Un Roman de mœurs religieuses

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Un Roman de mœurs religieuses
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 644-668).
UN ROMAN
DE
MOEURS RELIGIEUSES

LE MAUDIT, par l’abbé***, 3 vol. in-8o

Quel est donc ce Maudit qui a eu la destinée singulière de faire du bruit dans le sénat presque avant de naître et dont le nom frappé d’anathème est venu se mêler de la façon la plus imprévue à la discussion des affaires, déjà fort confuse, de la France et de l’Europe ? D’où vient-il et où va-t-il, ce livre aux allures mystérieuses et provocatrices ? Est-ce une histoire, est-ce un roman ? Est-il né d’une inspiration unique, d’une observation solitaire, ou de la complicité secrète d’observations et d’inspirations diverses tourmentées des mêmes souvenirs, échauffées par la même idée ? Celui qui l’a écrit est-il un laïque s’aventurant sous un déguisement d’abbé dans un domaine défendu, ou bien est-ce réellement un prêtre aigri par les luttes obscures, à demi révolté contre la discipline et respectueux encore pour la foi ? Ce livre du Maudit enfin est-il une œuvre d’art cherchant un aliment tout littéraire dans les phénomènes inexplorés des mœurs ecclésiastiques, ou ne serait-ce pas plutôt un signe nouveau de cette crise plus générale et plus étendue qui travaille la société moderne, et à laquelle aucune des églises vivantes n’est étrangère ?

Et d’abord il est assurément entré dans le monde comme un roman n’a guère l’habitude d’y entrer, en trouvant pour premier critique un cardinal. Mgr de Bordeaux a cru bien faire sans doute en entreprenant avec d’autres sénateurs, que je n’ai pas envie de nommer, une croisade contre « les livres immoraux et irréligieux qui inondent les sillons, » en évoquant particulièrement le Maudit comme le plus récent témoignage de la dépravation des temps : est-il bien certain de n’avoir pas ajouté simplement une page de plus à l’histoire des mœurs religieuses contemporaines, de n’avoir pas fait tout ce qu’il y avait de mieux pour aider lui-même au retentissement du livre qu’il signalait comme « un nouveau et effroyable scandale pour notre époque, pour la société tout entière ? » C’est un genre de victoire qui devient ordinaire, et qui est la suite naturelle de tout un système de controverses passionnées. Voilà quelque temps déjà qu’un étrange esprit se glisse dans ces polémiques où la religion est mêlée. On ne discute plus sérieusement, virilement, — ce qui serait un droit et souvent un devoir ; on n’oppose plus la science à la science, une conviction réfléchie à la conviction égarée ; on procède par la condamnation sommaire, par l’anathème et les appels à la suppression. On fait sonner les cloches en signe de miséricorde à l’apparition d’un ouvrage qu’il vaudrait mieux aborder d’un esprit libre et fortifié par l’étude. On achète des livres pour les brûler. Jusque dans des distributions de prix, on entretient des enfans d’œuvres qu’ils ne peuvent, qu’ils ne doivent pas connaître, d’écrivains dont ils n’ont jamais entendu le nom, et on parle de ces écrivains de façon à atteindre leur caractère à travers leurs idées. Le moment venu, dans les assemblées politiques, on stimule le zèle répressif, on provoque « l’attention de MM. les commissaires du gouvernement. » Et qu’arrive-t-il ? Le bruit qu’on fait aide au succès qu’on ne veut pas. Le livre, enveloppé dans un orage d’anathèmes, se propage un peu plus chaque jour. — Abandonné à lui-même, le Maudit eût suivi peut-être obscurément son chemin. Qui le connaissait la veille ? Le lendemain il s’est trouvé tout à coup lancé dans le monde, justement par la main qui voulait l’arrêter sur le seuil. Il est sorti de l’ombre, et il a été tout au moins une de ces énigmes qui fouettent la curiosité publique.

On a voulu savoir ce que c’était que ce roman inconnu, « essentiellement irréligieux » et immoral, qui allait « porter le scandale au sein de nos cités et de nos campagnes, » livrer le sacerdoce à la diffamation, enflammer peut-être la haine des masses contre le ministère religieux, ébranler la société tout entière, et on a trouvé que sous le voile de la fiction ce roman des mœurs ecclésiastiques, très romanesque en effet par les épisodes, ressemblait étrangement à une histoire qui devait être vraie au fond, qui l’était tout au moins par certaines descriptions locales, par le cri de la nature révoltée, par l’accent d’une sincérité intime mêlée d’exagération. On s’est demandé qui pouvait avoir imaginé ou coordonné cette histoire, et il n’a point été difficile de voir au premier coup d’œil que le véritable auteur ne pouvait être un laïque, qu’un prêtre seul, un prêtre à demi affranchi et froissé, avait pu inspirer ou écrire ces pages pleines de détails que l’imagination ne peut ni deviner ni créer. Le nom n’est nulle part ; l’empreinte du prêtre est partout : elle est dans le pli de la pensée et dans le langage, dans la violente fidélité de reproduction de certaines nuances, dans la connaissance familière des antagonismes, des habitudes ou des froissemens secrets du clergé, dans la sagacité à saisir les points faibles et dans la hardiesse à les dévoiler, dans l’expression à la fois onctueuse et crue de certains mouvemens de passion humaine, de certains tressaillemens de la nature. J’ajoute que ce prêtre, à son ressentiment contre les ordres religieux envahissans et même contre l’épiscopat, est évidemment de ce qu’on peut appeler la basse église, et qu’il doit être du midi de la France où se passe et s’accomplit son drame.

On s’est demandé enfin ce qui pouvait faire l’importance de cette mystérieuse conception, et on s’est dit que roman, histoire ou pamphlet, ce livre était peut-être un symptôme, qu’il était le fruit d’une situation violente où, tandis que les opinions extrêmes dominent en haut, il se remue vaguement et obscurément dans le clergé inférieur des pensées, des aspirations qui, sans aller jusqu’à la protestation ou à une velléité d’émancipation, ne ressemblent pas moins à une profonde et progressive transformation morale. Si une critique épiscopale n’eût point si rudement évoqué le Maudit dans le sénat, on ne se fût rien demandé peut-être ; on n’eût rien cherché, on n’eût point interrogé, et c’est ainsi que ce livre, tombé d’une main inconnue, jeté comme une énigme dans la mêlée contemporaine, a été mieux servi sans doute par cette tentative d’exécution qu’il ne l’eût été par le silence. Je ne sais ce qui arrivera de lui : on lui a fait du moins un prologue retentissant.

Le malheur de ce Maudit, signalé comme un messager de scandale, ce n’est pas d’être irréligieux et immoral parce qu’il agite les questions les plus délicates et les plus sérieuses, ou qu’il les laisse entrevoir au courant d’une fiction romanesque. Le malheur ; de ce livre, c’est de laisser une indéfinissable impression d’incertitude et de malaise, c’est d’être un livre d’une inexpérience littéraire qui grossit ou allonge tout et d’une complexion morale équivoque. J’appelle de ce nom la nature même de la donnée, cette incursion hardie dans le domaine le plus intime et le plus réservé des mœurs religieuses. D’autres pays ont, je le sais, de vrais tableaux de mœurs ecclésiastiques. Nous ne sommes pas accoutumés en France à voir tout ce monde clérical passer sur la scène ou dans un roman. Il semble tout de suite que ce soit une profanation, une insurrection contre l’inviolabilité de l’habit religieux, et toute œuvre de ce genre passe facilement pour un appât offert à une curiosité dépravée. On suit avec plus de malaise que d’intérêt ces voyages à travers des régions inconnues où l’on se trouve en face d’une société particulière qui a ses lois, ses mobiles, ses drames humains, ses collisions sourdes, ses ambitions, ses tyrannies, ses souffrances, et si celui qui ose déchirer le voile est lui-même un prêtre, si ce prêtre ne ménage point les couleurs pour peindre ce qu’il sait, ce qu’il a vu, ce qu’il a éprouvé, ou s’il a des idées plus hardies sur les affaires de son siècle, il devient aussitôt un infidèle qui divulgue le secret de son état et qui trahit son ordre. Quel qu’il soit et dans quelque condition qu’il se trouve, l’auteur du Maudit est certainement un homme qui a vu de près ce qu’il décrit, et ce livre qu’il a tiré de son souvenir encore plus que de son imagination, ce livre, littérairement inférieur, moralement équivoque, sans être absolument irréligieux, n’a pas moins une signification singulière et grave par les questions qu’il agite, par les circonstances où il se produit, par la situation dont il est le symptôme.

