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Un Tour aux Neilgerrhies

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Un Tour aux Neilgerrhies
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1017-1041).
UN TOUR


AUX NEILGERRHIES





Ottacommund, avril 1853.


Je te vois d’ici, mon vieil ami, épeler à sept reprises le nom bizarre inscrit en manière d’épigraphe en tête de cette lettre, et te figurer, en désespoir de cause et de géographie, que les destins contraires m’ont conduit prisonnier dans quelque cité chinoise ou cochinchinoise. Calme tes craintes à cet endroit, et ne me vois ni rôti, ni bouilli, ni même empalé par les habitans du Céleste-Empire ou leurs voisins : je suis en pleine civilisation, dans un très-bon hôtel, un peu haut il est vrai; mais l’air qu’on y respire n’en est que plus pur. Je n’ai pas écrit six lignes que déjà je me laisse aller à une digression, car j’aurai mille occasions de te faire connaître les lieux où ton ami respire, dans le véritable volume que je veux te dédier : cent pages au moins d’études de mœurs, d’aperçus piquans, d’aventures romanesques, car il y a du romanesque aussi dans mon histoire ! Mais sortiront-elles un jour des limbes de mon cerveau pour passer sur le papier? Là est la question, comme dit Hamlet. Quoi qu’il en soit, je règle a priori l’arriéré de notre correspondance, et te donne le résumé de ma vie depuis ma dernière lettre. De quand date-t-elle? — De Paris, vieille de trois ans, une invitation à dîner, si j’ai bonne mémoire.

J’arrive au fait : fatigué des incessantes chaleurs du Bengale, condamné à l’inaction pour quatre mois au moins, jusqu’à l’arrivée d’Europe des nouveaux papiers nécessaires à la liquidation que je poursuis, j’ai échangé les rigueurs du soleil de Calcutta pour le climat salutaire des montagnes qui s’élèvent à l’intérieur de la présidence de Madras. Les communications sont si faciles et si promptes, grâce aux magnifiques steamers de la compagnie péninsulaire, que cinq jours après avoir quitté la cité des palais je recevais, sur la barre de Madras, la plus belle douche qui puisse échoir à un cerveau non fêlé, et débarquais, ruisselant comme un fleuve mythologique, au pied du fort Saint-George. Pour qui sort de l’activité commerciale de Calcutta, Madras a un aspect calme et tranquille qui impose et étonne. Ce ne sont que carrés de gazon déserts, longues et larges rues tracées au milieu de jardins, car les distances à Madras dépassent toute idée. Madras s’enorgueillit de deux choses : sa brise de mer, qui vers le soir vient rafraîchir l’air embrasé par le soleil du jour, et son club. J’entrerai dans quelques détails sur ce magnifique établissement, dans lequel, par la bienveillante attention d’un ami, je fus admis comme membre honoraire. Une des supériorités les moins incontestables de la race anglo-saxonne sur les autres nations européennes est assurément la parfaite intelligence avec laquelle elle comprend et pratique la vie en commun entre hommes. L’établissement du club de Madras illustre d’une manière frappante cette vérité. Situé à trois mille environ du débarcadère, au centre du quartier élégant, c’est une sorte de phalanstère non prévu par Fourier et ses disciples, dans lequel on rencontre tous les luxes et les distractions qui peuvent servir à rendre supportable la vie de l’Inde : chambres à coucher bien aérées avec cabinet de bain, salles de billard et de lecture, cour de raquettes, glaces et sorbets à toute heure, une cuisine honorable, et une cave presque distinguée. A sept heures du soir, l’aspect de la salle à manger du club présente un singulier mélange des luxes de l’Europe et de l’Asie. Une douzaine de tables, soumise à l’action d’énormes punkhas, sont dressées avec une exquise recherche. Une armée de serviteurs vêtus de longues robes blanches, à turbans larges et retroussés d’un côté, en uniforme complet des soldats assyriens de l’opéra de Semiramide, dispensent, sans chanter toutefois le moindre chœur italien, le roastbeef de la vieille Angleterre, les curries épicés de l’Inde, ou le champagne frappé cosmopolite. Je n’élevais qu’une seule objection contre toutes ces bonnes choses: le soleil torréfiant de Madras ! Je n’avais pas fait cinq cents lieues pour griller en dépit de la brise de mer, dont je ne parle pas et pour cause, pour griller, dis-je, ni plus ni moins que je ne le faisais dans la cité des palais. Aussi mon séjour au Madras Club ne fut-il que de courte durée; le cinquième jour de mon arrivée, vers quatre heures, après avoir liquidé mes dépenses dans la chambre du secrétaire, dépenses fort modérées, j’allais gagner l’équipage qui m’attendait dans la cour, quand je fus rejoint en toute hâte par mon ami F... Tu connaîtras bientôt cet excellent homme, car il quitte l’Inde dans deux mois pour l’Europe, et m’a promis d’aller te voir.

— Vous n’avez pas de lettres de recommandation, je le parie, me dit F... d’un ton de reproche.

— Ma foi non, lui répondis-je; je compte sur la Providence et l’hospitalité britannique.

— Je l’avais pensé, reprit mon interlocuteur; aussi vous ai-je préparé cette lettre d’introduction qui en vaudra cent. Elle est destinée au caplain Henry Brown, magistrat dans les hauts, un homme charmant, marié à une femme plus charmante encore, à laquelle je ne connais qu’un seul défaut, une antipathie absolue pour tout ce qui est France et Français. Pitt and Cobourg, God bless the king and d.... Boney !

— Merci du cadeau, dis-je non sans ironie.

— Vous êtes homme à la faire revenir de ces préjugés d’un autre âge, poursuivit F....

— On fera de son mieux, repris-je du haut du marchepied, en tendant la main à F..., qui la serra affectueusement en me disant: God bless you, et je m’insérai dans mon véhicule.

Quelques détails maintenant sur l’équipage dans lequel j’avais pris place : une sorte de chariot à deux roues, peint de rouge, et recouvert d’une toile grise; à l’intérieur, un matelas blanc ou à peu près, étendu sur un fond de bois. Une demi-douzaine de coussins et d’oreillers tapissent les parois de la voiture, et c’est là une précaution indispensable pour quiconque veut arriver au port avec le libre usage de ses membres, tant les cahots de la route sont quelque chose d’affreux. Voilà pour les comforts du corps. Quant à ceux de l’estomac, un voyageur prudent comme moi ne les a pas négligés. Nous comptons un effectif respectable de sodawater, de sherry, de pain et de viande froide, car il faut vivre quatre jours au moins sans compter sur les ressources des bungalows de la route. Sur le devant, dans une espèce de cabriolet, un cocher enturbanné et mon domestique, et enfin à l’attelage deux rosses étiques que je ne savais pas toutefois devoir si promptement et si profondément regretter. Au lendemain, à une dizaine de milles de Vellore, j’échangeai mes coursiers contre des bœufs, et continuai mon voyage, en ce siècle de locomotion à la minute, dans le véritable appareil d’un roi mérovingien. Au bout de deux jours de marche, j’arrivai cependant à Bungalore; le troisième, je laissais à ma droite, dans l’après-midi, le fort en ruine de Seringapatuam, où s’élèvent les tombes de Hyder-Ali et de Typpoo-Saïb; enfin le quatrième jour, j’étais rendu, a quatre heures, contusionné, rompu, meurtri, malgré mes six coussins, plus que je ne saurais dire, au pied des Neilgerrhies, à la station de Seagour, où un cruel désappointement m’attendait. Il avait été convenu entre l’entrepreneur de Madras et moi que je trouverais à l’entrée de la passe des coolies pour porter mon bagage, et un poney pour me porter moi-même pendant les quatorze ou quinze milles qui séparent Seagour de la petite ville d’Ottacommund, terme de mon voyage; mais le poney n’était pas arrivé, et la voiture ne pouvait aller plus loin. Ma situation était des plus embarrassantes. Il n’y avait pas à songer à demander l’hospitalité des misérables cabanes qui se trouvent au pied de la montagne, ni même et plus simplement à passer cette dernière nuit dans ma voiture : l’air que l’on respire dans la vaste jongle qui s’étend autour des Neilgerrhies est mortel. Tous mes amis m’avaient recommandé de ne coucher sous aucun prétexte dans ce dangereux endroit, si je voulais échapper à une de ces fièvres de jongle (jungle fever) qui sont toujours mortelles, ou peu s’en faut. Je ne tenais nullement à faire l’épreuve sur moi-même, in anima vili, de la véracité des renseignemens qui m’avaient été donnés; je me déterminai donc à gagner à pied un bungalow qui se trouve à moitié chemin dans la montagne, et séduit même par le titre d’Hôtel Bungalow qu’un natif lui donna, avec une imprudence indigne d’un voyageur expérimenté, je ne voulus pas charger inutilement mon domestique des quelques provisions de bouche qui me restaient. Vers quatre heures, je me mettais assez tristement en route en compagnie de mon serviteur, laissant mon bagage sous la surveillance de la Providence et du cocher. Te dire que j’admirai beaucoup le beau paysage des montagnes, leur riche verdure sillonnée de limpides cascades, serait trahir honteusement la vérité. Pendant les deux mortelles heures de la route, insensible aux charmes de la nature, je me livrai à une série d’apostrophes colériques qui eurent successivement pour objet les rayons de feu qui chauffaient mon cerveau, en dépit d’un chapeau solah, à une température rouge, les brodequins à minces semelles qui protégeaient si imparfaitement mes pieds contre les aspérités du chemin, enfin l’insidieux entrepreneur qui avait abusé de ces deux choses sacrées : la fidélité due à un contrat et les jambes du voyageur. Le jour tirait à son déclin lorsque j’arrivai au terme de ma route, exténué de fatigue, mourant également de soif et de faim. Les ressources que j’allais trouver au gîte n’étaient guère faites pour tempérer mes mélancolies outrées. Un canapé à natte de jonc, une table, deux chaises, du pain dur, des œufs non frais, du thé infiniment plus suisse que chinois, et une poule qui chantait encore, l’Hôtel Bungalow n’avait pas autre chose à m’offrir.

