Un Témoin des responsabilités de la guerre
Ce fut un événement imprévu et plutôt extraordinaire dans la vie paisible de la jolie capitale hollandaise que ce concours soudain, au mois de mai 1899, de diplomates, d’hommes d’Etat, de savants, de soldats, de marins, d’écrivains, envoyés par leurs Gouvernements, sur l’initiative du tsar Nicolas II, ou venus de leur plein gré, pour servir la cause de la paix. Le ministre d’Autriche-Hongrie, comte Okoliczdnyi d’Okolicjna, avait une femme charmante, Russe d’origine et cosmopolite de culture, dont le salon devint naturellement le centre de celle société internationale, qui avait besoin de se réunir, de se détendre et de causer. On y causa beaucoup, parfois même avec abandon et en toute liberté. La jeune fille de la maison avait dix-huit ans. Elle a gardé de ce qu’elle entendit l’impression que si les chefs d’État représentés à la première Conférence de la paix avaient répondu, en toute bonne foi, à l’appel de l’empereur de Russie, deux d’entre eux restaient à l’écart nt aiguisaient en secret leur couteau pour le meurtre. Mais une pareille révélation n’était encore qu’amorcée. Quatre ans plus tard, Olga Okoliczdnyi d’Okolicjna entrait à la cour d’Autriche comme dame d’honneur de l’archiduchesse Isabelle, femme de l’archiduc Frédéric d’Autriche, commandant en chef des armées de la double monarchie. Là, pendant trois années, elle vit de près les cercles officiels. Mariée en 1906 avec un gentilhomme hongrois, le comte Leutrum, elle continua de surprendre, sans le vouloir, bien des propos, de recueillir bien des observations. Et elle venait de s’installer à Munich quand la guerre éclata. En Russie, en Autriche, en Allemagne, sans parler d’un long séjour en Italie, la comtesse Olga Leutrum a vécu, comme elle dit, « dans une atmosphère saturée de politique internationale ; » elle a vu « les deux faces du bouclier, » et les souvenirs qu’elle vient d’écrire tirent leur principal intérêt du témoignage qu’ils nous apportent sur les sentiments en cours avant la guerre dans les hautes sphères diplomatiques des divers États. Par-là, il éclaire, à son tour, les causes de la grande conflagration. C’est un nouvel aveu touchant la responsabilité des cours d’Autriche et d’Allemagne dans la préparation et la déclaration de la guerre. A cet égard, il ne peut nous apprendre rien de nouveau ; mais il illustre de vives images et, en quelque sorte, d’instantanés pris sur le vif dans des milieux dirigeants où l’observation impartiale ne pénètre guère, la duplicité et la préméditation de la politique austro-allemande.
Il y a quelque chose de tragique dans cette résistance inconsciente d’un témoin qui essayait de se dérober à l’évidence et ne voulait pas croire ce qui lui paraissait trop redoutable. Quand le drame, dont elle avait vu les préparatifs, éclate enfin, la comtesse Leutrum se demande comment elle avait pu se soustraire à l’obsession de la menace, persister dans l’illusion et dans l’espérance. Tout était si clair depuis la Conférence de la Haye ! Le baron de Staal, ambassadeur de Russie à Londres, qui la présidait, en sa double qualité de doyen d’âge et de représentant du pays qui avait pris l’initiative, était vite passé de l’enthousiasme à l’indignation. Un jour qu’il se trouvait seul dans le salon de la comtesse Okoliczanyi, il avait laissé voir sa déception en même temps que ses craintes. L’Allemagne cachait son jeu, se dérobait, parlait de la paix armée, de la nécessité où se trouvait l’Autriche, avec ses nationalités différentes, d’entretenir une armée commune pour fondre tous ces éléments divers, bref, laissait aux autres le privilège de désarmer. Et regardant la jeune fille, que ces propos déconcertaient, il avait conclu : « L’enfant écarquille les yeux et, si je suis mauvais prophète, je lui permets de dire plus tard : « Le vieux a radoté. » Moi, je serai mort ; mais je crains bien qu’elle ne voie encore éclater une guerre, la plus terrible que le monde ait jamais vue. Avec les forces partagées comment ? Je n’en sais rien, mais je suis sûr, absolument sûr, que le premier coup partira du côté allemand. »