Quel est donc le sens de ce roman ? Ce n’est rien moins au fond que le scabreux et dramatique tableau de la lutte intime d’une partie du clergé inférieur, séculier, réagissant secrètement contre l’esprit de fanatisme et d’absolutisme, se débattant contre la domination croissante des ordres religieux, notamment des jésuites, puisqu’il faut les appeler par leur nom, et cette lutte vient se résumer dans la destinée d’un jeune prêtre qui porte en lui toutes les tragédies de la vie écclésiastique moderne.

Disons le mot : ceci est un livre contre les jésuites, la description passionnée d’un duel corps à corps entre la grande compagnie et un homme choisi moins encore comme un antagoniste que comme une victime qui proteste par sa défaite. Je ne voudrais point entrer dans une trop minutieuse dissection d’une histoire qui, à travers un fourmillement d’épisodes et de personnages, court de Toulouse, la bonne et vieille capitale du midi, désignée sous la transparente initiale de T., au village de Saint-Aventin, à Rome et à Paris, pour revenir se dénouer dans une vallée pyrénéenne, dans un hôpital où expire le maudit, inconnu, abandonné des hommes, sous le poids de l’anathème qui le poursuit. Le vrai nœud du drame est dans cette lutte fatalement engagée en quelque sorte par un jeune prêtre d’une candeur inflexible. Ce n’est point un personnage vulgaire, cet abbé Julio de La Clavière, qui vivait, il y a quelques années, à T., vous dira son historien, et qui est sorti un jour du séminaire pour faire un si grand bruit dans le monde. Ce jeune homme, en entrant dans la vie, a toutes les qualités d’élection, une nature sincère et généreuse, la noblesse du cœur, le dévouement, la science, l’imagination, trop d’imagination, je le crains. Il a reçu l’esprit de son siècle, mais en l’épurant au foyer d’une âme ardente et pleine de foi. Il croit à l’apostolat chrétien, et si un de ses amis, abbé défroqué, Auguste Verdelon, lui oppose des abus, des déviations, il répond avec une douceur ferme : « Tout cela est un fait humain qui ne détruit d’aucune manière la mission divine confiée à l’apostolat dans le monde. » Julio, pour sa part, a résolu un problème épineux et compliqué, celui d’allier l’indépendance de l’esprit à une soumission entière comme prêtre. Il a ce qu’un de ses supérieurs appelle « une modération terrible. » Ses erreurs, s’il en a, ne sont point de la révolte, son obéissance n’est point de la servitude. Quelle que soit sa position, il est sans effort au niveau de tout. Mettez-le dans une chaire, il sera un prédicateur hardi et éloquent, cherchant dans l’église des premiers temps de la foi le rajeunissement de l’église nouvelle ; mettez-le dans une humble cure, il sera un desservant fidèle, faisant le bien avec simplicité ; placez-le dans les plus cruelles épreuves, il soutiendra le choc avec la douceur virile du prêtre et de l’homme bien né. Il a de plus une grande pureté de mœurs. Le regard le plus sévère ne peut découvrir une tache dans sa vie. Toutes ses affections terrestres reposent sur la tête d’une sœur qu’il aime d’une tendresse fraternelle jusqu’au jour où un redoutable secret, en éclatant tout à coup, vient réveiller l’homme et lui infliger le plus douloureux martyre. C’est un héros comblé de tous les dons, vous dis-je ; seulement tous ces dons de droiture, d’intégrité morale, de supériorité intellectuelle, de délicatesse et de loyale fierté sont un piège pour lui ; ils l’entraînent et peuvent le conduire loin ; ils commencent par le signaler comme un prêtre d’une espèce particulière qui peut devenir dangereux, et ils font que pour lui, dans cette vie ecclésiastique organisée comme elle est, agitée souvent d’orages invisibles, tout va être embûche, persécution et souffrance. Il se heurtera ingénument contre les écueils, et il s’y brisera.

Pourquoi donc Julio, dès son premier pas dans la carrière, est-il en guerre avec les jésuites ? Parce qu’avant d’aller se préparer au sacerdoce sous la douce autorité des bons sulpiciens du grand séminaire, il a été leur élève, parce qu’il les connaît et qu’à leur tour ils connaissent la candeur redoutable de ce jeune homme, sur qui leur direction n’a jamais pu mordre, et aussi pour une cause plus terrestre, parce qu’il a une tante, la douairière de La Clavière, dont il est l’héritier avec sa sœur, et dont la fortune, légèrement détournée à l’aide de quelque fidéicommis, viendrait fort à point aux révérends pères pour élever une vaste maison d’éducation qui existe effectivement aujourd’hui, car ici le réel se mêle à la fiction. Les jésuites sont puissans à T… Là comme partout, plus que partout, avec l’indépendance et la force qu’ils tirent de l’impulsion venue de Rome et des mille relations qu’ils se créent, ils ont une influence invisible qui se glisse jusque dans l’administration de l’église. Ils suppléent à la prédication séculière, ils dominent dans l’éducation, ils ont le pouvoir inconnu et insaisissable que donne la direction des consciences. Il y a là un certain père Briffard dont je ne veux pas médire, mais qui soigne avec conviction l’héritage des La Clavière ; il tient la famille par tous les bouts, depuis la bonne douairière jusqu’à la vieille servante Madelette. Il sait tout ce que fait, ce que dit et ce que pense Julio. Ce jeune imprudent n’aurait qu’à se soumettre, il deviendrait l’enfant de prédilection ; mais il résiste, il tient des propos inquiétans sur la compagnie : c’est là son malheur. Même avant d’arriver à la prêtrise, il est signalé aux bons sulpiciens, ses directeurs, comme un homme qu’il est dangereux d’admettre au sacerdoce, qui « se lance dans les idées nouvelles si pernicieuses, » et dès lors à chaque pas il est suivi, surveillé. On ne pourra l’atteindre dans l’intégrité de ses mœurs, dans la pureté de sa jeunesse et de sa vertu ; c’est par son esprit, par ses idées, par ses tendances qu’il sera vulnérable. Une fois pris dans le funeste engrenage, il n’en sortira que mutilé et sanglant. L’abbé Julio serait même vaincu dès le premier jour et mis hors de combat, s’il ne se trouvait par hasard à T… un cardinal-archevêque qui le couvre de sa faveur et en fait son secrétaire.

Cet archevêque, ce cardinal de Flamarens, est, je l’avoue, un prince de l’église comme on n’en voit guère : homme d’esprit, de bon ton, de grâce mondaine, de mœurs élégantes, quoique régulières, qui, en se laissant aller au courant des opinions dominant dans l’église, est arrivé à la pourpre, mais qui au fond croit que bien des formes dans lesquelles on enferme la pensée religieuse sont désormais vieillies, qu’on fait fausse route depuis longtemps, que Rome se perd en attachant obstinément sa royauté spirituelle à une royauté terrestre dont elle n’a plus qu’un débris, qu’il s’agit avant tout enfin de sauver l’idée chrétienne. Il croit bien d’autres choses, ce bon cardinal, qui se plaît aux querelles d’esprit avec sa sœur la chanoinesse de Flamarens et qui a pour le faste un penchant qu’il se reproche tout bas. Il croit surtout fort peu à l’utilité des jésuites, et en subissant leur présence dans son diocèse, même quelquefois leur joug, il se révolte le plus souvent qu’il peut ; il démêle leur action occulte et il la déjoue ; en les ménageant, il leur échappe. L’abbé Julio au contraire, lui plaît pour sa jeunesse, pour son caractère, justement pour ces idées hardies dont on veut lui faire un crime ; il aime cette sève vivifiante, cette foi candide qui ne craint pas la nouveauté, et il s’attache si bien à ce jeune homme, qu’en mourant bientôt d’une attaque d’apoplexie il le choisit comme le dépositaire de ses dernières pensées ; il lui lègue la délicate et embarrassante mission de publier après lui le testament de ses croyances religieuses, qui n’est rien moins qu’une profession de foi du catholicisme le plus libéral et une rétractation de sa vie épiscopale. Voilà la mémoire du bon archevêque fort compromise. Il ne restera plus qu’à faire passer ce bizarre testament pour le rêve d’un malade, d’un vieillard tombé dans l’enfance, ou pour l’infernale invention, d’un jeune écervelé déshonorant la pourpre romaine par l’audace d’une fiction impie.