Le paysage qui s’offrait à ma vue était d’ailleurs magnifique. Le flot écumant d’une belle cascade bondissait de rochers en rochers à quelques pas de la maison. A travers la gorge de la route, j’apercevais une mer de verdure fantastiquement éclairée des rayons d’or d’un soleil couchant. Ce glorieux paysage, deux excellens cheroots rétablirent l’équilibre dans mes humeurs, et la nuit tombée, aussi gai que peut l’être un homme rompu de fatigue, j’allai chercher l’asile du canapé à natte de jonc, qui n’était pas aussi méchant qu’il en avait l’air, et se trouvait infiniment préférable à la voiture de Procuste dans laquelle j’avais passé les trois nuits précédentes. La Providence voulut sans doute nie tenir compte de toute cette philosophie. Les premiers engourdissemens d’un sommeil réparateur avaient à peine fermé ma paupière, que j’entendis résonner dans la gorge de la route un bruit de voix et des pas de chevaux. Ce bruit s’approcha peu à peu, et bientôt je dus reconnaître, à des marches et contre-marches qui faisaient tressaillir la maison dans ses fondemens, que l’on s’y livrait à une activité inaccoutumée. Un cliquetis de bon augure de verres et de fourchettes tinta dans la chambre voisine, et mon nerf olfactif saisit au passage une odeur de rôti si délicieuse, que je ne pus m’empêcher d’évoquer le souvenir du festin de la Bible et de me tristement comparer au pauvre Lazare; mais je n’avais pas affaire au mauvais riche, car soudain mon domestique entra, une carte de visite à la main, en me demandant si je voulais recevoir le sahib qui me l’envoyait. La carte était formulée ainsi : captain Henry Brown, Madras infantry. Je prévis immédiatement que ce digne étranger, instruit par l’indiscrétion de mon hôte ou par celle de mon domestique des détails de mon repas d’anachorète, venait me prier de partager son souper. L’odeur du rôti devenait de plus en plus délicieuse, mes petits boyaux criaient décidément famine. Passant donc un paletot et des chaussettes, je me mis en appareil convenable pour recevoir le nouvel arrivant. Le capitaine Henry Brown pouvait avoir trente ans, avait une belle et noble figure militaire. La bienveillance de son regard et la douceur de sa voix tempéraient ce que ses traits pouvaient avoir de trop accentué. Ses manières aisées, sans être familières, décelaient un homme de la meilleure compagnie. C’était enfin un type accompli de ces officiers éclairés et intrépides qui, sur les champs de bataille ou dans le cabinet du magistrat, servent de leur sang ou de leurs veilles la cause de la vieille Angleterre. Il s’excusa, en termes fort courtois, de se présenter à moi sans introduction antérieure; mais les circonstances étaient pressantes, le souper sur la table, et il venait me prier de le partager. Mon estomac, dans sa détresse, se fût contenté d’une étiquette beaucoup moins rigoureuse. J’acceptai donc, sans me faire prier davantage, et suivis le capitaine Brown dans la chambre voisine, où un véritable repas de chasseur, — un rôti de caille, du jambon et deux bouteilles d’excellent vin, — nous attendaient. Mon hôte et moi, nous fîmes promptement plus intime connaissance ; je lui remis la lettre d’introduction qui m’avait été donnée pour lui à Madras, et il se félicita de l’avoir prévenue. Le capitaine Brown avait passé deux années de sa jeunesse en France, dont il conservait un précieux souvenir. De plus, les grandes gloires de l’épopée militaire de l’empire parlaient à son esprit enthousiaste de la noble profession des armes. Lui-même avait vu de glorieuses guerres et fait, en qualité d’aide de camp du général…, les campagnes du Sutledje. Une position civile grassement payée avait été, comme cela se pratique dans l’Inde, la récompense de ses services militaires ; mais les travaux du cabinet ne satisfaisaient point ses instincts guerriers, et c’était avec un poétique regret que, jetant ses regards sur le passé, il me parlait des angoisses de la nuit de Ferozeshur ou de l’attaque de la redoute de Sobraon. J’abusai sans vergogne de sa conversation pleine d’intérêt, et la nuit était déjà avancée, lorsque nous primes congé l’un de l’autre, après une promesse mutuelle de nous revoir au premier jour. Le lendemain, mon poney retardataire arrivait à la porte du bungalow, et pendant que mon ami improvisé descendait dans la jongle, pour continuer ses chasses, je reprenais dans la montagne la route de la station d’Ottacommund. Au bout de deux heures de marche, je descendais à la porte de l’excellent hôtel tenu par M. Dawson, et fus bientôt installé dans la charmante petite chambre d’où je t’écris en ce moment. Autour de moi, rien qui rappelle l’Inde et ses accablantes chaleurs. Sur le lit, deux couvertures, joies et délices ! deux couvertures et une petite cheminée annoncent un climat sain et fortifiant où les salutaires atteintes du froid retrempent les constitutions européennes minées par les chaleurs débilitantes des plaines ; des rideaux de damas de laine, une table d’acajou, deux bons fauteuils, et sur la muraille, les éternels portraits d’Eclipse et de Plenipo composent le mobilier de ma chambre, dont les fenêtres ouvrent sur un délicieux petit jardin planté de rosés, de géraniums, de dalhias, vieux amis d’Europe, dont l’aspect est bien doux à l’œil de l’exilé. Deux lignes à part pour deux héliotropes monstres, les modèles du genre, qui mesurent tous deux dix pieds de hauteur, l’un sur quarante-quatre, l’autre sur trente-huit pieds de circonférence, et qui, chargés de fleurs, exhalent autour d’eux une odeur délicieuse.