Une conversation adroitement conduite avec le comte Munster, représentant de l’Allemagne, ne rassura pas la comtesse. Munster ne cachait pas que l’arbitrage lui paraissait une utopie, que les chancelleries étaient bourrées de conventions sur parchemins dont le résultat le plus sérieux était d’avoir fait plaisir à tous ceux qui les avaient signées. Tous ses propos respiraient le sentiment de la force et le culte de la victoire. A une question plus pressante : « L’Allemagne nourrirait-elle donc des pensées d’agression, comte Munster, pour que vous parliez comme vous le faites ? » il avait répondu : « Madame, vous m’en demandez trop ; je suis un diplomate et non un soldat. Mais je crois qu’une guerre ferait du bien au monde en général. Et ce que je sais, c’est que l’épée de l’Allemagne bondira hors du fourreau le jour où quelqu’un osera lui contester son droit d’être la première parmi les nations, car nous sommes prêts. Nous sommes la seule Puissance, — et peut-être, l’Autriche, — qui ne soit pas endormie à l’heure présente. »
Pour calmer l’inquiétude ainsi éveillée, il fallait obliger le délégué de l’Autriche à découvrir le fond de sa pensée. Ce Welsersheimb, honnête et médiocre, s’exprimait avec une certaine candeur. Il était de ceux qui auraient voulu, dans la double monarchie, ne se jeter ni trop vite ni trop fort à la suite des pangermanistes. Leur clique bruyante l’effrayait un peu. Mais il pensait que les éléments germaniques en Autriche étaient menacés par les éléments slaves et hongrois, et il admettait d’ailleurs que la politique de la double monarchie reposait sur l’espoir de balayer un jour les petits États balkaniques, avec l’aide de l’Allemagne et de la Turquie : c’était là, ajoutait-il, l’arrière-pensée de la nouvelle politique orientale de l’Autriche. Tout cela ne laissait pas de lui paraître très compliqué, très délicat, mêlé de beaucoup d’incertitudes et de périls : l’Allemagne laisserait-elle l’Autriche jouir de sa victoire ? La Russie n’interviendrait-elle pas ? Et ne fallait-il point se méfier des Hongrois, des Polonais, des contingents slaves, qui avaient des sympathies russes, et des Italiens qui trahiraient ? Welsersheimb était de la vieille école, celle de l’expectative. La Belgique, en la personne de M. Bernard, se montrait parfaitement tranquille, à l’abri de sa neutralité, et tenait pour la paix, parce que les petits États n’ont qu’à pâtir des querelles des grands. Et la France ? Ses délégués, Mme Léon Bourgeois et d’Estournelles de Constant, voulaient croire au succès et écartaient avec bonhomie toutes les raisons de craindre : « Bah ! le premier pas est fait ; le reste viendra tout seul. » Cette confiance trop optimiste atteste que nos honorables délégués prêtaient généreusement aux autres la pureté de leurs intentions ; ou bien, peut-être, essayaient-ils de se persuader ce qu’ils voulaient croire, parce qu’ils avaient besoin de croire pour agir.
Olga Okoliczanyi avait besoin de croire pour vivre. Il fallait aussi qu’elle se persuadât elle-même, qu’elle écartât l’idée mortellement douloureuse d’une guerre entre la Russie, patrie de sa mère, qui était aussi la patrie de. son cœur, et l’Autriche-Hongrie, à laquelle elle appartenait maintenant par sa naissance et par toutes les conditions de sa vie sociale. A vingt-deux ans, en 1902, elle perdit sa mère. Son père lui imposa une charge à la cour, et de 1903 à 1906, elle exerça, comme nous l’avons dit, les fonctions de dame d’honneur auprès de l’archiduchesse Isabelle. Elle vit alors quelque chose de la politique de mensonge qui caractérise l’Autriche, Austria mendax. Et c’est tout ce qu’elle veut nous rapporter.