Tant que le vieux cardinal est plein de vie et étend sur son diocèse une autorité indulgente, Julio n’a rien à craindre ; il est protégé contre les dénonciations, contre les aigres antipathies de la chanoinesse de Flamarens, excitée par le vicaire-général Gaguel ; contre l’hostilité des pères de la rue de l’Inquisition, — car c’est là que les jésuites demeurent, — contre le murmure vague et menaçant qu’on fait habilement arriver jusqu’à l’archevêché ; il est soutenu dans ses premiers essais de prédication, dont l’orthodoxie court au-dessus des précipices ; sans y tomber, et qui remuent la ville de T. Mieux, encore ; les adorateurs du pouvoir et du succès, — et il y en a dans le clergé comme partout, — fêtent le jeune et éloquent secrétaire du cardinal. Un soir de sermon, une petite manifestation s’organise pour demander à la vieille éminence de lui donner le camail de chanoine ; mais le cardinal meurt : alors tout change, l’animosité, un moment contenue, se redresse et reprend son œuvre. Le nouvel archevêque, Pierre-François-Paul Le Cricq, est d’une autre trempe que Mgr de Flamarens ; c’est un homme d’administration et de méthode, sec, dur, quoique avisé, ferme sur les traditions, gouvernant son diocèse comme il gouvernait le couvent dont il a été le directeur, n’aimant pas trop les jésuites non plus, mais les redoutant et les flattant, les ménageant assez pour être soutenu par eux à Rome sans déplaire à Paris. Il vient de Luçon, et il n’est pas encore arrivé à T. qu’il est déjà fixé sur Julio ; il a reçu son portrait tracé de main de maître : « homme dangereux, imagination ardente, orgueilleux, infatué de lui-même,… traitant sans respect la parole de Dieu, profanant la chaire par de coupables nouveautés, — lisant toute sorte de livres, de journaux ; — prêtre qu’il faut surveiller, mener d’une main de fer et contenir toujours dans les plus basses conditions du clergé, pour que la gêne, l’isolement, le manque de moyens de se produire, le retiennent dans une obscurité salutaire : les moindres faveurs le perdraient… »

Il en résulte que du secrétariat de l’archevêché l’abbé Julio de La Clavière tombe à un cinquième vicariat de l’église de Saint-Sernin à T., et que de son cinquième vicariat il tombe bientôt dans la petite cure de Saint-Aventin, perdue au fond des Pyrénées, dans la vallée de l’Arboust. Pourquoi cette dernière disgrâce ? D’abord parce qu’il a osé publier le testament religieux du cardinal de Flamarens, sans y mettre son nom il est vrai, en empruntant le nom transparent d’un de ses amis, Auguste Verdelon, cet abbé défroqué qui est devenu un habile avocat de T., et ensuite parce qu’il a eu la témérité de prononcer devant des jeunes gens un discours sur une de ces thèses devant lesquelles ne reculait pas l’éloquence audacieuse et chaste de Lacordaire, sur l’amour. Notez que le discours a été prononcé dans une maison d’éducation rivale de celle des jésuites. « On n’entretient pas en chaire les jeunes gens de telles images, » dit Mgr Le Cricq, et il envoie l’imprudent abbé aux neiges éternelles pour calmer et rafraîchir son imagination. Le crime, le vrai crime de Julio, c’est d’être au milieu des retardataires, et des immobiles un esprit, un phénomène moral inquiétant, une infraction vivante à la discipline de l’habitude et du silence, — » qui sait ? peut-être un Luther en herbe ou un Lamennais.

Le voilà donc à Saint-Aventin, exilé, relégué enfin dans l’obscurité salutaire, averti d’avoir à être sage, de se conformer aux directions de M. le curé de Luchon, qui est son supérieur, et ce n’est pas la partie la moins curieuse de ce livre étrange. On n’est plus ici dans cette région où se heurtent les influences directrices, les ambitions et toutes les passions religieuses, où autour de l’archevêque s’agitent le père provincial des jésuites et les chefs des autres ordres, et M. l’archipretre de la cathédrale et le vicaire-général, et tous ceux qui en habit de laïques aspirent à être les conseillers du gouvernement spirituel ; on est au village, au presbytère, à la conférence ecclésiastique chez M. le doyen, enfin au milieu de tout ce monde du clergé inférieur plein de vertus le plus souvent, mais qui a bien, lui aussi, ses mœurs, ses caractères et même ses petites tempêtes, où tout ce qui se passe en haut a son retentissement ; c’est la vie ecclésiastique de campagne. Il faut se souvenir de ce qu’est Julio, — une âme d’une noblesse morale originelle, élevée par la culture de l’esprit et par l’habitude de la méditation, exubérante de foi et de science, droite, ardente et délicate, — il faut se souvenir, dis-je, ce qu’est le jeune prêtre pour comprendre ce qu’il peut avoir à souffrir dans cette vie nouvelle un peu médiocre, et où l’ignorance n’est pas malheureusement toujours absente. La souffrance ne lui vient pas de l’humilité de son rôle, de la blessure d’une ambition trompée. Au moment de partir pour Saint-Aventin, il a reçu le conseil de refuser cette cure ; il a accepté au contraire avec une grande simplicité. Il n’a pas l’orgueil de se trouver déplacé dans un humble village, auprès d’une nature puissante, au milieu de populations dont il est bientôt aimé. Il se met résolument à l’œuvre. Il ne prêche pas à ces pauvres gens une religion surchargée de citations, d’anathèmes ou de visions mystiques ; il leur parle comme à des enfans qu’il faut instruire et qui sont infestés de crédulités grossières, il leur tient un langage simple, droit, et il se plaît à les former à la vie morale. Le temps qui n’est pas employé au devoir du prêtre, il le consacre à l’étude des sciences naturelles. Le bâton ferré à la main, il va dans la montagne herboriser, explorer la flore pyrénéenne, l’une des plus riches du monde, et le soir venu il classe, il étiquette ses trouvailles. Il serait complètement heureux, s’il avait auprès de lui sa sœur Louise, qui est encore retenue auprès de sa tante, la douairière de La Clavière.

Julio a un défaut, je le crains, pour un personnage d’imagination : c’est Jocelyn dans les Pyrénées au lieu d’être dans les Alpes, un Jocelyn moins poétique, plus en guerre avec les pouvoirs de ce monde, plus trempé dans la réalité et les tracas vulgaires, ayant au fond la même nature, les mêmes goûts, presque le même langage ;

Du maître en peu de mots j’explique la parole :
Le peuple du sillon aime la parabole,
Poème évangélique où chaque vérité
Se fait image et chair par la simplicité.
Lorsque j’ai célébré le pieux sacrifice,
J’enseigne les enfans, je me fais leur nourrice ;
Je donne goutte à goutte à leurs lèvres le lait
D’une instruction simple et tendre, et qui leur plaît.

Ce chapitre du presbytère dans la montagne n’est pas sans charme. Dans cette vie de la solitude, Julio se rassérène et sent s’affermir en lui un christianisme tout d’esprit, de sève intérieure, dépouillé des formes matérielles et des routines vulgaires.

D’où viennent donc la souffrance et le secret froissement pour lui ? Ils viennent de cette disproportion entre sa nature et le monde, dont il n’est pas assez séparé pour échapper à ses atteintes, de ce choc permanent entre ses instincts et cette réalité de la vie ecclésiastique qui ne lui pèse nullement par ses devoirs, mais qui a pour lui toute sorte d’aiguillons. S’il va avec les autres prêtres à la conférence ecclésiastique, il se sent l’objet d’une curiosité indiscrète ou d’une défiance mal dissimulée. Il a le sort de celui qui a été signalé, recommandé, qui est en pénitence. Pour quelques-uns, c’est une victime des jalousies d’en haut ; pour d’autres qui ont l’esprit simple, qui sont accoutumés à ne point discuter, c’est un ’suspect interné à Saint-Aventin. M. le doyen ne laisse pas échapper les occasions de lui faire sentir sa position de subordonné, d’homme signalé pour les dangereuses tendances de son imagination. Si son archevêque, Mgr Le Cricq, pousse ses visites pastorales à Saint-Aventin, il le reçoit simplement, sans faste, dans son église, au milieu des enfans qu’il instruit, et le prélat sera choqué de cette simplicité dans laquelle il verra une affectation, une marque de mauvais esprit, et il passera sans accepter même le modeste repas du presbytère. Que, par respect du premier des mystères de la foi catholique, il refuse à une dévote de village la communion quotidienne, il ne sera plus un prêtre pour la vieille irritée, et il sera exposé aux basses délations pieusement colportées. Qu’il épargne un scandale à l’église en sauvant du déshonneur une jeune fille et un jeune prêtre qui fuient ensemble, en les séparant et en gardant religieusement un secret qui n’est pas le sien, il sera pour ce fait l’objet d’une humiliante enquête.

