Un Romancier danois - Peter Nansen

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LES REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMANCIER DANOIS : M. PETER NANSEN

Un heureux mariage ; — le Journal de Julie ; — Marie ; — la Paix de Dieu ; — la Première année à l’Université ; 5 volumes, Copenhague et Berlin, 1892-1897.

« Il n’y a pas de nos jours un seul écrivain dont l’œuvre soit aussi une que celle de Peter Nansen, et traduise aussi profondément révolution d’une âme. Chacun des livres du jeune romancier danois fait corps avec les autres : ils sont tous comme les branches d’un grand arbre, plein de vigueur et de beauté. Et il n’y a pas non plus d’écrivain moderne qui mette dans son œuvre autant de lui-même, de sorte que ses livres ont un double intérêt, nous touchant à la fois par leur haute valeur littéraire et par l’aspect nouveau sous lequel la personne de leur auteur s’y révèle à nous. »

C’est en ces termes qu’un critique allemand, M. Félix Poppenberg, appréciait naguère le talent de M. Peter Nansen : passant ensuite à l’analyse de ses romans, il y découvrait mille vertus plus fortes, plus nouvelles, plus précieuses les unes que les autres, la vérité des peintures et leur poésie, la grâce des sentimens, l’éloquence du style, sans compter cette « modernité », cette hardiesse dans le choix des sujets et dans leur expression, qui parait constituer désormais aux yeux des critiques allemands l’une des conditions essentielles de l’originalité littéraire. Et quant à la « personne » de M. Nansen, cette personne qui se reflète si fidèlement dans son œuvre et d’où vient à celle-ci un tel surcroit d’intérêt, voici comment M. Poppenberg essayait de la définir : « Nous y retrouvons avec une émotion infinie, disait-il, tous ces mélanges et toutes ces contradictions, toute cette variété d’associations et de nuances dont est faite aujourd’hui notre sensibilité. L’amour de la vie y alterne avec une profonde lassitude, la soif du plaisir avec le dégoût. Joignez à cela des nerfs si impressionnables que ce qui est antipathique à l’homme raffiné leur cause, à eux, une véritable souffrance physique. Un besoin d’indépendance constant et foncier, une horreur instinctive de tout programme et de toute réglementation. Car Peter Nansen est avant tout un artiste, il entend se créer à soi-même sa vie et en rester maître, et rejeter loin d’elle les misères et les platitudes de la réalité. C’est un artiste, et du seul point de vue de l’art il juge toutes les choses de ce monde. Il aime le luxe, et il aime l’or, mais seulement comme un moyen d’atténuer un peu la laideur de la vie. Et c’est de la même façon qu’il aime l’amour. Rien ne lui plaît autant que le jeu de sentimens délicats et légers, sans cesse changeans. Dans l’amour aussi il sait rester un artiste, plein de fantaisie et de raffinement. Et d’année en année, à travers les crises amoureuses, son cœur devient plus jeune, plus pur, et plus riche. Il a beau jeter au vent ses trésors, comme un roi prodigue : il ne fait point banqueroute. Toujours de nouvelles étincelles jaillissent de la cendre. »

Le portrait se poursuivait longtemps encore, sur ce même ton d’enthousiasme lyrique, et avec cette même abondance de renseignemens imprévus. Il nous révélait, par exemple, que M. Peter Nansen déteste le mariage, qu’il « dépense ses krones en bibelots, en étoffes, en dentelles, dont il fait hommage aux passagères maîtresses de son cœur », qu’en amour il ne « cherche pas la grande passion, par peur des responsabilités, par haine des gros mots et des scènes violentes », et que d’ailleurs ses oreilles « commencent à se fatiguer d’entendre, à sa porte, le continuel frou-frou de robes de soie. »