Tu crois sans doute qu’après tout ce verbiage j’en ai fini avec mon exposition, et que je vais enfin arriver à l’aventure romanesque dont je t’ai promis le récit au début de cette lettre. Grande est ton erreur, et cependant je vais faire de mon mieux pour ne pas abuser par trop de ta patience. Pour cela, il me faut remonter à quelques années en arrière, aller fouiller dans les souvenirs de ma vie, de notre vie de jeune homme, car tu es aussi pour quelque chose, et sois-en fier, dans mon histoire. M’y voici. Te souviens-tu de la seule querelle presque sérieuse qui ait jamais troublé une amitié de vingt ans? Tant d’orages ont grondé depuis sur nos têtes, que ce détail insignifiant a pu sortir de ta mémoire : permets-moi donc de le rappeler en quelques mots à ton souvenir. Ce soir-là, c’était la fête du lac d’Enghien; il y a de cela cinq ou six ans; nous étions jeunes alors ou à peu près, peu scrupuleux dans le choix de nos plaisirs et de nos amours, et, si je m’en souviens bien, attablés en partie carrée dans un cabinet du restaurateur du Joli Moulin, — toi, moi-même, une dame dont le nom m’échappe, et cette excellente fille que j’avais surnommée du nom de Mm" Dubuisson à cause de son amour effréné pour les écrevisses. Le porte-t-elle toujours avec honneur et sans gastrite? Ce qu’Adèle avait consommé de rouges crustacés dépassait toutes limites. L’unique et dernier débris du troisième buisson ayant figuré sur son assiette, par pure humanité j’opposai un refus inexorable à ses instances de faire un nouvel appel aux ressources écrevissières de l’établissement. Une querelle domestique s’ensuivit. Mal soutenu de ton côté et poussé à bout par des reproches immérités de parcimonie, j’ordonnai au garçon de servir sur la table toutes les écrevisses disponibles au buffet, m’engageant de plus à payer la prime d’un kilogramme de croquignoles par douzaine d’écrevisses que notre convive ferait passer de son assiette dans son estomac, carapace non comprise. L’affamée s’arrêta à la quarante-huitième, et moi-même je sortis pour remplir les termes de mon engagement, en allant chercher dans la foire huit livres de croquignoles. Ta mémoire suffisamment rafraîchie te rappelle maintenant sans effort que vous m’attendîtes inutilement jusqu’à onze heures dans le cabinet du Joli Moulin; que, saisis d’impatience et de crainte, vous vous livrâtes dans le parc et au bord du lac aux plus minutieuses recherches, sans retrouver ni ma personne ni la voiture qui nous avait amenés, et qu’enfin, à bout de force et de patience, vous vous décidâtes à rentrer au logis dans un déplorable coucou. Le mot est de toi. Si de tous ces détails tu te souviens, tu te souviens encore de notre grande scène du lendemain, où tu me prouvas catégoriquement que j’avais abusé de tes jambes comme jamais Damon n’avait abusé des jambes de Pythias, sans oublier la maladie de cette bonne Dubuisson, qui voulut donner les apparences d’une maladie de cœur à ce qui n’était qu’une bonne et loyale indigestion. Voyons, après six ans, que je t’explique le mystère de ma disparition. En quittant le Joli Moulin, je m’étais dirigé vers la grande allée du parc, à la recherche de mes croquignoles. Les premières boutiques n’offrant rien d’appétissant à ma vue, je m’engageai dans la foule qui se pressait sous les verts marronniers, et suivis nonchalamment son cours. Soudain, au détour d’une allée, une jeune femme haletante, la voix brève, la figure empourprée, s’arrêta près de moi et me salua de ces mots : For God’s sake, sir, have pity on me. J’eus bientôt deviné la cause de son émoi en voyant apparaître parmi les arbres un groupe de figures suspectes le chapeau sur l’oreille, la pipe à la bouche, des messieurs de la veille et de l’avant-veille, qui, s’arrêtant à distance, lancèrent sur nous des regards ironiques. Ma présence mit un terme aux poursuites de ces galans de bas étage; ils continuèrent quelque temps à nous observer de loin, puis finirent par disparaître dans la foule. Pendant ce temps, la jolie étrangère, car j’avais pu me convaincre à plusieurs reprises qu’elle était jeune et charmante, séduite par des protestations de dévouement que j’avais pris soin de formuler avec mes th les plus irréprochables, m’avait mis au courant de ses aventures. Deux heures auparavant environ, elle avait été séparée dans la foule de son mari, que malgré toutes ses recherches elle n’avait pu retrouver, et, se voyant en butte aux poursuites du groupe qui venait de disparaître, elle n’avait pas hésité à se mettre sous la protection d’un compatriote. Un compatriote! tu m’entends, profane qui as si souvent tourné en dérision mon anglomanie, mes allures d’Anglais pour rire, comme tu les appelais, si ma mémoire n’est pas en défaut. Nouveau corbeau de la fable, j’avalai sans défiance les flatteries ingénues du joli renard en robe de mousseline, et, avouant modestement à la belle étrangère que je n’avais pas l’honneur d’être son compatriote, je réclamai cependant la faveur de l’accompagner jusqu’à ce qu’elle eût rejoint son mari. Il y a toujours eu chez moi, même aux jours les plus fous de la jeunesse, un vieux fonds de prosaïsme qui n’acceptait que sous bénéfice d’inventaire les incidens romanesques de la vie. Aussi, fidèle observateur de l’axiome attribué au prince des diplomates, comprimant les élans généreux du premier mouvement, j’interrogeai de nouveau d’un œil scrutateur le visage et les allures de ma jeune protégée. Réflexion faite, tout rigoureusement pesé et considéré, il me fallut admettre que la Providence m’avait envoyé là une délicieuse aventure. L’inconnue n’avait pas vingt ans; ses yeux bleus, limpides, innocens, d’une couleur de bluet, respiraient une candeur angélique. Des grappes soyeuses de cheveux châtains encadraient l’ovale de son frais visage. De plus, sa voix douce et harmonieuse donnait à toutes ses paroles un charme sympathique qui touchait droit au cœur. Sa mise, d’une simplicité un peu puritaine, se composait d’une robe de mousseline grise, d’un châle de tartan et d’un chapeau de paille à rubans écossais; mais le gant et le brodequin étaient irréprochables et annonçaient, chose rare chez une Anglaise, des extrémités du plus parfait modèle. Une douce intimité s’établit bientôt entre nous, et elle me mit au courant de toute son histoire. Elle était fille d’un officier supérieur de l’armée anglaise qui, retiré du service, vivait dans les montagnes de l’Ecosse en gentleman farmer. Mariée depuis trois mois avec un lieutenant de l’armée des Indes, elle se rendait avec son mari à Madras, et, avant de dire adieu à l’Europe pour de longues années, le jeune couple avait voulu prendre une idée des plaisirs de Paris, où il se trouvait depuis huit jours. J’eus bientôt fait connaissance avec toute la famille, les deux sœurs cadettes, le jeune frère Tom, le petit favori, et Bérénice, une belle jument brune sur laquelle ma jeune protégée avait hardiment suivi pendant la dernière saison les chasses de Melton. Te dire que j’aspirais ardemment à rencontrer le benêt de mari dont la présence mettrait fin à ce charmant tête-à-tête, que je pris en pitié l’attente mortelle où vous deviez être, toi et tes compagnes, serait abuser de la vérité, et je dois t’avouer en toute honte que, sans une pensée de remords pour les amis que j’abandonnais au Joli Moulin, je continuai, en vrai paladin du bon vieux temps, à présider aux destinées de la jolie Écossaise, jusqu’à ce que la solitude et l’obscurité du parc fussent venues nous apprendre qu’il n’y avait aucune chance de mettre la main sur l’époux perdu. Ma situation devint alors fort embarrassante. D’une part, je ne pouvais penser un seul instant à abandonner la jeune femme sur les rives du lac d’Enghien; de l’autre, la présenter à nos convives et la ramener à l’hôtel Meurice en compagnie de Mme Dubuisson et de son amie eût été une inconvenance que je me fusse reprochée toute ma vie. Après mûres considérations, je me décidai à lui donner la voiture qui nous avait amenés et se trouvait à la porte du parc, confiant ainsi à la Providence, qui ne pouvait manquer de reconnaître une si belle action, le soin du retour de notre compagnie; mais lorsqu’auprès de la grille, à quelques pas du carrosse, j’eus annoncé à ma compagne improvisée qu’il était à ses ordres et prêt à la reconduire au domicile conjugal, elle me reprocha presque vivement de l’abandonner ainsi, me parla de ses terreurs mortelles seule sur cette longue route, des difficultés qu’il y aurait pour moi à trouver un autre équipage, et tout cela avec tant d’éloquence, que je me rendis à son argumentation, et résolus d’accomplir jusqu’aux limites de la rue Saint-Honoré les devoirs de ma mission protectrice.

