s’ils eussent été secoués par une force invisible ; et toute la plaine parut inondée d’une lumière éclatante.

Il attacha ses yeux sur ceux de l’apôtre.

— Rabbi, qu’avez-vous ? s’écria-t-il troublé.

Des mains de Pierre, sa houlette de pasteur avait glissé et gisait sur le sol. Ses regards demeuraient fixés en un même point. La stupeur, l’allégresse, l’extase se peignirent tour à tour sur ses traits. Puis il tomba à genoux, les bras tendus… un cri d’amour et de foi s’échappant de ses lèvres.

— Seigneur ! Seigneur !

Il restait prosterné le front dans la poussière, comme s’il eût couvert de baisers des pieds invisibles et divins.

Et dans le grand silence de la nature, on entendit la voix du vieillard, entrecoupée de sanglots.

Quo vadis, Domine ?

Nazaire, lui, n’entendit aucune réponse : mais des paroles, empreintes d’une mansuétude et d’une tristesse infinies, déchirèrent le cœur de l’apôtre.

— Je vais à Rome, mourir de nouveau sur la croix, puisque tu as abandonné mes brebis !

Pierre restait prosterné, immobile, sans voix.

Une grande frayeur s’empara de l’esprit de Nazarias, à la pensée que le pontife ne vivait plus peut-être. Mais il le vit se relever enfin. D’une main défaillante, Pierre ramassa son bâton de pèlerin, puis tourné vers les sept collines, silencieux, il reprit le chemin de la cité.

Quo vadis, Domine ? demanda à son tour l’adolescent.

— À Rome, répondit Pierre tout bas.

Et il y revint pour mourir.


Je ne saurais mieux terminer ma tâche, qu’en reproduisant le touchant récit de cette mort.


Les portes de la prison s’ouvrirent, et Pierre apparut entouré des soldats de la garde prétorienne. Déjà le soleil descendait à l’horizon vers Ostie et la mer. La journée finissait calme et sereine. L’apôtre ne dut pas charger la croix sur ses épaules. On avait eu pitié de son grand âge, tant il paraissait maigre et affaibli. Il s’avançait libre d’entraves, en tête du cortège, et les fidèles pouvaient le reconnaître de loin. À la vue de ce front vénérable et blanchi, auprès duquel pâlissait l’or étincelant des casques, la foule ne put réprimer ses sanglots. Mais cette douleur fut bientôt apaisée ; le visage du Pontife rayonnait d’allégresse. Ce n’était point une victime qu’on traînait au supplice, mais un vainqueur qui marchait au triomphe. Oui, cet humble pêcheur de Galilée, courbé sous le poids des années, se redressait maintenant et dominait ces prétoriens, de toute l’auguste majesté de son ministère et de ses vertus. Il allait ainsi qu’un roi, parmi les rangs pressés de son peuple et de son armée. De toutes parts des voix le saluaient : « Voici Pierre qui s’en va rejoindre le Seigneur ! » On ne songeait ni à son supplice ni à sa mort, mais à l’éternelle couronne qui lui était destinée. Et la foule suivait, grave, recueillie, avec l’instinctive expérience que, depuis le drame divin du Golgotha, rien de plus extraordinaire ni de plus sublime n’avait pu se produire sur la terre, et que, de même que Jésus racheta le monde, le supplice de l’apôtre servirait aujourd’hui de rédemption à la ville.

Tout le long du parcours, à la vue de ce vieillard, les passans s’arrêtaient surpris et troublés. — « Voyez ! leur disaient les chrétiens, c’est ainsi que sait mourir le successeur du Christ, celui qui a prêché l’amour divin à tous les peuples. » — Alors les gentils s’étonnaient. — « En vérité ! cet homme nous paraît un juste. » Le cortège poursuivait sa marche, entre les hautes rangées des maisons nouvellement construites, sous les portiques des temples, dont les faites et les coupoles dorés s’enlevaient sur l’azur profond du ciel. Un grand silence planait, qu’interrompaient seuls le pas rythmé des soldats, le bruissement de leur armures et aussi les soupirs des fidèles. L’apôtre entendait ces prières, et ses traits s’illuminaient d’une sainte ardeur. Son œuvre se trouvait accomplie ; cette vérité, prêchée par lui, s’étendrait désormais sur le globe entier, ainsi qu’une onde vivifiante dont aucune force ne parviendrait plus à endiguer les flots. Et il levait ses yeux reconnaissans au ciel. — « Seigneur ! pensait-il, vous m’aviez ordonné de conquérir cette cité, reine du monde ; et voici que je vous l’ai conquise ; vous m’aviez prescrit d’y établir votre siège, et je l’y ai établi ; Seigneur ! je vous rends votre ville : moi, je m’achemine vers vous, car je suis l’ouvrier qui fléchit sous le poids du labeur. » — Puis son visage tourné vers les temples païens, il leur disait : — « Vous deviendrez les sanctuaires du Christ, » — et aux foules humaines qui s’écoulaient devant lui : — « Vos fils loueront la gloire du Seigneur notre Dieu. » — Ainsi, il parcourait sa route, dans l’assurance bénie de la pacifique conquête, conscient de sa puissance, de la grandeur de la tâche accomplie, le cœur plein d’espoir, de consolation, de joie. Il franchit le Pons Triumphalis, comme si les prétoriens eussent voulu par la rendre témoignage à sa victoire ; il s’avançait vers les Naumachies et le Cirque. Grossie par la masse des fidèles accourus des quartiers transsibériens, la multitude affluait si nombreuse, que le centurion commença à s’inquiéter. En présence d’une émeute possible, cette poignée de soldats se verrait impuissante. Mais pas une menace ; ni même un cri de malédiction ou de colère. Tous ces visages recueillis semblaient pénétrés de la solennité de l’heure présente ; les âmes soutenues par l’attente de je ne sais quel miracle. D’aucuns, auxquels il avait été donné d’assister au supplice du Sauveur, se souvenaient que, de la terre violemment entrouverte, les morts s’étaient alors soulevés de leurs sépulcres. Ils espéraient que des signes non moins terribles allaient se reproduire, pour perpétuer la mémoire de l’apôtre. Au loin cependant, tout restait calme et silencieux. Les collines reposaient comme alanguies dans les tièdes clartés du couchant. Enfin le cortège s’arrêta à la hauteur du Cirque, non loin du mons Vaticanus. Aussitôt quelques-uns des soldats se mirent à creuser une fosse ; d’autres, déposant la croix à terre, apprêtaient les marteaux et les clous. Le front baigné de lumière, le premier pontife se retourna une fois encore vers la ville. Le Tibre miroitait, ainsi qu’un jaune et large ruban ; sur la rive opposée, le Champ de Mars s’étendait en un vaste poudroiement d’or. Plus haut, se dressait le mausolée d’Auguste, avec, à ses pieds, les thermes gigantesques édifiés par Néron, et, tout en bas, le théâtre de Pompée. Dans le fond, tour à tour éblouissans aux derniers feux du jour, voilés de brumes, ou masqués par des constructions colossales, se déroulaient les maisons et les temples étages sur les Sept collines ; foyer immense, dont les rayons se fondaient en une vapeur légère et bleuâtre ; repaires de monstruosités et de crimes, — mais siège de puissance ; — antre de la débauche et de la folie, — mais citadelle de l’ordre et du pouvoir, axe de l’empire et du monde ; force oppressive, mais d’où découleraient les bienfaits de la paix et des lois… — toute-puissante, invincible, éternelle !