Mais ce n’est point pour sa valeur littéraire que j’ai cité cette étude de M. Poppenberg, ni même pour la portée de ses renseignemens biographiques et critiques. Je l’ai choisie, un peu au hasard, comme un spécimen de la façon dont l’œuvre de M. Peter Nansen est aujourd’hui appréciée en Allemagne, ou plutôt de la façon dont elle y était appréciée, il y a un an ou deux, car, depuis lors, la situation littéraire du jeune écrivain danois s’y est encore accrue considérablement. Je ne crois pas qu’il y ait désormais un romancier, allemand ou étranger, dont les nouveaux livres soient attendus avec plus d’impatience. La gloire de ce débutant a laissé bien loin derrière elle les renommées, un moment si brillantes, de MM. Strindberg, Arne Garborg, Knut Hamsun, et des autres jeunes auteurs Scandinaves. Ses livres paraissent maintenant à Berlin en même temps qu’à Copenhague : on les traduit dans toutes les langues, et je pourrais citer des critiques russes, hollandais, voire français qui en parlent avec au moins autant d’enthousiasme que M. Félix Poppenberg. Le Danemark, grâce à lui, est en train de se substituer à la Norvège dans l’admiration de l’Europe, réalisant ainsi un vœu qu’il exprimait lui-même, le plus ingénument du monde, l’année passée, dans un article de la Neue Deutsche Rundschau. « Nous autres Danois, disait-il, nous avons la conviction de mériter autant que les Norvégiens qu’on prenne garde à nous. Quand l’Europe daigne abaisser son regard sur les pays Scandinaves, c’est la Norvège qu’elle aperçoit au premier rang : mais cela provient de ce que les Norvégiens, plus adroits que nous et plus entreprenans, ont seuls eu le courage de faire appel à l’Europe. Et moi, Danois, je dis maintenant aux lecteurs de l’étranger : « Quand vous daignerez encore abaisser vos regards sur les pays Scandinaves, ne manquez pas de prendre garde au Danemark ; c’est lui qui vous paraîtra le plus proche de vous. »

L’Europe s’est rendue à cette invitation. Et si peut-être M. Ibsen et M. Biörnson restent plus fameux que M. Nansen, certainement du moins on ne lit pas leurs livres autant que les siens. En Allemagne surtout, sa popularité grandit de jour en jour. Ses romans ont beau être tirés à plusieurs éditions, il faut les attendre des semaines entières, dans les cabinets de lecture, avant d’être enfin admis à les lire. La presse, d’autre part, est unanime à les louer. « Peter Nansen, disent les Nouvelles de Hambourg, est un poète d’une originalité merveilleuse, un vrai minnesinger qui nous fait entendre, dans sa prose rythmée, des accords jusque-là ignorés de nous. » La Revue de l’Allemagne de l’Est déclare que ses romans abondent en beautés si profondes et si nouvelles qu’on ne voit guère personne qui puisse lui être comparé. La Gazette de Francfort admire la façon dont « toutes les pages de son œuvre débordent de tempérament et de flamme, et dont une adorable naïveté s’y mêle aux sentimens les plus raffinés de la super-culture. » La Gazette de Voss affirme que ses livres « appartiennent à la catégorie si rare, et d’autant plus précieuse, des petits livres du cœur. » Ce n’est ainsi qu’un concert de louanges, et tel que depuis longtemps on n’en avait pas entendu. M. Nansen est, décidément, l’écrivain à la mode. Quatre ou cinq ans lui ont suffi pour prendre, dans les pays Scandinaves et germaniques, une situation analogue à celle qu’occupent, en Italie M. d’Annunzio, et M. Couperus en Hollande. Et tôt ou tard, sans doute, sa célébrité essaiera de pénétrer jusque chez nous, où déjà une « jeune revue » a publié la traduction d’un de ses romans. D’où lui vient donc cette célébrité, et qu’a-t-il mis dans son œuvre qui lui ait valu un si rapide et si éclatant succès ?

Si l’on en excepte de nombreux articles de journal, et quelques nouvelles assez insignifiantes, l’œuvre de M. Peter Nansen tient tout entière en cinq romans : Un heureux mariage, le Journal de Julie, Marie, la Paix de Dieu et la Première année à l’Université. Je viens de les lire tous les cinq, dans leur suite, puisque aussi bien M. Poppenberg m’avait prévenu qu’ils étaient « comme les branches d’un grand arbre » ; et je veux essayer d’abord d’en raconter les sujets, le plus brièvement, mais le plus exactement possible.

