Un Vaincu/Texte entier

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J. Hetzel (p. i-287).

À MES FILS


J’aime, vous le savez, ce qui fait rêver au bien ; j’aime les braves gens, je crois qu’il y a toujours à gagner en la compagnie des nobles âmes, — aussi, vous l’avez sans doute deviné, le vaincu dont je veux vous parler a été un homme de cœur, un de ceux dont il faut sauver de l’oubli le bienfaisant et pur souvenir.

Et cependant, lors de la guerre qui déchira l’Amérique, ce vaincu, vous le verrez, en défendant sa terre natale, a combattu pour le Sud la terre de l’esclavage…

Mais vous verrez avec quelle conviction profonde d’obéir au devoir, avec quelle douleur aussi, il fit le choix redoutable qui décidait de sa vie.

Pour lui, pas plus que pour tout autre Américain, la guerre n’avait, à son début, l’abolition de l’esclavage pour principal motif. Non, il n’était pas un esclavagiste, celui qui, dès longtemps, avait affranchi tous les esclaves de ses domaines ; mais, petit-fils par alliance de Washington, élevé dans la foi aux principes sur lesquels avait été fondée l’Union des États, il était convaincu que dans une contrée aussi vaste que l’Amérique, il était nécessaire que la vieille indépendance des États fût maintenue. Elle devait servir de garantie contre les empiétements possibles du pouvoir central. La défendre était, à ses yeux, défendre le droit, la loi, la liberté, et il prit les armes.

Je lisais dernièrement un mot triste, mais vrai, et il ramenait ma pensée à la crise douloureuse que traversa le général Lee, combattu par deux devoirs contraires : « La chose la plus difficile en temps de révolution, ce n’est pas de faire son devoir, c’est de le connaître[1]. » Si mon héros se trompa, ce fut avec une loyauté qui n’a jamais été méconnue et à laquelle ses adversaires eux-mêmes ont su rendre hommage, quand ils l’appelèrent d’un nom glorieux, doux à des oreilles françaises, celui de Bayard de l’Amérique.

Tel qu’il fut, je tiens à vous le faire connaître. Je crois bon, par ce temps d’universelle intolérance, de vous montrer que même sous un drapeau dont la couleur ne serait jamais la nôtre, peuvent marcher des hommes à la hauteur desquels il n’est pas aisé d’atteindre.

Partout où Dieu les a suscités, les grands caractères ne sont-ils pas d’ailleurs notre bien à tous ? Sommes-nous trop riches que nous puissions impunément laisser échapper du souvenir les exemples qui vivifient ? Quel que soit le nom donné parmi nous à la cause que le général Lee a servie, vous verrez que, pour lui, c’était la cause de son pays, et vous le jugerez digne d’être connu de ceux qui souhaitent de toute leur ardeur voir revivre parmi nous les deux grands sentiments qui rendent des héros aux nations attristées : l’amour du devoir et celui de la patrie.

Si vous concluez du récit que vous allez lire, que ces deux sentiments n’ont leur force entière et leur entière beauté que dans les âmes croyantes, qui appuient sur leurs espérances du ciel leurs vertus de la terre, vous aurez conclu comme moi. Et si, en mesurant ce que peuvent accomplir des hommes qui se dévouent, l’espérance pour notre pays vous devient plus facile, si vous revenez à votre tâche plus forts et plus dévoués, notre temps, mes enfants, n’aura pas été perdu.

Dites-vous bien qu’ils doivent porter leurs fruits, nos souvenirs amers. Tout a changé autour de nous, pourrions-nous rester tels que par le passé ? On se souciait trop peu parmi nous, et cela depuis longtemps, des devoirs envers la patrie. La France ne semblait plus qu’un pays charmant où il faisait bon vivre, et l’on se croyait quitte envers elle quand on avait payé les impôts qui, à leur tour, payaient l’armée.

Maintenant, nous avons reçu les leçons de la souffrance. Nous sommes à l’heure des résolutions viriles, du travail patient. Dès aujourd’hui, tout enfant, en France, doit avoir devant les yeux, dans son esprit, au fond de son cœur, la pensée qu’il n’appartient plus à son bon plaisir, mais à un devoir formel et sacré. Ce devoir n’a rien à faire avec la haine et il repousse la vengeance ; ce devoir est d’aimer notre pays d’un amour dévoué, agissant, de cet amour par lequel on vit, pour lequel on meurt. — Consolez la France, rendez-lui cette douce gloire que les mères veulent recevoir de leurs enfants ; rendez-lui la couronne, toutes les couronnes qu’elle portait jadis au milieu des nations. Refaites-la paisible, savante, puissante, riche même si vous voulez, et demandez à Dieu qu’il la rende croyante et juste !

Rien de ce que vous ferez pour valoir mieux, pour savoir plus, pour accomplir davantage ne sera perdu, un jour viendra où elle recueillera le fruit de tous vos efforts. L’enfant qui s’applique aux éléments des sciences, celui qui plie sa langue aux rudes inflexions d’un idiome étranger, le jeune homme qui s’impose les patientes recherches, les hautes études, tous ceux-là, — qu’ils le sachent bien, — travaillent pour la patrie.

Le jour où le vaincu dont je veux vous parler, sentit, après quatre ans de lutte, que son épée brisée s’échappait de ses mains, il ne fléchit pas, — la Virginie vivait encore, — il fallait travailler pour elle. La défaite ne lui enseigna ni la haine, ni la colère, elle ne lui mit au cœur qu’une ardeur plus grande, un dévouement plus pur, plus profond.

Et Robert Lee, l’héritier de Washington, le glorieux commandant en chef des troupes confédérées, voulant mettre ses dernières forces au service de son pays, se fit directeur d’un collège : — « J’ai vu, dit-il, un grand nombre de jeunes gens du Sud tomber sous mon drapeau, je veux employer ma vie à faire de ceux qui restent des hommes de devoir. »


i

la famille. — l’école militaire


Au Nord-Est de la vieille Virginie, à l’endroit où la baie de Chesapeake échancre profondément la terre américaine, le comté de Westmoreland s’étend comme une sorte de presqu’île entre deux puissants fleuves, le Potomac[2] et le Rappahannock, dont nous rencontrerons souvent les noms un peu barbares. Leurs rives sont citées comme fertiles dans cette Amérique qui semble la fertilité même ; couvertes jadis de forêts impénétrables, elles produisent maintenant en abondance le tabac et les céréales ; mais les îles éparses sur leur cours portent encore des érables séculaires, les collines ont gardé l’ombre épaisse d’autrefois : aucun pays n’allie mieux le pittoresque à la richesse.

C’est dans une vieille demeure située entre les deux fleuves, sur la lisière des bois conquis jadis par les colons anglais sur les peuplades indiennes, que naquit, le 19 janvier 1807, Robert-Édouard Lee. Sa famille était d’origine anglaise. Deux cents ans auparavant, un de ses ancêtres, envoyé par le roi Charles II pour gouverner la province de Virginie, s’était attaché au nouveau monde, et y avait fixé sa demeure définitive.

Ses fils et ses petits fils avaient tous eu le goût et le souci des affaires publiques. Ils comptaient parmi les chefs de l’aristocratie virginienne, et lorsque, brisant les liens qui l’attachaient à la vieille Europe, l’Amérique se proclama libre, deux des Lee furent au nombre des signataires de la déclaration d’Indépendance, tandis qu’un autre membre de la famille, Arthur Lee, était ambassadeur en France et préparait une fidèle alliée à la jeune nation. Pendant les huit années que dura la lutte des colonies contre la puissance anglaise, la famille Lee fut toujours au premier rang ; elle n’épargna ni ses biens ni son sang et fournit à Washington, en la personne de Henry Lee, un de ses plus utiles auxiliaires. Brillant officier de cavalerie, Henry Lee[3] seconda constamment son chef dans la lutte si longue et si acharnée qu’il soutint sans faiblir ; il resta son ami intime après qu’elle fut terminée. Malheureusement il mourut trop tôt, quand son fils Robert, dont nous voulons faire connaître la vie, n’avait encore que dix ans.

On aurait pu craindre que l’absence de l’autorité paternelle fût fatale à l’éducation de l’enfant, mais Henry Lee avait déjà su imprimer dans la jeune conscience de son fils, ce respect de la vérité et ce culte du devoir qui devaient rester les traits saillants de son caractère. On ne sait jamais quel bien peut faire un noble exemple : le souvenir de Washington, celui d’un père digne de l’amitié d’un tel homme veillèrent auprès de l’enfant ; il resta droit, courageux et bon.

Dans son enfance, il se faisait remarquer par sa tendresse pour sa mère et par sa passion pour les exercices du corps. Cette mère, veuve et malade, privée de ses deux fils aînés qui poursuivaient au loin leurs études, fut adoptée, si l’on ose ainsi employer ce mot, par Robert. Soigner sa mère, l’aider en toutes choses, même dans ces détails d’intérieur dont les garçons ont horreur d’ordinaire, fut le pieux souci de sa jeunesse, et les mains vaillantes qui devaient, en dix batailles, tenir l’épée du commandement, se consacrèrent longtemps à manier les clefs d’un grand ménage.