Elle ne prétend point « écrire une chronique scandaleuse de la Cour d’Autriche, bien qu’il y aurait beaucoup à raconter à cet égard. » Elle veut « servir la Russie, et lui montrer comment, longtemps avant que la guerre éclatât, le sentiment que l’Autriche éprouvait pour elle était celui d’une inimitié jalouse. » Elle veut convaincre les socialistes extrémistes eux-mêmes qu’il n’y a, à l’origine de celle guerre, aucun impérialisme de notre part, aucune politique agressive, mais une dure nécessité, subie à contre-cœur, et qui nous a été imposée, après avoir été longuement voulue et préparée par l’Autriche et l’Allemagne. »
L’auteur de ces souvenirs se félicite aujourd’hui que l’archiduc Frédéric ait été aussi complètement dépourvu de tact, sans quoi il ne se serait pas exprimé comme il le faisait sur la Russie. Pendant la guerre russo-japonaise, il trouve la jeune dame d’honneur penchée sur les journaux et cherchant à y découvrir enfin quelque meilleure nouvelle. « Eh bien ! ma belle, espérez-vous, par hasard, que la Russie va un peu mieux ? Pour moi, j’espère, nous espérons tous en Autriche, que cela ira de mal en pis pour elle. Notre seul intérêt est de l’avoir affaiblie, jetée à genoux. » Elle se contenta de quitter la salle, contre toute étiquette. Mais l’archiduc n’avait pas compris ou ne voulait pas comprendre. Il revint a la charge, quelques jours plus tard, sans s’adresser directement à la dame d’honneur : « Boni Bon ! La Russie encore battue, — ses meilleurs navires coulés, hurrah ! bravo pour les Japonais ! Ils sont en train de travailler pour nous d’une façon magnifique ! L’empereur d’Allemagne doit être content aussi. Voilà un joli bâton dans les roues du « péril slave, » autrement plus prochain, autrement plus dangereux que le péril jaune, Hurrah ! hurrah ! »
A l’accueil que reçut ce morceau d’éloquence, il était manifeste qu’il répondait au sentiment général de l’entourage. La gouvernante française des enfants de l’archiduc, une Alsacienne, Mlle Ulrich, s’étonna que la jeune dame d’honneur pût l’entendre sans protester. Mais le discours ne s’adressait pas à elle personnellement et elle préférait attendre, sûre que l’occasion se représenterait. Elle ne se trompait pas.
Deux jours plus tard, après le dîner, comme toute la famille était rassemblée avec les suites, l’archiduc vint à moi ; il tenait à la main le journal du soir et le brandissait devant mes yeux : « Lisez ! Lisez ! Oh ! Oh ! pourquoi ne sommes-nous pas suffisamment forts, suffisamment prêts pour leur tomber sur le dos maintenant ! Maintenant ! pour aider les Japonais à anéantir le colosse ! Quel jour pour l’Autriche ! Quel jour pour la maison des Habsbourg, quand nous serons capables d’édifier un immense empire sur les ruines des possessions du Tsar !
Cette fois, la jeune dame d’honneur répondit. Elle donna même sa démission ; — et elle resta. On lui avait fait des excuses ; on lui avait déclaré que tous ces propos étaient des plaisanteries ; et elle savait bien, par ailleurs, que personne en Russie ne voulait croire a l’hostilité de l’Autriche ; elle resta parce qu’elle était jeune, jolie, assez choyée, en somme. Et elle prit comme devise : « Goûtons les biens que les dieux nous envoient. »
Il ne s’ensuit pas qu’elle cessât d’écouter ni de saisir les choses intéressantes qui passaient à sa portée.
A une cérémonie de la Cour, où elle se trouvait près du prince Rudolf Lichtenstein et de son cousin Henry, alors ambassadeur d’Autriche en Russie, elle entendit leur conversation. L’ambassadeur, sincère ami des Russes, disait qu’il sentait sa situation très ébranlée, parce qu’il y avait dans la politique autrichienne une volte-face qui rendait la position plus que difficile pour un homme de la vieille école comme lui. Il ne doutait pas des intentions pacifiques de Goluchowski, ni de sa bonne volonté. Mais le terrain était miné sous les pas du ministre, et on travaillait aussi d’en haut contre lui (il faisait allusion à François-Ferdinand, sans doute) :
Je puis vous le dire, poursuivait l’ambassadeur, on fait tout ici pour provoquer la Russie, Puissance que je considère et considérerai toujours comme absolument pacifique et bien intentionnée à notre égard… Vous tous ici, et en particulier dans cette maudite Allemagne, comptez sur la désorganisation russe. Mais si jamais la Russie se rend compte que vous la trahissez, soyez assurés qu’elle se lèvera comme un seul homme et qu’elle vous battra, comme vous l’aurez mérité par votre politique de suicide.