Iermer, le héros d’Un heureux mariage, apprend le mariage d’un de ses camarades de collège, Mogensen, avec une très jolie jeune fille qu’il a deux ou trois fois remarquée dans la rue. Il s’empresse de renouer connaissance avec Mogensen, devient l’amant de sa femme ; et le ménage à trois mène la vie la plus douce et la plus paisible, jusqu’au jour où Mme Mogensen introduit dans la maison un nouvel ami, un jeune viveur, dont Iermer ne manque pas d’être bientôt jaloux. Explication, querelles, menaces de rupture. Et comme Mme Mogensen s’obstine à ne point chasser le nouvel ami, Iermer, exaspéré, engage le mari à surveiller ses sorties. Mais le mari a dans la vertu de sa femme une confiance que rien ne saurait ébranler : il transporte sur le second amant l’affection qu’il avait accordée au premier ; et à la fin du livre, Iermer, marié lui-même et déjà trompé, apprend que son remplaçant auprès de Mme Mogensen est à son tour sur le point d’être remplacé.

Le Journal de Julie nous raconte les aventures psychologiques d’une petite jeune fille de bonne race bourgeoise qui se désole de la médiocrité de son entourage, et s’ennuie, et pleure, rêvant d’un prince inconnu qu’elle pourrait aimer. Elle trouve son prince, un beau jour, sous les espèces du comédien Alfred Mœrk ; aussitôt elle lui écrit ; le comédien répond, et des relations galantes ne tardent pas à s’engager entre eux. Mais Julie est trop amoureuse du comédien ; elle le fatigue de ses lettres interminables, de ses continuels rendez-vous ; et Alfred Mœrk finit par lui déclarer qu’il en a assez d’elle.

Marie porte en sous-titre : le Livre de l’Amour. C’est l’histoire d’un jeune homme qui, après avoir séduit la jeune et naïve Marie, essaie de l’abandonner, pour passer à d’autres conquêtes. Mais il découvre que son cœur est pris. Et comme sa maîtresse est sur le point de se marier, il convient avec elle qu’elle devra se partager entre son mari et lui. Encore l’idée de ce partage, à son tour, lui paraît-elle trop pénible ; et c’est lui-même qui, au dénouement, épouse Marie.

Dans la Paix de Dieu, un poète, chassé de Copenhague par son dégoût du monde, rencontre à la campagne une belle et noble jeune fille qui s’éprend de lui. Elle lui propose de devenir sa femme : il y consent, et le mariage est sur le point d’être célébré lorsque la jeune fille meurt, tuée par le mouvement brusque des ailes d’un moulin à vent. Le poète l’enterre, et s’en retourne à Copenhague pour y reprendre sa vie d’autrefois.

Enfin la Première Année à l’Université est un roman par lettres. Nous y voyons comment, en quelques mois, le séjour d’une grande ville change l’âme d’un jeune homme, l’affranchissant d’une foule de scrupules et de préjugés. De la fin d’août aux premiers jours de décembre, l’étudiant Emile Holm trouve le moyen de se brouiller avec sa famille, de rompre avec une jeune fille qui l’aime et avec qui il s’est secrètement fiancé, de séduire et d’abandonner une autre jeune fille, de faire d’innombrables dettes, de perdre jusqu’aux moindres vestiges de son ancienne foi religieuse, et de quitter l’Université pour devenir journaliste, après avoir vendu à M. Peter Nansen toutes les lettres qu’il a reçues de ses parens, de ses amis, et de ses maîtresses, durant ces quelques mois si excellemment employés.