Vous passâtes en ce moment à dix pas de moi, je vous reconnus fort bien malgré l’obscurité; mais, fier et immuable dans mon dessein, j’offris à l’étrangère l’holocauste de vos jambes avec le même stoïcisme que Jephté sa fille au ciel. Ma compagne venait de s’installer sur les coussins du landau; moi-même je me disposais à y prendre place, quand elle m’avoua, non sans rougir, que la fatigue et les émotions de la soirée lui avaient donné une soif irrésistible. J’envoyai immédiatement Jean au café voisin chercher un verre d’eau sucrée. Il revint en toute hâte, apportant sur une assiette deux verres remplis d’un liquide dont je ne distinguai pas d’abord la couleur. La jeune dame vida le sien d’un trait; mais lorsque moi-même j’eus avalé une première gorgée, je reconnus un horrible mélange d’eau et d’eau-de-vie de cabaret que le drôle avait cru devoir faire pour corriger l’eau du lac d’Enghien, qui est mauvaise, comme il me l’assura avec l’imperturbable aplomb qui ne l’abandonne jamais. Deux minutes après, la voiture roulait bon train vers Paris... Mais je m’étais exagéré les charmes du retour. Nous n’étions pas sortis des rues du village, que je vis les beaux yeux de ma voisine se fermer, s’ouvrir, puis se refermer encore, et cédant à l’influence des fatigues et des émotions de la journée, aussi sans doute à celle de l’infernale boisson qu’elle avait avalée par mégarde, elle s’endormit d’un profond sommeil. Si je ne me trompe fort, en lisant ces lignes tu te félicites intérieurement de rencontrer dans la vie de ton ami des actions ignorées dont la pudique vertu rappelle la continence des Bayard et des Scipion. J’accepte ce tribut de ton admiration que ma conduite mérita alors à tous égards, car, les yeux attachés sur le doux visage de la jeune femme, je veillai sur son sommeil avec l’intérêt d’une mère veillant sur le sommeil de son enfant. Mon cœur n’avait près d’elle que de chastes sentimens; il me passait par l’âme comme des aspirations de tendresse étrange et infinie, où le pécheur s’inclinait avec respect devant la sérénité de cet être innocent que le souffle du mal n’avait jamais flétri. Non content de cela, les joies de la famille, les félicités calmes et pures du foyer domestique se reflétèrent dans mon imagination, surexcitée comme par un mirage plein de poésie, et j’enviai, oui, j’enviai, moi, profane, le sort de l’heureux mortel qui avait associé à sa vie ma jeune protégée. Je pourrais t’en dire bien davantage, si je n’entendais d’ici l’éclat de rire satanique dont tu salues ces bergeries rétrospectives; aussi je m’arrête, ou plutôt je reprends mon récit. La température était devenue très froide, une bise aigre sifflait dans la campagne et pénétrait dans la voiture par un carreau brisé. Je remarquai que le corps de ma voisine frissonnait sous son souffle glacé, et me penchai doucement pour la couvrir de mon manteau. En ce moment, un cahot violent souleva sa tête, et les grappes parfumées de ses beaux cheveux châtains voltigèrent au ras de mes lèvres, qui, dois-je le dire? Les effleurèrent d’un baiser... Presque honteux de mon larcin, j’épiais avec anxiété le visage de la jolie dormeuse, lorsque ses lèvres purpurines murmurèrent les mots : Hhinree dère[1] ! et sa main trompée serra la mienne avec effusion………..

Voici les trois coups sacramentels du gong, car notre cloche ici c’est un gong, qui m’annoncent que le roastbeef quotidien va faire son apparition sur la table de la salle à manger; aussi je finis en deux mots le premier acte de mon aventure. Le lendemain, Jean me rapporta une boucle d’oreille qu’il avait trouvée dans la voiture, un assez curieux bijou figurant un papillon aux ailes semées de rubis, dont je demeurai définitivement possesseur. Au revoir

SIR MAGNIFICO B1GWIG, cinquante ans, Bombay civil service; agent diplomatique accrédité par l’honorable compagnie des Indes près le nawab de Hatterabad. Visage couleur de safran, blanches et longues dents, chevelure poivre et sel relevée en conque marine sur la tempe gauche ; manières élégantes, des prétentions au bien conter; affecte de conserver intactes les traditions de toilette de l’époque de George IV et du beau Brummel. Cravate blanche minutieusement empesée à nœud géométrique. Tenue noire, bas de soie et souliers vernis.

MAJOR JOHN BULL, 107e régiment, armée de la reine. Quarante-sept ans, calvitie absolue, joues rubicondes, favoris taillés en demi-lune. Belle prestance et magnifique estomac. Homme de méthode et régulier dans ses allures comme un chronomètre. Veste rouge à torsades d’or sur l’épaule, pantalon et gilet blanc.

CAPTA1N LIVER, 81e régiment, armée de Madras. Trente-six ans. Six pieds, carrure de colosse. Joue consciencieusement avec la plus florissante santé le rôle de malade imaginaire. En état de révolte permanente contre l’atmosphère, il poursuit indistinctement de ses invectives le froid et le chaud, le calme et le vent, le soleil et la pluie. Se livre, lui, ses chiens et ses chevaux, à d’impitoyables débauches de calomel.

Honorable RICHARD BUTTERFLY, cornette au 31e régiment de dragons, armée de la reine. Vingt ans, tournure élégante, charmante physionomie. Exilé dans l’Inde par un père mécontent des instincts de libéralité révélés par sa progéniture au collège d’Oxford. Une rare bonne volonté dont on doit lui tenir compte à parler ce qu’il s’imagine être la langue française. Raffole de Paris, où il a passé sept jours, en route pour Marseille, et professe un culte passionné, comme il appartient à tout bon Anglais, pour les grisettes, les romans de Paul de Rock et les Trois Frères Provençaux. Modes de la prochaine saison.

EPHRAIM SHORTBRAIN, esquire. Vingt-sept ans. Deputy magistrate and collector du district de Monrgrebad. Vieillard précoce et religieux. Auteur de Guerre à la papauté, ou les Iniquités de la Babylone moderne dévoilées par un chrétien, petit pamphlet presbytérien écrit avec une verve digne de Luther. Vice-président de la société de tempérance de Thrabpour, membre correspondant de toutes les sociétés évangéliques des deux mondes. Visage long et blême, cheveux jaunes et rares; vêtement noir et flottant affectant la forme cléricale. Voix nazillarde et traînante faite pour le psaume.

Un ÉTRANGER de distinction, distinguished Foreigner (c’est ainsi que l’on me désigne ! ).

EZÉCHIEL, âge inconnu. Hindou christianisé, domestique de Shortbrain. Cultive avec le plus grand succès, sous prétexte de baptême, les sept péchés capitaux, avec et y compris l’ivrognerie. Costume européanisé.

DOMESTIQUES NATIFS.


(Une salle tendue de papier rouge à raies noires, éclairée de quatre lampes suspendues au plafond. Sur le mur, une collection de tableaux représentant divers épisodes du Great Liverpool steeple-chase 1837. Aux côtés de la porte de service, deux buffets d’acajou. Au milieu de la chambre, une table de six couverts fort proprement servie. Au-dessus du plateau de la cheminée, une horloge qui vient de sonner sept heures, et dans son foyer un démenti au proverbe « pas de fumée sans feu. » Le major Bull, renversé dans un fauteuil, les pieds appuyés sur le marbre de la cheminée, étudie avec un profond intérêt l’annuaire de l’armée du Bengale.)


L’ÉTRANGER, entrant.

Ah ! major, comment cela va-t-il ?

BULL.

Très bien. Une soirée magnifique qui a couronné dignement une journée superbe ; admirable climat, l’on s’y sent revivre !

L’ÉTRANGER.

Pas de nouvelles de la malle d’Europe ?

BULL.

Non ;… mais des nouvelles bien intéressantes de Birmanie : la fièvre et le choléra y font rage ! Sept vacances en quinze jours dans le 71e ! Voilà des chances pour les officiers ! La promotion marche partout, sauf dans mon pauvre 101e, qui est le régiment le plus mal heureux du service de sa majesté. Les champs de bataille, les garnisons pestilentielles n’y font rien ; il y a sur nous comme un sort qui nous rend tous immortels, (D’un ton solennel.) Stuble, monsieur, notre plus jeune enseigne, a dix ans de grade !

UNE VOIX TRAÎNANTE, au dehors.

Ézéchiel… Ézéchiel.

LIVER, entrant en se frottant les mains comme un homme gelé.

Quel froid !… quelle brise !… l’horrible climat (Il salue de la tête l’étranger et le major Bull. Après avoir pris un air de fumée, s’adressant à un domestique :) Allez dans ma chambre prendre sur la table de toilette une bouteille pleine ; vous la porterez à l’écurie à mon syce.

LA VOIX TRAÎNANTE, avec impatience.

Ézéchiel,… Ézéchiel,… Ézéchiel.

BULL.

Qu’est-ce qu’il a donc, notre voisin ?

LIVER.