À quinze ans, il était assez fort pour porter mistress Lee dans ses bras, et depuis ce moment, il ne manqua jamais de lui rendre lui-même ce service. Rien ne pouvait l’en détourner. Quand, sur les collines du Potomac, retentissait la voix des chiens poursuivant le daim ou le renard, l’instinct passionné du chasseur fermentait dans cette jeune tête, frémissait dans ces longues jambes infatigables, et pourtant Robert Lee restait fidèle à la tâche qu’il s’était donnée : chaque jour sa mère faisait avec lui sa promenade. Parfois elle protestait contre ce qu’elle appelait ses sacrifices, mais le jeune homme ne consentit jamais à la quitter pour ses plaisirs. Aussi, quand l’âge fut venu d’entrer à West-Point, le Saint-Cyr des États-Unis, sa mère s’écria désolée : « Comment vivrai-je sans Robert ? Il est à la fois un fils et une fille pour moi ! »

En mémoire des services rendus à la patrie par le général Henry Lee, l’État de Virginie voulut faire les frais du séjour du jeune homme à West-Point. Dès son entrée, il prit le premier rang dans sa classe et s’y maintint pendant les quatre années réglementaires. La constance de ses succès tint plus encore à l’opiniâtreté de son travail, à la persévérance de ses efforts qu’à ses facultés cependant remarquables. — « Sa spécialité, disait de lui son ancien professeur de mathématiques[4], est d’achever, de perfectionner tout ce qu’il entreprend. Il étudie avec moi les sections coniques, il trace ses figures sur une ardoise et quoiqu’il sache bien que celle qu’il dessine va être effacée pour faire place à une autre, il termine chacune avec autant de soin que si elle devait être gravée et reproduite telle quelle. »

Cette conscience dans le travail le désignait à l’estime de ses professeurs ; des qualités tout autres lui acquirent parmi ses camarades une popularité dont il retrouva des traces à diverses époques de sa vie.

On sait de quelle faveur jouissent en Angleterre les exercices du corps, et avec quel soin on y cultive les facultés physiques. Les Anglais ont importé leurs prédilections en Amérique et elles ont pris racine, surtout dans la Virginie, colonisée primitivement par des gentilshommes à peine déshabitués de la cuirasse et du lourd armement de l’époque.

Être bon marcheur, bon nageur et bon écuyer a une tout autre importance en Amérique que parmi nous. La haute taille, la force musculaire et le talent d’équitation de Robert Lee firent de lui la gloire de la jeune population qui l’entourait. Ses camarades lui savaient plus de gré de ses marches rapides de douze heures que de la perfection de ses figures de géométrie. Avaient-ils complètement tort ? On verra que Robert Lee devait servir son pays aussi bien de ses membres vigoureux que de sa science et de son cœur.

Quoi qu’il en soit, il y avait une appréciation commune dans laquelle maîtres et élèves se réunissaient : c’était l’estime, l’estime pour sa droiture et pour son caractère. On savait que ce grand marcheur ne buvait jamais (chose rare à cette époque) ni vin ni liqueurs, que cet intrépide cavalier ne prononçait jamais un mot grossier, enfin que ce robuste lutteur était doux, bienveillant, toujours prêt à rendre service. Pour les maîtres et pour les élèves, la moindre affirmation de Robert Lee avait la valeur d’un serment.

Dans un Institut militaire où il est indispensable de préparer les jeunes gens à la rigoureuse discipline à laquelle ils seront soumis plus tard, il est d’usage que la plus légère irrégularité donne lieu à punition. Cependant on remarqua, quand, en 1829, le jeune Lee quitta l’école, que jamais une mauvaise note, même de détail, n’avait été jointe à son nom ; c’était là, pour l’avenir, un fait de bon augure. Il fut envoyé tenir garnison à Cockspur-Island, près de Savannah. Il avait vingt-deux ans, et, sous-lieutenant du génie, sa vie active commençait.

West-Point est situé sur les bords du fleuve Hudson, dans l’État de New-York. Pour se rendre de là à Savannah, dans l’État de Géorgie, le chemin direct passait par la maison paternelle. On juge quelle joie pour la mère et le fils de se revoir après quatre années de

saint-augustin. (p. 9.)
séparation. Malheureusement, cette joie allait être troublée.

Il y avait au service de mistress Lee un vieux cocher que Robert, tout petit, avait aimé comme on aime ceux par qui vous arrivent les grands bonheurs de l’enfance. C’était Natty qui lui avait mis pour la première fois les rênes en mains, c’était lui qui avait dressé son premier poney ; — Natty avait été mêlé à toute l’enfance de Robert qui se réjouissait du bonheur qu’aurait le vieux serviteur à voir son élève porter l’uniforme. Or, le pauvre Natty était gravement malade quand arriva le jeune homme, il toussait et souffrait cruellement. « Que faire pour Natty ? » demanda Robert aux médecins. Ceux-ci jugeaient le malade perdu ; s’il pouvait obtenir quelque soulagement, ce ne serait que dans un climat plus doux.

La décision fut bientôt prise. Le jeune lieutenant sut résoudre sa mère au sacrifice du séjour promis, et, repartant aussitôt, il emmena le pauvre Natty en Géorgie, non loin de Saint-Augustin surnommé le Cannes de l’Amérique ; là, il le soigna lui-même, l’entourant de tout ce que la sollicitude la plus ingénieuse pouvait inventer. La maladie fut la plus forte ; mais quand le vieux Natty expira, ce fut dans les bras de son jeune maître.

Nous passerons brièvement sur les premières années de la carrière de Robert Lee ; plus tard elle sortira de l’ombre et nous devrons la suivre alors pas à pas.

À Savannah d’abord, ensuite au fort Hamilton, Robert Lee eut à suivre ou à diriger les travaux du génie militaire, partout il eut le bonheur de réussir. De même qu’à West-Point, son système était de ne rien négliger pour bien faire. Pour lui, le travail était autre chose qu’une nécessité de l’existence ou bien un moyen d’avancement, c’était une tâche virile qui voulait être scrupuleusement accomplie. Il donna la preuve qu’il comprenait ainsi sa carrière lorsqu’en 1831 s’offrit à lui une occasion toute naturelle de quitter, s’il l’eût désiré, l’état militaire : ce fut son mariage avec miss Mary Custis, petite-fille de la veuve de Washington et héritière de la plus grande partie des biens de ce grand homme.

La jeune mistress Lee[5] apportait à son mari la belle terre d’Arlington, sur les bords du Potomac, et celle de la Maison-Blanche[6], toutes deux célèbres par la résidence du héros de l’Amérique. Les livres, les meubles, ce que les Américains nomment les reliques de Washington, étaient une des précieuses parts de cet héritage et faisaient de ces deux domaines des buts de pèlerinage pour les voyageurs de toutes les nations. Il semble qu’il eût été doux pour le jeune officier de passer sa vie dans ces belles demeures, auprès d’une femme aimée, et d’y jouir en paix de tout ce qu’une fortune immense lui pouvait donner. Si la tentation vint (et elle a dû venir) elle fut vaincue par la pensée que le travail, le vrai travail, fait seul la dignité de la vie et est un de ces devoirs auquel nul n’a le droit de se soustraire.


ii

les enfants


Nous retrouverons au bout de peu d’années Robert Lee, devenu capitaine, dirigeant à Saint-Louis (État de Missouri), les travaux qui devaient régler le cours du Mississipi.

Ce fleuve magnifique, de six mille kilomètres de longueur, traverse le territoire de l’Union tout entier et sert de voie principale au commerce de dix États. Sa largeur est énorme ; parsemé d’îles, coupé de rapides, irrégulier dans son cours, il offre de grandes difficultés à la navigation. Au-dessus de Saint-Louis, qui fut autrefois l’un des établissements français les plus importants, le Mississipi menaçait d’abandonner son lit pour s’en frayer un nouveau ; il se fût alors écarté à une telle distance de la ville qu’elle eût perdu toute son importance commerciale. De longs et habiles travaux contraignirent le fleuve à rester entre ses anciennes rives, sauvèrent la cité de la ruine, et acquirent au capitaine Lee la réputation d’ingénieur de premier ordre.

Mais si le travail prenait une si grande part dans l’existence du jeune homme, il ne l’absorbait pourtant pas tout entière. Arlington recevait d’aussi fréquentes visites que le permettaient les longues distances, et pendant les séparations, la sollicitude la plus tendre ne cessait de veiller sur la famille éloignée.

« Vous ne savez guère, chère Mary, écrit le capitaine en retournant à son poste de Saint-Louis, combien vous me manquez ainsi que les enfants. Si seulement je pouvais revoir un seul instant mon petit bonhomme avançant sa bouche rosée pour embrasser papa !… Ne le laissez pas s’émanciper en mon absence et soyez ferme avec lui. Je ne vous demande pas de la sévérité, mais une constante vigilance et de la suite dans votre manière de l’élever… »

Le capitaine avait d’autant mieux le droit de donner des conseils qu’il possédait au plus haut degré le talent naturel de l’éducation.

À une tendresse presque féminine, il joignait la fermeté qui vient du sentiment de la justice. Profondément épris des choses nobles, Robert Lee avait ce qu’il faut pour en communiquer la passion. Pour convaincre, dit-on, il faut être convaincu : les froides leçons de morale n’amendent personne, mais on ne résiste guère à la contagion du bien, pratiqué avec conviction et simplicité.

Les séjours à Arlington étaient une fête dont on comprendra la douceur. Si le père emportait le souvenir si tendre de son « petit bonhomme » celui-ci, et plus tard ses frères et ses sœurs, avaient une admiration profonde pour le grand officier qui semblait, une fois de retour au foyer, leur appartenir entièrement.

Le capitaine, cependant, était quelquefois obligé de se rendre à Washington[7]. Il n’en revenait que le soir, et son premier soin était alors de questionner ses enfants sur l’emploi de la journée. Souvent, hélas ! il y avait quelque méfait à relater ; or, en Amérique comme en Europe, il paraît que les témoins des fautes commises en sont plus aisément scandalisés que leurs auteurs.

Quand la question : « Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? » amenait le récit de quelque délit d’un frère ou d’une sœur : « Je ne veux pas savoir ce que ton frère a fait, interrompait le capitaine ; mais ce que toi, tu as fait, » et le délateur confus rentrait dans le silence. Le récit de chaque enfant terminé, le père commençait les siens.

Il considérait que sa soirée appartenait à ses enfants, et même lorsqu’un travail pressé devait l’obliger à passer la nuit pour l’achever, il ne songeait pas à abréger leur plaisir. Faits de guerre ou expériences de voyage, belles actions dites avec enthousiasme, gais propos auxquels répondaient les éclats de rire, remplissaient les heureuses soirées d’Arlington.