Un jour enfin, on lui envoie pour prêcher une mission un brave capucin qui arrive tout chargé de médailles, de chapelets et de petits livres, et le moine bouleverse tout simplement l’esprit d’une population paisible par ses prédications saugrenues. C’est un type curieux d’ailleurs que ce père Basile, épais et vulgaire, qui mange bien, boit mieux et se macère la nuit, qui a le plus grand mépris pour toute science et n’a pour lui qu’une foi instinctive et mal raisonnée qu’il prêche d’une voix retentissante en ornant ses sermons de toute sorte d’histoires bizarres et d’images matérielles. Quand il débarque sa forte corpulence à Luchon, ce bon père Basile, il est tout étonné de ne pas trouver le curé de Saint-Aventin l’attendant avec respect à la voiture. « Que voulez-vous, mon révérend père, lui dit le doyen de Luchon, c’est le fruit des idées modernes. — Vous avez raison, monsieur le doyen, de notre temps on avait plus de respect pour les vieillards. — Où allons-nous, mon révérend père ? — Le monde est bien malade. — Heureusement, mon révérend père, les ordres religieux se répandent comme une bénédiction, ils sauveront la France. — Malheureuse France ! »

Une fois à Saint-Aventin, il faut lui rendre cette justice, le père Basile met le feu partout. Il ne guérit aucun des véritables vices de ce peuple, mais il exalte les imaginations faibles. On est au temps du miracle de Lourdes, et Saint-Aventin a aussi ses visionnaires, ses extatiques ; la mission a son miracle, sa jeune fille qui a vu saint Joseph, si bien que, froissé dans son intelligence et dans la droiture de sa foi, Julio finit par dire au père Basile : « Mon révérend père, je respecte vos intentions, vous êtes venu dans la pensée de faire le bien, il m’est pénible de vous dire que vous n’avez fait que le mal. » Et dans le fond de son cœur Julio se dit à lui-même : « Qui relèvera l’église ? qui sèmera sur ses ossemens le germe énergique de la vie religieuse, sans laquelle les religions ne sont plus qu’une routine extérieure ? Qui prendra la foi, cette divine immortelle, en chargera ses épaules au milieu du désordre général, et l’emportera intacte et pure au sein d’un monde nouveau où recommencera sa royauté impérissable ? » — C’est le tort de Julio, dira-t-on, de parler ainsi, d’avoir de ces tourmens d’esprit, de tout censurer. Le vrai prêtre est plus soumis d’intelligence et de cœur ; il rame sur la barque de Pierre sans s’inquiéter et sans se révolter, tandis que le pilote, qui seul a la lumière infaillible, conduit la barque à travers la tempête. — Le fait est que Julio ne prend pas le moyen d’être tranquille et que le père Basile part de Saint-Aventin avec le récit de son miracle et une dénonciation à joindre au dossier déjà trop chargé du jeune curé.

S’il n’y avait encore que ces froissemens obscurs et ces luttes intimes de la vie ecclésiastique, ce ne serait rien. Le vrai duel est ailleurs, et le champ de bataille est la fortune de la douairière de La Clavière, convoitée et disputée depuis si longtemps. Pendant qu’à Saint-Aventin l’abbé Julio est occupé à défaire l’œuvre du père Basile, c’est-à-dire à tranquilliser un peu sa paroisse, la vieille tante de La Clavière meurt, la succession est ouverte : la fortune tout entière est aux jésuites. Ils ne dépouillent pas la famille, oh non ! ils ont ménagé ses intérêts ; il y a dans le testament pour Julio et pour sa sœur une rente viagère de mille francs qui leur sera « honorablement servie. » Cela ne suffit-il pas à Louise pour aller vivre paisible dans une maison religieuse ? — Ils ne jettent pas à la rue la vieille servante Madelette, qui les a si bien servis auprès de Mme de La Clavière ; oh non ! ils l’ont fait mettre aussi sur le testament, qui lui assure « le pain pour ses vieux jours » dans son village de Valcabrère. Les bons pères sont d’ailleurs bien en règle avec la loi ; ils n’héritent pas, eux, puisque la législation impie qui nous régit ne le permet pas, ils ont un fidéicommissaire solide, un certain Tournichon, qui a fait bonne garde autour de l’agonie de la vieille douairière, et ce bon M. Tournichon y met vraiment des formes, « O monsieur l’abbé, dit-il à Julio quand celui-ci arrive dans la maison de famille, auprès du cadavre de sa tante, ô monsieur l’abbé, je n’y mettrai aucune rigueur. Mlle Louise restera ici le temps qu’elle voudra. Je n’exige pas… — Vraiment ! » répond Julio. Quant à la vieille Madelette, qui a maintenant quelque remords d’avoir peut-être aidé à la spoliation de ses jeunes maîtres et qui éprouve aussi le regret poignant de se voir inscrite pour si peu sur le testament, elle est vite expédiée. « Maintenant, Madelette, lui dit paternellement le pieux Tournichon, faites emporter vos hardes. — Oh ! vous attendrez bien, dit Madelette, que mon neveu vienne de Valcabrère me chercher avec sa charrette ? — Oui, je vous donne pour cela le reste de la semaine. — Vous êtes vraiment généreux !… » Et l’héritage de la douairière de La Clavière va grossir le budget des jésuites, où figurent des noms peut-être faciles à deviner dans le pays, et qui s’élève à une somme assez ronde en réalité ou en espérances, « à moins, dit un des bons pères, que quelque procès de parens cupides et sans religion ne vienne nous enlever ces héritages ! »

On est ici à un moment grave de ce récit singulier, et je ne saurais trop dire si à chaque instant la réalité ne se mêle pas à la fiction. Maintenant que fera l’abbé Julio ? Pour revendiquer l’héritage de sa famille, dans l’intérêt de sa sœur bien plus que dans son propre intérêt, s’engagera-t-il dans une lutte où il peut achever de se perdre ? Cédera-t-il au contraire et sanctionnera-t-il de son silence la spoliation ? En cette extrémité, il a certes encore un moyen de se sauver lui-même, de se réconcilier, de faire oublier son malheureux passé, — au moins pour le moment. On ne néglige rien pour lui faire sentir le danger de la résistance. Tout ce qu’il y a de ressorts avoués ou secrets, religieux où mondains, au service d’un ordre puissant, est mis en jeu. L’archevêque Le Cricq lui-même intervient de son autorité impérieuse et tranchante pour faire plier le jeune prêtre ; il a tour à tour dans la bouche la caresse et la menace, la menace des peines ecclésiastiques, et si l’on doute encore que celui qui a écrit ces pages soit réellement un prêtre, on ne doutera plus après cette conversation, qui est une des scènes les plus audacieuses du livre, je parle des scènes qui ne dépassent pas une certaine vérité. Julio ne cède pas cependant. Ce n’est pas tant l’intérêt qui parle en lui et le pousse en avant, c’est l’instinct de la justice protestant contre la spoliation, c’est aussi la pensée d’accepter la lutte contre une domination envahissante. Il ne refuse pas d’obéir à son évêque dans tout ce qui tient au ministère sacerdotal ; pour tout le reste, il se retranche dans son droit d’homme et de citoyen. « Ils sont beaux, vos droits de citoyen ! s’écrie l’archevêque. Voilà bien encore une autre idée. Je l’ai entendu faire cette distinction : le prêtre et le citoyen. Eh bien ! monsieur le curé, sachez que l’épiscopat ne la reconnaît pas, cette distinction. Ce sont là les idées modernes : la séparation de l’église et de l’état. Dans votre église, vous seriez le curé de la paroisse ; hors de là, vous seriez M. Julio de La Clavière, propriétaire, électeur, éligible !… Ces théories-là sont jugées aujourd’hui. L’épiscopat les repousse, il en a horreur. Mon cher monsieur le curé, le jour où vous êtes entré dans l’église, l’homme en vous a disparu… »

La parole de l’archevêque rencontre une invincible résistance, et voilà Julio entrant dans ce duel d’un procès en captation d’héritage contre les jésuites, au milieu d’une ville aux passions inflammables, aux partis violemment divisés. Il a pour second dans ce duel cet ami, abbé défroqué, cet Auguste Verdelon, qui est un avocat habile ; . mais, je vous en préviens, ce Verdelon est un personnage louche, quoique peut-être humainement vrai : c’est un de ces hommes qui n’ont de la fougue de la jeunesse que l’apparence, qui savent faire marcher ensemble les mouvemens du cœur et les calculs de l’ambition ou de l’intérêt, qui sont « très puissans sur eux-mêmes, » selon le mot de l’auteur, et commandent au besoin à leurs sentimens. Il aime Louise de La Clavière, il l’aime sincèrement peut-être, et aussi parce qu’elle représente pour lui une alliance avec une des plus vieilles familles de magistrature et une grande fortune, tandis que Louise s’est laissée aller à l’aimer avec le désintéressement le plus noble, et ne tient à la revendication de son héritage que pour avoir la possibilité de donner la fortune à son amant. « Pauvre frère, écrit-elle à Julio, je ne suis pas assez généreuse pour te dire : Jette-leur au visage cet or qu’ils ont tant convoité… » Tant que cet habile Verdelon croit au succès, il est plein de feu, d’activité et de tendresse : il y a pour lui chance de gloire d’abord, puis une belle et riche alliance en perspective. Le jour où le procès. est perdu devant le tribunal de première instance et où il ne reste plus qu’un appel d’un succès problématique, l’avocat se refroidit visiblement pour la sœur et pour le frère ; il se dégage peu à peu, et comme Julio persiste plus que jamais, comme il prépare lui-même un mémoire sur l’ordre des jésuites, la situation reste critique.