Tels sont, en résumé, les sujets des cinq romans de M. Nansen. Ils n’ont, comme l’on voit, rien de très nouveau, et il n’y en a pas un seul qu’on ne se souvienne d’avoir déjà rencontré autre part. Mais surtout ils n’ont rien de très relevé, ni, pour ainsi parler, de particulièrement « Scandinave ». En vain on y chercherait l’ombre d’un symbole ou d’une thèse, ou même d’une observation un peu générale. Ce sont de simples épisodes de la vie amoureuse ; et à l’exception de la petite idylle provinciale de la Paix de Dieu qui fait songer à Graziella et à certains romans de M. Loti, on les dirait sortis directement de l’œuvre de nos naturalistes d’il y a quinze ans, ou des premiers auteurs du Théâtre-Libre.

Peut-être, après cela, M. Nansen répondra-t-il qu’il ne connaît aucun de ces écrivains, n’ayant jamais lu que son compatriote le philosophe Kirkegaard, ce mystérieux Kirkegaard, dont les œuvres auraient été, suivant M. Georges Brandes, l’unique lecture de M. Ibsen. Mais alors, c’est qu’on n’a pas besoin de connaître de belles œuvres pour en subir l’influence, car rien ne ressemble autant aux sujets des romans de M. Nansen que ceux de quelques nouvelles de Maupassant, de certaines pièces de M. Ancey, d’Une belle journée de M. Céard, et des romans et contes de M. Paul Alexis.

L’amant qui, après s’être installé dans le ménage de sa maîtresse, se vit un jour supplanté par un amant nouveau et essaie d’éveiller contre lui la jalousie du mari, le beau comédien qui, ayant séduit une jeune fille, se fatigue d’elle et l’abandonne, l’étudiant qui, à peine sorti de sa petite ville, fait peau neuve et devient un mauvais sujet, l’amoureux égoïste qui, craignant le mariage, marie la femme qu’il aime avec un autre homme : ne sont-ce pas là pour nous autant de vieux amis, et qui nous ramènent au temps déjà lointain où nos jeunes romanciers et auteurs dramatiques, par manière de plaisanterie, s’ingéniaient à diffamer la nature humaine ?


Et cependant le succès de ces romans de M. Nansen n’est pas seulement très vif, aussi bien en Allemagne que dans les pays Scandinaves ; il est encore, en un certain sens, tout à fait légitime. Et je distingue deux raisons qui, entre autres, suffiraient à elles seules pour le justifier.

La première est que, au service de ces sujets souvent traités avant lui, M. Nansen apporte une extrême habileté technique et même un véritable talent de conteur. N’étant pas, comme la plupart des écrivains Scandinaves, gêné par le goût du symbole, ni d’ailleurs par aucun principe d’aucune sorte, il s’en trouve infiniment plus à l’aise pour donner à ses récits le relief, la clarté, la variété qui conviennent. Ses livres sont très courts, très simples, débarrassés de toutes digressions inutiles ; et je ne crois pas que même en France on en trouve beaucoup de mieux composés. Quelque opinion qu’on en ait, on ne s’ennuie pas à les lire. Et non seulement ils ne sont pas ennuyeux, au sens le plus ordinaire du mot, mais on ne saurait s’empêcher de reconnaître qu’ils ont même, dans l’ensemble, une excellente tenue littéraire. Une poésie assez agréable, encore qu’un peu facile, s’y entremêle sans cesse au réalisme des peintures ; les images sont heureusement choisies, l’analyse des sentimens conduite d’une main très légère. Tout cela, en vérité, sent plutôt l’adresse acquise que le vrai instinct, et il n’y a pas jusqu’aux passages les plus pathétiques où l’on n’ait l’impression d’un certain apprêt. Mais si M. Nansen a trop uniquement en vue de plaire à son lecteur, du moins ne peut-on pas nier qu’il réussisse à lui plaire.

