Un Vaincu/Chapitre IX

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J. Hetzel (p. 91-100).

ix


lee commandant en chef. — cold-harbor.
bataille des sept jours

Ce fut le 31 mai 1862 que l’armée des Confédérés, commandée par le général Johnstone, put se mettre en ligne et se porter au devant de l’ennemi. Son organisation était loin d’être achevée ; le matin même de la première rencontre, le général Lee expédiait encore à la suite de l’armée une compagnie de cavalerie qui devait être bien utile ; elle comptait trois cents hommes et, telle était la pénurie des armes, qu’il avait fallu leur donner des fusils de sept modèles différents.

Plusieurs fois arrêté par des pluies diluviennes qui avaient transformé la contrée en un vaste marais, le général Mac Clellan arrivait trop tard pour surprendre Richmond : si incomplète qu’elle fût, l’armée de Johnstone était un obstacle avec lequel il fallait compter. Le premier choc eut lieu à Fair Oaks[1]. Pendant toute une journée, les efforts et l’habileté de Mac Clellan échouèrent contre la fermeté des Sudistes. Vers le soir, le général Johnstone fut grièvement blessé d’un éclat d’obus. Il fallut l’emporter du champ de bataille, et sa disparition, au moment décisif de l’action, causa du désordre, puis un mouvement de retraite à sa gauche. Il n’y avait pas un instant à perdre. Le général Lee quitta son poste près du Président et prit le commandement en chef de l’armée.

C’était chose grave qu’accepter, en de telles circonstances, cette responsabilité. Les canons ennemis n’étaient plus qu’à cinq milles de Richmond, et les assaillants se montraient déjà la capitale de la rébellion comme une proie qui leur était acquise ; sept mille Confédérés jonchaient le champ de bataille, un nouvel échec, et tout était perdu.

Ce nouvel échec, l’énergie du commandement en préserva les Sudistes ; Mac Clellan ne put gagner un pouce de terrain.

Les jours se passèrent sans que ni l’une ni l’autre armée risquât une nouvelle bataille qui, pour l’une ou pour l’autre, pouvait devenir un désastre. Cependant, le général Lee avait de graves motifs pour désirer brusquer le dénoûment ; les munitions allaient manquer, il faudrait renoncer à contenir l’ennemi.

Le 12 juin, il envoya 1500 cavaliers en reconnaissance, sous le commandement du général Stuart. En dix jours de marche, constamment en pays ennemi, la colonne fit en entier le tour de l’armée nordiste, détruisit les routes, les ponts, coupa les télégraphes, et ramena bon nombre de prisonniers. Elle rentrait au camp le 22 juin[2]. Inspiré par les informations qu’il obtint de Stuart, Lee appela secrètement à lui le corps de Jackson, qui, à trente lieues de là, menaçait la ville de Washington ; puis, portant toutes ses forces en avant, donna, le 26, le signal d’une bataille que l’opiniâtreté des deux partis allait prolonger pendant sept horribles journées[3].

Le général Jackson, que nous venons de nommer pour la première fois, était le héros de Bull’s Run, la première grande victoire du Sud. Ancien élève de West-Point, puis officier d’artillerie pendant la campagne du Mexique, enfin professeur de mathématiques, Jackson s’était fait connaître bien plus par les manifestations étranges d’une piété aussi ardente que sincère

types et costumes de confédérés. (p. 91.)
que par aucune aptitude militaire remarquable.

Sa valeur véritable s’était révélée à Bull’s Run. Il y avait mérité par son inébranlable fermeté le surnom de Stonewall (mur de pierre), que nous lui donnerons souvent. Au moment où le général Lee réclama sa présence, il tenait en échec, avec 20,000 hommes environ, deux armées fédérales campées devant Washington.

Le 26 juin, donc, le général Lee se décida à prendre l’offensive et le fit avec vigueur. Les Fédéraux durent reculer, mais s’ils cédèrent le champ de bataille, ils conservèrent les positions qu’ils avaient fortifiées à l’avance pour leur servir en cas de retraite. Le lendemain, 27, l’action recommença dès le matin. Ce fut une brigade de nouvelles recrues qui eut le périlleux honneur d’assaillir les retranchements des Fédéraux. Elle fit bonne contenance sous leur puissante artillerie, mais c’était une rude épreuve pour des soldats si novices, et le général Lee vit la nécessité de les soutenir. Un ruisseau coulait entre les deux armées. Divisions après divisions le traversaient pour gravir ensuite les pentes fortifiées ; le général Lee activait leur marche, et cependant, comptant ce qui lui restait encore, il prévoyait le moment où toutes ses réserves allaient se trouver engagées.

Les historiens du Sud aiment à représenter Lee par cette belle journée de juin, ferme sur son cheval gris, Traveller, celui qui devait lui rester fidèle dans toutes ses campagnes, portant un simple uniforme sans aucune décoration, et surveillant avec calme les progrès de l’action. On dirait qu’ils tiennent à saluer à son aurore ce type militaire dont la gloire ne devait pas cesser de grandir pendant trois années et allait posséder le privilége, si rare, de rester pure et incontestée au milieu des haines et des rancunes d’une guerre civile.