C’est le moment pour les bons pères de faire jouer de nouveaux. ressorts, de frapper un dernier coup, et il y a ici une figure qui n’est point certes une des moins originales : c’est la comtesse de ***, une femme au cœur froid et à la tête ardente, qui à quinze ans a été mariée à un vieillard titré et riche et n’a connu que les dégoûts du mariage. Restée veuve jeune encore, assez dégoûtée d’une première union pour ne pas tenter une seconde épreuve, vertueuse sans combat et pharisaïquement orgueilleuse d’une vertu que la froideur de sa nature lui rend facile, dévorée de ce besoin d’activité qui s’accroît à une certaine heure et n’est souvent que le fruit d’une inquiétude inassouvie, elle s’est donnée tout entière aux agitations excitantes de la dévotion mondaine et aux jésuites. C’est un de ces merveilleux agens féminins qui se lancent quelquefois en volontaires de la bonne cause et ont de ces audaces irresponsables qui n’entrent que dans une tête de femme habilement montée. Aller droit à Julio est inutile. La comtesse de *** se tournera secrètement vers Louise de La Clavière, elle profitera d’anciennes relations de famille, elle témoignera un intérêt imprévu ; elle effraiera surtout la jeune fille des terribles peines qui vont déshonorer son frère, — l’interdit, l’excommunication majeure. Cette nouvelle Philothée a de curieux argumens.


« Il est évident, dit-elle à Louise, que, sous ce malheureux code civil qui régit actuellement la France, les jésuites ne peuvent faire valoir leur droit ; mais ce droit, il existe ; mais ceux qui causent quelque dommage à la société, qui osent retenir quelque chose qui lui appartient, qui attaquent l’institut, qui attentent à la réputation des jésuites, sont excommuniés. Or votre frère, voulant faire casser le testament de sa tante, parce qu’il suppose que les jésuites sont héritiers au lieu et place de M. Tournichon, et cela est vrai, attente à la propriété des jésuites. En écrivant un mémoire contre eux, il attente à leur réputation. Vous le comprenez, ma pauvre enfant, si la loi civile, la loi païenne ne peut l’arrêter, si même elle allait jusqu’à condamner la société, la loi spirituelle atteindrait le prêtre prévaricateur : l’interdit d’abord, qui est déjà suspendu sur la tête du coupable, et la terrible excommunication ! La sentence est arrivée de Rome, et dans deux jours le père provincial l’enverra à l’archevêque, qui sera bien obligé de la proclamer… »


N’est-ce pas un mot d’une profondeur presque comique, ce mot qui transforme le spoliateur en spolié, la revendication légitime d’un héritage de famille en attentat à la propriété de ceux dont on avoue la captation ? Cela ne suffit point encore cependant. La comtesse fait une dernière tentative. Soit instinct de femme, soit diversion hardie, elle parle à Louise, qui l’ignore entièrement, d’un prochain et brillant mariage de Verdelon, mariage qui devient impossible, s’il ne renonce à plaider dans ce malheureux procès. Alors Louise se sent atteinte dans son amour comme dans son affection pour son frère ; elle ne tient plus à rien. Elle consent à tout, elle signe tous les désistemens qu’on lui demande. Non-seulement elle renonce à son procès, elle disparaît tout à coup secrètement ; elle part avec la comtesse triomphante. Où vont-elles ? On retrouvera Louise plus tard dans un couvent des états romains, où son frère ira la chercher. Pour le moment, on ne sait rien de cette disparition mystérieuse, qui laisse Julio désespéré. Que cette catastrophe d’une séquestration imprévue, éclatant en plein XIXe siècle, soit un moyen invraisemblable, démesuré, humiliant pour la police française, qui passe pourtant pour bonne gardienne de la liberté individuelle et des mœurs, c’est bien clair. Est-elle absolument impossible, même avec nos lois, nos parquets, nos ambassadeurs et nos généraux présens à Rome ? Après tout, un roman, même vrai sous certains rapports, n’est point une histoire, et je ne vois aucune loi qui empêche qu’une jeune fille de vingt-deux ans, surprise par le désespoir, se désiste d’un procès en captation, disparaisse momentanément, et se retrouve un jour dans un couvent de dames bénédictines des états romains, à Santa-Maria de Forcassi. Ce qui est certain, c’est que la simplicité de l’invention en souffre infiniment plus que le code.

Jusque-là en effet, cette lutte, malgré la diffusion du récit, n’est point sans intérêt, elle émeut presque quelquefois, elle met en lumière une vie inconnue et des mœurs qui, même exagérées, ont un certain relief saisissant. Ici on entre dans la région des fantasmagories et des surprises mélodramatiques, et le pauvre Julio s’en allant, muni d’un exeat pro quâcumque diœcesi, à la recherche de sa sœur à travers la Méditerranée et les états pontificaux, devient un pèlerin difficile à suivre. Pourquoi l’auteur va-t-il faire cette étape à Rome ? Est-ce pour représenter la vie ecclésiastique dans ses trois grands foyers, dans les campagnes, à Rome et à Paris ? Est-ce pour avoir l’occasion de décrire l’inquisition et ses procédés, ou pour montrer la compagnie de Jésus délibérant dans un conseil secret, au centre même de la catholicité, sur les intérêts du monde ? Toute cette partie du livre, il faut bien le dire, est à la fois mélodramatique et froide ; l’accent de la vérité n’y donne plus la vie à des peintures qui peuvent froisser ou irriter. À Rome, l’abbé Julio n’est que le pauvre jouet de tristes mésaventures. Dans les Pyrénées, à T. ou à Paris, c’est un prêtre d’une imagination libre peut-être, mais soutenant avec la bonne foi d’un cœur sincère une lutte vraie, directe et humaine contre une persécution qui ne se lasse pas, qui finira par le vaincre.

Julio n’est point encore vaincu cependant. Après ce voyage de Rome, qui est un mauvais rêve plutôt qu’une phase sérieuse de sa vie, il lui reste Paris, le vaste théâtre, où il vient avec sa sœur retrouvée, avec un esprit élevé par les épreuves, fécondé par la méditation intérieure ; mais que fera-t-il ? que va-t-il tenter, lui, le prêtre éloquent et convaincu dans ses aspirations réformatrices ? Trouvera-t-il même une église où on voudra le recevoir, et ici du moins échappera-t-il aux hostilités qui le poursuivent partout où il va désormais ? Strictement l’abbé Julio est dans des conditions régulières, il est couvert par l’exeat que lui a donné son évêque ; moralement il est dans une situation où tout est péril, où tout peut devenir tentation pour lui. Il est connu pour ses idées, pour son talent, pour son procès contre les jésuites, pour ses aventures romanesques. Pour les uns, c’est un prêtre à l’esprit généreux et libre, injustement persécuté ; pour les autres, c’est un révolté, un ennemi de l’église, la moitié d’un maudit. Par le fait, l’abbé Julio de La Clavière est sur cette frontière indécise de la vie ecclésiastique au-delà de laquelle le prêtre déclassé et le plus souvent dégradé va se perdre dans ce monde indéfini que l’auteur appelle pittoresquement la bohème sacerdotale, qui afflue à Paris, et qui n’est pas, je crois, des plus faciles à gouverner. C’est ce monde où passent tour a tour « tous les prêtres porteurs de faux papiers, de recommandations d’évêques fabriquées, tous les bandits qui ont couru vingt diocèses, trompé vingt évêques et gâté cent paroisses… »

Dans ce monde vague, ceux qui ne sont pas entièrement perdus ont une ressource : ils peuvent arriver à être diacres d’office dans une paroisse, c’est-à-dire à figurer à côté du curé dans les solennités religieuses, à la messe d’une heure le dimanche. Il peut y avoir sans doute dans cette foule de braves gens maladroits et inquiets ; il y a de pauvres prêtres exilés pour leurs opinions politiques, des étrangers compromis dans les luttes de leurs pays, et je ne sais à quel titre l’auteur cite « un savant de premier ordre dont le nom est européen, qui a quitté les jésuites il y a déjà quelques années et est aujourd’hui diacre d’office dans une des paroisses de Paris ; » mais un peu plus loin, dans les vraies régions de la bohème sacerdotale, il y a, il faut en convenir, de terribles types, et un des plus curieux assurément, que je vous recommande, est un certain Loubaire, justement cet abbé séducteur que le curé de Saint-Aventin a sauvé un jour au moment où il enlevait une jeune fille, et qui depuis s’est constitué le protecteur de Julio à l’insu de celui-ci. C’est Loubaire qui, allant jusqu’au crime dans une scène tout simplement révoltante, menace l’archevêque de T. de l’assassiner, s’il frappe Julio ; c’est Loubaire qui va jusqu’à Rome tirer Julio des prisons du saint-office. Avec quelques instincts généreux, ce Loubaire est un joli sacripant ; un Pyrénéen vigoureux, aux passions violentes, qui ne recule devant rien. Il a été chassé du diocèse de T., chassé de Chambéry, et il n’a plus d’autre ressource que de venir à Paris se faire ouvrier chez un autre personnage non moins curieux, l’abbé Lavialle, devenu vicaire-général d’Honolulu, qui a ouvert, boulevard Pigale, des ateliers d’imprimerie où il fait faire sa besogne à prix réduit par de pauvres prêtres interdits mourant de faim, sans compter un commerce de messes qu’il organise. Voilà cette bohème sacerdotale que l’auteur ne flatte pas.