Son cousin reprit avec animation :
Politique de suicide, c’est bien le cas de le dire ! Avec notre population, dont les trois quarts sont slaves ou d’origine slave, nous nous précipitons, les yeux fermés, dans une politique antirusse, antislave. Et, comme vous le dites avec raison, il n’y a guère que Goluchowski et une poignée d’honnêtes gens qui essaient de s’opposer à cette folie, et de maintenir la paix et l’ordre. Je ne vois pas où tout cela peut nous conduire, si ce n’est à la ruine. L’Empereur se désintéresse de plus en plus des affaires. Dans un cas sur deux, il répond : « Adressez-vous à François-Ferdinand. Cela l’aidera à attendre décemment que je sois mort. C’est à lui qu’il faut vous adresser : je suis fatigué ! » Et François-Ferdinand exploite l’apathie du vieillard et forme un parti puissant, — et croyez-moi, c’est un parti de la guerre. Il groupe toute la jeunesse ambitieuse autour de lui. Par malheur, l’Autriche est pleine d’ambitions déçues. François-Ferdinand exploite tous les mécontentements. Chose étrange, d’ailleurs : il déteste vraiment l’Allemagne et son empereur. S’il était assez fort, il aimerait mieux le combattre. Mais comme ils sont là-bas assez forts, en fait, pour être inattaquables, il travaillera avec lui jusqu’à ce que cela lui apporte une guerre au cours de laquelle il puisse s’élever à la popularité. Après s’être fait haïr d’un bout à l’autre de la Monarchie, il mettra maintenant tout en œuvre pour regagner ce qu’il a perdu. Et il voit dans une guerre victorieuse le seul et unique moyen de régner. Officiellement, il témoigne de l’amour aux Slaves ; mais ce n’est que pour les endormir dans une fausse sécurité pour avoir prise sur eux. En vérité, choses et gens ne sont à ses yeux que des gages qui doivent servir son ambition et assurer le trône à sa postérité. Quant à son serment, n’en parlons pas. Il ne sera pas le premier de sa maison à revenir sur sa parole, ni le premier monarque non plus !
Cependant que la Russie était ainsi menacée, elle ne soupçonnait rien du péril. Ses préoccupations étaient ailleurs. Quand l’auteur allait passer ses vacances dans la patrie de sa mère, elle la voyait tout occupée de réorganisation intérieure et de réformes. Il fallut l’alerte d’Agadir, en 1911, pour que l’Europe entr’ouvrit un œil au danger qui la menaçait, alors que les Puissances centrales se préparaient à l’agression depuis au moins dix ans et probablement plus.
L’auteur de ce livre, Hongroise de naissance, s’étonne avec raison du rôle que la Hongrie a joué, ou plutôt de celui qu’elle a manqué l’occasion de jouer, dans la grande crise mondiale.
En ces années 1903-1906, la situation était très tendue entre les deux parties de la double monarchie. La Cour n’était pas allée à Budapest depuis la mort de l’impératrice Elisabeth, ou n’y avait fait, en tout cas, que de très courtes apparitions. L’opposition, c’est-à-dire le parti Apponyi-Karolyi-Andrassy s’acharnait à obtenir la réalisation des promesses faites à la Hongrie en 1868, mais qui avaient été tacitement suspendues depuis. Elle-même, la jeune dame d’honneur, était suspecte aux Autrichiens comme Hongroise, ce qui voulait dire comme rebelle, et à ses amis hongrois comme inféodée à l’Autriche. Elle était pourtant de tout cœur avec les opposants, et avait même sur leur rôle éventuel dans la politique générale des illusions qu’elle garda jusqu’au 26 juillet 1914. Dans les semaines qui s’écoulèrent de l’ouverture de la crise à cette date, elle avait espéré beaucoup de l’attitude de son pays. L’archiduc assassiné avait été, s’il est possible, plus détesté en Hongrie que dans aucune autre partie de la monarchie. On pouvait donc espérer que cet État saurait discerner ses propres intérêts et se déclarer indépendant des machinations de sa vieille ennemie l’Autriche, qui avait, sans le consulter, a tel point compromis leurs affaires communes. La comtesse Leutrum attribue à une sorte d’hystérie belliqueuse des Empires centraux, à la légende d’une guerre défensive qui leur serait imposée contre l’agression, l’altitude de son pays. Il est évident que cette généreuse hypothèse ne saurait être admise par aucun observateur impartial de la politique européenne. La vérité est que la Hongrie était plus inféodée encore à l’Allemagne que l’Autriche. L’Etat transleithan s’appuyait sur le germanisme pour imposer sa domination aux Slaves du Sud.