Pierre promenait sur la cité le tranquille regard d’un maître et d’un roi. — « Voici, Seigneur, que j’ai racheté votre patrimoine. » — Et nul, parmi ces soldats et ces païens, nul peut-être parmi ces fidèles accourus sur son passage ne se doutait qu’il voyait devant lui… le véritable maître ; que César et les empereurs tomberaient ; que les flots barbares s’écouleraient, emportés dans l’abîme du temps ; que les siècles se succéderaient ; mais que le règne de ce vieillard durerait sans interruption, à travers la série la plus reculée des âges.

Le soleil baissait. Le ciel étincelait au couchant en un faste prodigieux d’incendie ; les prétoriens s’approchèrent de l’apôtre pour le dépouiller de ses vêtemens. Lui, plongé jusqu’alors dans sa prière, soudain, se redressa et leva très haut ses deux mains vers le ciel. Les bourreaux reculèrent troublés. La foule retenait son souffle. Pierre avait fait signe qu’il voulait parler. Le silence régna, immense, absolu. Et lui, traçant une croix dans l’espace, d’un geste large de semeur qui jette au loin le grain, à l’heure de mourir, bénissait la ville et le monde.

Urbi et orbi !


Depuis que Mickiewicz, l’immortel chantre du poème des Aïeux, dont Varsovie vient d’inaugurer solennellement la statue, s’est écrié en un de ses vers impérissables : Jestem milion, — « Je suis des millions ; » c’est-à-dire : « Je pense, je sens, je soutire… au point d’incarner en moi l’âme de tout un peuple, » — personne, à part notre grand romancier d’aujourd’hui, n’eût pu, sous peine de blasphème, répéter la superbe et sublime parole. J’ignore si l’œuvre de l’auteur de la Trilogie et de Quo vadis ? brisant les cadres où l’enserrent l’étroitesse de notre vie sociale, ainsi que les bornes imposées à l’idiome natal, se répandra par le monde entier : mais je crois pouvoir dire que M. Sienkiewicz est du moins l’une des plus puissantes figures littéraires de ce temps.

Maintenant, fidèle à sa mission, qui sera son plus beau titre à l’immortalité, le voilà de nouveau attelé à l’histoire. Dans les Crucifères ou Chevaliers de la Croix (Krzyzacy), il nous décrit l’effort désespéré, mais triomphant, par lequel la Pologne, alors à la tête du monde slave, fit reculer la marée montante du flot teuton. Ces images évoquées nous serviront d’édification et de réconfort. À Dieu ne plaise qu’en parlant ainsi je paraisse incliner vers une politique qui a causé tant d’irréparables malheurs à mon infortuné pays ! Mais je ne puis m’empêcher de songer que la légende de Tyrtée se renouvelle dans le cours des âges. Les accens de M. Sienkiewicz ne nous entraîneront plus à de périlleuses et sanglantes tentatives, mais ils nous guideront au triomphe le plus difficile et le plus méritoire, celui qui consiste, pour les individus, comme pour les peuples, à se vaincre soi-même. Ils nous enseigneront le recueillement, la résignation, la patience. Nous vivrons avec les souvenirs d’un glorieux passé, dix fois séculaire, avec la résolution arrêtée de nous en montrer dignes, par notre sagesse, notre justice, notre respect des lois divines et humaines, notre prévoyance Laborieuse jamais lasse. Et ainsi, au jour, déjà prochain, où la patrie polonaise se prépare à fêter le vingt-cinquième anniversaire du fécond labeur du grand écrivain national, tous deux, elle et lui, pourront se dire, certains de se voir compris et applaudis par tous : — Ad multos annos !


COMPTE A. WODZINSKI.