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Un Vaincu/Chapitre XI

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J. Hetzel (p. 111-121).

xi


second bataille de manassas.
seconde délivrance de la virginie. — en maryland.

On était arrivé aux premiers jours d’août 1862.

À la tête de 180,000 hommes, le général Pope occupait les lignes du Rappahannock, au nord de Richmond. Il couvrait Washington sans cesser de menacer la capitale de la rébellion.

Au sud, Mac Clellan, à qui l’on s’était décidé à laisser une armée tout en le privant du commandement en chef, se préparait à traverser le James-River.

Le général Lee devait seul faire face à la fois à ces deux ennemis. Recruter son armée avait été difficile, à peine comptait-il 50,000 hommes sous ses ordres. Il résolut de garder lui-même la ligne du James-River, et détacha la meilleure partie de ses troupes sous le commandement de Jackson.

Celui-ci atteignit le 9, à Cedar-Run, l’aile gauche de l’armée de Pope et la culbuta complètement. La rapidité de ses mouvements ne permit pas aux Fédéraux de se rendre compte de sa faiblesse numérique. Cependant, une de ses brigades fléchit un moment sous le feu ; la voyant onduler, prête à reculer, Jackson s’élance en avant, tête nue, la main levée par un geste qui lui était familier[1]. Un cri enthousiaste : « Stonewall Jackson ! Stonewall Jackson !… » s’élève du milieu des Sudistes et, oublieux du danger, ils suivent leur chef jusqu’aux lignes ennemies où il pénètre avec eux.

« Je me suis cru encore simple colonel à la tête d’un régiment » disait le soir Jackson en s’excusant d’avoir oublié son rôle.

Pope ne jugea pas prudent de s’exposer à un second échec, et se retira derrière le Rappahannock. Il y était encore quelques jours plus tard, et reformait son armée, lorsqu’on lui apprit tout à coup qu’une division de Confédérés s’était introduite en dedans de ses lignes et menaçait, à Manassas, les immenses magasins où s’approvisionnait son armée.

Le général Pope ne douta pas qu’il ne fût facile de détruire un corps isolé, et, reculant sur lui, il s’efforça de l’envelopper de la masse de ses troupes.

Mais ce corps avait Jackson pour chef, Jackson, qui par ordre de Lee exécutait cette pointe aventureuse. Tandis que Pope rêvait sa capture, Jackson pénétrait au centre du colossal dépôt de Manassas, où la richesse du Nord s’affirmait par d’énormes quantités de vivres, de munitions et d’effets de campement. Sans s’attarder au milieu de tant de biens dont ses soldats auraient eu si grand besoin, il les livra impitoyablement aux flammes, et, se dérobant par une marche rapide, vint rejoindre Lee.

Pendant que Pope retournait en arrière, poursuivant le destructeur de ses approvisionnements, l’armée confédérée était réunie sur son front et marchait à lui.

Ce fut sur le même champ de bataille où le Sud avait remporté la première victoire de Manassas ou de Bull’s Run, que l’armée confédérée joignit les Nordistes. Les lieutenants de Pope suppléèrent à l’insuffisance de leur chef, et leur fermeté fit de cette seconde bataille de Manassas l’une des plus sanglantes et des plus opiniâtres de toute la guerre ; mais ils ne purent prévaloir contre les habiles dispositions de Lee. Huit d’entre eux et trente mille soldats restèrent sur le champ de bataille[2]. Le général Pope fut contraint de se retirer sous les murs de Washington où il se démit bientôt de son commandement.

En trois mois, le général Lee avait deux fois sauvé Richmond. Deux armées de force supérieure à la sienne, avaient été ou vaincues ou détruites ; sa terre natale, la Virginie, était affranchie jusqu’à sa frontière, mais les pertes étaient grandes et ne devaient pas se réparer aisément : la victoire de Manassas coûtait seule 9000 soldats tués, et 4 généraux blessés. Si l’ardeur des troupes augmentait chaque jour, il n’en était pas de même de leur nombre. Leur équipement n’avait pu être renouvelé et faisait pitié. Les uniformes étaient devenus des haillons, les chaussures manquaient, et pour les remplacer, les soldats apprenaient à se fabriquer eux-mêmes des semelles de bois.

« On est honteux de commander des hommes en tel état » disait un officier à la première revue qui suivit la bataille ; « — Je n’en suis jamais honteux quand ils se battent » répondit doucement Lee ; mais il savait mieux que personne combien, tandis que le Nord avait à peine entamé ses ressources, celles du Sud étaient près de s’épuiser. Il demandait le concours de tous, et s’efforçait de montrer à ses compatriotes que le danger était seulement ajourné : mais il était bien difficile de faire comprendre ce danger.

Aux yeux des Sudistes, ses récentes victoires étaient le gage d’un prochain et final triomphe. Ils se persuadaient que la campagne allait s’achever par la paix, une paix glorieuse qui assurerait leur indépendance, et ils trouvaient importun, aussi bien qu’inutile, d’entendre parler d’efforts nouveaux. Il semblait que le général Lee eût fourni lui-même des arguments contre sa prévoyance ; quand il parlait des armées qui s’exerçaient au Nord, on lui rappelait comment il avait délivré la Virginie d’armées non moins puissantes, et il lui fallait travailler à détruire la confiance qu’inspirait sa propre renommée.