L’auteur elle-même, avec sa bonne foi absolue, reconnaît d’ailleurs cette pente fatale de la politique hongroise, quand elle en vient à parler des populations slaves assujetties aux Magyars. La position fausse où se trouve la Hongrie lui a fait commettre, à son tour, une série d’incroyables fautes à l’égard de ces populations. Entravée, humiliée, elle est devenue ombrageuse et persécutrice. Blessée dans son orgueil national, elle a exercé sur de plus faibles des représailles. C’est un assez vilain trait de la nature humaine, avoue la comtesse Leutrum ; mais il est humain.
Que ce soit là une explication, nous n’en disconvenons point. Mais chercher à expliquer le fait, c’est le tenir pour accordé, et voilà précisément ce qui nous permettra de ne pas distinguer entre la Hongrie et l’Autriche dans la responsabilité des Empires centraux.
Elle se précise encore, du côté autrichien, par les propos qu’entendit la demoiselle d’honneur au printemps de 1906, le jour de son audience d’adieu au palais de l’archiduc à Vienne.
Fiancée au comte Leutrum, elle résignait sa charge et venait prendre congé. Elle fut retenue à déjeuner. Le baron d’Aerenthal était parmi les convives ainsi que la baronne, qui avait précédé immédiatement Mlle Okoliczanyi comme dame d’honneur de J’archiduchesse ; et l’entretien, au sortir de table, prit un tour d’intimité. Aerenthal rentrait de Saint-Pétersbourg, où il avait eté ambassadeur pendant plusieurs années. Il prit place sur un sofa avec le couple archiducal, en face du groupe que formaient les jeunes filles et la demoiselle d’honneur. Celle-ci l’entendit déclarer : « Une partie de la difficulté consistera toujours dans le moyen de pousser assez loin la provocation. Ils sont si ennuyeux avec leur pacifisme, leur placidité et leurs bonnes intentions. » Ils, c’était la Russie, de toute évidence. L’archiduc prononça : « C’est très ennuyeux, en effet, parce que, naturellement, si les choses en viennent à prendre corps, il ne faut pas que nous encourions l’odieux de provoquer une guerre. Cela pourrait créer une fatale divergence d’opinion parmi nos nationalités et attirer sur nos têtes le courroux de l’Angleterre, ce qui n’est pas désirable. » Aerenthal répliqua que l’on pourrait toujours trouver un prétexte, quand le moment serait venu. Il suffirait d’un coup quelque part, dans les Balkans, quelque chose qui parût parfaitement légitime, mais que la Russie ne pût pas accepter, parce qu’elle a toujours été le champion de la fraternité de tous les peuples slaves. On se conciliera l’Angleterre par le fait qu’on aura les Turcs avec soi : elle a trop de sujets mahométans à ménager pour changer jamais sa politique à cet égard. Il fut question des troubles de Russie, dont il ne fallait pas, dit Aerenthal, s’exagérer la portée, et aussi de la Pologne, qu’il s’agissait d’irriter contre la Russie. Quel dommage de n’être pas prêts à tomber sur la Russie maintenant, tandis que tout était en fermentation ! Mais il fallait six ou sept ans, peut-être plus, pour être en état de risquer le coup.
