Un Vaincu/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (p. 59-68).

vi


premiers troubles

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de la lutte des partis. Chaque jour elle s’envenimait, elle se compliquait de rivalités, de vieilles jalousies et sur plusieurs points du territoire le sang avait déjà coulé. En 1859, pendant un séjour à Arlington, le colonel Lee se trouva mêlé à l’un des épisodes de cette période agitée.

Un fermier de l’État du Kansas, homme déjà âgé, laborieux et simple, avait souvent pris part aux troubles que suscitaient tour à tour les partis opposés. Abolitionniste convaincu, passionné, John Brown[1] s’exalta par la lutte, et il en arriva à se croire appelé à devenir le libérateur des noirs. Il oublia que tout progrès fondé sur la violence, obtenu en dehors des lois, est autre chose qu’un progrès ; il crut qu’un soulèvement général des nègres hâterait les temps et mènerait immédiatement au but que les moyens légaux ne permettraient pas d’atteindre de longtemps.

D’abord il noua des intelligences avec quelques esclaves réfugiés au Canada, puis s’efforça de trouver des appuis dans les principaux États. Enfin, au mois d’octobre 1859, il se crut assez fort pour soulever la population noire de la Virginie.

À la tête de seize blancs et de cinq nègres, John Brown surprit aisément, tant on était loin de tout soupçon, l’arsenal fédéral et la fabrique d’armes d’Harpersferry, proclama l’affranchissement des nègres et les somma d’accourir s’armer des fusils dont son audacieux coup de main l’avait rendu maître. En même temps, il enlevait de leurs maisons les principaux habitants de la ville pour s’en servir comme d’otages en cas d’attaque.

Effrayée, la population d’Harpersferry réclama le secours de l’armée, et s’adressa au gouvernement, qui, profitant de la présence du colonel Lee à Arlington, mit sous ses ordres un bataillon de marins et l’envoya à Harpersferry.

Son premier soin fut de cerner l’arsenal. Le nombre des insurgés n’avait pas augmenté, aucun nègre, parmi ceux qu’ils venaient délivrer, ne s’était joint à eux. La question des otages offrait seule une difficulté sérieuse. John Brown déclarait qu’ils seraient mis à mort au premier acte d’hostilité.

En vain un parlementaire lui promit, au nom du colonel, que, s’il rendait les otages, il serait protégé contre la colère des habitants et obtiendrait toutes les garanties d’un procès civil : John Brown refusa. Il jugeait bien que sa tentative avait avorté, mais il essayait d’obtenir pour lui et ses compagnons le droit de gagner librement la frontière ; il ne voulait délivrer les otages qu’après s’être mis lui-même à l’abri de tout danger de poursuite.

« Ne vous inquiétez pas de nous ! Feu ! feu donc ! » criait assez haut pour être entendu au dehors l’un des prisonniers, le colonel Lewis Washington.

Le colonel Lee était convenu avec son parlementaire, qu’il pouvait apercevoir de loin, que celui-ci ôterait son chapeau si John Brown restait inexorable. Au moment où ce chapeau se leva lentement, les soldats de marine se lancèrent à l’attaque avec une telle impétuosité que les otages furent entourés et séparés des insurgés avant que ceux-ci eussent pu faire usage de leurs armes. John Brown, blessé, fut préservé de la fureur populaire et remis, ainsi que ses compagnons, aux tribunaux réguliers ; puis, le colonel Lee reprit le chemin du Texas.

Jusqu’à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, en 1860, le président des États-Unis, ayant toujours appartenu au parti du Sud, avait pesé plus ou moins ouvertement en faveur du maintien du statu quo. Il en résultait que l’effet des votes du Congrès avait toujours été neutralisé dans une certaine mesure, et ce n’était pas là une situation qui pût se prolonger.

En 1860, pour la première fois, un homme du Nord, Lincoln, le rude charpentier de l’Illinois, celui que toutes les voix devaient nommer « l’honnête Abraham », fut appelé au fauteuil présidentiel.

Cette élection avait une signification précise : elle annonçait aux États du Sud que le temps des ménagements était passé. Ce n’était point parce que le nouveau président était abolitionniste déclaré qu’ils se sentirent menacés, car Lincoln, soigneux avant tout de rester dans la légalité, proclamait bien haut qu’il « voulait maintenir l’Union sans affranchir un esclave » ; mais il déclarait non moins haut que toutes les mesures, financières ou autres, votées par le Congrès seraient rigoureusement appliquées.

C’est alors que quatre des États du Sud, puis bientôt après cinq autres[2], réclamèrent par leurs Chambres assemblées, le droit de se retirer (withdraw) de l’Union. Ils formèrent une confédération nouvelle qui prit le nom d’États confédérés d’Amérique. Peut-être pensaient-ils prévenir ainsi la guerre civile ; ce fut au contraire ce qui la précipita.

