Un Vaincu/Chapitre XXVII

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J. Hetzel (p. 279-287).

xxvii


derniers jours

Les inévitables et tristes suites de la guerre civile vinrent cependant arracher le général à ses travaux. Il fut assigné comme témoin et dut comparaître dans le procès intenté à l’ex-président des États confédérés, Jefferson Davis, procès qui ne fut jamais terminé : quelques-unes de ses réponses méritent l’attention de ceux qui ont suivi jusqu’ici sa carrière.

Le magistrat qui posait les questions semble avoir eu pour principal soin de recueillir des informations sur l’état des esprits dans le Sud.

— « Pourrait-on, demande-t-il, trouver dans votre voisinage, en Virginie, un jury équitablement choisi qui jugerait Davis coupable de haute trahison pour avoir fait la guerre contre les États-Unis ? »

— « Je ne crois pas qu’on le regarderait comme ayant trahi. »

— « Mais alors, comment le jury envisagerait-il l’action de Davis ? Comment pourrait-il le justifier en son âme et conscience ? »

— « Autant que je puis le savoir, on a jugé dans le Sud que chaque État, en se retirant de l’Union, entraînait avec lui tous les citoyens de cet État, l’État étant responsable et non les individus ; que l’acte de sécession, ainsi que toutes les autres ordonnances de l’État qui amenèrent les hostilités entre l’État et le gouvernement central, autorisaient les citoyens à porter les armes. contre les États-Unis. Le sentiment général serait de regarder l’acte de l’État comme légitime ; les citoyens croyaient faire simplement usage des droits qu’ils s’étaient réservés par l’acte d’Union. »

— « Et vous, général, quelle était votre manière de voir ? Vous êtes libre de ne pas me répondre. »

— « J’envisageais la question de la même manière. À mes yeux, la Virginie en se retirant de l’Union m’entraînait comme citoyen de la Virginie ; ses lois et ses ordres étaient obligatoires pour moi. »

On rappela au général, pour en faire un grief de plus contre l’accusé, que lui-même avait fait, au début des troubles, des efforts pour maintenir la paix ; on lui cita ses propres paroles, il ne les démentit pas.

— « … À cette époque, ajouta-t-il, mon opinion personnelle était qu’il n’y avait nulle nécessité d’en appeler aux armes, et que la guerre n’aurait pas eu lieu si de part et d’autre on eût fait preuve de patience et de sagesse. »

Le président hasarda une question personnelle :

« Avez-vous prêté au gouvernement confédéré un serment de fidélité ? Vous êtes libre de ne pas répondre. »

Lee n’hésita pas un instant :

« Je ne me rappelle pas l’avoir fait, répondit-il ; mais si l’on m’eût demandé ce serment, je l’eusse prêté certainement. »

Enfin, le général fut libre de rentrer dans ses foyers. Toutes les villes qu’il traversa se pavoisèrent sur son passage, comme si les habitants cherchaient à adoucir pour lui, par les témoignages de leur attachement, les douloureuses émotions du procès dans lequel il venait de paraître.

Cependant, si l’énergie morale du vieux chef subsistait, sa robuste santé semblait vaincue. Un cœur d’homme ne peut supporter tant d’émotions, contenir tant d’ardeur, éprouver de telles deceptions, sans user sa force et finir par se briser sous l’effort.

Trompés par sa muette résignation, ses amis espéraient que le déclin de ses forces n’avait pas la cause profonde que sa famille, plus tendrement, plus intimement encore unie à lui, n’ignorait pas. Dans les années 1868, 1869 et 1870 ils obtinrent de lui d’essayer des eaux diverses, ils se flattaient de le voir revivre, son âge n’était pas avancé, et il était tellement aimé ! Il céda, et se rendit là où l’envoyèrent les conseils de ses médecins.

On se plaît à dire que les peuples n’ont pas de mémoire ; — l’affection populaire fut pourtant fidèle à Lee, et jusqu’au bout. Partout où l’on pouvait espérer le voir s’arrêter dans les quelques voyages qu’il fit pour sa santé, on accourait pour l’acclamer, des députations insistaient pour le saluer et témoigner de leur respect. Toujours il était reçu par ses anciens soldats dont quelques-uns étaient venus de bien loin pour le revoir. Il leur serrait la main, les visages se mouillaient de larmes, et jamais une parole amére n’osait s’exhaler devant lui.