La même année, le comte Goluchowski, Polonais de naissance et marié avec une Française, la princesse Murat, abandonnait le pouvoir, vaincu par les intrigues d’Aerenthal, qui lui succédait, et auquel ses admirateurs allaient se presser un peu trop de décerner, après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, le qualificatif de « Bismarck autrichien. »
Cette année aussi, qui fut celle de son mariage, la comtesse Leutrum vint passer sa lune de miel dans une maison que lui prêtait sa tante, la princesse Paskévitch, à Temblin, aux portes mêmes de la forteresse d’Ivangorod. Ce séjour lui fut une occasion très saisissante de constater, une fois de plus, non pas seulement que la Russie ne souhaitait pas la guerre, mais, ce qui est plus grave, qu’elle ne donnait aucune pensée a la guerre, qu’elle n’y était pas préparée. On était alors en pleine révolution. Il eût été bien naturel qu’un sentiment de méfiance se manifestât à l’égard de ces étrangers, appartenant à un pays que les Russes pouvaient considérer comme inamical. A tout le moins, on aurait pu leur défendre l’accès de la forteresse. Le gentilhomme magyar et sa femme prirent l’habitude de fréquenter les magasins militaires installés à l’intérieur. Un peu plus tard, quand la révolution devint plus menaçante, un ordre général prescrivit que toute personne n’appartenant pas à l’armée eût à se munir d’un permis avant d’entrer. Le comte et la comtesse obtinrent un laissez-passer sans la moindre difficulté. Pas un regard malveillant, pas une parole ne vint leur rappeler qu’ils étaient des étrangers et qu’ils pouvaient paraître des suspects : ce ne fut partout, à leur égard, que confiance et amabilités. En 1910, la comtesse reçut chez elle, à Venise, sa sœur et son beau-frère, récemment mariés. Celui-ci était officier dans l’armée russe et revenait toujours, dans les conversations, sur l’immense besoin de paix qu’avait la Russie, désireuse qu’on la laissât travailler tranquille à son salut par la réorganisation et la régénération intérieure. Il se proposait même de quitter le service, tant l’idée de la guerre était loin de soir esprit. De mère française, il avait été élevé à Pétrograd et à Paris ; et si l’entente franco-russe avait été hostile à l’Allemagne, il en aurait laissé percer quelque chose dans sa conversation. De l’autre côté, au contraire, on se montrait ombrageux et toujours sur le qui-vive. Un neveu du comte Leutrum, jeune militaire dans l’armée autrichienne, devait aller en Russie pour être garçon d’honneur à un mariage. Au dernier moment, les autorités militaires lui interdirent le voyage. Le fait surprit ; et ce qu’il y a de certain, c’est qu’il témoignait de dispositions peu amicales.
Ces dispositions, la comtesse Leutrum les connaissait. Elle avait passé l’automne de 1909 au Nord de la Hongrie, chez des parents. Au cours des manœuvres annuelles, il y eut des officiers logés dans la maison. Le plus jeune d’entre eux, Tchèque de naissance, avait l’air sombre et comme accablé d’un secret. Les autres officiers paraissaient aussi étrangement nerveux. Ils ne voulaient même pas dîner au château, obligés d’être sans cesse dehors pour répondre aux appels du téléphone de campagne. Un soir qu’elle se trouvait seule dans la cour avec le jeune lieutenant, la comtesse lui demanda ce qui se passait. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait des officiers aux manœuvres, mais jamais elle ne les avait vus dans un tel état. Au contraire, ils étaient en général fort sociables. Le visage du jeune homme devint très grave, et il demanda à son tour : « Se pourrait-il donc, comtesse, que vous n’eussiez réellement rien remarqué ? » Et comme elle répondait par l’aveu de son ignorance et de sa curiosité, il reprit : « Alors, vous croyez que tout ceci n’est qu’une manœuvre ?… C’est une mobilisation secrète contre la Russie. » Et l’Autriche mobilisait pareillement dans le Sud contre la Serbie et le Monténégro. On avait dit aux officiers qu’il y avait des incidents de frontière au Nord, que les Cosaques avaient franchi la frontière de Galicie. Mais le jeune officier tchèque savait que c’étaient des mensonges. Il avait une sœur mariée en Russie et qui habitait précisément la ville frontière où l’on prétendait que les Cosaques avaient franchi la ligne ; elle aurait certainement connu le fait, d’autant plus que son mari appartenait à l’armée active, à Priez. « Pour moi, » conclut le malheureux garçon, « s’il y a une guerre, j’aurai à combattre et peut-être à mourir pour une cause étrangère à mon cœur. »
Comment l’idée du danger n’obséda-t-elle pas davantage l’esprit d’une personne avisée, si bien placée pour le voir, et dont les souvenirs attestent aujourd’hui qu’elle en avait relevé tant d’indices ? Elle était comme nous tous, hélas ! Après chaque crainte, après chaque alerte, le cauchemar se dissipait, et elle s’abandonnait à la croyance qu’il ne deviendrait pas une réalité. D’autre part, les tourments de sa vie privée émoussaient sa sensibilité pour les grands événements de l’univers. Elle traversa ainsi la période des guerres balkaniques, suivit les progrès que faisaient dans les sphères gouvernementales autrichiennes la folie des grandeurs et le désir de la guerre, et s’arrêta à cette conclusion, qu’elle se reproche aujourd’hui comme le résultat d’une vue stupidement courte : l’Autriche attaquerait la Russie ; la Hongrie ne la suivrait pas, et c’était la ruine certaine. Cela lui suffisait.