Malgré ses cinquante-quatre ans, le général Lee était toujours l’intrépide cavalier d’Arlington, l’héroïque marcheur du Pedrigale, il n’avait encore rien perdu de la souple vigueur de la jeunesse.

Sa haute taille, la régularité de ses traits, le regard pénétrant et bon de ses yeux foncés, ses manières graves, mais toujours bienveillantes, commandaient à première vue le respect. C’était bien là le chef auquel il faut obéir. Mais, ce qui lui ouvrait les cœurs, c’était ce charme si difficile à définir, même par ceux qui l’ont ressenti, que les natures réellement sincères et dévouées, les natures d’élite, portent avec elles. Il y joignait la jeunesse d’expression que conserve à tout visage, en dépit des années, l’habitude des pensées bienveillantes et pures.

Homme de devoir, citoyen passionné, chrétien convaincu, Robert Lee ignorait toutes les ambitions malsaines, même celle de la gloire personnelle. Son armée, pour lui, représentait sa part de devoir dans la patrie déchirée ; il s’absorbait en elle, et allait se montrer en toutes circonstances aussi soigneux de son honneur que de son bien-être. Ses soldats le sentaient, et ils avaient confiance. Ils se savaient en bonnes mains, en des mains affectueuses, prévoyantes, sûres ; ils savaient qu’une noble intelligence travaillait pour leur bien et leur gloire, que leur général était à eux, bien à eux, avec toutes ses pensées, tout son cœur, toute son ardeur, et, ce qui a pourtant sa signification dans l’armée d’un peuple chrétien, toutes ses viriles prières de croyant.

Immobile, Lee, tout en pressant ses troupes, attendait avec une anxiété secrète ; il attendait Jackson, et Jackson n’arrivait pas. La dernière division venait d’être engagée quand enfin un cri frénétique s’élève et parcourt tous les rangs : « Jackson ! Stonewall Jackson ! » et le héros de Bull’s Run s’approche, au galop, du commandant en chef. « La toute-puissance de Dieu avait fait ces deux hommes également grands, mais à un seul d’entre eux il avait accordé le don de le paraître[4]. » Jackson, maigre, courbé sur un cheval efflanqué qu’il savait à peine manœuvrer, l’air hagard ou distrait, formait avec le général Lee le contraste le plus frappant, mais lui aussi avait fait ses preuves, et son nom était une puissance. On aperçoit ses bataillons qui viennent se masser à l’appui des forces de Lee ; une nouvelle ardeur s’empare des Confédérés, jusqu’à six heures ils luttent, et gagnent pied à pied, pouce à pouce, le terrain que défendent bravement les Fédéraux. À ce moment, pour profiter des dernières heures du jour, Lee concentre toutes ses forces en face des collines dentelées dont ses adversaires conservent encore les sommets, et les lance à un suprême assaut. Cette fois, les soldats du Nord cèdent, rompent, et jugeant la bataille perdue, mettent le fusil sur l’épaule et abandonnent délibérément leur poste[5].

En vain leurs généraux se jettent sur leur passage et veulent les ramener au feu, l’épreuve avait été trop grande pour ces soldats improvisés ; ils persistent à tourner le dos à l’ennemi.

Trois Français venus d’Europe dans le noble dessein d’aider à l’affranchissement des noirs, servaient dans l’armée de Mac Clellan. L’un d’eux nous a conservé le récit ému d’une défaillance à laquelle ses souvenirs des campagnes d’Afrique ne l’avaient pas préparé. Le prince de Joinville, le comte de Paris et le duc de Chartres, sabre en main, essayèrent, au milieu des officiers fédéraux, de barrer la route aux fuyards. Le flot ne voulut pas s’arrêter, la bataille de Cold-Harbor[6] était perdue pour le Nord ; elle avait fait toucher au doigt le genre de faiblesse des armées improvisées, promptes à l’héroïsme et parfois à la défaillance ; — il ne restait plus à Mac Clellan qu’à tenter d’empêcher un désastre.

Le lendemain, l’armée était en pleine retraite, mais son général allait, même alors, prouver son génie et voir grandir sa renommée.

  1. Fair Oaks est le nom adopté par les Nordistes pour désigner cette bataille. Les Sudistes l’appellent : Seven Pines.
  2. Les courses rapides de la cavalerie qui, dans les deux partis, furent conduites avec une hardiesse égale, portent le nom de Raids.
  3. Batailles de Cold-Harbor, de White Oak Swamp, de Mechanicsville, de Gaines’s Mill, de Savage Station, de James River et de Malvern Hill.
  4. Hammer and Rapier.
  5. M. le prince de Joinville, Campagne du Potomac, p. 187. « Il n’y a pas panique, on ne court pas avec l’effarement de la peur ; mais sourds à tout appel, les hommes s’en vont délibérément, le fusil sur l’épaule, comme des gens qui en ont assez et qui ne croient plus au succès. »
  6. Cold-Harbor d’après les Sudistes, Gaine’s Hill d’après les Nordistes.