Parfois un écolier avouait qu’une tâche n’avait pas été terminée ; alors les livres et les cahiers apparaissaient sur la table commune. C’était encore le capitaine qui levait les difficultés, puis, les leçons sues et les devoirs achevés, on revenait aux récits habituels.

De bonne heure, le capitaine Lee avait pris au sérieux sa responsabilité d’éducateur. Son fils aîné, Custis, le suivit un jour d’hiver dans une longue promenade à travers la neige. Il avait sa main dans celle de son père, mais peu à peu cette main glissa, et l’enfant resta en arrière. Au bout de quelques instants, le capitaine se retourna et vit Custis qui, bien droit, la tête haute, essayait d’imiter tous ses mouvements. L’enfant faisait de grands efforts pour placer bien exactement ses petits pieds dans les longues empreintes laissées par ceux du capitaine. « Quand je vis, racontait ce dernier, que le gamin se mettait déjà en tête de suivre mes traces, je me sentis obligé de marcher droit et je pensai que je devrais désormais prendre un soin plus grand de marcher droit en toutes choses. »

Trois fils et quatre filles naquirent à Arlington. Ils reçurent tous les mêmes soins, et furent entourés de la même tendresse. Leur père fut leur seul professeur d’équitation et de natation, il resta leur plus intime ami, et jour après jour, sut mettre ses enseignements et ses conseils à la portée de leur âge.

Nous achèverons nos citations par quelques lignes d’une lettre adressée à son fils aîné devenu jeune homme.

Après quelques préceptes tels que ceux-ci : « Ne fais jamais le mal pour acquérir ou garder un ami. Celui qui se donnerait à ce prix ne vaudrait pas le sacrifice que tu lui ferais… Surtout ne parais pas autre que tu es… » Il ajoute : « Quant au sentiment du devoir, laisse-moi t’en conter un exemple : Il y a près de cent ans, vint une journée tellement sombre que la lumière du soleil parut complétement éteinte, on l’appelle encore la journée noire. L’assemblée législative du Connecticut était alors en séance, et à mesure que l’obscurité inattendue et effrayante augmentait, les députés partageaient la terreur générale. Beaucoup d’entre eux pensèrent et dirent que le jour du jugement était arrivé, et quelqu’un proposa de lever la séance. Alors un vieux puritain[8] prit la parole et dit que si vraiment le dernier jour était venu, il voulait qu’il le trouvât à son poste et faisant son devoir. Pour cela, il demanda qu’on apportât des lumières afin que la Chambre pût continuer ses travaux. Un grand calme régnait dans l’âme de cet homme, le calme de la sagesse divine, et il avait l’inflexible volonté de faire son devoir. Le mot devoir est le plus sublime de notre langue. Fais-le en toutes choses comme le vieux puritain. Tu ne peux faire beaucoup plus, ne te permets jamais de faire moins. Que par ta faute, jamais un seul de nos cheveux ne blanchisse ! »

Aucun des soins du capitaine Lee, aucune de ses paroles ne furent perdus pour ses enfants. Ses fils allaient, bien jeunes, accomplir sur les champs de bataille ce qu’ils croyaient leur devoir, et ses filles devaient, dans les hôpitaux, payer de leur personne avec le même simple courage.


iii

les indiens de l’ouest. — campagne du mexique


On sait comment les progrès impitoyables de la civilisation ont fait reculer jusqu’aux extrémités lointaines de l’Amérique les Indiens, premiers possesseurs du pays.

Le sol que leur paresse laissait sans culture et qui, pour eux, n’était qu’un espace propre à la chasse, révéla ses richesses aux colons venus d’Europe. Établis d’abord sur les côtes de l’Océan, puis le long des fleuves, les pionniers s’avancèrent à mesure que s’augmenta leur nombre jusqu’au cœur du pays. Partout où pénétraient les hommes blancs, partout où leur hache ouvrait dans les forêts jusque-là vierges, de larges clairières bientôt ensemencées, les tribus faibles et pourtant féroces des Peaux-Rouges, divisées entre elles, incapables de s’unir même pour leur défense, étaient fatalement condamnées à disparaître. Ce qu’il a coulé de sang dans ces luttes obscures, nul ne le sait ; des deux parts on combattait pour la défense de la vie, et il semble que l’Indien immolé devant le tombeau de ses pères, l’Européen scalpé sur le seuil de la demeure qu’il élevait pour ses enfants, ont droit à la même pitié.

Les victoires successives que les colons durent surtout à leur armement supérieur, leur assurèrent la possession du sol, et les sauvages se trouvèrent relégués dans les dernières solitudes du Far-West. Les débris de leurs tribus diverses, confondus dans un malheur commun, formèrent une sorte de nation misérable, rebelle au travail, et réduite pour vivre à s’emparer par le pillage du produit du travail d’autrui.

Cavaliers excellents, les Indiens, par troupes peu nombreuses, s’échappaient de leurs campements, parcouraient en une nuit d’énormes distances, surprenaient les colons isolés, brûlaient les fermes, enlevaient le bétail, massacraient les hommes, les femmes et les enfants et se retrouvaient au sein de leurs peuplades avant que la nouvelle de leur expédition fût arrivée à ceux qui auraient pu les poursuivre.

Partout où le voisinage de la frontière du Mexique permettait aux bandes indiennes d’y chercher refuge, elles échappaient à toute répression. Bientôt un grand nombre d’Indiens furent établis au Mexique même, et, assurés de l’impunité, redoublèrent leurs dévastations. La longue frontière des États de l’Union devint complètement inhabitable pour les Européens. Comme une volée de vautours, les pillards Comanches, Apaches, Pawnies, etc., s’abattaient sur les défrichements, puis regagnaient, chargés des dépouilles des pionniers, l’abri du drapeau qui les protégeait

À plusieurs reprises, le gouvernement des États-Unis essaya d’obtenir du Mexique une plus exacte surveillance de sa frontière, ou bien, à défaut, la réparation des préjudices commis. Les promesses faites, promesses qu’il était peut-être difficile de tenir, furent toujours violées, si bien qu’en l’année 1847, les États-Unis déclarèrent la guerre au Mexique.

Il y a toujours quelque chose de pénible à voir un État puissant s’attaquer à un État faible, et le capitaine Lee fut au nombre de ceux qui eussent désiré que le gouvernement de l’Union usât d’une patience plus grande encore. La guerre déclarée, il ne pouvait être et ne fut que soldat.

C’était la première fois, depuis les jours de Washington, qu’une armée américaine allait vraiment faire une campagne. Le pays en surveilla les apprêts avec un intérêt facile à concevoir. On souhaitait que les résultats de l’expédition fussent dignes d’un grand peuple, et cependant, commerçante et non militaire, habituée à n’entretenir qu’une armée très-peu nombreuse, la nation ne se décidait pas à faire les sacrifices que, plus tard, elle devait s’imposer avec un si généreux empressement.

Huit mille hommes furent réunis sous le commandement du général Scott ; le capitaine Lee eut la direction du génie.

Concentrée d’abord à Brazos, sur la côte sud du Texas, cette petite armée traversa le golfe du Mexique et vint débarquer le 9 mars près de Vera-Cruz. Les travaux d’approche qui dépendaient de notre capitaine, furent vivement menés et la ville se rendit bientôt. Les vraies difficultés commencèrent alors ; on marchait vers Mexico, et tous les efforts de la nation envahie se réunirent pour faire payer cher aux assaillants la présomption qui leur faisait aborder la route de la capitale. Cerro-Gordo, Contreras, Cherubusco, furent les étapes sanglantes d’une marche hérissée de difficultés.

Ne se fiant pas aux obstacles naturels du terrain, les Mexicains avaient fortifié tous les passages des montagnes ; il fallut les enlever l’un après l’autre de vive force. Sous le feu de l’ennemi, le capitaine Lee eut à tracer, puis à construire, des routes capables de porter la grosse artillerie. Il révéla dès lors le coup d’œil militaire qui devait le mettre au premier rang des hommes de guerre de nos jours.

Après la bataille de Cerro-Gordo, l’armée pénétra dans la zone montagneuse où le général mexicain Valentia avait cherché refuge. On ignorait quelles étaient ses positions, et il était important d’en être informé.

Le capitaine Lee, avec quelques officiers et un détachement de soldats choisis, partit en reconnaissance. Il gravit les pentes, parvint sur un plateau désolé et le traversa avec mille difficultés, jusqu’à ce qu’une barrière de blocs de lave se dressa devant lui. Les explorateurs se hissèrent sur ces roches et découvrirent avec stupeur qu’aussi loin que leur vue pouvait s’étendre, ces roches s’entrecroisaient sur un terrain privé de toute végétation. On n’apercevait aucune apparence de chemin ; partout, sur toute la surface du plateau, on ne voyait que pointes aiguës ou arêtes coupantes, et il était impossible, même avec une lunette, de découvrir où finissait ce bouleversement. On reconnut le désert volcanique appelé Pedrigale, dont quelques cartes indiquaient l’existence.

Le capitaine Lee et une poignée d’hommes résolus, ne purent se résoudre à rentrer au camp sans avoir poussé plus loin leur reconnaissance. Descendant d’un bloc de lave, se faisant la courte échelle pour monter sur un autre, ils avancèrent au prix de fatigues inouïes. À quelques mètres du point de départ, les explorateurs n’étaient plus que cinq, leurs compagnons avaient pris le parti de revenir sur leurs pas.

Ces cinq ne se laissèrent pas ébranler par une défection fort excusable, et continuèrent leur étrange voyage.

Rencontrant une partie du désert où les blocs étaient moins écartés, ils purent sauter de l’un à l’autre ; mais ce procédé avait son danger, car rarement le sommet d’une roche était d’une largeur suffisante pour que les deux pieds pussent s’y poser à la fois, et une chute sur ces arêtes aiguës était chose redoutable.

Après plusieurs heures d’une semblable gymnastique, car on ne peut donner à cette traversée du Pedrigale le nom de marche, le capitaine Lee et ses compagnons en atteignirent l’extrémité. Il était temps ; leurs forces étaient à bout, et un orage, un de ces orages mexicains qui bouleversent soudainement la nature entière, éclatait sur leurs têtes.

En cherchant un abri sous les rochers, l’un d’eux aperçut à très-petite distance une sentinelle mexicaine gardant négligemment ce qui lui parut être une poudrière.

D’autres indices encore firent supposer au capitaine Lee qu’un corps de troupes devait être posté non loin de là et se croire en sécurité ; on pouvait, en effet, compter que le Pedrigale était à lui seul une défense suffisante contre toute attaque. Il proposa à ses compagnons de traverser de nouveau le Pedrigale pour aller prévenir le général Scott de leur découverte.

Les quatre officiers, épuisés, se déclarèrent incapables de reprendre une telle route. L’orage était dans toute sa force, la nuit tombait, les dangers auxquels ils avaient échappé avec tant de peine seraient décuplés par l’obscurité, la pluie et la violence du vent. Partir à cette heure était se vouer à la mort, ou tout au moins risquer de s’égarer et de rester jusqu’au matin perdus dans le labyrinthe des roches, incapables, par conséquent, de servir en rien le général Scott.

Le capitaine Lee leur dit alors sa résolution de porter immédiatement les nouvelles ; il irait seul et essaierait le lendemain d’amener l’armée par une route moins périlleuse. Ses compagnons s’écrièrent qu’il cherchait la mort en traversant ce désert la nuit, par une semblable tempête, et le supplièrent d’attendre le jour, lui faisant observer que toute sa force et toute son adresse ne l’empêcheraient pas de s’égarer. Mais le capitaine Lee sentait combien il était important que le général fût instruit aussitôt que possible de la présence du corps mexicain, et contraignant ses membres lassés à servir son énergique volonté, il s’engagea au milieu des roches.

On devine ce que dut être un pareil retour. Guidé dans l’obscurité seulement par la direction du vent, si la tempête eût cédé, le capitaine restait perdu au milieu de ce chaos.

Par bonheur, le vent persista avec la même violence, et Robert Lee atteignit les campements de Scott assez tôt pour que les renseignements qu’il apportait fissent modifier les plans. Le jour même, l’armée des États-Unis surprenait l’armée de Valentia, gagnait la victoire de Contreras, et s’ouvrait ainsi la route de Mexico.

Quand on demandait, bien des années après, au général Scott quel avait été, d’après lui, le plus beau fait de guerre de toute la campagne, il répondait invariablement : « La traversée du Pedrigale par Lee[9] »

Peu de jours après le combat de Contreras eut lieu celui de Chapultepec, aux portes mêmes de Mexico. Là, un boulet mort frappa Robert Lee en pleine poitrine. La commotion fut telle qu’il perdit connaissance et resta longtemps étendu sur le sol sans donner signe de vie. Sa superbe jument blanche, Créole, que sa beauté et ses hauts faits avaient rendue célèbre dans toute l’armée, resta fidèlement auprès du corps de son maître ; Jim, le domestique du capitaine, apercevant de loin Créole arrêtée et sans cavalier, devina un malheur et accourut. Ses efforts pour rappeler le blessé à la vie n’ayant aucun succès, le pauvre homme crut que son maître allait expirer.

Cependant la ville de Mexico venait de faire sa soumission, et l’armée se hâtait pour en prendre possession ; les compagnies défilaient les unes après les autres devant l’endroit où le capitaine Lee était tombé, et chacun, voyant le beau cheval blanc si connu, arrêté près d’un corps et Jim pleurant à côté, apprenait quelle perte l’armée venait de faire et la déplorait tout haut.

« Pauvre Lee, disaient les uns, il faut avouer qu’il ne se ménageait guère ! »

« Périr ainsi au dernier coup de canon ! quand on tient la paix ! disaient les autres ; il n’a pas eu de chance ! » Et l’on passait.

Sur ces entrefaites, le blessé avait repris ses esprits, mais la force de faire le moindre mouvement lui manquait ; il entendait vaguement ces propos et restait comme paralysé.

Le dernier de tous, défila le général Scott avec son état-major.

« Ah ! mon cher camarade, mon brave Lee ! s’écria-t-il ; quel malheur ! Messieurs, vous voyez là, perdu pour la patrie, le plus grand génie militaire de l’Amérique ! » Et le général se découvrit, en proie à une vive émotion. À ce moment même, le capitaine revenait à lui et rassurait son chef. Peu de jours après, il reprit son service.

L’armée des États-Unis dut occuper Mexico jusqu’à ce que le traité de paix fût régulièrement ratifié. L’hostilité des habitants rendit le séjour de la ville très-dangereux pour les Américains trop peu nombreux pour maintenir l’ordre sur tous les points à la fois. Plusieurs sentinelles en faction furent poignardées, et des officiers qui parcouraient la ville furent frappés ou enlevés, sans que jamais aucun des coupables pût être découvert.

Le capitaine Lee suivait un jour une rue étroite d’un quartier écarté ; il montait comme d’habitude la blanche Créole, et son domestique Jim le suivait, lorsqu’un coup de feu se fit entendre, et une balle vint effleurer ses cheveux.

Il s’arrêta court, regarda rapidement.... Un léger nuage de fumée lui indiqua de quelle fenêtre le coup était parti. Tirant sa montre, il la remit à Jim et lui ordonna de l’attendre à cette même place avec les chevaux pendant quinze minutes exactement.

« Si je n’ai pas reparu pendant ce temps, ajouta-t-il, c’est qu’on m’aura tué. Vous irez trouver le général Scott et vous ferez votre rapport. »

Puis, lui jetant la bride, il disparut sous la sombre entrée de la maison voisine.

Les quinze minutes s’écoulèrent et le capitaine ne revint pas.

Il avait gravi l’escalier jusqu’à l’étage que lui avait désigné la fumée sans rencontrer âme qui vive ; mais, arrivé là, il s’était trouvé dans une grande pièce, au milieu de femmes effrayées qui juraient en mexicain qu’elles n’avaient vu personne ; que personne, sinon elles, n’habitait la maison. À grand’peine, le capitaine se débarrassa de leurs protestations, et ouvrant de force une porte devant laquelle elles se groupaient comme au hasard, il pénétra dans un repaire de bandits armés jusqu’aux dents. Seul au milieu d’une douzaine d’hommes, avec le calme intrépide qui lui était propre, il les obligea tous à lui montrer leurs fusils. Deux de ces fusils venaient d’être déchargés.

Sans hésiter, profitant de l’ascendant que sa haute taille et son air de résolution naturelle lui donnaient sur tous, il saisit leurs possesseurs au collet, et les contraignit à le suivre sans que leurs camarades osassent tenter un mouvement pour leur défense. Les femmes furent un obstacle plus sérieux à son passage. Malgré elles, cependant, il fit descendre ses prisonniers et retrouva dans la rue le pauvre Jim qui, toujours à cheval et les yeux sur la montre, s’apercevait bien qu’elle marquait cinq minutes de plus que l’heure indiquée, mais ne pouvait se résoudre à abandonner tout espoir de revoir son maître.

Les Mexicains passèrent en conseil de guerre ; mais Robert Lee n’avait pas voulu se faire pourvoyeur du bourreau, et il veilla à ce qu’au départ de l’armée, ils fussent rendus à la liberté.

De retour avec les troupes, il rentra à Arlington. Il avait reçu à la fin de la campagne le grade de colonel.


iv

au texas.


Les années qui suivirent la guerre du Mexique furent aussi utilement occupées que les précédentes.

Chargé d’abord de la construction du fort Calhoun[10], le colonel Lee fut nommé, en 1852, directeur de l’École de West-Point dont, on s’en souvient, il avait été l’élève excellent. Le niveau des études s’éleva pendant les trois années de sa direction, et on aurait pu penser que les progrès seuls de la science avaient occupé le nouveau commandant, tandis que sa sollicitude avait embrassé tout ce qui pouvait être bon et utile aux élèves.

Convaincu que des liens de confiance et d’affection personnelle leur seraient salutaires, il chercha à les rapprocher de lui. Il crut voir que les jeunes gens éprouvaient parfois un peu d’embarras à venir le trouver dans les heures du jour où leur absence des exercices communs pouvait être remarquée ; dès lors, il modifia entièrement sa manière de vivre afin de pouvoir garder les premières heures de la matinée à leur disposition. En hiver même, il donnait audience dès six heures du matin, et souvent il devait renoncer à déjeuner pour ne renvoyer personne ; mais sa sollicitude lui valut d’excellents résultats, et beaucoup de jeunes gens rapportent à sa ferme et bienveillante parole, à la vivifiante influence que ces causeries ont exercée sur eux, la résolution qu’ils ont prise et gardée, d’être hommes de devoir.

Dans ce même temps, le colonel Lee reconstruisait le manége de l’École et entreprenait un immense travail : la belle route qui, taillée dans la roche vive, descend du promontoire élevé où l’École est située, jusqu’aux bords de l’Hudson.

Appelé en 1855 au commandement d’un régiment de cavalerie, il partit pour le Texas, province nouvellement détachée du Mexique, et dont il devait protéger la frontière contre les Indiens.

Les résultats de la guerre récente avaient été à peu près nuls, les promesses du gouvernement mexicain étaient restées sans effet, et il était devenu évident que les Américains ne pouvaient plus compter que sur eux-mêmes pour défendre leurs nationaux.

Le gouvernement des États-Unis était et est encore obligé de conserver le long de la zone habitée par les Peaux-Rouges, une ligne de forts détachés assez semblables à nos blockaus d’Algérie et dont chacun abrite un détachement de soldats réguliers. Les grossières murailles en troncs d’arbres de ces fortins servent de refuge aux familles des colons lorsqu’elles sont menacées et peuvent avoir à soutenir de véritables sièges ; quelquefois, leurs petites garnisons sont appelées au secours des habitations attaquées, bien souvent elles arrivent trop tard, et ne réussissent qu’à constater les meurtres ou les ravages déjà commis.

Parmi les peuplades Indiennes réfugiées sur la frontière du Texas, la plus célèbre et la plus puissante était celle des Comanches. Mieux que les Pawnies et les Apaches, auxquels le pillage les associait souvent, ils avaient su conserver leurs mœurs guerrières, et les traditions de respect des chefs et de mépris de la mort qui avaient fait jadis la force de leur tribu sauvage. Les Comanches, au moment où le colonel Lee fut chargé de les contenir, pouvaient encore réunir dix mille cavaliers aguerris ; ce n’était point là, pour un unique régiment échelonné par pelotons sur une grande distance, des adversaires à dédaigner.

Le colonel Lee n’était pas de ceux qui s’empressent de mettre hors la loi les hommes ou les choses qu’ils ne comprennent pas. Avant de recourir à la force, à ces massacres hideux dont on connaît trop d’exemples, il voulut essayer une campagne pacifique parmi les Comanches, et ne négligea rien pour attirer à lui les chefs et lier avec eux des rapports d’amitié qui pouvaient, à un moment donné, l’aider à empêcher le retour des sanglantes rencontres dont le souvenir attisait encore les haines.

Au mépris des plus grands périls, car l’astuce indienne ne devait pas s’arrêter devant un meurtre profitable du moment qu’il était possible, le colonel visita les uns après les autres les principaux campements de ses voisins Comanches. En signe de paix et de confiance, il n’emmenait jamais qu’une faible escorte, et souvent même il alla joindre, avec un seul serviteur et à des distances considérables, des assemblées de chefs avec lesquels il prétendait, selon l’expression consacrée, fumer le calumet de paix. L’étonnement que causait son intrépidité fut, sans doute, ce qui le sauva.

Il passa bientôt parmi les Indiens, pour un protégé du grand Esprit, on raconta de clairière en clairière de merveilleuses histoires du nouveau chef blanc, et son nom acquit toute la popularité qu’un pays sauvage peut comporter. Les rapports qui avaient existé jusque-là entre les commandants américains et les Comanches, se trouvèrent complètement changés, si bien qu’aucun mouvement de révolte ne se produisit tant que le colonel Lee fut au Texas. Son service militaire se borna à la simple surveillance de ces vagabonds indiens qui n’appartiennent à aucune tribu et pillent indifféremment amis et ennemis.

Cependant le système adopté par le colonel Lee ne fut pas sans quelques inconvénients pour lui-même. Ses visites aux chefs Indiens lui furent exactement rendues, et certainement il désirait qu’il en fût ainsi, mais il n’avait pas compté sur les exigences de la politesse comanche. Un des articles de son code, non encore imprimé, exige que toute personne à qui une visite est faite ne quitte pas ses visiteurs un seul instant ; or, les Comanches arrivaient dès l’aube au campement américain et ne disparaissaient qu’à l’heure du coucher du soleil.

Un autre principe est que la personne visitée offre au visiteur un présent qui lui soit agréable. Le visiteur ne doit jamais le demander, mais pour aider son hôte à deviner quel est l’objet dont la possession lui serait agréable, il tient obstinément les yeux fixés sur cet objet, et cela, avec une patience vraiment indienne, du matin jusqu’au soir s’il le faut.

Non contents de venir eux-mêmes, les uns après les autres, faire au colonel leur cour intéressée, les chefs comanches imaginèrent bientôt d’utiliser leurs femmes à cette persécution d’un nouveau genre. La mode s’établit parmi les squaws de passer les journées dans la tente du chef blanc. Assises gravement sur leurs talons, ces dames n’ouvraient point la bouche, mais leur présence obligeait le colonel à ne pas sortir de la pièce, et à constater que chaque paire de doux et brillants yeux noirs regardait fixement un objet différent qu’il lui fallait bien finir par offrir, sous peine de compromettre les bons rapports auxquels il tenait tant.

Instruit par l’expérience, le colonel en vint à ne plus rien laisser apercevoir dans sa baraque, sinon les quatre cloisons de planches qui la composaient, mais il n’y gagna pas autant qu’on pourrait croire. L’attention des femmes indiennes se concentra sur sa personne et il n’y eut pour ainsi dire pas une pièce de son habillement qui ne lui fût chaque jour silencieusement mais éloquemment demandée. Les chaussures excitaient surtout d’ardentes convoitises. Il n’était point rare de voir deux ou trois femmes les désigner à la fois de leur regard. Le colonel se levait-il ? Allait-il de droite ou de gauche, donnant ses ordres ? Tous les yeux suivaient obstinément ses pieds, il fallait, bon gré mal gré, finir par se déchausser et offrir les bottes convoitées. Et seulement alors, le colonel reprenait possession de son domicile.

Quelques courses rapides coupaient seules la monotonie de cette existence.

« Je reviens de mon expédition dans le territoire propre des Comanches, écrit-il un jour. Nous avons fait huit cents milles[11] en quarante jours. Nous avons visité la source de la Vachita et celle du Rio-Brazos, fouillé les vallées de la Coneba, du Colorado, etc., etc.… Nous n’avons découvert aucun Indien, et toutes les traces que nous avons rencontrées étaient anciennes. Les forêts et les plaines avaient été incendiées presque partout et en quelques endroits nous avons même trouvé le feu fumant encore, mais personne dans le voisinage. Le ciel est brûlant comme de l’airain chauffé et l’air semble s’échapper de la gueule d’une fournaise, nous ne trouvons plus d’eau douce.… »

Le 25 août il écrit encore :

« On nous prévient qu’un parti de Comanches qui vient de marauder, doit passer à enriron seize milles de notre camp. Ils se sont séparés en bandes de six, huit et dix pour échapper plus facilement. J’envoie une compagnie de cavalerie à leur recherche. Je serais allé moi-même n’était mon voyage obligé à Rio-Grande.… »

Un tel service militaire devait avoir peu de charmes, et on comprendra combien Arlington et ses habitants devaient manquer à celui qui en était exilé :

« Le temps approche, chère Mary, où la famille va se trouver rassemblée autour du cher foyer d’Arlington pour célébrer un autre Noël. Malgré l’absence, mon cœur sera au milieu de vous, et par l’imagination ou par la mémoire, je jouirai de toutes vos joies. Dieu veuille que rien ne vienne troubler ou obscurcir ces bons moments, et que chacun puisse se sentir le droit de sonder sans regrets amers les profondeurs de l’année passée et d’attendre avec espoir et confiance celle qui vient ! Je ne puis rien pour vous que vous aimer de toute mon âme et prier pour vous tous.…

« Je ne vous donnerai que de petites nouvelles car rien de vraiment intéressant ne transpire ici, et je vois rarement quelqu’un hors du cercle de la garnison. Mes promenades de chaque jour sont solitaires, je monte et je descends le long du fleuve[12] et le plaisir ne peut me venir que de mes propres pensées ou de la vue des animaux et des fleurs que je trouve sur mon chemin. Nous avons une quantité de journaux, mais ils sont tous anciens. Les choses me semblent aller comme à l’ordinaire dans l’Union. J’espère que notre futur président[13] sera capable d’éteindre le fanatisme du Nord et celui du Sud, qu’il ranimera l’attachement à la patrie commune et ramènera l’harmonie entre les divers partis. »

Et quelque temps après il reprend :

« J’espère que vous avez eu tous un joyeux Noël à Arlington et que la même fête sera longtemps répétée. Combien j’ai pensé à vous et désiré d’être avec vous ! Ma fête, à moi, a été silencieuse. J’ai entrepris de trouver dans le territoire du fort des cadeaux pour les enfants et j’ai réussi mieux que je n’espérais. Les marchandises étaient rares, mais en m’y prenant une semaine d’avance, j’ai pu glaner un petit objet pour chacun. »

Nous avons dit que les forts étaient de simples blockaus destinés à n’abriter qu’un petit nombre de soldats. Ces blockaus se trouvaient souvent à une très-grande distance les uns des autres ; il n’était pas toujours aisé d’obtenir, au moment opportun, la présence de l’unique aumônier du régiment, de sorte que les officiers étaient quelquefois obligés de le remplacer dans son ministère.

Nous sommes au mois de juin, le colonel Lee est au camp Cooper.

« 22 juin, camp Cooper.

« Le thermomètre dépasse 100, il atteindra 112[14]. Les maladies diminuent peu à peu parmi nos hommes, mais il y a eu un nouveau cas de mort parmi les enfants. — C’était le fils d’un de nos sergents, le plus beau petit garçon que j’aie jamais vu. Il avait à peu près un an, et j’avais admiré sa bonne mine le jour avant qu’il tombât malade. — Jeudi dernier, son pauvre petit corps flétri a été confié à la terre. — Le père vint à moi, les joues humides de larmes, et me demanda de lire sur lui les dernières prières : je le fis au bord de la tombe, c’était la seconde fois de ma vie. J’espère qu’on ne me le demandera plus ; car, tout en croyant qu’il est meilleur pour un enfant d’être rappelé en présence de son Père céleste, dans sa pureté première et avec une innocence que les souillures du monde n’ont pas ternie, la douleur des parents est trop poignante à voir et à sonder. »

On a remarqué à toutes les époques de la vie du colonel Lee, le charme étrange qu’il exerçait sur les enfants. À peine l’avaient-ils vu, ils se pressaient autour de lui, écoutaient ses moindres paroles, ils lui donnaient leur cœur et ne l’oubliaient plus. La lettre que nous venons de lire explique cet attrait singulier. Celui qui l’a écrite aimait les enfants, il les aimait avec prédilection, et c’est cette affection qui était sentie par eux et lui était rendue.


v


quelques-unes des causes de la guerre

Tandis que le colonel Lee occupait ainsi son lointain commandement du Texas, des dissentiments qui existaient depuis longtemps entre les États du Nord et ceux du Sud, avaient pris un caractère nouveau de gravité, et l’on commençait à se demander ce qui arriverait si ni l’un ni l’autre des deux partis n’avait la patriotique sagesse d’entrer dans la voie des concessions. Il nous faut essayer de comprendre quelles étaient les causes de l’antagonisme qui allait bientôt déchaîner la guerre civile sur un pays jusque-là privilégié.

L’immense contrée qui s’est formée peu à peu d’États successivement unis les uns aux autres ne ressemble plus à ce qu’elle était le jour où quelques faibles colonies, repoussant le joug de l’Angleterre, formèrent le novau d’une colossale puissance.

À l’origine, treize États, groupés les uns près des autres, avaient eu les mêmes besoins, les mêmes intérêts, ils avaient été unis par le sentiment de leur faiblesse et par celui du danger de cette faiblesse ; mais le rapide accroissement de leur population, l’envahissement de territoires nouveaux, situés sous des latitudes extrêmes, avaient à la fois créé des intérêts différents ou contraires, et dégagé les esprits d’une crainte salutaire en plaçant la puissance nouvelle au-dessus de n’importe quelle menace.

Comme toute grandeur, l’étendue a ses dangers. Tandis qu’au nord, l’État du Maine partage les brumes de Terre-Neuve ou les longs hivers de Québec, la Floride touche au tropique et s’affaisse sous ses mortelles chaleurs. Autant les mœurs des bûcherons du Nord pouvaient différer de celles des planteurs du Sud, autant différaient leurs intérêts. Ainsi, tandis que les États qui produisaient le coton en réclamaient la libre exportation, les États manufacturiers demandaient des mesures qui retinssent au passage la précieuse denrée et leur permissent de la façonner chez eux avant de la livrer à la consommation du monde entier. Ce n’était là qu’une des questions en litige, mais bien d’autres, d’importance égale, surgissaient chaque jour.

L’habitude de voter de même sur les mêmes questions, avait réuni en un groupe, au sein du Congrès, les représentants des États du Nord, en un autre groupe ceux du Sud ; mais depuis longtemps le premier de ces partis croissait incessamment en force et en confiance, tandis que l’autre restait stationnaire.

C’était au Nord, et non pas au Sud que l’émigration apportait constamment des recrues. Au Nord, le colon venu d’Europe retrouve le climat et les productions de son pays, il peut les cultiver lui-même, qu’irait-il faire au Sud, dans ces immenses plantations de cannes à sucre qui s’étendent à perte de vue, sous un ciel embrasé, ou parmi ces rizières dont le sol marécageux exhale des fièvres meurtrières pour les blancs ? Aussi la population augmentait rapidement au Nord, les États colonisés colonisaient à leur tour, et les nouveaux territoires, dès qu’ils étaient parvenus au chiffre de soixante mille âmes de population, s’érigeaient en États et envoyaient au Congrès des députés qui venaient augmenter la force du parti nordiste.

Il n’en était pas de même dans les États du Sud. Non-seulement leur climat et la nature de leurs produits n’attiraient pas les Européens ; mais une institution justement nommée l’institution maudite, éloignait d’eux le travail des hommes libres.

L’esclavage, source honteuse d’une antique prospérité, legs fatal que l’Angleterre, depuis repentante, avait fait à ses colonies, était admis et consacré par les lois dans toute la zone où se cultive le coton. Dépeindre l’état de misère, l’abjection de la race noire, serait une tâche douloureuse que nous n’entreprendrons pas ; tout a été dit d’ailleurs sur la plus odieuse iniquité qui fut jamais. Ce qu’on sait moins, c’est que, par une justice de Dieu, les oppresseurs devaient recevoir leur châtiment de leur crime lui-même, — la ruine de la prépondérance du Sud fut la conséquence de l’esclavage et de l’esclavage seul.

Les noirs n’étant pas comptés comme citoyens, ne votaient pas, et, bien qu’un nombre de voix supplémentaire fût accordé par compensation à leurs maîtres, la présence des nègres, en écartant les travailleurs libres, privait ces maîtres du secours politique que l’émigration leur eût apporté.

C’est ainsi que le pouvoir, longtemps l’apanage des anciens États du Sud, passait peu à peu, naturellement et légalement, aux États du Nord.

La résignation dans la mauvaise fortune est aussi rare que la modération dans le succès : cette vieille vérité allait être prouvée encore une fois.

Le Sud voyait venir lentement, mais sûrement, le jour où des lois nouvelles lui seraient imposées. Ces lois, dans sa pensée, seraient pour lui la ruine, et il ne pourrait les repousser ; n’y avait-il aucun moyen d’échapper au sort qu’il prévoyait ?

« Oui, lui répondaient ses légistes[15], le pacte par lequel les États se sont liés les uns aux autres, est un contrat qui peut être rompu par ceux qui l’ont formé ; leur droit à cet égard a été expressément réservé[16]. Que les États du Sud le réclament, et ils redeviendront ce qu’ils étaient avant l’Union : des États isolés mais souverains, libres de contracter de nouvelles alliances ; ils retrouveront leur indépendance déjà entravée, ils échapperont au joug du Nord et à la ruine matérielle qui s’approche. »

Le Nord, déjà menacé à plusieurs reprises d’une scission qui ne s’était jamais accomplie, n’admettait pas que les mécontents songeassent sérieusement à recourir à la séparation. Il était dominé par le parti radical ou centralisateur qui, au nom de la grandeur de la patrie commune, prétendait briser toutes les résistances locales, et qui bientôt allait obtenir l’alliance du parti dit abolitionniste.

Les abolitionnistes, par les motifs les plus élevés, formaient les mêmes vœux que les radicaux ; longtemps ils n’avaient songé à employer à l’œuvre de l’affranchissement que des moyens moraux, mais quand ils eurent compris combien leurs principes pourraient gagner à l’application des lois nouvelles, ils se mêlèrent avec ardeur à la lutte des partis. C’étaient les abolitionnistes qui, par des livres émus et éloquents, avaient dévoilé les hontes et les misères de l’esclavage ; ils avaient facilement réussi à en inspirer l’horreur ; du moment qu’ils placèrent leur étendard auprès de celui des intérêts du Nord, ils rallièrent à leur suite tous les esprits généreux qu’enflammait l’espoir de l’affranchissement d’une race infortunée.

La question de l’esclavage, bien autrement facile à comprendre que celles des droits réels ou supposés des États, et de leurs rapports avec le gouvernement fédéral, prima bientôt, à l’étranger, toutes les autres ; de loin, on ne vit plus que celle-là. L’Europe s’émut, elle crut à la résurrection d’une croisade sainte et, flétrissant du même nom d’esclavagistes tous ceux que des motifs divers tenaient en dehors du courant auquel elle s’abandonnait, elle n’eut plus de vœux que pour l’abolition.

Cette esquisse rapide aura-t-elle suffi à faire comprendre la situation ? Nous osons à peine l’espérer.

La lettre suivante du colonel Lee témoignera de l’état des esprits en 1856.

« Fort Brown, Texas, décembre 1856.

« Le steamer nous a apporté le Message du Président[17].… Ainsi nous voici convaincus que le gouvernement est établi et que l’Union vit encore.

« Le Message m’a beaucoup plu. Son opinion sur les efforts systématiques et de plus en plus ardents de certaines gens du Nord pour intervenir dans les institutions sociales du Sud, est exprimée avec exactitude et franchise. Les conséquences possibles des projets qu’il signale sont aussi clairement indiquées ; le parti en question doit être averti que son but est illégal, et que l’institution qu’il combat, et dont il n’est en aucune mesure responsable, ne pourrait être abolie par lui qu’au moyen d’une guerre civile et servile tout à la fois. Il n’a ni le droit ni le pouvoir d’agir en faveur de l’abolition autrement que par des moyens moraux.

« Je crois qu’il y a peu d’êtres humains qui, dans ce siècle de lumière et de progrès, ne reconnaissent que l’institution de l’esclavage est, dans toute contrée, un mal politique comme un mal moral. Il n’est pas besoin d’appuyer sur ses inconvénients. Pour moi, je suis convaincu que l’esclavage est un malheur plus grand encore pour la race blanche que pour la race noire.… Mais l’émancipation s’obtiendra mieux par la douce influence de l’Évangile, que par les tempêtes furieuses d’une controverse à coups de canon.… »

vi


premiers troubles

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de la lutte des partis. Chaque jour elle s’envenimait, elle se compliquait de rivalités, de vieilles jalousies et sur plusieurs points du territoire le sang avait déjà coulé. En 1859, pendant un séjour à Arlington, le colonel Lee se trouva mêlé à l’un des épisodes de cette période agitée.

Un fermier de l’État du Kansas, homme déjà âgé, laborieux et simple, avait souvent pris part aux troubles que suscitaient tour à tour les partis opposés. Abolitionniste convaincu, passionné, John Brown[18] s’exalta par la lutte, et il en arriva à se croire appelé à devenir le libérateur des noirs. Il oublia que tout progrès fondé sur la violence, obtenu en dehors des lois, est autre chose qu’un progrès ; il crut qu’un soulèvement général des nègres hâterait les temps et mènerait immédiatement au but que les moyens légaux ne permettraient pas d’atteindre de longtemps.

D’abord il noua des intelligences avec quelques esclaves réfugiés au Canada, puis s’efforça de trouver des appuis dans les principaux États. Enfin, au mois d’octobre 1859, il se crut assez fort pour soulever la population noire de la Virginie.

À la tête de seize blancs et de cinq nègres, John Brown surprit aisément, tant on était loin de tout soupçon, l’arsenal fédéral et la fabrique d’armes d’Harpersferry, proclama l’affranchissement des nègres et les somma d’accourir s’armer des fusils dont son audacieux coup de main l’avait rendu maître. En même temps, il enlevait de leurs maisons les principaux habitants de la ville pour s’en servir comme d’otages en cas d’attaque.

Effrayée, la population d’Harpersferry réclama le secours de l’armée, et s’adressa au gouvernement, qui, profitant de la présence du colonel Lee à Arlington, mit sous ses ordres un bataillon de marins et l’envoya à Harpersferry.

Son premier soin fut de cerner l’arsenal. Le nombre des insurgés n’avait pas augmenté, aucun nègre, parmi ceux qu’ils venaient délivrer, ne s’était joint à eux. La question des otages offrait seule une difficulté sérieuse. John Brown déclarait qu’ils seraient mis à mort au premier acte d’hostilité.

En vain un parlementaire lui promit, au nom du colonel, que, s’il rendait les otages, il serait protégé contre la colère des habitants et obtiendrait toutes les garanties d’un procès civil : John Brown refusa. Il jugeait bien que sa tentative avait avorté, mais il essayait d’obtenir pour lui et ses compagnons le droit de gagner librement la frontière ; il ne voulait délivrer les otages qu’après s’être mis lui-même à l’abri de tout danger de poursuite.

« Ne vous inquiétez pas de nous ! Feu ! feu donc ! » criait assez haut pour être entendu au dehors l’un des prisonniers, le colonel Lewis Washington.

Le colonel Lee était convenu avec son parlementaire, qu’il pouvait apercevoir de loin, que celui-ci ôterait son chapeau si John Brown restait inexorable. Au moment où ce chapeau se leva lentement, les soldats de marine se lancèrent à l’attaque avec une telle impétuosité que les otages furent entourés et séparés des insurgés avant que ceux-ci eussent pu faire usage de leurs armes. John Brown, blessé, fut préservé de la fureur populaire et remis, ainsi que ses compagnons, aux tribunaux réguliers ; puis, le colonel Lee reprit le chemin du Texas.

Jusqu’à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, en 1860, le président des États-Unis, ayant toujours appartenu au parti du Sud, avait pesé plus ou moins ouvertement en faveur du maintien du statu quo. Il en résultait que l’effet des votes du Congrès avait toujours été neutralisé dans une certaine mesure, et ce n’était pas là une situation qui pût se prolonger.

En 1860, pour la première fois, un homme du Nord, Lincoln, le rude charpentier de l’Illinois, celui que toutes les voix devaient nommer « l’honnête Abraham », fut appelé au fauteuil présidentiel.

Cette élection avait une signification précise : elle annonçait aux États du Sud que le temps des ménagements était passé. Ce n’était point parce que le nouveau président était abolitionniste déclaré qu’ils se sentirent menacés, car Lincoln, soigneux avant tout de rester dans la légalité, proclamait bien haut qu’il « voulait maintenir l’Union sans affranchir un esclave » ; mais il déclarait non moins haut que toutes les mesures, financières ou autres, votées par le Congrès seraient rigoureusement appliquées.

C’est alors que quatre des États du Sud, puis bientôt après cinq autres[19], réclamèrent par leurs Chambres assemblées, le droit de se retirer (withdraw) de l’Union. Ils formèrent une confédération nouvelle qui prit le nom d’États confédérés d’Amérique. Peut-être pensaient-ils prévenir ainsi la guerre civile ; ce fut au contraire ce qui la précipita.

Dans des questions qui ont encore le pouvoir de passionner l’opinion chez un grand peuple, et où la part des torts est si difficile à faire avec équité, dans des questions pour lesquelles tant de milliers d’hommes ont su lutter avec une si indomptable énergie, lutter et mourir, il faut s’arrêter avant de prononcer un mot sévère qui pourrait être injuste et cruel. Cependant, nous devons le dire : selon nous, le Nord avait le droit et le devoir de maintenir l’Union ; il n’y a pas d’État qui pût subsister s’il permettait le morcellement indéfini de son territoire. La révolution qui enlevait la prépondérance au Sud était légale, elle aurait dû être pacifique. Quelles que pussent être les conséquences, le devoir du Sud était de se soumettre au président imposé par la majorité, comme naguère le Nord s’était soumis à M. Buchanan.

Le Sud pensa autrement. La guerre civile fut sa faute, — nous dirions son crime, si l’étrange contexture de la Constitution n’était, d’après nous, la grande coupable. C’est elle qui avait donné naissance à une telle exagération des idées fédéralistes que la généralité des esprits en était venue à n’admettre d’autre souveraineté réelle que celle de chaque État[20].

Aussi bien, nous n’avons pas à nous arrêter encore sur ce brûlant terrain ; nous racontons simplement une vie, mais une vie que devait briser la douleur des luttes auxquelles nous allons assister.

Nous en aurons dit assez pour le moment, si le lecteur a pu comprendre qu’à côté de la question de l’abolition il s’en présentait d’autres dont quelques-unes étaient bien difficiles à résoudre. Celles-là pouvaient, sous l’emploi des circonstances, exciter dans les âmes un patriotisme ardent et sincère, patriotisme local, hélas ! et qui devait mettre en péril la patrie commune.

D’ailleurs, à l’époque où nous nous trouvons, en 1861, l’esclavage n’occupait pas, en Amérique, dans les préoccupations des partis, la place que l’Europe lui attribuait déjà et qu’il allait prendre à mesure que la lutte se prolongerait. Le président Lincoln lui-même déclarait que « le principe seul de l’Union et non l’esclavage était en cause. » Le vice-président Johnston, qui devait lui succéder, tenait le même langage[21]. Nul ne prévoyait alors quel chemin allait faire son propre esprit et à quelles convictions il arriverait en quatre années de sanglantes épreuves. Pendant la lutte et par la lutte même, les convictions s’affermirent et dans chaque parti s’exaltèrent jusqu’à l’extrême.

Le colonel Lee était alors de ceux pour qui l’avenir était complétement voilé. Il résidait au Texas dans son commandement ; il ne l’avait pas quitté depuis deux ans. Isolé au milieu des Indiens, hors du courant de la vie politique, à peine informé des événements, il écrivait à mistress Lee :

« Fort Mason, Texas, 23 janvier 1861.

« Combien l’âme de Washington serait navrée s’il pouvait voir périr le fruit de son énergique labeur ! Je ne peux cependant pas supposer, avant que toute espérance soit perdue, que ses conseils et ses vertueux exemples seront si tôt oubliés par ses concitoyens.

« Autant que j’en puis juger par les journaux, nous sommes entre l’anarchie et la guerre civile. Puisse le ciel éloigner de nous ces deux coupes de malheur !

« Je vois que quatre États ont déclaré leur séparation de l’Union, quatre autres suivront probablement leur exemple ; si, en outre, les États frontières sont entraînés dans le gouffre de la révolution, la moitié du pays se trouvera armée contre l’autre.… Il me faut essayer d’être patient et attendre le dénoûment ; pour moi, je ne puis rien pour le hâter ou le retarder. »

Nous allons voir comment la marche des événements allait contraindre le colonel Lee à sortir de cet état de douloureuse attente et à jouer un rôle actif, mais douloureux aussi, dans la lutte colossale qui se préparait.

vii


comment le général lee se trouva un rebelle

Cependant le président Lincoln avait répondu à l’acte de sécession en déclarant formellement qu’il rétablirait l’Union à tout prix ; il avait pris des mesures décisives et les préparatifs de guerre avaient commencé dans les deux camps.

Chacun se vit alors obligé de prendre un parti et d’aviser à la sûreté de sa famille et à celle de sa propre personne. On vit accourir de tous les points de l’Amérique et même d’Europe ceux que leurs affaires ou leurs plaisirs avaient éloignés. On trouvait au Sud des commerçants du Nord, au Nord, des citoyens du Sud, que des alliances de famille, ou leur industrie, ou seulement leur choix, y avaient fixés. Chacun quitta en hâte sa patrie d’adoption et revint sous le drapeau de l’État où il était né. Cela semble tout simple à dire, mais que de douleurs ! que de déchirements ! que de séparations forcées !

Aucune classe d’individus ne souffrit plus pendant cette attente de la guerre civile que celle des officiers de terre ou de mer. Doublement citoyens de l’Union, liés les uns aux autres par cette camaraderie militaire à laquelle toutes les langues ont donné le nom de fraternité d’armes, la question se compliquait pour eux de considérations qui la rendaient plus pénible encore à résoudre.

Aux premiers bruits de guerre, le général Scott chargé d’organiser l’armée des États du Nord, craignit que le poids fût trop lourd pour sa vieillesse et songea à Robert Lee, qui venait d’être promu général de brigade. Point de télégraphes encore ni de service régulier des postes dans les vastes solitudes de l’ouest : Scott envoya au Texas un exprès chargé de proposer à Lee d’exercer le commandement en chef sous son nom. L’attitude de la Virginie qui, par un vote du 4 avril venait de repousser les propositions d’alliance des États confédérés lui faisait penser que Lee se sentirait libre d’accepter son offre.

Pendant que le messager accomplissait son long voyage, Lee avait remis son commandement à un lieutenant et s’acheminait vers Arlington où sa famille était réunie.

Mais les événements se succédaient alors avec rapidité. La Virginie, quoique appartenant au groupe des États du Sud par sa situation et ses lois, était restée d’abord fidèle à l’Union, et on avait pu espérer qu’elle exercerait une sorte de médiation entre les deux partis. Peut-être en eût-il été ainsi sous l’influence directe du général Lee ; sa présence fit grandement défaut à cette heure troublée. Il ne cacha jamais, même dans les plus graves circonstances, que selon son opinion « l’attitude hostile que les deux portions du pays avaient prise l’une vis-à-vis de l’autre, était l’œuvre de manœuvres politiques et que la guerre eût été évitée si de part et d’autre on eût fait preuve de patience et de sagesse[22]. » S’il fût arrivé à temps, peut-être les conseils d’apaisement auraient-ils prévalu ; la Virginie, cette mère des États, ainsi qu’on la nommait, eût servi de lien entre les rebelles et le pouvoir central : la paix aurait pu être sauvegardée. Mais il voyageait encore quand parut un décret présidentiel ordonnant la levée du contingent de la Virginie et son enrôlement contre les États révoltés.

C’en fut trop pour le peuple Virginien.

Il ne put se résoudre à porter les armes contre ceux qu’il appelait : « ses vrais frères, ses frères du Sud, » et sa Convention, reconnaissant l’impossibilité de rester neutre, vota solennellement sa séparation, sa sécession[23].

Le vote est du 17 avril. Le même jour Lee arrivait à Arlington sans avoir rencontré le messager envoyé à sa recherche. Le 18, il eut une entrevue[24] avec son ancien chef du Mexique, le général Scott ; loin d’accepter le commandement, Lee annonça l’intention de résigner son grade.

« Vous commettez une grande erreur, lui répondit son vieil ami, mais j’avais toujours craint qu’il en fût ainsi… Réfléchissez encore… »

Alors commença pour Lee, placé entre l’appel du Président et celui de son pays natal, de ce pays auquel il appartenait doublement[25], une lutte intérieure dont sa femme, la petite-fille de Washington, a exprimé la douleur intense lorsqu’elle écrivait : « Mon mari a pleuré des larmes de sang avant de se résoudre. »

Après deux jours de combats intérieurs, de regrets, d’angoisses poignantes, il écrivit au général Scott :

« Arlington, 20 avril 1861.
« Général,

« Depuis notre entrevue du 18, j’ai senti encore mieux que je ne devais pas conserver mon grade dans l’armée. Je vous renouvelle donc ma démission, et je vous prie de vouloir bien la faire accepter. Je l’aurais envoyée plus tôt sans l’angoisse que me causait la pensée de quitter une carrière à laquelle j’ai voué les meilleures années de ma vie et toutes les forces de mon être.

« Pendant près d’un quart de siècle, je n’ai rencontré que bienveillance chez mes chefs et cordiale amitié parmi mes camarades, mais je ne dois à personne autant qu’à vous, général, pour votre bonté et vos constants égards. Mon désir a toujours été de mériter votre approbation…

« J’emporterai jusque dans la tombe le plus reconnaissant souvenir de tout ce passé et l’honneur de votre nom me sera toujours cher…

« Excepté pour la défense de mon pays natal, je souhaite ne plus jamais tirer l’épée

« Veuillez, etc…

« Votre sincèrement dévoué.

« Robert E. Lee. »

Le général Lee avait encore d’autres liens à rompre que ceux qui l’attachaient à une carrière fidèlement aimée et dignement parcourue : les liens plus chers, plus étroits, des affections de famille. Le même jour, il écrivait à l’une de ses sœurs, établie avec son mari dans l’un des États du Nord :

« J’attendais pour vous voir une meilleure saison, et cette saison n’amène pour moi comme pour beaucoup d’autres que profonds et cuisants regrets. Les hostilités sont imminentes. Rien ne peut plus nous éviter une guerre horrible. Le Sud entier est soulevé, la Virginie, après de longues perplexités, s’est décidée à le suivre, et quoique je ne trouve pas cet état des choses suffisamment justifié et que j’aie plaidé jusqu’à la fin pour l’apaisement de griefs réels ou supposés, cependant il me faut aujourd’hui résoudre une question personnelle : dois-je prendre parti, oui ou non, contre mon État natal ?

« Malgré tout mon dévouement à l’Union et le sentiment que j’ai du devoir d’un citoyen américain, je ne puis me résoudre à tirer l’épée contre mes parents, mes enfants, contre mon pays. J’ai donc donné ma démission, et excepté pour la défense de mon pays natal, — Dieu veuille que mes services ne soient jamais nécessaires ! — j’espère ne plus combattre.

« Je sais que vous me blâmerez, ma chère sœur ; cependant, je vous en prie, jugez-moi avec autant d’indulgence que vous le pourrez et dites-vous que j’essaie de faire ce que je crois être mon devoir. Je vous envoie copie de ma lettre de démission pour vous montrer dans quel sentiment et avec quel déchirement de cœur je la donne.

« Je n’ai pas le temps d’en dire davantage..… Dieu veuille protéger vous et les vôtres et répandre sur vous ses meilleures bénédictions ! Telle est la prière de votre frère dévoué.

« R. E. Lee. »

C’est ainsi que le général Lee se trouva un rebelle.

Il est aisé sans doute de le condamner, mais ne serait-il pas juste de condamner surtout le système politique qui plaçait un homme entre deux devoirs presque également sacrés, et l’obligeait à forfaire à l’un ou à l’autre ?

Si l’on considère que la Virginie, dont l’étendue égale celle de l’Angleterre, était constituée depuis 1776, — que ses habitants, depuis cette époque, avaient continué à regarder sa Convention comme le pouvoir régulier et légitime de l’État, — qu’à cette Convention, et non aux individus ses sujets, appartenait, d’après l’opinion générale, le soin de garder ou de rompre le pacte fédéral, — enfin, que par plusieurs actes, la Virginie s’était dès l’origine, réservé le droit de reprendre son indépendance, — on comprendra que, une fois la rupture accomplie, le devoir des habitants n’était pas tellement facile à distinguer.

Constatons du moins, avant de terminer, que, plus tard, lorsqu’il obéit à l’appel de la Convention virginienne, Lee n’entendit pas défendre l’esclavage qu’il appelait « un mal politique, comme un mal moral, un malheur plus grand encore pour la race blanche que pour la race noire, » mais simplement le droit de la Virginie à modifier elle-même ses lois. « À mes yeux, l’entendrons-nous dire plusieurs années après[26] ; l’action de la Virginie en se retirant de l’Union, m’entraînait comme citoyen de la Virginie ; ses lois et ses ordres étaient obligatoires pour moi. »

C’est dans cette croyance au droit qu’avait la Virginie de commander son obéissance, même contre le gouvernement de l’Union, que se trouve, selon nous, l’erreur du général Lee. Mais parce que sa croyance était sincère, parce que son erreur était loyale, nous osons, sans cacher nos regrets, réclamer pour lui le profond respect de tous les gens de cœur.

viii


les premières hostilités. — bull’s run

La population des nouveaux États confédérés, quatre fois moins nombreuse que celle des États du Nord[27], mais mieux préparée au métier des armes par les conditions de sa vie habituelle, fut rapidement organisée, et les premiers succès furent pour elle. D’ailleurs, le Nord avait une confiance absolue dans la supériorité de ses forces, et ne semblait pas pressé d’en faire usage. Il considérait la rébellion comme un feu de paille qui s’éteindrait de lui-même ; les moyens employés pour le circonscrire se trouvèrent insuffisants.

Surpris par les revers, le Nord allait faire, avant notre pays, la cruelle expérience qui nous coûte si cher. Décréter des levées d’hommes est facile, trouver l’argent pour les équiper et les faire vivre est encore possible, mais les qualités militaires, la discipline, l’expérience, la force de résistance, toute la préparation morale et physique qui est nécessaire aux chefs et aux soldats, ne se décrète pas. À coups de dollars, le Nord fabriqua beaucoup de canons, et réunit 500, puis 800, puis 2,500,000 hommes ; il eut une foule armée, il n’eut pas, de longtemps du moins, l’armée qui, peu à peu, devait se former pendant la guerre même, à force de persévérance et d’énergie.

Au Sud, au contraire, dès le premier moment, l’effort fut général et l’on put sentir que la population entière y participait. D’ailleurs, s’il était assez difficile de militariser rapidement la population commerciale et industrielle du Nord, il y avait moins à faire pour transformer en soldats les robustes planteurs Virginiens, ou ceux de la Géorgie et de l’Alabama, toujours à cheval dans leurs savanes immenses, ou encore les rudes pionniers du Texas, aguerris par leurs luttes constantes contre les Indiens. Il se trouva enfin que la majeure partie des officiers formés à l’école de West-Point, appartenaient par leur naissance aux États du Sud. Ils se rangèrent sous la bannière de leur patrie, et apportèrent à la nouvelle Confédération de précieux éléments de science et de méthode.

Le premier coup de fusil fut tiré le 12 avril 1861, à l’attaque du fort Sumter. Quelques engagements d’importance médiocre suivirent ; puis, à la fin de juillet, eut lieu la grande bataille de Bull’s Run, près de Manassas.

Attaquée par 36 000 confédérés[28], l’armée du Nord qui comptait 55 000 soldats, se débanda après quelques heures de lutte, comme prise d’une panique subite.

Cette victoire éleva très-haut, trop haut, les espérances du Sud, tandis que la défaite fut, pour le Nord, un avertissement dont il sut profiter.

Au moment où la guerre s’accentuait ainsi, le général Lee, voyant le sol virginien lui-même envahi, avait cédé à l’appel de ses concitoyens. — « Je suis prêt à prendre la position que le pays m’assignera, quelle qu’elle soit, et j’y ferai de mon mieux, » — avait-il dit simplement. On l’avait envoyé dans la Virginie occidentale. Il eut à réparer des échecs sérieux et chercha à organiser la défense de la contrée, mais les sympathies des habitants étaient pour la cause du Nord, et ils finirent par s’y rallier complétement.

Lee était encore à ce poste quand le gouvernement de Richmond, inquiet pour les côtes de la Géorgie et de la Caroline que menaçait la puissante marine du Nord, le chargea de fortifier les ports de ces deux États. Ce n’était point là l’équivalent de ce commandement suprême offert par Scott, mais aucune pensée d’ambition personnelle n’avait jamais hanté le général Lee. Servir son pays était le seul rêve auquel il s’abandonna.

On savait que des prodiges d’armement avaient été accomplis dans la marine des États-Unis. