Un Vaincu/Chapitre XVII

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J. Hetzel (p. 181-191).

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la retraite

Une égale lassitude sembla, le soir du 3 juillet, s’être emparée des deux armées. Quoique résolu à la retraite, Lee resta dans ses positions toute la journée du 4 ; il offrait encore la bataille, mais préparait en même temps le départ. L’éloignement de la frontière était un péril sérieux.

Il veilla lui-même à toutes les dispositions avec la sérénité, mêlée d’une sorte de gaieté attendrie, qui lui était propre. Toujours au milieu des troupes pendant l’action, il n’avait cessé de les encourager.

— « Cela finira bien malgré tout, disait-il, on reparlera plus tard de tout ceci ; à présent, il faut que les braves gens se montrent. »

Il conseillait aux soldats légèrement blessés de se faire bander, mais sans quitter le fusil : « C’est le moment où les hommes loyaux et braves doivent montrer ce qu’ils savent faire ! » disait-il, et les blessés restaient dans les rangs, et les mourants se soulevaient pour l’acclamer.

Sa liberté d’esprit restait entière.

Rencontrant le colonel Freemantle, officier anglais qui suivait son armée en amateur, il l’avertit de se garer, il était dans un endroit dangereux. « C’est un triste jour pour nous, colonel, ajouta-t-il, un triste jour… mais nous ne pouvons nous attendre perpétuellement à des victoires. » Un officier cravachait son cheval que l’explosion d’un obus avait fait cabrer. « Ne frappez pas ! capitaine ! ne frappez pas ! J’ai eu un cheval comme celui-là, et je sais que les coups n’y font rien. »

Le malheureux général Wilcox, qui n’avait pu mener sa division au secours de Pickett, l’aborda en s’accusant et se lamentant des pertes énormes qu’il avait faites : « Du courage, général ; — et tout en parlant, Lee lui serrait les deux mains ; — ceci a été ma faute ; c’est moi, et non pas vous, qui ai perdu la bataille ; il n’y a plus qu’à m’aider à me tirer de là du mieux que vous pourrez. »

C’est ainsi que, prenant sur lui au jour du malheur, tout le fardeau des responsabilités, Lee ranimait ses troupes et élevait les cœurs à la hauteur du sien. Aussi, rien ne ressembla moins à une déroute que la retraite de son armée. Toute la nuit du 4, le général se tint à cheval, à la jonction de deux chemins, indiquant lui-même à chacun de ses corps d’armée, la direction qu’il devait prendre. Aucune irritation, aucun désappointement ne perçait dans sa voix ; son regard avait gardé toute sa bienveillance ; il ne faisait entendre que de douces et fermes paroles, et elles étaient accueillies avec transports.

Le colonel Freemantle a conservé une impression profonde de la fermeté des soldats confédérés dans les souffrances et les périls de cette retraite. Les propos qui volaient de bouche en bouche n’étaient point découragés. « Ayons confiance, le Vieux nous mènera bien encore à Washington. — La besogne d’aujourd’hui ne nous a pas rendus si malades qu’on croit, etc… » et la marche se poursuivait lentement, avec un ordre et une nuance de bonne humeur qui prouvait chez eux la vitalité de l’espérance.

Williamsport, sur le Potomac, avait été indiqué comme point de ralliement ; c’est là qu’on devait essayer de passer le fleuve au delà duquel seulement se trouverait la sécurité. Lee avait acheminé en avant tous ses chariots de bagages, ses blessés, et sept mille prisonniers, lui-même était resté à l’arrière-garde et couvrait la retraite. On raconte qu’un corps de six mille cavaliers nordistes, pourvus d’artillerie de campagne, tenta de couper le long convoi de bagages. Tombant à l’improviste sur une partie de l’escorte qui comptait au total trois mille hommes, elle réussit à l’envelopper. Le commandant sudiste n’essaya pas de dissimuler le danger à ses hommes. « Si nous ne faisons pas une trouée, dit-il, nous serons prisonniers, et ce n’est pas là une grosse affaire ; mais comprenez bien que le général Lee sera ruiné du coup et pour toute la campagne ; on est trop pauvre maintenant chez nous pour qu’on puisse lui rendre des équipages tels que ceux-ci. »

Au nom de Lee, les Sudistes, secouant le souvenir de leur défaite, retrouvèrent l’entrain qui n’appartient d’ordinaire qu’aux victorieux. Leur énergique défense donna le temps de leur porter secours, et quand le général rejoignit le convoi, l’escorte fidèle eut la joie de lui présenter, sans qu’il en manquât un seul, les chariots sauvés pour l’amour de lui.

Enfin, les premiers bataillons atteignirent la rive du Potomac. Hélas ! ce fleuve toujours très rapide et qui a trop souvent des allures de torrent, avait débordé, grossi par les pluies, il était devenu impraticable !

Pendant sept jours, l’armée de Lee, pressée au nord par celle de Meade, cernée au sud par les eaux profondes et rapides, dut attendre avec peu de munitions, et moins encore de vivres, que le passage devînt possible.