Et s’il n’est original ni dans le choix de ses sujets ni dans sa façon de les traiter, il a pourtant quelque chose qui le distingue de la plupart de ses confrères, quelque chose qui lui appartient bien en propre et par où ses livres sont vraiment nouveaux. Cet habile conteur d’anecdotes galantes est, avec cela, un zélé nietzschéen. Non pas qu’il se préoccupe de suivre l’auteur de Zarathustra dans le détail de ses théories, ni même qu’il accorde la moindre part, dans ses romans, à la fameuse conception du super-homme, mieux faite, cependant, pour relever du roman que de la philosophie. De toutes les doctrines successives de Nietzsche, il n’a retenu que deux choses, la haine de la vieille morale et l’affirmation du droit qu’il y a pour tout homme à jouir librement, pleinement, de sa vie. Mais soit que ces deux principes aient concordé chez lui avec un sentiment naturel, ou qu’il ait mis à se les assimiler sa souplesse, sa finesse, et son habileté ordinaires, ils forment en quelque sorte la base morale de chacun de ses livres ; et c’est eux qui en constituent la grande, la principale, ou pour mieux dire l’unique originalité.

Rien de curieux, à ce point de vue, comme de comparer ces livres du jeune auteur danois avec les œuvres françaises traitant des mêmes sujets. Ce qui n’était, pour les naturalistes, que simple affaire de satire ou de caricature, M. Nansen nous le présente, avec un sérieux parfait, comme les actions du monde les plus naturelles. L’amant d’Un heureux mariage est, à beaucoup près, le personnage le plus sympathique du roman ; et quand il partage son affection entre sa maîtresse et le mari de celle-ci, quand ensuite il s’indigne de se voir remplacé, quand il dénonce la jeune femme, ne croyez pas que l’auteur en prenne occasion pour rire, ou pour moraliser : il entend au contraire nous apitoyer sur les souffrances de cette âme d’élite, condamnée par sa supériorité même à ne point trouver de bonheur. Dans le Journal de Julie, c’est Julie qui est ridicule à force de tendresse et d’ingénuité, tandis que son séducteur, le comédien Alfred Mœrk, est une manière de héros ; et tout en nous refusant à voir dans ce personnage, ainsi que nous y invite M. Poppenberg, l’incarnation de M. Nansen lui-même, nous sentons bien que le principal objet du livre est de nous le faire admirer.

L’histoire de l’étudiant Emile Holm, rompant avec ses parens, délaissant sa fiancée, débauchant une autre jeune fille et la congédiant aussi, c’est, dans la pensée du romancier, le tableau des sacrifices que doit faire tout homme qui désire être fibre, et cultiver pleinement les fleurs de son moi. Et si l’amant de Marie, à la fin du livre, se résigne à se marier avec celle dont il avait projeté de faire la femme d’un autre homme, M. Nansen a bien soin de nous présenter son cas comme une exception, un coup de folie d’autant plus émouvant qu’il est plus insensé. Dans la Paix de Dieu même, le seul de ces cinq romans où le mariage soit admis sans trop de répugnance, voici en quels termes le héros résume ses impressions, lorsque la jeune fille qu’il aimait vient de mourir près de lui : « Cette année, écrit-il dans son journal, a-t-elle donc été vaine pour moi ? S’effacera-t-elle sans laisser de traces, comme un beau rêve enchanté ? Non, certes. Elle m’a apporté cette paix divine, où aspire l’univers entier. Je reviens dans la ville d’où je suis parti ; mais je n’y reviens pas le même que j’en suis parti… Et toi, Grete, tu m’as dit avec un ton de reproche, sur ton lit de mort, que je te laissais mourir vierge entre mes bras. Je sais, en effet, moi aussi, que nul bonheur n’aurait pu être plus grand pour moi que de reposer à ton côté, sur notre lit nuptial. Mais à défaut de ce bonheur parfait, ma pure fiancée, tu m’as appris le charme du désir irréalisé, le bonheur qu’il y a à s’être trouvé un moment sur le chemin du bonheur… Et je pense, maintenant, que ces ailes du vieux moulin qui t’ont tuée ne méritent peut-être pas nos malédictions. Peut-être ont-elles au contraire agi envers toi avec douceur et bonté, en te prenant ainsi ta vie sans que tu le rentes, avant l’heure terrible où moi, quoi que j’en veuille, j’aurais été forcé de remettre en mouvement les ailes de mon moulin, ces ailes à l’abri desquelles tu avais rêvé de trouver ton repos. Et ton souvenir, Grete, va être plein pour moi de leçons précieuses ! »