Du reste, si la douleur du passé restait dans le cœur de Lee et si elle se ravivait encore chaque fois qu’une souffrance des vaincus, conséquence de ce passé, lui était révélée, la paix était faite entre lui et ses adversaires d’autrefois, et cette paix rayonnait de lui à tous ceux qui l’approchaient. Il était arrivé à ce point de vertu chrétienne qu’on se sentait meilleur à le voir, à l’entendre, à songer à lui. Ce n’étaient pas seulement ses propres soldats qu’il aimait et dont il était aimé, c’étaient les Fédéraux aussi. Souvent on le rencontra causant familièrement avec des hommes « de l’autre côté » et discutant les faits de guerre auxquels chacun des interlocuteurs avait pris part sous son drapeau respectif. Il secourait les vétérans du Nord avec le même empressement que ceux du Sud.

« C’est un de nos soldats, » disait-il.

— « Mais n’était-il pas de l’autre côté ? » objectait-on.

Et Lee répondait : « Cela n’y fait rien. »

La dernière année de sa vie, allant voir à Norfolk un vieil ami, il écrivit pour supplier qu’on ne lui fit aucune réception, alléguant sa mauvaise santé et son besoin d’un absolu repos. En effet, il ne rencontra personne à la station, et enchanté d’échapper aux discours, de se trouver ainsi incognito, il se rendit à pied chez son hôte. Mais il s’aperçut bientôt que tout le monde se découvrait sur son passage ; personne ne s’arrêtait, il ne surprit aucun regard indiscret, mais tous les chapeaux s’abaissaient sans qu’une seule parole fût prononcée. Il entra dans une église, en sortant il trouva que les assistants s’étaient formés en deux lignes sur les marches du péristyle, toutes les têtes étaient inclinées et découvertes.

Le général, suffoqué par l’émotion, se hâta de se rendre chez son ami pour éviter de rencontrer plus longtemps les marques, si délicates pourtant, de la sympathie générale.

Le 28 septembre 1870, après une laborieuse journée, Lee rentra chez lui.

C’était à Washington College, l’heure du repas était arrivée, il s’avança vers la table qu’entourait sa famille et se prépara à dire la prière, que jamais, même sous la tente, il n’avait manqué de faire au moment du repas.

Debout, il leva les yeux au ciel, ses lèvres remuèrent, mais on n’entendit aucun son, la paralysie venait de le frapper, et dans cette dernière invocation il semblait que son âme se fût élevée d’elle-même vers le Dieu qu’il avait aimé et servi. Cependant il respira encore quelques jours, mais sans retrouver sa pleine connaissance ; son dernier soupir s’exhala le 12 octobre.

Nous ne dirons point le deuil profond que causa la mort de Lee, ni l’affluence autour de son cercueil, ni la pompe lugubre du dernier cortége. Peut-être n’avons-nous déjà que trop insisté sur les témoignages de vénération et d’enthousiasme dont fut comblé ce grand vaincu, mais il nous a semblé doux de pouvoir montrer à côté du héros les masses capables de comprendre le bien, et sachant prouver qu’elles ne sont pas nécessairement ingrates et oublieuses.

De même que les choses vraiment belles s’imposent à l’admiration de tous, il y a, je le crois, dans la vertu vraie, quelque chose que chacun sent et que chacun admire. Les nations, comme les hommes, s’honorent et s’élèvent en rendant hommage à ce qui est grand et pur ; malheureusement, elles n’ont pas assez souvent à rendre cet hommage, et elles cessent de croire à des dévouements et à des grandeurs si rarement rencontrés.

Je n’ajouterai plus qu’un vœu pour mon pays : qu’il soit aimé comme la Virginie fut aimée par Robert Lee ! qu’il soit servi comme la Virginie fut servie par Robert Lee ! que de son sol, moins déchiré pourtant que celui de l’Amérique, sorte une génération vaillante et pieuse, une génération qui travaille et qui prie ! Alors la France se retrouvera croire au bien, et elle connaîtra, à son tour, les gratitudes enthousiastes qui relèvent les âmes.


fin