Une autre préoccupation encore que celle du chef d’armée, pesait sur le cœur du général. Stuart, en le rejoignant enfin à Gettysburg, lui avait appris que son second fils, brillant officier, avait été grièvement blessé dans le fâcheux combat, cause première du retard de toute la cavalerie, et était resté comme prisonnier aux mains des Fédéraux. Or, le président Davis ayant, peu de jours auparavant, annoncé l’intention de faire exécuter deux capitaines fédéraux en représailles du meurtre de deux capitaines confédérés pris en Kentucky, les Nordistes menaçaient de fusiller le jeune Fitzhugh Lee si le président Davis mettait son dessein à exécution.

On en était arrivé à un tel degré d’acharnement que les actes les plus révoltants semblaient tout simples. Impossible pour le général séparé du reste du monde par le Potomac ou par l’ennemi, d’user de la moindre influence sur le président Davis ; impossible même de savoir s’il était encore temps, si son fils vivait encore. C’est avec cette angoisse de père, jointe aux responsabilités d’un commandant en chef, que le général Lee passa ces sept longs jours d’attente, au bord du fleuve débordé. Malgré cette agonie morale, il ne perdit pas un instant[1]. Des retranchements de terre s’élevèrent de toutes parts, s’augmentèrent tous les jours et couvrirent l’armée affaiblie. L’occasion semblait tellement propice aux Fédéraux, qu’on ne doutait pas qu’ils n’en profitassent. À tout moment il fallait s’attendre à l’attaque.

Soigneux de maintenir le moral de l’armée en face d’une situation qui pouvait aisément devenir désespérée, le général s’adressait ainsi, le 11 juillet, à ses troupes :


« Quartier général de l’armée de Nord-Virginie


« 11 juillet 1863[2].

« Après des marches longues et pénibles supportées avec l’entrain qui a toujours caractérisé l’armée de Nord-Virginie, vous avez pénétré sur le sol ennemi et rappelé à la défense de leur propre pays ceux qui avaient envahi le vôtre. Vous avez livré une rude et sanglante bataille, et, si le succès auquel vous êtes accoutumés n’a pas couronné vos efforts, du moins avez-vous montré le même héroïsme qui vous a acquis déjà le respect de vos adversaires, la reconnaissance de votre patrie et l’admiration du monde.

« Une fois encore, vous allez combattre le même ennemi auquel vous avez arraché tant de champs de bataille dont les noms ne périront plus ; une fois encore, les yeux de vos compatriotes sont tournés vers vous, et vos femmes et vos sœurs, vos pères, vos mères, vos enfants, comptent pour leur défense sur vos mains vaillantes et sur vos cœurs intrépides.

« Que chaque soldat se souvienne que de son courage et de sa fidélité dépend pour lui tout ce qui donne du prix à la vie : la liberté de son pays, l’honneur de sa nation, la sécurité de son foyer. Que le cœur de chacun se fortifie au souvenir de notre glorieux passé et à la pensée des biens inestimables pour lesquels nous combattons. Invoquons l’assistance de cette Toute-Puissance céleste qui a béni nos premiers efforts, et marchons avec confiance pour assurer la paix et le salut de notre pays.

« Soldats ! C’est votre ancien adversaire qui est devant vous ! obtenez par votre résistance l’honneur que mérite notre juste cause, et montrez-vous dignes de vos camarades tombés sur tant d’illustres champs de bataille !

« R. E. Lee. »

La journée du lendemain s’écoula et l’attaque prévue n’eut pas lieu. Dans la nuit suivante (13 au 14 juillet) pendant qu’on s’étonnait parmi les Sudistes de l’inaction des Fédéraux[3], les eaux baissèrent, la rivière devint guéable et l’armée put la traverser sans autre perte que quelques voitures et deux canons ensablés.

Le passage dura douze heures. Dès le commencement, la pluie s’était remise à tomber, menaçant d’enfler de nouveau les eaux du Potomac. Pendant toute la nuit et jusqu’au milieu du jour suivant, Lee se tint à cheval, sous la pluie, allant du gué à un pont qu’il avait fait jeter et dans la solidité duquel il n’avait qu’une médiocre confiance ; il ordonna tout, surveilla tout, en apparence impassible. Cependant, à une heure de l’après-midi, au moment où l’arrière-garde franchissait le pont que les flots grossissants commençaient à soulever, on l’entendit pousser un profond soupir, comme soulagé d’un poids énorme ; puis ses officiers s’aperçurent que son visage se décomposait, l’épuisement l’avait enfin vaincu. L’un d’eux, Stuart, lui trouva un peu de café, « le plus délicieux, lui dit le général, qu’il eût jamais bu, » et, à son tour, c’est-à-dire les derniers, Lee lançant son cheval dans les flots, atteignit l’autre rive, tandis que quelques coups de hache livraient au fleuve les débris du pont.

  1. « Ferme sous ce fardeau d’épreuves et publiques et privées, Lee ne perdit jamais le calme jugement dont dépendait son armée, ni cette inaltérable douceur de caractère qui le rendait l’idole de tous ceux qui l’entouraient. » — Campaign in Virginia etc… By C. C. Chesney, Royal Engineers.
  2. General order, n° 15.
  3. Meade assembla un Conseil de guerre le 12, pour lui mettre la décision entre les mains. L’état de l’armée était tel que la presque unanimité des membres fut contre l’offensive.