Quant à l’abbé Julio de La Clavière, il est évidemment au-dessus de ce monde par les mœurs et par le caractère comme par l’intelligence, et il n’est pas de ceux qui se perdent dans ces abîmes. Il a passé, lui aussi, il est vrai, parmi les diacres d’office, mais en homme qui porte intacte la dignité sacerdotale. Il vit simplement avec sa sœur dans une petite maison d’une rue obscure, et tout son temps il le consacre au travail de la pensée. — Vous souvenez-vous d’un journal qui, au dire de l’auteur, aurait paru il y a peu d’années, et non sans retentissement dans le clergé, — le Catholique libéral ? C’est Julio qui le dirigeait et l’animait de son esprit, abordant les plus hautes questions avec un mélange d’éloquence et de talent de polémiste. Vous souvient-il encore de conférences prêchées, il n’y a pas longtemps, à Saint-Eustache par un jeune prêtre qui développait d’une parole hardie des thèses de liberté et de rajeunissement religieux ? C’est Julio, à ce qu’il paraît, qui était ce prédicateur. De plus l’abbé Julio de La Clavière est accueilli dans un certain monde. Sa sœur doit à sa naissance et à d’anciennes relations d’être l’amie de la baronne de Tourabel, une des dames de la cour, qui l’attire et la fête ; mais ne craignez rien : l’hostilité veille et fait son œuvre, et déjà s’élève le murmure accusateur. « C’est un Gavazzi ! c’est un Passaglia ! » Quoi donc ! sera-t-il permis à un prêtre infidèle, qui a fait un procès aux jésuites, qui est à demi condamné, de prêcher les doctrines les plus affreuses dans un journal ou dans la chaire ? Même les relations du monde se ressentent du progrès de l’influence ennemie. Il est de mode d’être pour le pape-roi et les jésuites. C’est peut-être faire sa cour, c’est au moins ne pas se brouiller avec le faubourg Saint-Germain. « N’allez donc pas, ma chère, vous encanailler avec ces Julio, dit une comtesse bien dressée à Mme de Tourabel. Je vous donne charitablement cet avis. On s’étonne de vous dans notre société ; vous finirez par y être mal vue et par mécontenter tous les nombreux amis que vous y avez. » Et le fait est que cette aimable comtesse, qui se signerait rien qu’à voir Julio, l’abominable auteur d’articles contre notre saint-père et les jésuites, cette aimable comtesse a porté son coup. Louise de La Clavière ne trouve plus chez Mme de Tourabel qu’un accueil plein de froideur, et elle se retire le cœur blessé. Le Catholique libéral meurt de toutes les interdictions qui pleuvent sur lui ; les conférences de Saint-Eustache cessent devant un tumulte habilement organisé contre le prédicateur. Tout se ferme pour Julio, à qui on en vient même à faire retirer le droit de dire la messe à Paris. Que faire alors ? Le prêtre frappé et réduit au silence va-t-il enfin se révolter tout à fait ? Nullement, et c’est là même le vrai caractère de ce jeune athlète de l’église nouvelle de rester le lutteur de l’esprit sans cesser d’être un prêtre intègre et pur.

C’est dans les Pyrénées que Julio a commencé, c’est dans les Pyrénées qu’il revient finir, dans la petite cure de Melles, au-dessus de Saint-Béat, où l’archevêque Le Cricq a consenti, non sans peine, à le replacer ; mais comment finit-il ? C’est là précisément, dans ce dernier asile, dans cet exil, que le coup décisif va le frapper. Son malheur est d’être plus obéissant de cœur que d’esprit et de garder l’indépendance du penseur religieux dans la soumission du prêtre, dans la fidélité aux devoirs du sacerdoce. Retiré des luttes du journalisme, il n’a pas renoncé à écrire : il fait un livre sur la puissance temporelle des papes. Il n’en fallait pas plus. À ce moment se réunit justement à Limoux, dans le département de l’Aude, le concile provincial, et à défaut de l’archevêque de T., dont les ménagemens commencent à devenir suspects, un autre prélat, qu’il ne serait peut-être pas difficile de désigner, qui est connu pour sa fougue ultramontaine, l’évêque de ***, président de la congrégation de fide, s’élève contre l’apostat, le blasphémateur, le nouvel Arnaud de Bresse qui désole le midi :


« Qu’il soit maudit, le prêtre qui a proféré dans la chaire de vérité des doctrines scandaleuses !

« … Qu’il soit maudit, le prêtre corrupteur des âmes par les doctrines empestées du journalisme moderne !

« … Maudit celui qui attaque la puissance temporelle des pontifes de Rome, sans laquelle leur puissance spirituelle n’est pas libre !

« … Maudit soit l’orgueilleux, l’hérétique, le profanateur, le novateur, le folliculaire, le fabricateur de livres de scandale !

« Maudit qui approuvera les doctrines de Julio, actuellement encore curé de Melles, dans le diocèse de T. ! »


Après cela, l’interdiction n’est pas loin, et si l’archevêque de T., qui n’aime pas trop le bruit, élude encore, c’est pour que le coup vienne, non de lui, mais de plus haut, de Rome. Ce n’est pas tout encore pourtant : en ce moment même, Julio est soumis comme homme à une bien autre épreuve. Lui qui entoure Louise, la compagne de sa vie et de son exil, d’une affection presque excessive, il vient de découvrir dans des papiers de famille que cette jeune fille n’est point sa sœur. Cette tendresse qui devient coupable pour un prêtre, il faut la combattre, l’étouffer courageusement : mais c’est là la dernière épreuve de l’homme. Heureusement il est aidé dans cette lutte morale par Louise elle-même, qui depuis longtemps est atteinte aux sources de la vie et meurt doucement dans ses bras, croyant toujours aimer en Julio un frère. Il ne reste plus que le prêtre frappé d’interdiction, poursuivi de ce nom de maudit lancé contre lui dans un anathème. Alors, après avoir enseveli celle qu’il a aimée longtemps comme une sœur, frappé de l’arrêt qui l’arrache aux fonctions sacerdotales, il n’a plus qu’à chercher l’oubli, à se réfugier dans la petite vallée de Campan, où il essaie de vivre. Tant de secousses d’ailleurs l’ont atteint profondément. Louise le lui a dit en mourant, « les peines morales te tueront. » Vaincu et épuisé, il va bientôt déteindre à l’hôpital de Bigorre, et là même une suprême épreuve l’attend. L’aumônier lui refuse les sacremens. C’est un vieux prêtre plus prudent et plus compatissant qui l’assiste dans l’agonie, et Julio meurt en disant : « Soyez adoré, Seigneur ! Vous seul êtes juste ! vous avez donné l’éternelle paix au maudit ! » Cette fin serait touchante et d’une sérénité sombre, si on ne voyait encore à ce dernier moment reparaître cette vilaine figure de Loubaire, qui vient porter au chevet du mourant sa dangereuse et compromettante amitié.