Toute l’œuvre de M. Nansen est écrite sur ce ton. Il y règne un fonds d’immoralité absolue et comme inconsciente, sans ombre d’ironie ou de paradoxe. Rien ne s’y rencontre qui ressemble à un remords, à un mouvement de vraie bonté et de piété effective. Les héros, ou plutôt le héros, — car c’est toujours la même figure sous des visages divers, — ne cesse pas un instant de tenir l’humanité, et les femmes en particulier, pour des instrumens destinés à son plaisir personnel. Sauf peut-être dans le dernier chapitre de Marie, pas une fois il n’aime : il se laisse aimer. Et puisque cette conception spéciale de la vie est assurément ce qu’il y a dans ces romans de plus caractéristique, on me permettra bien d’en donner encore deux ou trois exemples, qui m’aideront d’ailleurs à faire apprécier le talent du jeune écrivain.

Nancy Mogensen, l’héroïne d’Un heureux mariage, s’étant avisée de dire à son amant qu’elle craignait d’être un jour punie de sa coupable conduite, le jeune homme la prend sur ses genoux, et voici comment il lui répond, « avec un doux accent de reproche dans la voix » :

« Quelle enfant tu es ! Essaie un peu, je t’en prie, de réfléchir sérieusement, et dis-moi envers qui tu te sens coupable. Les relations entre ton mari et toi sont-elles devenues meilleures ou pires depuis que tu t’es donnée à moi ? Étiez-vous plus heureux, auparavant ?… Et maintenant, dis-moi, n’es-tu pas heureuse ? (Elle l’approuva d’un signe de tête, en souriant, et lui serra la main d’une étreinte plus forte). Et lui ? Est-ce que jamais auparavant tu l’avais vu aussi satisfait ? N’est-ce pas comme si un poids lui était tombé des épaules ? N’a-t-il pas rajeuni, depuis que cette vie nouvelle s’est ouverte pour nous trois ? Il prend plaisir à son travail, il est enchanté de toi, et en moi il sait qu’il a un ami fidèle et sûr. Au surplus, tu sens bien tout cela, et au fond de ton cœur tu ne te reproches rien. Mais tu es contaminée, toi aussi, de l’universelle pruderie de ce temps. Nous avons aujourd’hui revêtu d’une importance capitale des choses qui sont, en réalité, les plus insignifiantes du monde. Comme si cela avait un sens, de faire dépendre la valeur morale d’un homme du nombre de baisers qu’il donne, ou des conditions où il les donne ! Mais c’est ainsi : il n’y a plus désormais un petit poète de vingt ans qui, ayant séduit une couturière, ne juge indispensable de prendre son aventure au tragique : tandis qu’il aura peut-être simplement procuré à cette créature le plus grand, le seul bonheur de sa vie ! »

Mais infiniment plus curieuse et plus expressive encore est, dans le Journal de Julie, la longue lettre où le comédien Mœrk expose à la jeune fille les motifs qui le forcent à l’abandonner. Ces motifs se ramènent, d’ailleurs, tous à un seul : Mœrk est un « artiste », et son art exige de lui qu’il éprouve sans cesse des sentimens nouveaux. « Il y a eu entre nous, écrit-il à Julie, un malentendu qui ne pouvait durer. Moi, je voulais jouir de nos relations comme d’une oasis sur le chemin aride et tourmenté de ma vie ; toi, tu rêvais de les voir durer indéfiniment. Et ainsi il est arrivé, par degrés, tout naturellement, que ton jeune, fort et ardent amour a fatigué mon cœur, moins fait pour les longues tendresses. Nos relations ont pris une tournure, plus sérieuse, plus importante, que je ne l’avais d’abord projeté : elles sont devenues trop passionnées pour qu’il me soit possible de les prolonger. Depuis longtemps déjà, au reste, j’éprouvais du malaise à la pensée d’être responsable d’une autre personne que moi-même : je me sentais gêné, entravé dans tous mes mouvemens ; j’avais l’impression de n’être plus libre. Et ainsi le moment est venu où j’ai vu que j’avais à procéder à ma libération. Un désir irrésistible m’a saisi de recommencer à pouvoir me diriger en tous sens, de me retrouver seul, libre, maître absolu de moi. Et puis je n’ai pu me résigner à la banalité, qui, peu à peu, s’est introduite dans nos relations. Des hommes tels que moi et mes pareils redoutent par-dessus tout le mariage, parce que le mariage est l’amour régularisé et systématisé. Et du jour où nos relations sont devenues affaire de devoir, ma nature d’artiste a cessé de pouvoir s’en accommoder. »