D’ailleurs, il y avait quelques motifs d’espérer la paix.

On était alors en août 1862. Six mois auparavant la France, l’Angleterre et l’Espagne avaient décidé d’unir leurs forces pour une expédition commune, et cette fatale guerre du Mexique que la France, pour son malheur, devait s’obstiner à poursuivre seule, était commencée.

Il était dans l’intérêt des puissances alliées de s’assurer un appui sur le continent américain. Cet appui ne pouvait être le gouvernement de Washington qui s’était de tout temps montré jaloux de l’immixtion des Européens dans les affaires du Nouveau Monde, et considérait le Mexique comme un héritage à lui destiné.

La nouvelle Confédération des États du Sud serait-elle l’alliée que désiraient les trois puissances ? On se le demandait à Londres, à Paris et à Madrid, on se le demandait aussi à Richmond, et là, les esprits prompts à s’enflammer, voyaient déjà l’Europe saluant la jeune République, et, pour prix d’une neutralité bienveillante qui eût paralysé la mauvaise volonté des États-Unis, l’admettant au rang des puissances.

Peut-être n’était-ce point déraisonnable à espérer. On avait droit de compter sur la jalousie traditionnelle de l’Angleterre à l’égard de la formidable marine de l’Union, sur l’intérêt visible de la France, la plus engagée des trois dans la guerre nouvelle, enfin, on savait que les diplomates avaient laissé échapper quelques mots, et ces mots d’encouragement étaient répétés partout, exploités, et peut-être exagérés.

C’était alors une opinion généralement répandue parmi les Sudistes, qu’une grande partie de la population de l’État de Maryland, quoique soumise en apparence au gouvernement de Washington, était de cœur avec eux. Ils en vinrent à penser que l’apparition de leur drapeau sur le sol du Maryland pourrait y amener un soulèvement. On prouverait à l’Europe, par ce mouvement offensif, l’importance des récentes victoires, on lui ferait constater que le Nord était, pour le moment, hors d’état de défendre sa frontière, et si le Maryland se joignait à la Confédération, cette force nouvelle ferait peut-être pencher, en faveur du Sud, la balance indécise des puissances européennes.

Croire ce qu’on désire est une disposition d’esprit qui se rencontre ailleurs encore qu’en Amérique ; l’illusion est chose douce et fatale aussi.

Le gouvernement de Richmond décida que l’armée passerait le Potomac et porterait la guerre sur le territoire fédéral.

En effet, négligeant les débris de l’armée de Pope, le général Lee traversa le fleuve sans combat, et se trouva en Maryland.

Je ne sais si les Sudistes s’étaient rendu compte que l’aspect de leurs soldats était plutôt de nature à refroidir l’enthousiasme qu’à l’exciter. Des milliers d’hommes vêtus de haillons, n’avaient aux pieds que d’informes semelles de bois ; les vivres mêmes manquaient. « J’avais entendu beaucoup parler de la misérable apparence des soldats rebelles, écrivait le correspondant d’un journal du Nord, mais je n’aurais pu imaginer une telle vue. L’Irlande, dans ses plus mauvais jours, n’a jamais pu offrir un spectacle comparable, et malgré tout, on dirait ces hommes fiers de leurs guenilles ! »

Quoi qu’il en soit, la marche rapide des troupes confédérées ne causa que peu de mouvement dans la population. Quelques enrôlements eurent lieu, et ce fut tout. Dans certaines villes, la réception fut même très-froide.

On raconte qu’à l’entrée des Sudistes à Hagerstown, une vieille maîtresse d’école exaltée imagina de conduire son jeune troupeau sur le passage des soldats ennemis, elle voulait faire chanter à ses élèves l’hymne patriotique du Nord, le « Star spangled banner, » et elle espérait peut-être s’attirer par cette démonstration quelque apparence de martyre. Le général Lee arrivait justement à cheval quand la vieille femme, droite au milieu de la route, entonna aussi haut qu’elle le put, son chant provocateur. Lee détourna doucement son cheval, et levant son chapeau en passant près d’elle, la salua avec sa politesse ordinaire. Il ordonna qu’aucune parole ne lui fût adressée tant que durerait le défilé des troupes, et qu’elle pût retourner en toute liberté chez elle.

Du reste, toutes les instructions du général portaient en première ligne le respect des personnes attachées à l’Union, et telle était l’obéissance des troupes que la discipline la plus exacte régna pendant les deux semaines que dura l’expédition.

  1. Jackson était Ancien d’une Église presbytérienne. Il présidait souvent et avec ferveur, les meetings religieux. Le geste dont il est ici question était celui par lequel il faisait faire silence avant de prier.
  2. Les Fédéraux laissèrent en outre aux mains de l’ennemi sept mille prisonniers et 30 canons. Les Confédérés avaient perdu neuf mille hommes, tant morts que blessés ou prisonniers.