Oh ! comme toujours, il ne peut rien faire de son Ezéchiel ; mais aussi peut-on imaginer qu’un homme qui a dix ans d’expérience de l’Inde aille choisir pour domestique un Hindou christianisé, ce qu’il y a de pire dans la gent native, des êtres qui ont perdu le peu de bonnes qualités de leur race pour prendre en échange tous les vices de la nôtre. (Avec un profond tâtonnement au domestique qui vient de lui apporter une bouteille vide :)Eh bien !

BUTTERFLY, après avoir distribué île cordiales poignées de main aux trois convives.

La belle soirée ! Nous venons de faire autour du lac la plus ravissante promenade, si bien que je me sens un appétit d’enfer… À quand la soupe. (A Liver en contemplation devant sa bouteille :) Qu’est-ce que vous voulez faire de cette fiole ?

LIVER.

Figurez-vous qu’à deux heures j’avais fait infuser dix grains de calomel dans une pinte d’eau-de-vie à l’intention de mon bai brun qui a quelques boutons, et voilà ce qu’il en reste, (Il renverse le goulot de la bouteille, d’où il sort à peine quelques gouttes.) Qui m’expliquera ce mystère ?

BUTTERFLY.

Moi-même. En traversant vers trois heures le corridor, j’ai vu, de mes yeux vu il signor Ézéchiel qui donnait à cette bouteille dans votre chambre de toilette la plus fraternelle accolade.

LIVER.

Ah ! décidément, C’est trop fort. (A Shortbrain, qui salue les convives avec solennité :) Vous arrivez à propos pour apprendre les méfaits de votre serviteur.

SHORTBRAIN.

Ah ! voyons, laissez en paix pour une fois ce pauvre garçon, qui est dans un état à faire pitié, et pour lequel je viens d’envoyer chercher le docteur.

LIVER.

Eh ! je ne m’en étonne pas, puisqu’il a dans le ventre une médecine de cheval.

SHORTBRAIN, piqué.

Ce que vous me dites là est sans doute très spirituel, mais je vous avoue que je n’y comprends absolument rien.

LIVER.

Vous voulez les points sur les i, je vais les y mettre. J’avais laissé sur ma table dix grains de calomel infusés dans une pinte d’eau-de-vie, comme je viens d’avoir l’honneur de le dire à ces messieurs, et votre serviteur n’a rien trouvé de mieux que de s’appliquer spiritueux et médecine sur l’estomac. Butterfly a été témoin de la chose, je n’invente rien. (Butterfly fait un signe d’assentiment.) Vous êtes le seul, mon cher, à ne pas vous apercevoir des méfaits de ce drôle, qui, hier encore, à dîner, ne tenait pas sur ses jambes. Espérons toutefois que la leçon qu’il a reçue aujourd’hui lui servira.

SHORTBRAIN, abasourdi.

Je demeure confondu ; un homme si pieux !

(pendant cette conversation, les domestiques sont venus déposer les plats sur la table. Magnifico entre, salue l’assemblée, et s’installe à la place d’honneur. Les autres convives suivent son exemple, et Shortbrain dit solennellement les grâces. La soupe et le premier service s’achevait dans un profond silence. )

BUTTERFLY, à l’étranger.

Moosoo, vos hovréré-je um pô de cé régouth.

L’ÉTRANGER.

Oserai-je vous demander ce que c’est ?

BUTTERFLY.

Je nan cés réen. Et vôs, Magnifico ?

MAGNIFICO.

Ni moi non plus. Vous me voyez aussi embarrassé que Bell devant son Chinois, — une histoire que vous connaissez sans doute ?

BUTTERFLY, candidement.

Non Vraiment. (Dis à l’étranger, avec des regards pleins de malice :) Voilà sept fois en quinze jours qu’il nous la raconte.

MAGNIFICO, s’écoutant avec intérêt.

Eh bien donc ! Bell, prisonnier en Chine et enfermé dans une cage, vivait sur la modique ration d’une livre de riz cru, lorsqu’un jour un Chinois compatissant lui présenta à travers les barreaux un plat de viande, d’un aspect succulent et d’une odeur embaumée, auquel le prisonnier eût fait le plus grand honneur, s’il n’eût craint que les débris du plus fidèle ami de l’homme ne fussent cachés sous cette fricassée. Depuis une heure, Bell, alléché par l’odeur, sollicitait dans son meilleur chinois des explications qu’il n’obtenait pas, lorsque enfin, avec un à-propos des plus ingénieux, il imita l’aboiement d’un chien, en désignant le plat du doigt : Aboua-boa, aboua-boa…Ouin, ouin, ouin, répondit l’homme aux longues nattes avec une perfection imitative telle que Bell, complètement rassuré, fit honneur au ragoût, un salmis de canard fort distingué, à ce qu’il m’a assuré depuis.

LIVER.

À propos de Bell, il se marie.

BULL.

Et qui épouse-t-il ?

LIVER.

La fille de sir William Humbug, le membre du conseil. Un beau mariage pour Bell, quoique la future ne soit pas une Vénus, et qui lui vaudra quelque bon emploi, car sir William ne néglige pas les intérêts de ses enfans.

MAGNIFICO.

Vous vous trompez : ce n’est pas Bell de l’artillerie qui épouse la fille de sir William, c’est Bell des ingénieurs, J.-P. Bell, et non pas J.-W. Bell.

LIVER.

Vraiment! Bell dont la sœur est mariée à Trump, le collecteur de Pannirabad?

MAGNIFICO.

Précisément. Lors de mon passage à Pannirabad, mistress Trump n’avait annoncé le mariage de son frère.

BUTTERFLY, poussant du coude l’étranger avec des yeux pleins de malice, à Magnifico.

Êtes-vous resté longtemps à Pannirabad?

MAGNIFICO.

Une dizaine de jours, assez pour visiter les environs, qui sont ravissans, et apprécier les comforts de l’établissement de Trump, auquel je ne fais qu’un seul reproche : c’est que l’on ne peut mettre le lez dehors sans se trouver face à face avec un tigre ou un léopard. Ils foisonnent, on en voit partout.

BUTTERFLY, bas à l’étranger.

Nous y voilà... l’histoire de la panthère! La connaissez-vous? (L’étranger répond par un douloureux signe d’assentiment )

MAGNIFICO, après une pause.

Le lendemain de mon arrivée, je déjeunais tranquillement avec Trump, quand un énorme animal tombe du ciel par la fenêtre au milieu de la chambre, et je reconnais une panthère grosse comme un veau. Je ne sais quelle expression revêtit ma figure, mais je sais fort bien que celle de Trump ne révéla aucune émotion : — Ne faites pas attention, elle est toujours ici... Vilaine bête! Pchit!... pchit!... répéta-t-il aussi tranquillement que s’il se fût agi d’effaroucher un chat en train de vider un bol de crème. Et en effet la panthère s’en alla par où elle était venue.

BULL.

Ce sont là de très jolis divertissemens, qui peuvent coûter cher cependant, témoin l’histoire de ce pauvre Sam Dick, qui est allé mourir à Cheltenham des suites des morsures d’un tigre qu’il avait élevé lui-même.

LIVER.

Ce pauvre Dick est donc décidément mort?

BULL.

Oui, décidément, et d’une mort bien indigne d’un brave tel que lui... C’était bien la peine d’échapper d’une manière providentielle, comme il l’avait fait, aux baïonnettes des Sicks, pour se faire déchiqueter comme un oiseau par un gros chat !

MAGNIFICO, vivement..

Vous parlez de l’homme de Ferozeshur?

BULL.

Précisément. Celui qui...

MAGNIFICO, lui coupant la parole.

Je tiens son aventure de lui-même, la voici mot pour mot. Il était par terre, une jambe cassée, dans l’intérieur des retranchemens des Sicks; notre ligne fuyait à la débandade. Un grand coquin de soldat, ivre de bang, appuyait déjà le fer de sa baïonnette sur la poitrine de Sam, sans que ce dernier sût même en quel langage demander quartier, lorsque, par une inspiration soudaine, il prononça le nom de bacshih[2]. — Bacshih? demanda le soldat. — Bacshih, répéta le blessé d’un ton si affirmatif, que le Sick déposa son fusil, prit Sam sur ses épaules, et vint le porter à notre camp, où il reçut un bacshih de cent roupies.

LIVER.

Qui a donc obtenu la majority laissée vacante par la mort de Sam?

BULL.