Mais c’est surtout dans Marie, ce « livre d’amour », qu’on citerait à toutes les pages des morceaux de ce genre. Dès le premier jour qu’il rencontre Marie, le héros se sent aimé : il s’en aperçoit « à un frisson qui secoue brusquement tout le corps de la jeune fille, descendant le long de son dos, jusqu’aux extrémités de ses longs doigts nerveux. » Il la prend donc, puis la quitte : mais comme ses sens se sont accoutumés à elle, il ne peut s’empêcher de la reprendre encore. C’est alors qu’il imagine de la marier, afin de pouvoir la partager avec son mari. « Garde-toi seulement, lui dit-il, de faire à cet homme des confidences inutiles ! Et en général méfie-toi de ces faux prophètes qui vont prêchant le culte de la vérité ! La vérité est une épée à deux tranchans qui n’est nulle part aussi bien que dans son fourreau. » Un jour que Marie, par peur de son fiancé, avoue à son amant qu’elle n’ose plus venir chez lui, le jeune homme, « à bout de patience, » la gronde en ces termes : « Qui donc, en vérité, est ton maître, cet homme ou moi ? Qui t’a rendue plus heureuse qu’aucune jeune fille sur la terre ? Qui a daigné t’introduire dans le pays enchanté de l’amour ? Marie, Marie, vas-tu te détourner de moi et m’être infidèle, oubliant mes bienfaits ? »

Et voici une des dernières strophes du livre, car le livre tout entier est fait d’une série de petits chapitres à forme lyrique, agréablement imités de Zarathustra.

« Des auteurs sans Dieu disent : beau comme le péché. — Mais moi, je ne suis pas sans Dieu, et je n’approuve pas leurs paroles. — Le péché est laid, son visage est convulsé, ses lèvres décolorées, ses mains tremblantes. Il se glisse dans l’ombre avec des regards lâches, et de sa bouche s’exhale une haleine infecte, qui empoisonne toutes les joies de la vie. — L’essence et le signe distinctif du péché sont la laideur. Que le péché devienne beau, comme est belle Marie ; et il cessera aussitôt d’être le péché. »

Tel est le héros ordinaire des romans de M. Nansen : c’est de ce seul point de vue qu’il juge les hommes et les choses. Et si les héroïnes de ces romans sont, en revanche, de petites personnes assez insignifiantes, et vicieuses par obéissance plutôt que par instinct naturel, elles ne laissent pas, cependant, de se ressentir de la fréquentation d’un moraliste aussi raffiné. L’une d’elles, Emilie, une enfant de dix-huit ans, ayant appris que son fiancé s’amusait avec des filles, lui écrit que « jamais elle n’a été assez niaise pour s’imaginer qu’il allait lui rester fidèle. » — « Je sais fort bien, poursuit-elle, je sais par ce que j’ai lu et par ce qu’on m’a dit, que c’est pour vous autres hommes, une chose très difficile de rester vertueux. Vous êtes, à coup sûr, terriblement sensuels, mais à cela vous ne pouvez rien. Et dans ces conditions, il vaut infiniment mieux que vous vous amusiez pendant que vous êtes jeunes : car autrement ce seraient vos femmes qui auraient à en souffrir. Magna Lund, la femme du pasteur Knudsen, tu te rappelles comme elle paraissait faible et malade, dans les premiers temps de son mariage ? Eh bien, la femme du bourgmestre a dit à maman que cela venait de ce que le pasteur Knudsen avait vécu comme un moine, avant de se marier. Je n’ai pas compris, au premier moment, mais à présent je vois bien ce que cela signifie. Et maintes fois des femmes mariées ont dit, devant moi, qu’elles se félicitaient de ce que leurs maris eussent jeté leur gourme pendant leur jeunesse. »


