Un Vaincu/Chapitre XXV

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J. Hetzel (p. 257-266).

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le vaincu

Le persévérant enthousiasme de la population l’obligea à s’enfermer chez lui et à ne sortir que de nuit. Malgré ces précautions, les semaines qui suivirent furent comme un continuel mais douloureux triomphe.

La paix avait suivi de bien près la capitulation, et la cité rebelle était devenue un but de pèlerinage pour les touristes ; leur voyage n’eût pas été complet s’ils n’eussent pas vu, ou tenté de voir, le héros du Sud. En vain sa porte restait-elle obstinément fermée, la foule stationnait dans la rue, espérant du moins l’apercevoir de loin.

Puis il y avait les députations, qui forçaient toutes les barrières et s’obstinaient à pénétrer jusqu’à lui. Ses anciens adversaires, les officiers de l’armée fédérale, voulaient lui exprimer leur admiration, et ses compagnons d’armes se croyaient le droit de revoir encore ses traits avant de se disperser dans leurs foyers lointains. Peu à peu, les forteresses du Nord rendirent à la liberté les prisonniers faits dans les précédentes campagnes, et chaque steamer amena à Richmond un contingent de pauvres êtres en haillons qui, avant de commencer la recherche de leurs demeures ruinées, voulaient encore une fois saluer leur général.

Chaque entrevue de ce genre ranimait la douleur de Lee, et pourtant il sentait l’impossibilité de s’y dérober complètement.

Un jour, il fut obligé de recevoir deux hommes, deux rebelles déguenillés, ainsi que les appelaient les journaux du moment ; ils étaient députés par une centaine de camarades, sortis comme eux de la prison de Point-Lookout, pour proposer au général de se retirer dans les montagnes, où, entre eux tous, ils possédaient cinq mille acres de terre. Ils lui offraient une plantation et leur travail pour la faire valoir. « Vous n’êtes pas en sûreté ici, général, disaient-ils, le président est déjà en prison, vous êtes aussi menacé que lui. Venez avec nous. Là où nous allons, une armée ne vous trouverait pas, et d’ailleurs nous mourrons tous, s’il le faut, pour vous défendre. »

— « Vous ne voudriez pas, leur dit Lee, que votre général eût l’air de se cacher. Il doit rester et attendre son sort. » Puis il leur expliqua que les termes de la capitulation assuraient sa vie et qu’il pouvait se fier à la parole du général Grant ; les pauvres gens avaient peine à renoncer à leur beau projet.

À la fin, Lee remarquant le délabrement de leurs vêtements, envoya sa fille[1] chercher quelques-uns de ses propres habits, leur demandant d’accepter du moins cela de quelqu’un qui n’avait plus rien d’autre à offrir. Les pauvres prisonniers eurent une explosion de joie ; « mais, dirent-ils, baisant les vêtements, nous ne nous permettrons pas de les porter, nous les montrerons aux camarades et nous les conserverons toujours. »

Une autre fois, c’était une lettre de l’un de ses vétérans qui parvenait jusqu’à lui :

« Cher général, nous nous sommes rudement battus quatre ans durant, mais maintenant c’est fini, et les Yankees nous tiennent à Libby-prison. Les camarades vous prient de nous faire délivrer, si vous pouvez. Si vous ne pouvez pas, passez du moins à cheval devant la prison, afin que nous vous voyions et que nous puissions vous saluer de loin. Nous nous sentirons tous bien mieux après cela. »

Un autre jour, c’était un simple soldat de l’armée fédérale, un Irlandais, qui insistait pour parler au général en personne. En vain celui-ci fit-il dire et répéter qu’il était occupé, l’Irlandais tint bon, protestant qu’il attendrait tant qu’il faudrait, mais ne s’en irait pas avant d’avoir vu Lee. Celui-ci, obligé de se rendre à un Conseil, finit par descendre ; aussitôt le brave homme, découvrant un panier, en sortit un jambon, un fromage, des fruits superbes, et s’écria : « Ah ! général, je n’en pense pas plus mal de vous parce que vous nous avez battus, et bien battus, dans le temps. Vous êtes un brave homme et un fameux soldat, que Dieu vous bénisse ! »

Il fut impossible d’obtenir de l’Irlandais qu’il reprit ses dons, qui passèrent le lendemain matin à l’hôpital, où les blessés souffraient encore.