Christopher,... l’officier le plus heureux de l’armée: commission du 17 juin 1833. Lieutenant 25 octobre 1836; capitaine en février 1841 et major le 3 janvier 1850. Le tout sans avoir un sou à payer de sa poche ! (La nappe a été enlevée ; les convives, divisés en groupes, se livrent à des conversations particulières autour de la table ou auprès de la cheminée.)

SHORTBRA1N, à Magnifico avec chaleur.

Oui, monsieur, c’est à en rougir, la cour des directeurs a refusé... refusé! Il s’agissait d’une misérable dépense, d’un lac de roupies peut-être, et on en devait attendre les plus splendides résultats; mais nos gouvernans ont d’autres soins que de veiller aux intérêts spirituels des populations natives, et de poursuivre le paganisme dans ses repaires. Comme le pécheur de l’Évangile, ils ont des oreilles pour ne point entendre et des yeux pour ne pas voir. Politiques égoïstes qui ne comprennent pas que si la Providence a donné à l’Angleterre le magnifique domaine de l’Inde, ce n’est pas exclusivement pour encourager la culture du sucre ou de l’indigo, et pourvoir les cadets de famille sans fortune, mais que pour obéir aux voix d’en haut, ils doivent gouverner l’Inde par l’Inde et pour l’Inde, et préparer le jour de son émancipation!

BUTTERFLY, qui a suivi l’apostrophe de Sbortbrain, à l’étranger.

A-t-il le vin gai, l’aimable convive ! et le grand politique! Comme cela serait gentil, l’Inde gouvernée par l’Inde! Ézéchiel Ier, par la grâce de Dieu et des sociétés de tempérance, roi de Madras, Mysore et Canara... Et puis qu’est-ce que l’on ferait des cadets de famille et des filles sans dot? Il faudrait les noyer! Ce n’est pas que quant à moi je tienne beaucoup à ce pays et à l’existence que l’on y mène, une vie monotone, des jours qui se suivent et se ressemblent... Oh ! Paris, moosoo, c’est là qu’il fait bon vivre!

L’ÉTRANGER.

J’espère vous y voir un jour, et je serai fort heureux de vous en faire les honneurs... A notre rencontre sur le boulevard de Gand! (L’étranger et Butterfly se saluent du verre. )

BUTTERFLY.

J’ai tort de me plaindre, car nous devenons ici d’une gaieté folle. Deux piques-niques pour la semaine prochaine! Vous allez sans doute à celui que Brown donne demain au pic de Dodopett; toute la fleur d’Ottacommund y sera.

L’ÉTRANGER.

Je me garderai bien de faire défaut à cette aimable invitation...

LIVER, à Bull avec vivacité.

Je vous assure que si.

BULL.

Mille pardons! vous vous trompez.

LIVER.

Je vous répète que c’est la plus grosse somme qui ait jamais été donnée pour une majority. Je sais de bonne source que l’on s’en est occupé au quartier-général, et qu’un ordre du jour fulminant paraîtra à ce sujet.

BULL.

Je n’ai pas les chiffres présens à la mémoire, mais je vais vous les donner. (Il se lève et prend sur la cheminée un livre intitulé Bengal Army List, dont les pages sont couvertes d’annotation, marginales.) Nous y voici. En 1832, le major Stubb a reçu du corps pour prendre sa retraite quatre-vingt-onze mille roupies.

LIVER, vivement.

Je ne vous ai pas parlé de la cavalerie, où les commissions ont toujours une valeur plus élevée que dans l’infanterie.

BULL.

L’infanterie, soit. (Il feuillette le livre.) Nous y voici. 3e régiment : Hudson, qui a pris sa retraite en 1837, a reçu du corps quatre-vingt-six mille roupies. Nous sommes bien près..... (Il pousse du doigt quelques pages.).13e" régiment : Bird .....................

Ce qui n’empêche pas mes commensaux d’être de très bons, très bienveillans, très aimables compagnons, dont j’ai conservé, et qui, j’espère, conserveront de moi le meilleur souvenir.


Il y a trente ans, le magnifique plateau de ces montagnes était à peine connu de quelques chasseurs entreprenans, qui venaient y poursuivre le gibier dont elles étaient couvertes. Aujourd’hui la civilisation a pris pied sur cette terre, où le tigre et l’éléphant avaient seuls, jusqu’à ces derniers temps, élu domicile. De charmans cottages, des jardins fleuris, des routes excellentes, ont été improvisés partout comme par enchantement. Les montagnes de Neilgerrhies sont devenues une sorte d’Helvétie asiatique, au climat bienfaisant de laquelle les Européens de l’Inde viennent demander de rétablir des santés délabrées par les chaleurs dévorantes des plaines. Te dire qu’il faut espérer rencontrer ici le mouvement et les plaisirs d’Interlaken ou de Spa serait, sans aucun doute, abuser du privilège du voyageur; mais on y mène une vie simple, saine et comfortable, dont voici l’invariable menu. Au matin, une promenade à pied dans les montagnes; dans la journée, quelques visites, suivies d’une séance au club; vers cinq heures, promenade à cheval ou en voiture autour du lac, — et le soir un whist de santé, terminé à dix heures, vous permet d’être debout frais et dispos aux premières clartés du lendemain. Voilà en quelques lignes la vie de chaque jour des habitans de ces montagnes. Puis, comme pour justifier certaines traditions de plaisirs mondains, dont l’origine semble se perdre dans la nuit des temps, c’est le bal anniversaire de la naissance de la reine, quelques concerts donnés par un artiste voyageur, ou enfin un monstrueux dîner (burrah kkanah, c’est le mot consacré dans l’Inde) offert en signe d’adieu à quelque visiteur haut placé dans l’armée ou le service civil.

De digressions en digressions, j’en suis arrivé à briser complètement la trame de mon récit. Pour ne pas abuser toutefois de ta patience, je vais saisir sans plus tarder l’occasion qui se présente d’en renouer les fils en te conduisant au pique-nique donné par le capitaine Brown au pic de Dodopett.

Mon compagnon du bungalow de la montagne avait dérogé en ma faveur à l’étiquette de l’Inde, où l’étranger doit la première visite, pour venir me voir à l’hôtel. Moi, de mon côté, je m’étais rendu deux fois à son cottage; mais mes deux visites avaient été infructueuses, et je n’avais trouvé à domicile ni le maître ni la maîtresse. Ce que j’entendais dire de toutes parts des charmantes qualités de mistress Brown avait piqué ma curiosité, et l’un des plus grands plaisirs que je me promettais de la partie prochaine était sans contredit de faire connaissance avec cette jeune femme aimable pour tous, sauf pour mes compatriotes, ainsi que m’en avait averti mon ami de Madras.

Le jour du pique-nique, vers six heures et demie du matin, le major Bull et moi nous quittâmes l’hôtel de M. Dawson, montés sur deux bons poneys et suivis d’un troisième, porteur d’une cantine que mon compagnon, homme de prévoyance, avait soigneusement garnie. J’avais sans doute jusqu’ici apprécié à leur juste valeur les vertus privées de mon ami Bull, mais j’étais loin de soupçonner l’adoration fougueuse qui brûlait sous sa froide écorce pour les beautés de la nature et les points de vue pittoresques. J’eus bientôt à en faire l’expérience. Au bout d’une heure de marche au plus, nous venions d’arriver au bord d’un petit torrent, où coulait une eau limpide, dont quelques rares touffes d’herbes léchaient le cristal, quand mon compagnon déclara n’avoir rencontré de sa vie un endroit plus pittoresque pour un matinal déjeuner. Je donnai mon assentiment à cette proposition; nous démontâmes, la cantine fut ou verte, et ce ne fut qu’après avoir consciencieusement arrosé un plat de sandwiches d’une bouteille de bière que nous nous remîmes en route; mais nous n’avions pas fait deux milles, qu’en face d’un petit ravin planté d’héliotropes et de géraniums sauvages, le major Bull affirma de nouveau, par Jove et par George, que de sa vie il n’avait vu d’endroit mieux disposé pour une légère collation. J’accédai sans résistance à son désir; nous mîmes une seconde fois pied à terre et ne remontâmes en selle qu’après une halte de plus d’un quart d’heure que mon ami n’employa pas exclusivement à admirer les richesses du règne végétal. Le soleil marchait rapidement vers son zénith, la chaleur de ses rayons était devenue insupportable, lorsque Bull, en extase devant un panorama des plus vulgaires, m’annonça pour la troisième fois que si lieu au monde pouvait engager des voyageurs à prendre un rafraîchissement, c’était assurément celui où nous nous trouvions. J’étais saturé jusqu’au gosier de bière et de sandwiches; des pas tout frais de chevaux m’indiquaient clairement la route que j’avais à suivre, et j’opposai un refus formel aux offres du major, que j’abandonnai définitivement assis sur le gazon, et beaucoup plus préoccupé, quoi qu’il en dît, de mettre à sec une bouteille de stout que de contempler les splendeurs du paysage. Depuis vingt minutes environ, je continuais ma route solitaire, lorsqu’une scène d’un intérêt assez saisissant se présenta subitement à ma vue. A quelque distance devant moi, une dame à cheval se trouvait arrêtée aux bords d’un ruisseau. Une vingtaine de pas la séparaient à peine d’un troupeau de buffles à demi sauvages, en tête duquel se trouvait un animal de moyenne taille, la corne courte, le poil lisse, l’œil rond et féroce, dont l’aspect menaçant expliquait et justifiait en un mot le temps d’arrêt de l’écuyère et de sa monture. Je savais par expérience que ces animaux ne résistent pas à une bonne contenance et à quelques coups de cravache; ce fut donc avec un dévouement plus apparent que réel que, mettant mon poney au galop, je chargeai les bêtes cornues, qui prirent la fuite incontinent. Ln berger, descendu en toute hâte de la montagne, compléta ma victoire à grands coups de bambou, tandis que moi-même je venais rassurer la timide voyageuse; mais le danger qu’elle croyait avoir couru avait frappé son imagination, et je n’arrivai près d’elle que pour la recevoir dans mes bras et la déposer évanouie sur le gazon.