Nous n’insisterons pas sur la seconde moitié du volume, qui se rapporte au début des hostilités et nous donne des impressions de l’Allemagne en guerre. Elles sont loin d’être sans intérêt. Nous y voyons des exemples saisissants de la brutalité dont les Allemands témoignent envers leurs propres blessés et de la sauvagerie qu’ils apportent dans les rapports avec leurs ennemis. Par deux fois, la comtesse Leutrum a entendu des Allemands eux-mêmes corroborer avec honte et colère les plus horribles histoires racontées par les Belges. Son témoignage nous apprend ce qu’il en coûte à des officiers allemands d’être accusés de douceur. Il évoque enfin l’enfer de haine et de fureur qu’était Berlin le premier mois de la guerre où elle y vécut. Elle y éprouvait cette sensation nette et violente que le mal envahissait tout, qu’il enveloppait la capitale allemande. Quand les bulletins annonçaient des prisonniers, la foule s’écriait : « Hurrah ! nous pouvons les laisser mourir de faim ; ils sont à notre merci ! » Elle en vit un misérable cortège défiler dans les rues, entre deux rangées de spectateurs, au milieu des railleries, des huées, des rires et des insultes. Ils étaient couverts de poussière et, quand leurs pieds endoloris butaient, leurs gardiens les relevaient à coups de baïonnette dans le dos. Un jour, pour échapper à cette atmosphère d’hystérie, elle entra dans une église catholique ; elle espérait que la haine expirait au seuil de ce sanctuaire de sa foi. Mais non ! Un prêtre prêchait : il glorifiait et exaltait, il encourageait la haine. Pas un mot d’amour ou de miséricorde ; rien que haine et vengeance.
Toute cette partie confirme d’une manière saisissante tant de récits, d’où s’exhalent des vapeurs de sang et qui attestent la brutalité germanique. Mais le dessein de la comtesse Leutrum, en rédigeant ses Souvenirs, n’est que très accessoirement de nous édifier sur le caractère et les mœurs de nos ennemis. Il s’agit surtout de convaincre la Russie qu’elle a été victime d’une agression préméditée, que les responsabilités sont nettes, formelles, et que les amis de la paix, ou ceux de la justice, n’ont pas à répartir le blâme et à renvoyer les belligérants dos à dos. L’auteur, qui s’est empressé de reprendre la nationalité russe et s’est réfugiée en Hollande, écrivait pour la Russie de la révolution, quand il pouvait être temps encore de lui faire entendre la voix de la raison et de la vérité, de raffermir dans la guerre, aux côtés de ses alliés. Il est touchant d’entendre cette voix de femme, qui s’efforce de dominer le tumulte des combats et celui des passions populaires, et qui crie à ceux qu’il faut retenir sur la pente mortelle : « Croyez-moi, j’étais là, j’ai vu, je sais. » Nous n’avons pas de peine à la croire, nous, ici, car nous savons aussi. Mais là-bas, où elle voulait atteindre, l’a-t-on entendue ? Et servirait-il à quelque chose de l’entendre ? N’essayons pas de répondre à cette angoissante question. Soyons confiants, plutôt, que partout le vrai éveille des échos et que seules ses répercussions sont durables, parce que, seules, elles peuvent se prolonger à l’infini.
FIRMIN ROZ.
- ↑ Court and Diplomacy in Austria and Germany : What I know, by Countess Olga Leutrum, London, T. Fisher Unwin, 1918.