Je me suis laissé aller à raconter cette histoire, sans illusion sur ses faiblesses, qui sont sans nombre, surtout sans parti-pris pour les idées dont elle est l’expression dramatisée, mais en songeant que sous sa forme romanesque elle touche pourtant à plus d’un point de notre vie morale et religieuse contemporaine. On dira ce qu’on voudra, que ce livre, d’une littérature fort mêlée, est audacieux et violent, — qu’il soulève des voiles que nul n’a le droit de lever, qu’il pénètre injurieusement et en intrus dans le mystère des mœurs ecclésiastiques, des rapports intérieurs du clergé, qu’il est le signe redoutable du progrès des passions irréligieuses, qu’il est un scandale par lui-même, et que le succès qu’il peut avoir est un scandale plus triste encore. Et quand cela serait, quand il serait vrai qu’un livre impossible il y a moins de dix ans fût devenu possible aujourd’hui, il resterait alors à se poser une question que se posait un écrivain qui n’est pas suspect, M. Albert de Broglie, en observant le caractère des polémiques religieuses de notre temps, en essayant justement de préciser ce changement dans l’atmosphère morale. « Pourquoi se taisait-on, disait-il, pourquoi flattait-on hier ? Pourquoi parle-t-on, pourquoi outrage-t-on aujourd’hui ? C’est apparemment que les dispositions des auditeurs se sont modifiées, et ce qu’ils voulaient voir bénir et respecter alors, ils trouvent bon qu’on le maudisse maintenant devant eux… Comment le vent a-t-il changé ?… » Oui ; comment le vent a-t-il changé ? C’est là le genre de victoire dont je parlais. Malheureusement il ne suffit plus de dire qu’une œuvre est irréligieuse, immorale, parce qu’elle remue les questions les plus douloureuses et les plus délicates. Rien n’est plus facile que de livrer ce roman du Maudit pour ses détails scabreux, pour ses scènes risquées, pour l’audace de ses portraits, peut-être quelquefois transparens. Il reste toujours l’essence, la pensée même du livre, et c’est cette pensée qui touche à tout un ordre de problèmes, à tout un ordre de faits progressivement aggravés.

Ce qui est grave dans le Maudit et ce qui est vrai au fond, c’est cette crise mystérieuse et profonde où se débat un clergé honnête partagé entre les tendances d’un catholicisme absolu, dont les ordres religieux sont la vigoureuse condensation, et tout le mouvement d’idées modernes qui l’entoure, le presse, le pénètre, — c’est cette situation morale assez distinctement personnifiée après tout dans ce jeune prêtre ardent et tourmenté, ce Julio de La Clavière qui, même à son heure dernière, après toutes les persécutions, déclare vouloir mourir dans le sein de l’église catholique, apostolique et romaine, et croire aux dogmes qu’elle enseigne, qui n’a jamais prononcé un mot irrespectueux sur le pape même quand il veut dégager sa royauté spirituelle des liens temporels, qui n’exprime jamais un sentiment d’aigreur et de révolte contre ses supérieurs naturels, mais, qui en même temps ne veut ni renier son siècle, ni enfermer le catholicisme dans une doctrine d’absolutisme, ni subir la domination d’un ordre envahissant. Certes tout ce clergé français, masse obscure et dévouée, qui sous la direction de l’épiscopat travaille à répandre la lumière du Christ dans nos campagnes, ce clergé est dans son ensemble probablement le plus honnête, le plus désintéressé, le plus fidèle à ses devoirs. Il a la soumission de l’esprit et du cœur, la foi robuste et simple, et même dans des conditions organiques qui lui font jusqu’à un certain point, une dépendance précaire, il évite le plus souvent de se plaindre tout haut ; il reste uni à ses évêques et il travaille en silence. Ne serait-ce pas cependant une étrange méprise de considérer comme la plus exacte mesure de ses sentimens et de ses pensées tout ce que disent ceux qui prétendent, parler pour lui, ceux qui se font un catholicisme dont l’essence est la négation de tout ce que porte avec elle la civilisation moderne, à commencer par la liberté de la conscience humaine ?

Il y a sans doute des fanatiques de conviction, de tempérament ou de calcul, peut-être même de complaisance, qui acceptent ces théories toutes faites, qui les propagent, qui s’y conforment. Il y a aussi dans le clergé séculier, qui, à vrai dire, est la seule et véritable armée du catholicisme en France, il y a une multitude de prêtres qui au fond du cœur se refusent à répudier la grandeur de leur siècle, qui s’associent intimement au mouvement des choses et des idées, aux libérales aspirations des esprits. Ils ne vont peut-être pas aussi loin que Julio de La Clavière, soit ; au fond, ils croient, comme lui, à un monde renouvelé, ils ne mettent pas le destin de la puissance spirituelle de la papauté dans la possession d’un territoire disputé. Ils sont sortis de la société moderne, du sein de la démocratie française, et ils sont de cette patrie morale par leurs instincts, par une certaine indépendance intérieure, par la foi à l’alliance possible de la liberté et du catholicisme. Je me souviens qu’un jour j’avais touché à quelques-unes de ces délicates questions ici même, et je reçus de divers côtés des lettres de prêtres de campagne qui ne se connaissaient pas entre eux, que je ne connaissais pas. L’un d’eux, que je ne nommerai point, qui vit sans doute obscurément dans sa paroisse, me disait : « Oui, monsieur, malgré les signes contraires, vous avez raison d’espérer. Même au sein du clergé de campagne, il y a des prêtres qui cultivent avec un soin jaloux les idées généreuses et fortes que vous défendez. Grâce à Dieu, les doctrines étroites et aveugles d’une certaine école… n’ont pas encore prévalu partout. Elles dominent, il est vrai, mais plus à la surface qu’au fond des âmes. Un jour viendra où, sous l’influence des événemens, la vérité, de ses clartés maîtresses, triomphera. Aussi fermes dans nos croyances, fidèles à nos dogmes,… nous ne renions pas, comme les écrivains absolus de cette école, notre époque ni notre civilisation. Nous en attendons au contraire beaucoup pour le bien des âmes… » Et n’est-ce pas là, sans phrase, sans roman, le signe de cette situation morale d’un clergé qui ne dit pas toujours peut-être tout ce qu’il pense, mais qui ne pense pas non plus tout ce qu’on dit pour lui ?

Il ne pense pas tout ce qu’on dit pour lui et en son nom ; mais il laisse parler, et c’est ainsi que se forme cette confusion où ceux qui ont quelque instinct des temps nouveaux retiennent le plus souvent une pensée qui les compromettrait, où les plus violens crient seuls, et où la masse suit l’impulsion de ceux qui crient, plus résignée que persuadée. C’est ce qui fait cette unanimité apparente, et, par une étrange contradiction, à ne consulter que les opinions qui retentissent chaque jour, les doctrines officiellement professées, voilà un clergé qui semble en guerre avec tous les instincts libéraux de la société où il vit, d’où il est sorti, avec un ordre nouveau de lois et d’institutions civiles qu’il préfère pourtant au fond, avec une situation dont il s’applaudit, mais qu’on lui représente sans cesse comme une révolte contre l’église. Et cela tient peut-être un peu à l’éducation du clergé, éducation resserrée, enfermée dans un certain ordre d’idées et d’habitudes, trop souvent retenue en dehors et dans l’ignorance de tous les mouvemens de la science et de l’esprit. Cela tient aussi à cette vie ordinaire qu’on fait au clergé, vie un peu contrainte et bornée de toutes parts, où le caractère risque de se rétrécir ou de s’affaisser, et où l’indépendance qui vient plus tard n’efface pas ce pli primitif. L’église ne perdrait rien certainement à ce qu’un peu plus de mouvement et de liberté entrât dans cette éducation et dans cette vie, à ce que le prêtre eût sa part des pensées de son siècle, de telle façon que toute parole libre ou hardie ne ressemblât pas aussitôt à une révolte ou à une exception vue d’un œil défiant.