Dans dénûment d’eau de Cologne et de vinaigre, j’eus recours à l’eau du ruisseau, et, agenouillé près de la jeune femme, je lui humectais les tempes de mon mouchoir humide, lorsqu’une figure anxieuse parut au-dessus de mon épaule, et le capitaine Brown s’écria d’une voix profondément émue : « Eh bien ! qu’y a-t-il? »

En cet instant, le sang reparut sur les joues de notre intéressante compagne; ses yeux se rouvrirent, s’attachèrent sur mon voisin avec une langueur pleine de tendresse, et ses lèvres murmurèrent les mots : Hhinree dère!

Balthazar lui-même, lorsqu’il aperçut sur la muraille, au milieu des splendeurs de son festin, les trois mots cabalistiques, n’éprouva pas certainement un vertige comparable à celui qui traversa en cet instant mon cerveau. Étais-je le jouet d’un songe, d’une illusion d’acoustique? Cette voix, ces deux mots, je les avais bien certainement déjà entendus. Et non-seulement cela! Au témoignage de mon oreille vint se joindre le témoignage de mes yeux : l’ovale régulier de ce charmant visage, ces belles grappes de cheveux bruns, ces yeux d’une couleur de bluet, tout cet ensemble gracieux en un mot n’était pas nouveau pour moi; c’étaient là des traits amis que je connaissais de longue date.

Le capitaine Brown acheva promptement la cure que j’avais commencée. La jeune amazone, debout sur ses jambes, renouait les cordons de son chapeau, quand mon ami me tira de mes rêveries en amie, dit-il, j’arrive trop tard pour vous présenter mon ami….., qui s’est présenté lui-même en vrai chevalier français.

Mistress Brown répondit par quelques mots de remerciement, s’excusa en riant de son indigne faiblesse, et quelques instans après nous reprenions notre ascension vers le lieu du rendez-vous; mais je ne profitai pas de la rencontre victorieuse qu’un bienveillant et romanesque hasard m’avait ménagée avec mistress Brown, et, marchant à l’arrière-garde, je demeurai tout entier à d’irrésistibles souvenirs.

Un petit quart d’heure de marche nous conduisit au lieu du rendez-vous, où toute l’élite de la station nous attendait avec l’impatience naturelle à des voyageurs dont l’air vif des montagnes et les fatigues d’une longue route ont aiguisé l’appétit. L’épisode romanesque dont j’étais le héros circula rapidement dans l’assemblée, et chacun voulut l’entendre de ma bouche; mais l’édifice de mon importance, fragile comme toute grandeur humaine, s’écroula subitement à l’arrivée d’un personnage enturbanné qui inclina devant l’amphitryon cette révérence sacramentelle qui, chez tous les peuples civilisés, annonce que le repas a fait son apparition sur la table. A ce signal impatiemment attendu, mes auditeurs, même les plus attentifs, se dirigèrent sans cérémonie vers une vaste tente où toute la compagnie se trouva bientôt rangée autour d’une table somptueusement servie. La place d’honneur, à la droite de mistress Brown, m’avait été réservée, et à plusieurs reprises elle tenta de la manière la plus bienveillante d’engager la conversation; mais ses aimables efforts obtinrent à peine une réponse de quelques monosyllabes : une idée fixe, immuable, dominait et absorbait toutes mes pensées. L’énigme du passé se dressait en traits de feu dans mon cerveau, où s’imageaient, comme sur la toile d’une lanterne magique, un chaos de souvenirs confus, au milieu desquels je retrouvais les yeux brillans d’Adèle, ton honnête figure, des montagnes d’écrevisses, des avalanches de croquignoles, enfin ma belle étrangère du lac d’Enghien, et le petit bijou, seul gage de l’aventure la plus romanesque de ma vie, que je portais précieusement à l’anneau de ma chaîne.

Tout a une fin en ce monde : les romans en vingt volumes et les repas anglo-indiens. Après une séance à table d’une heure et demie, les dames ayant donné le signal de la retraite, je m’esquivai à leur suite et vins me réfugier solitaire à un endroit culminant du plateau, où une vue vraiment magnifique s’offrait à mes regards. A ma droite se déroulait à perte de vue la plaine de Mysore, bordée en fond de tableau par les cimes des montagnes Cheverroyes, à ma gauche le coquet paysage de la station d’Ottacommund avec ses charmans cottages, sa blanche église, son lac aux contours capricieux. A quelques pieds au-dessous de moi se trouvait un groupe de cabanes de Thuggurs, les habitans primitifs de ces montagnes, une race inexpliquée, aux traits hébraïques, à la peau légèrement cuivrée, qui habite uniformément des maisons de bois avec des toits cylindriques et des portes de deux pieds de haut de l’aspect le plus original. Quelques femmes, les cheveux épars, enveloppées dans des couvertures, se trouvaient en dehors des habitations, et regardaient une singulière curiosité les hôtes du capitaine Brown. Il y avait sans doute entre nos dames, vêtues aux dernières modes de Paris, et ces êtres des temps bibliques un contraste étrange fait pour piquer l’attention de l’observateur ; mais d’autres pensées absorbaient mes rêveries, et mon regard indécis, errant au hasard sur tout ce vaste tableau, en saisissait à peine quelques traits incertains, lorsque je fus rejoint dans ma solitude par le capitaine Brown et sa jeune femme.

— N’est-ce pas que tout ceci est beau ? me dit-il. Je dois vous avouer pourtant que je préférerais de beaucoup, au lieu d’avoir devant moi ce magnifique paysage, embrasser du regard l’ensemble des Tuileries ou des Champs-Élysées.

— Mistress Brown est-elle de votre avis ? repris-je machinalement.

— Ah ! ne parlez pas de Paris à ma femme ! interrompit Brown vivement. J’ai oublié de vous prévenir qu’au milieu de ses nombreuses perfections elle compte un cruel défaut : l’antipathie la plus invincible, la plus absolue contre votre beau Paris. Et savez-vous pourquoi ?

— Non, en vérité, répondis-je d’un air de parfaite incrédulité.

— Parce que, en route pour l’Inde, dans les quelques jours que nous passâmes à Paris, nous étant rendus à la fête publique d’un endroit que vous appelez, je crois, le lac d’Enghien, elle s’est perdue, mon cher ami, oui, perdue au milieu de la foule, poursuivit Brown avec l’indiscrétion d’un mari terrible.

Mistress Brown rougit jusqu’au blanc des yeux, et nous quitta sans mot dire.

J’ai trop usé de franchise en ce récit pour ne pas faire la confession complète, et après t’avoir dit mes grandes actions, ne pas te raconter aussi mes faiblesses. Je rentrai au logis dans un état d’intime satisfaction difficile à décrire. Comme par enchantement, il me semblait être revenu aux plus beaux jours de la jeunesse, à l’âge du roman et des aventures ! Oubliant ma trentaine trépassée, mon florissant abdomen et mon crâne défriché, j’accablai d’actions de grâces le bienveillant hasard qui m’avait ménagé ce si charmant chapitre à ajouter aux victoires et conquêtes de ma vie, car à peine si j’admis la possibilité d’une courte résistance. Lauzun, Richelieu, n’eussent pas traité plus victorieusement la chose, palsambleu !