Dans des questions qui ont encore le pouvoir de passionner l’opinion chez un grand peuple, et où la part des torts est si difficile à faire avec équité, dans des questions pour lesquelles tant de milliers d’hommes ont su lutter avec une si indomptable énergie, lutter et mourir, il faut s’arrêter avant de prononcer un mot sévère qui pourrait être injuste et cruel. Cependant, nous devons le dire : selon nous, le Nord avait le droit et le devoir de maintenir l’Union ; il n’y a pas d’État qui pût subsister s’il permettait le morcellement indéfini de son territoire. La révolution qui enlevait la prépondérance au Sud était légale, elle aurait dû être pacifique. Quelles que pussent être les conséquences, le devoir du Sud était de se soumettre au président imposé par la majorité, comme naguère le Nord s’était soumis à M. Buchanan.

Le Sud pensa autrement. La guerre civile fut sa faute, — nous dirions son crime, si l’étrange contexture de la Constitution n’était, d’après nous, la grande coupable. C’est elle qui avait donné naissance à une telle exagération des idées fédéralistes que la généralité des esprits en était venue à n’admettre d’autre souveraineté réelle que celle de chaque État[3].

Aussi bien, nous n’avons pas à nous arrêter encore sur ce brûlant terrain ; nous racontons simplement une vie, mais une vie que devait briser la douleur des luttes auxquelles nous allons assister.

Nous en aurons dit assez pour le moment, si le lecteur a pu comprendre qu’à côté de la question de l’abolition il s’en présentait d’autres dont quelques-unes étaient bien difficiles à résoudre. Celles-là pouvaient, sous l’emploi des circonstances, exciter dans les âmes un patriotisme ardent et sincère, patriotisme local, hélas ! et qui devait mettre en péril la patrie commune.

D’ailleurs, à l’époque où nous nous trouvons, en 1861, l’esclavage n’occupait pas, en Amérique, dans les préoccupations des partis, la place que l’Europe lui attribuait déjà et qu’il allait prendre à mesure que la lutte se prolongerait. Le président Lincoln lui-même déclarait que « le principe seul de l’Union et non l’esclavage était en cause. » Le vice-président Johnston, qui devait lui succéder, tenait le même langage[4]. Nul ne prévoyait alors quel chemin allait faire son propre esprit et à quelles convictions il arriverait en quatre années de sanglantes épreuves. Pendant la lutte et par la lutte même, les convictions s’affermirent et dans chaque parti s’exaltèrent jusqu’à l’extrême.

Le colonel Lee était alors de ceux pour qui l’avenir était complétement voilé. Il résidait au Texas dans son commandement ; il ne l’avait pas quitté depuis deux ans. Isolé au milieu des Indiens, hors du courant de la vie politique, à peine informé des événements, il écrivait à mistress Lee :

« Fort Mason, Texas, 23 janvier 1861.

« Combien l’âme de Washington serait navrée s’il pouvait voir périr le fruit de son énergique labeur ! Je ne peux cependant pas supposer, avant que toute espérance soit perdue, que ses conseils et ses vertueux exemples seront si tôt oubliés par ses concitoyens.

« Autant que j’en puis juger par les journaux, nous sommes entre l’anarchie et la guerre civile. Puisse le ciel éloigner de nous ces deux coupes de malheur !

« Je vois que quatre États ont déclaré leur séparation de l’Union, quatre autres suivront probablement leur exemple ; si, en outre, les États frontières sont entraînés dans le gouffre de la révolution, la moitié du pays se trouvera armée contre l’autre.… Il me faut essayer d’être patient et attendre le dénoûment ; pour moi, je ne puis rien pour le hâter ou le retarder. »

Nous allons voir comment la marche des événements allait contraindre le colonel Lee à sortir de cet état de douloureuse attente et à jouer un rôle actif, mais douloureux aussi, dans la lutte colossale qui se préparait.



  1. On se souvient peut-être qu’un dessin représentant le gibet de John Brown et signé Victor Hugo, a été longtemps exposé dans les rues de Paris.
  2. La Caroline du Sud, le Texas, le Mississipi, la Floride sécédèrent les premiers, l’Alabama, la Géorgie, la Louisiane, l’Arkansas et le Tenessee quelques semaines après.
  3. « Chez nous, chaque citoyen est un citoyen de quelque État ou territoire, et c’est par là et non en un autre sens, que nous sommes citoyens des États-Unis. » (Alexander. H. Stephens, A Constitutional view of the late war, p. 38.)
  4. « Ce pays est à l’homme blanc, et l’homme blanc seul y doit dominer. »