Ce qui est vrai aussi et ce qui est grave dans ce livre du Maudit, ce qui n’est point sans répondre à une certaine situation du moment, c’est cette peinture du développement croissant des ordres monastiques venant imprimer le sceau de leur esprit, de leurs idées, de leurs tendances au mouvement religieux de notre temps, et substituant leur action à celle du clergé séculier, dominant même ce clergé sur bien des points. La peinture peut être exagérée et acerbe, au fond elle n’est pas tout à fait une fiction. Depuis dix ans et plus, nous avons vu grandir et se développer ce mouvement, cette sorte d’envahissement méthodique et régulier des ordres religieux, et principalement des jésuites, dans les chaires, dans l’enseignement ecclésiastique, dans l’éducation laïque. Il y a eu même, en certains momens, une vraie faveur et peut-être quelque chose qui ressemble à de la mode. On s’est piqué d’émulation dans le monde pour les jésuites. Ce sont là les vrais maîtres de la jeunesse, dit-on, les vrais sénateurs de Dieu, les vrais guides des âmes, les prêtres séculiers ne savent pas diriger les consciences, et peut-être plus d’un zélé ne désavouerait pas encore ce que dit un des personnages du Maudit, que « les prêtres ordinaires ne sont bons qu’à fournir des sacristains aux jésuites. » Que ces tendances, là où elles dominent, où elles sont favorisées, créent pour le clergé une situation difficile, pénible, pleine de froissemens secrets, et que ce clergé souffre quelquefois de se voir envahi dans ses chaires, dans ses églises, c’est possible, et c’est même certain ; mais c’est dans l’éducation particulièrement que cette invasion est la plus caractéristique. Depuis quinze ans, cet ordre puissant des jésuites a retrouvé une singulière énergie de développement et des ressources égales à son énergie. Ses maisons d’enseignement se sont multipliées. Il y en a aujourd’hui à Paris, à Toulouse, à Bordeaux, à Poitiers, à Avignon, à Mende, à Vannes, à Metz. Il y en a bien d’autres encore, et toutes sont peuplées de jeunesse, florissantes, quelquefois subies, presque toujours énergiquement soutenues. Elles rivalisent d’influence et de prospérité avec celles de l’état lui-même, et c’est à coup sûr l’un des phénomènes contemporains les plus frappans que cette vigoureuse rentrée d’un ordre qu’on croit tuer quelquefois et qui n’est jamais mort, dont les tronçons se rejoignent silencieusement, qui est la concentration vivante de tout un esprit religieux, la plus redoutable machine de propagande et de discipline. — Les jésuites, dira-t-on, ne font que se servir de la liberté donnée à tous dans l’éducation ; que leur voulez-vous ? Ils fondent des maisons d’enseignement qu’ils soutiennent avec les ressources qu’on leur offre, qui s’alimentent de toute une jeunesse accourue autour d’eux ; l’ascendant qu’ils exercent s’appuie sur la volonté spontanée des consciences ; la popularité dont ils jouissent dans un certain monde tient à leur talent et à leurs lumières. Où donc est leur faute ?

Oui, sans doute, les jésuites ont le droit, la liberté de tout le monde, et je n’irai pas contester leurs mérites. Individuellement ce sont bien souvent des hommes de savoir, d’habileté ou de vertu. Il y a parmi eux des savans, des casuistes d’une dangereuse finesse dans l’analyse de la conscience, des instituteurs merveilleusement propres à manier la jeunesse, à l’assouplir, au risque de lui ôter de sa virilité. D’où vient donc cependant que la défiance contre eux renaît et s’accroît à mesure que leur influence semble se développer et redevenir prédominante ? C’est qu’avec ces lumières, ces vertus, ces aptitudes, ils forment un corps dont l’esprit, supérieur à toutes les volontés individuelles, impénétrable à ceux même qu’il fait mouvoir, insaisissable pour les pouvoirs civils, inquiète et trouble la société moderne ; c’est que cet ordre, puissant par l’abnégation obéissante de tous ses membres, par la fixité de son but de domination spirituelle, armé pour la lutte, est l’expression la plus énergique, la plus concentrée et la plus absolue de ces doctrines d’un catholicisme immobile qui sont toujours une menacé justement parce qu’elles se croient vraies et croient que le monde leur appartient de droit. Des observateurs puérils ont imaginé quelquefois que la puissance et les succès des jésuites n’étaient que le résultat d’habiletés équivoques, de calculs vulgaires et tout humains. C’est au contraire parce qu’ils sont convaincus qu’ils sont puissans, et c’est parce que cette conviction, d’une sincérité, redoutable, est d’ordre religieux qu’ils défient tout, qu’ils ne se lassent jamais : patiens quand la patience est nécessaire, agissant comme la foudre quand il le faut, modestes et dominateurs, personnellement désintéressés et ambitieux pour leur ordre, se servant ; du clergé séculier ou lui mettant le frein, subordonnant tout en un mot à un but, dont la légitimité absout à leurs yeux tous les moyens, tous les efforts, même la ruse, les séductions secrètes et la violation des lois humaines.

C’est par là qu’aujourd’hui comme toujours ils ont réussi, qu’ils ont imprimé en quelque sorte leur caractère au mouvement religieux de ces dernières années, en le résumant dans des idées, dans des tendances contre lesquelles ce que nous nommons, nous, la civilisation, est une protestation permanente et incessante. Et ne dites pas que ce sont des conjectures purement chimériques, que ces influences extrêmes n’ont pas la puissance et le degré d’autorité qu’on leur suppose. Il y a moins d’un mois encore, n’avez-vous pas vu un des prélats les plus ardens à la lutte et les plus féconds, auprès de qui les jésuites sont le plus en faveur, je crois, M. l’évêque de Montauban, donner, comme une doctrine invariable et actuelle de l’église, la condamnation de toute liberté de conscience et de pensée ? Et si des esprits sincères dans leurs idées de conciliation entre le catholicisme et la liberté, si ces esprits se mettent à la recherche d’une transaction avec les partisans de la libre pensée ; Mgr de Montauban leur dira : «…Vous n’avez pas qualité pour stipuler et transiger. Vous n’avez ni mission, ni délégation, ni autorisation authentique de qui seul aurait le droit de vous la donner. Pliez donc vos voiles et laissez le pilote gouverner à son gré… » On ne saurait mieux évincer le libéralisme catholique en lui disant qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas, et en revendiquant pour l’église le droit de l’inflexibilité, de l’immobilité dans une théorie extrême.

Or, qu’on transporte cet esprit, cette influence, dans l’éducation publique, il en résultera une conséquence d’une étrange gravité, c’est qu’avec du dévouement, de l’habileté et de l’aptitude à gouverner l’enseignement, on arrivera à former au sein de la société deux sociétés d’un esprit différent, de croyances contraires. On n’arrivera pas à créer des hommes réellement religieux, on formera des hommes dont l’idéal sera un catholicisme violent, ou qui, en échappant au joug, en rentrant dans la vie ordinaire, tomberont dans l’athéisme et toutes les révoltes de la pensée. C’est là certainement un danger. Et le malheur est que, par une étrange combinaison, la renaissance et l’extension de cette influence dans d’éducation ont coïncidé avec l’affaiblissement évident des études philosophiques et littéraires dans les maisons de l’état, dans l’éducation laïque, de telle sorte que, de ces deux systèmes d’enseignement, l’un a grandi, l’autre a baissé au contraire, et que dans les luttes de notre temps c’est l’esprit moderne qui se présente, sinon désarmé, du moins affaibli et inquiet de sa faiblesse même, hardi et très pourvu de connaissances dans les choses matérielles, timide et indécis dans les choses morales. Voilà le point douloureux, et c’est du sentiment de cette situation que naît la nécessité de relever ces cultures morales, d’imprimer aux études une nouvelle et énergique impulsion.

C’est le destin des livres, même des livres imparfaits ou hasardeux, de réveiller ces questions qui, sous une forme ou sous l’autre, dans tous les pays, parmi les laïques ou dans le clergé, et quelquefois avec une intensité nouvelle, sont l’obsession de la conscience humaine. Depuis longtemps on ne parlera plus du Maudit, que ces questions existeront encore, passionneront et tourmenteront les âmes. Ce roman, pour moi, n’a d’autre valeur que d’être un témoignage criant venant mettre sur la voie de certaines choses pour disparaître lui-même dans la poussière qu’il soulève un moment. Le livre passe, le problème reste, et ce problème est celui de tous les jours, du monde actuel, celui qui consiste à concilier la foi religieuse avec les émancipations légitimes, à créer un ordre tel que l’église ne soit point une ennemie de l’indépendance de l’esprit, et que la raison indépendante, dans ses affranchissemens, dans ses revendications, ne soit point le bélier employé à ébranler la foi religieuse. Mille fois il se présentera encore, ce problème qui soulève les tempêtes de l’âme humaine, il a ses conditions. Surtout il faudrait bien se persuader que la société moderne, comme on l’a dit, n’est pas une tente sous laquelle on se repose dans le silence en remettant tout à une certaine force des choses. C’est un champ de bataille où se heurtent les opinions. Il faut agir, sans diminuer, il s’entend, la liberté d’autrui, pas plus d’un ordre puissant que des autres ; il faut agir efficacement par soi-même dans la liberté et par la liberté. Quand la paix viendra-t-elle ? Je n’en sais rien. Il n’y a de paix absolue que celle qu’invoque ce malheureux maudit en mourant, celle qu’un autre révolté enviait dans le cimetière de Worms : quiescunt ! Mais ce n’est plus la vie, et les sociétés n’ont pas le droit d’aspirer à ce repos. Ce qui est certain, c’est que la paix relative, la paix possible, ne viendra que par l’équité, par la bonne volonté, par le respect mutuel de tous les droits de la conscience, par l’équilibre de toutes les forces morales, de même que cette autre paix que les gouvernemens poursuivent, qui fuit toujours devant eux et qui leur échappe, ne viendra que par la justice entre les nations respectées dans leur indépendance et dans leur liberté.


CH. DE MAZADE.