Mais je ne puis prolonger indéfiniment ces citations ; et peut-être les passages que j’ai traduits suffiront-ils à donner une idée de ce qui constitue la véritable originalité des romans de M. Nansen. Ce sont de bons romans à la manière française, clairs, rapides, bien composés, agréablement écrits, et avec cela tout imprégnés d’un esprit nouveau. Les personnages y pratiquent librement cette « morale des maîtres » que le malheureux Nietzsche recommandait à ses disciples, tout en continuant à pratiquer lui-même la vieille morale chrétienne : car ce super-homme était le plus doux, le plus tendre et le meilleur des hommes. M. Nansen, au contraire, nous présente de vrais « maîtres », traitant le reste du monde en domaine soumis. On ne connaît plus, dans ses livres, ni la charité ni le sacrifice, ni aucune de ces anciennes vertus, ou soi-disant telles, qui ont fait contrepoids durant tant de siècles à l’expansion instinctive de l’égoïsme humain. Les séculaires habitudes de déférence de l’homme pour la femme y sont remplacées par une domination absolue de l’homme sur la femme. « Si les femmes en général sont si insupportables, dit le héros de Marie, cela tient à ce qu’elles se rappellent trop qu’elles sont des femmes. Elles croient, — et c’est la faute des hommes, — que nous leur devons hommage simplement en raison de leur sexe. Voici, par exemple, ma cousine Amélie. Elle est laide, ignorante, méchante : et cependant elle s’imagine être la représentante du beau sexe, et par-là avoir droit au respect des hommes… On ne saurait nier, d’ailleurs, que l’homme soit plus intelligent et plus beau que la femme. Mais même les rares femmes qui sont vraiment jolies, celles-là mêmes deviennent insupportables lorsqu’elles prétendent se prévaloir de leur titre de femme. » Et quant aux sentimens de l’amitié et de l’attachement familial, leur poids est si léger dans l’âme de ces hommes nouveaux que l’étudiant Emile Holm, ayant besoin d’une grosse somme pour payer ses dettes, et arriver ainsi à l’émancipation de sa nature d’artiste, trouve parfaitement naturel de vendre la collection complète des lettres qu’il a reçues des siens durant les mois précédens.


Et peut-être, après tout, ces hommes que nous présente M. Nansen ne sont-ils « nouveaux » que pour nous. Je n’oserai pas affirmer qu’on les rencontre déjà chez le fabuleux Kirkegaard ; mais il me semble bien, en y réfléchissant, que les Brand, les Rosmer, les Solness, les Nora de M. Ibsen étaient déjà des « maîtres », impatiens de s’affranchir de toute contrainte sociale. Ils rêvaient la liberté pour créer de grandes choses : les héros de M. Nansen la rêvent seulement pour s’amuser plus à l’aise ; mais le point de départ est le même, et par-là le jeune écrivain danois se rattache plus qu’on ne croirait d’abord à ses aînés Scandinaves. Son œuvre nous fait voir où aboutissent, en pratique, les nobles théories individualistes qu’ils nous ont accoutumés à tant admirer. Le comédien Mœrk, abandonnant une jeune fille parce que son « âme d’artiste » a besoin de changement, est le descendant direct de ces héros ibséniens qui marchaient à travers tous les obstacles à l’affranchissement de leur moi. M. Nansen s’est borné à le désembrumer, à le transporter dans la vie ordinaire, à changer ce « maître » en un « petit-maître ». Et sans doute ne voulait-il pas dire autre chose lorsque, nous invitant à prendre garde au Danemark parmi les pays Scandinaves, il ajoutait : « C’est lui qui vous paraîtra le plus proche de vous. »


T. DE WYZEWA.