Au matin, frais et dispos, après une nuit émaillée de rêves charmans, entre la tasse de thé et le cigare, je charpentai un scénario digne de M. Scribe : discours de reconnaissance, aveux passionnés, regards fascinateurs, tout fut médité, discuté, disposé avec ordre et méthode. Cette intéressante occupation, le déjeuner, les soins d’une toilette à quatre épingles, me conduisirent jusqu’à l’heure où, sans forfaire aux lois de l’étiquette, je pouvais aller rendre visite à mistress Brown. Vers onze heures, je quittai l’hôtel, bichonné, adonisé, fleurant comme baume, et, il faut bien l’avouer, l’homme le plus stupidement fat des quatre parties du monde.

L’augure le plus méticuleux n’eût point manqué au reste d’affirmer que le dieu des galans veillait sur mon entreprise. A quelque distance de son cottage, je rencontrai sur la route Brown, qui me salua de ces mots : — Quelques affaires m’appellent à l’office, mais vous trouverez ma femme au jardin. Vous vous rappelez que vous dînez avec nous ce soir ?

La confiance de cet honnête prédestiné me sembla dépasser de si loin les limites de la débonnaireté conjugale, que j’eus peine à dissimuler sous ma moustache un sourire de satisfaction diabolique; mais c’était là peine inutile, car Brown était déjà loin, et je repris ma route en murmurant : Le sort en est jeté ! avec autant d’aplomb que put jamais le dire César.

Mistress Brown était en effet au jardin. Un beau petit garçon d’environ quatre ans, aux cheveux bouclés, à la tête d’ange, égayait sa promenade de ses jeux enfantins. Avec une grande bienveillance, la jeune femme se porta à ma rencontre, me tendit cordialement la main. — Vous avez sans doute profité de cette belle matinée pour faire un tour dans nos montagnes ? me dit-elle.

J’avais prévu cette fausse manœuvre de l’ennemi; en général expérimenté, j’en profitai pour engager le combat sans préambule.

— Un fort long, repris-je; je suis retourné au pic de Dodopett, où j’ai eu l’insigne bonheur de retrouver un petit objet que j’avais perdu hier.

— Un bijou précieux sans doute? me demanda mistress Brown avec une candeur digne de l’agneau de la fable interpellant le loup.

— Précieux par les souvenirs qui s’y rattachent, repris-je d’une voix passionnée, en attachant sur la jeune femme mon regard le plus fascinateur, et je lui tendis le petit papillon d’or, aux ailes semées de rubis, que j’avais détaché avec préméditation de l’anneau de ma chaîne de montre.

Mistress Brown considéra d’abord le bijou avec une nonchalante attention, puis une émotion profonde se peignit sur son visage; elle leva sur moi un regard furtif, qu’elle rabaissa soudain, comme si quelque objet hideux se fût offert à sa vue, et demeura immobile, les yeux rivés au sol, dans un état de stupeur difficile à décrire. Cette surprise mêlée de terreur, dont je lisais sur son visage les éclatans symptômes, n’avait rien de très flatteur pour moi, et, malgré mes résolutions antérieures, j’hésitais à lancer l’exorde de mon victorieux discours de reconnaissance, lorsque mistress Brown, maîtrisant son trouble par un effort suprême, s’écria : « Mais où est donc Tomy?»

Je n’oublierai jamais le spectacle qui en ce moment s’offrit à mes regards : à une dizaine de pas environ devant nous, le beau petit garçon était arrêté devant une touffe colossale d’héliotropes; les yeux ardens, ses petites mains avancées, dans un état de fascination, il contemplait un énorme cobra capello, dont le col jaune et la tête plate se dressaient presque sous ses pieds. Tout mon sang se figea dans mes veines à cette vue. En deux bonds, la mère avait rejoint son enfant et le serrait sur son cœur avec une ardeur qui tenait du délire. Toute cette scène ne prit pas une seconde.

Le petit Tomy avait échappé par un miracle au voisinage de son dangereux ennemi, qui avait disparu sous les fleurs. Mistress Brown eut à peine pu s’en convaincre, que par un mouvement instinctif elle tomba à genoux sur le sable, et, étreignant sur sa poitrine la tête blonde de son enfant, adressa au ciel une fervente prière toute pleine de reconnaissance maternelle. Je me sentis bien petit, bien ridicule, mon pauvre ami, devant ce touchant tableau, — et, nouveau corbeau de la fable, jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus, je n’eus d’autre pensée que de sortir en honnête homme de la folle entreprise dans laquelle je m’étais engagé.

Lorsqu’au soir je me rendis à l’invitation de Brown, je trouvai sa jeune femme dans le salon, en compagnie du petit Tomy, qui, accoudé sur ses genoux, jouait familièrement avec les plis de sa collerette. Après les premières paroles de bienvenue, mistress Brown prit dans une coupe, sur la table, le petit papillon d’or, et me le tendit en disant d’une voix assez ferme : « Dans le trouble de la terrible scène de ce matin, j’ai oublié de vous rendre ce petit bijou. » Puis, sans mot ajouter, avec cette profonde habileté que possèdent les femmes, comme dominée par le souvenir du danger qu’avait couru son fils bien-aimé, elle lui prit la tête à deux mains et l’embrassa à plusieurs reprises.

— Je puis vous assurer, madame, repris-je, que tout entier au péril de mon petit ami, j’avais complètement oublié cet objet, quoi qu’il me rappelle des souvenirs bien précieux à mon cœur.

Je dus comprendre, au triple froncement des sourcils de mon interlocutrice, que je venais de réentamer un sujet de conversation qui ne lui était pas particulièrement agréable; mais, avec l’intrépidité que donne la conscience d’une bonne action, je poursuivis d’une voix émue : — Ce petit bijou est un legs de mon frère, de mon pauvre frère aîné, que j’ai perdu il y a déjà plus d’un an.

Le visage du plus prodigue des Valères à la nouvelle de la mort du plus avare des Harpagons ne revêtit jamais une expression de satisfaction jubilante comparable à celle qui illumina les traits de mistress Brown en apprenant la catastrophe domestique dont avait été frappée ma famille.

Le sacrifice devait être complet; je m’y étais résolu. Aussi, maîtrisant le moment de mauvaise humeur que m’inspirait bien naturellement cette joie non déguisée, je continuai avec l’accent lugubre de circonstance : — Nous ne nous étions jamais quittés, et tout nous unissait, non-seulement les liens du cœur, mais même une singulière ressemblance, qui nous fit bien souvent prendre l’un pour l’autre. Nous avions même taille, mêmes traits, même son de voix; la seule différence que l’on pût remarquer entre nous, c’est que mon pauvre frère parlait l’anglais le plus correct avec un accent de Londoner, tandis que moi-même, malgré tous mes efforts, je ne pourrai jamais sortir des limites du broken english.

— Mais, dit naïvement mistress Brown, je vous assure que vous parlez très suffisamment notre langue, que l’on vous comprend presque toujours!... — compliment coup de massue qui m’arrêta tout net dans l’oraison funèbre de mon Ménechme.

— Eh bien ! profitez-vous de votre tête-à-tête pour convertir ma femme et rétablir en bonne odeur auprès d’elle la belle France et le gai Paris? dit de sa voix sonore et sympathique le capitaine Brown, qui entra en cet instant dans le salon.

— Mais vraiment, Henry, reprit la jeune femme d’un petit air piqué, vous me rendrez ridicule avec votre éternelle plaisanterie : je puis vous assurer, et cela devant témoin, qu’eussiez-vous votre furlough ce soir, je suis prête à partir demain pour aller passer trois ans à Paris.

Failty thy name is women…

— Donnez le bras à ma femme, et allons dîner, dit le mari sans se préoccuper davantage de résoudre l’énigme conjugale...

Je n’ai plus rien à ajouter au récit de mon séjour dans ces belles montagnes, et je dois avouer que je ne te le livrerais pas sans remords, si je n’avais-la certitude que tu ne connaîtras pas plus mistress Brown que tu n’as connu mon Ménechme.


Adieu ; ton vieil ami,


FRIDOLIN.

  1. Prononciation écossaise de Henry dear.
  2. Le pour-boire des Français et le bonna-manna des Italiens.