Un Vaincu/Chapitre II

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J. Hetzel (p. 12-19).


ii

les enfants


Nous retrouverons au bout de peu d’années Robert Lee, devenu capitaine, dirigeant à Saint-Louis (État de Missouri), les travaux qui devaient régler le cours du Mississipi.

Ce fleuve magnifique, de six mille kilomètres de longueur, traverse le territoire de l’Union tout entier et sert de voie principale au commerce de dix États. Sa largeur est énorme ; parsemé d’îles, coupé de rapides, irrégulier dans son cours, il offre de grandes difficultés à la navigation. Au-dessus de Saint-Louis, qui fut autrefois l’un des établissements français les plus importants, le Mississipi menaçait d’abandonner son lit pour s’en frayer un nouveau ; il se fût alors écarté à une telle distance de la ville qu’elle eût perdu toute son importance commerciale. De longs et habiles travaux contraignirent le fleuve à rester entre ses anciennes rives, sauvèrent la cité de la ruine, et acquirent au capitaine Lee la réputation d’ingénieur de premier ordre.

Mais si le travail prenait une si grande part dans l’existence du jeune homme, il ne l’absorbait pourtant pas tout entière. Arlington recevait d’aussi fréquentes visites que le permettaient les longues distances, et pendant les séparations, la sollicitude la plus tendre ne cessait de veiller sur la famille éloignée.

« Vous ne savez guère, chère Mary, écrit le capitaine en retournant à son poste de Saint-Louis, combien vous me manquez ainsi que les enfants. Si seulement je pouvais revoir un seul instant mon petit bonhomme avançant sa bouche rosée pour embrasser papa !… Ne le laissez pas s’émanciper en mon absence et soyez ferme avec lui. Je ne vous demande pas de la sévérité, mais une constante vigilance et de la suite dans votre manière de l’élever… »

Le capitaine avait d’autant mieux le droit de donner des conseils qu’il possédait au plus haut degré le talent naturel de l’éducation.

À une tendresse presque féminine, il joignait la fermeté qui vient du sentiment de la justice. Profondément épris des choses nobles, Robert Lee avait ce qu’il faut pour en communiquer la passion. Pour convaincre, dit-on, il faut être convaincu : les froides leçons de morale n’amendent personne, mais on ne résiste guère à la contagion du bien, pratiqué avec conviction et simplicité.

Les séjours à Arlington étaient une fête dont on comprendra la douceur. Si le père emportait le souvenir si tendre de son « petit bonhomme » celui-ci, et plus tard ses frères et ses sœurs, avaient une admiration profonde pour le grand officier qui semblait, une fois de retour au foyer, leur appartenir entièrement.

Le capitaine, cependant, était quelquefois obligé de se rendre à Washington[1]. Il n’en revenait que le soir, et son premier soin était alors de questionner ses enfants sur l’emploi de la journée. Souvent, hélas ! il y avait quelque méfait à relater ; or, en Amérique comme en Europe, il paraît que les témoins des fautes commises en sont plus aisément scandalisés que leurs auteurs.

Quand la question : « Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? » amenait le récit de quelque délit d’un frère ou d’une sœur : « Je ne veux pas savoir ce que ton frère a fait, interrompait le capitaine ; mais ce que toi, tu as fait, » et le délateur confus rentrait dans le silence. Le récit de chaque enfant terminé, le père commençait les siens.

Il considérait que sa soirée appartenait à ses enfants, et même lorsqu’un travail pressé devait l’obliger à passer la nuit pour l’achever, il ne songeait pas à abréger leur plaisir. Faits de guerre ou expériences de voyage, belles actions dites avec enthousiasme, gais propos auxquels répondaient les éclats de rire, remplissaient les heureuses soirées d’Arlington.

Parfois un écolier avouait qu’une tâche n’avait pas été terminée ; alors les livres et les cahiers apparaissaient sur la table commune. C’était encore le capitaine qui levait les difficultés, puis, les leçons sues et les devoirs achevés, on revenait aux récits habituels.

De bonne heure, le capitaine Lee avait pris au sérieux sa responsabilité d’éducateur. Son fils aîné, Custis, le suivit un jour d’hiver dans une longue promenade à travers la neige. Il avait sa main dans celle de son père, mais peu à peu cette main glissa, et l’enfant resta en arrière. Au bout de quelques instants, le capitaine se retourna et vit Custis qui, bien droit, la tête haute, essayait d’imiter tous ses mouvements. L’enfant faisait de grands efforts pour placer bien exactement ses petits pieds dans les longues empreintes laissées par ceux du capitaine. « Quand je vis, racontait ce dernier, que le gamin se mettait déjà en tête de suivre mes traces, je me sentis obligé de marcher droit et je pensai que je devrais désormais prendre un soin plus grand de marcher droit en toutes choses. »

Trois fils et quatre filles naquirent à Arlington. Ils reçurent tous les mêmes soins, et furent entourés de la même tendresse. Leur père fut leur seul professeur d’équitation et de natation, il resta leur plus intime ami, et jour après jour, sut mettre ses enseignements et ses conseils à la portée de leur âge.

Nous achèverons nos citations par quelques lignes d’une lettre adressée à son fils aîné devenu jeune homme.

Après quelques préceptes tels que ceux-ci : « Ne fais jamais le mal pour acquérir ou garder un ami. Celui qui se donnerait à ce prix ne vaudrait pas le sacrifice que tu lui ferais… Surtout ne parais pas autre que tu es… » Il ajoute : « Quant au sentiment du devoir, laisse-moi t’en conter un exemple : Il y a près de cent ans, vint une journée tellement sombre que la lumière du soleil parut complétement éteinte, on l’appelle encore la journée noire. L’assemblée législative du Connecticut était alors en séance, et à mesure que l’obscurité inattendue et effrayante augmentait, les députés partageaient la terreur générale. Beaucoup d’entre eux pensèrent et dirent que le jour du jugement était arrivé, et quelqu’un proposa de lever la séance. Alors un vieux puritain[2] prit la parole et dit que si vraiment le dernier jour était venu, il voulait qu’il le trouvât à son poste et faisant son devoir. Pour cela, il demanda qu’on apportât des lumières afin que la Chambre pût continuer ses travaux. Un grand calme régnait dans l’âme de cet homme, le calme de la sagesse divine, et il avait l’inflexible volonté de faire son devoir. Le mot devoir est le plus sublime de notre langue. Fais-le en toutes choses comme le vieux puritain. Tu ne peux faire beaucoup plus, ne te permets jamais de faire moins. Que par ta faute, jamais un seul de nos cheveux ne blanchisse ! »

Aucun des soins du capitaine Lee, aucune de ses paroles ne furent perdus pour ses enfants. Ses fils allaient, bien jeunes, accomplir sur les champs de bataille ce qu’ils croyaient leur devoir, et ses filles devaient, dans les hôpitaux, payer de leur personne avec le même simple courage.



  1. Arlington n’est séparé de Washington que par la largeur du Potomac.
  2. Davenport de Stamfort.