Un autre de ces Irlandais, au cœur aussi chaud que la tête, fut rencontré dans le vestibule par un membre de la famille qui affirma l’impossibilité de voir le général, alors occupé à rédiger un rapport pressé : « Je pense bien qu’il est occupé, dit le visiteur, mais je n’en ai pas pour longtemps avec lui, il faut seulement que je lui donne une poignée de main. » À ce moment le général eut à traverser la pièce ; la discussion attira son attention et il entendit les derniers mots. Il s’avança la main tendue, l’Irlandais la saisit avec une vive émotion :

« Je suis venu exprès de Baltimore, général, pour vous toucher la main. J’ai trois fils nés pendant la guerre, je les ai appelés Beauregard[2], Fitz Lee[3], et Robert Lee. Ma femme ne m’aurait jamais pardonné si j’étais retourné là-bas sans vous avoir vu, » et il disparut.

À mesure que passèrent les semaines, puis les mois, les témoignages d’admiration arrivèrent, non plus d’Amérique seulement, mais du monde entier.

Jadis Cuba avait offert à Lee, alors simple lieutenant-colonel, le commandement de son armée ; maintenant, c’était de toutes parts que lui parvenaient des invitations à transporter sa demeure hors d’une contrée qui ne pouvait plus lui rappeler que des malheurs. L’Angleterre se signala par le nombre de ses appels. Des grands seigneurs, des Corporations, des comités, lui offraient, comme retraite, parmi leurs domaines, des propriétés magnifiques. Des villes lui proposaient des fonctions dont les émoluments eussent suffi à rétablir sa fortune disparue. On l’appelait au nom de son repos, au nom de ses enfants, dont l’avenir en Amérique semblait perdu. Il répondit toujours : « Je suis profondément reconnaissant, mais je ne peux pas déserter mon pays à l’heure de l’adversité. Ma place est dans mon pays natal pour partager son sort, quel qu’il soit. »

Un tel langage n’était point sans mérite et ne fut pas sans effet. Si le respect général protégeait mieux que toute capitulation l’illustre Virginien des représailles auxquelles des vaincus peuvent s’attendre, il n’en était pas moins vrai que le joug nordiste paraissait à ses compatriotes lourd, odieux même, et que la tentation d’émigrer, de chercher ailleurs l’indépendance qu’ils n’avaient pu conquérir par les armes, était grande pour les Sudistes, pour les jeunes gens surtout. La sagesse est, dit-on, aussi difficile aux nations qu’aux individus ; le Nord s’écartait souvent, enivré par son succès, de la modération à laquelle il eût été si beau de rester fidèle, de sorte que l’irritation des esprits, dans les États vaincus, ne manquait pas de prétextes sérieux.

Par ses paroles et par son exemple, Lee contribua plus que personne à apaiser les haines. Non-seulement on ne l’entendit jamais articuler un mot sévère ou malveillant, mais il semblait avoir pris pour tâche d’interpréter toutes les lois nouvelles dans leur sens le plus favorable. Il travaillait sans cesse à éclairer l’opinion, à l’adoucir, et au besoin, il savait tancer la jeunesse quand elle exhalait son courroux en paroles amères ou découragées. Quand il entendait les jeunes hommes menacer d’abandonner la patrie, il leur montrait que le devoir était d’y rester, de la servir quand même, de panser ses blessures encore saignantes. C’est ce que lui-même aspirait à faire, mais comment ?

Suspect à un certain parti qui ne pouvait lui pardonner la renommée qu’il avait acquise par tant de triomphes et consacrée par des défaites plus glorieuses que bien des victoires, le général Lee comprimait son ardent désir de servir son pays, de se dévouer encore pour lui. Il n’osait s’attacher à aucune œuvre avant que l’apaisement des esprits se fût fait, persuadé que son nom porterait préjudice à celle qu’il aurait choisie.

Aussi, tandis que de tous les points de l’Amérique, du Nord comme du Sud, ses concitoyens, émus de la ruine de sa fortune, lui faisaient les propositions les plus capables de réparer ses pertes, le général Lee demandait mieux encore, et, confiant à un ami sa peine intime, il s’écriait : « Oui, mes compatriotes m’offrent toutes choses, excepté du travail ! »

Le travail ! voilà le but vers lequel tendait l’ambition du vieux guerrier. Compagnon fêté de ses jours heureux, le travail restait la consolation de ses douleurs ; ce qui avait fait la dignité de son opulence, il le réclamait comme un privilége de sa pauvreté, et il y avait quelque chose de singulièrement touchant à entendre cet homme, que la lutte avait usé avant le temps, dont le visage portait les traces profondes de fatigues inouies, demander comme une grâce que son pays acceptât l’offrande de ses dernières forces.

  1. Nous tenons ces détails d’elle-même.
  2. Général qui commandait l’armée sudiste à Bull’s Run.
  3. Neveu du général Lee et célèbre officier de cavalerie.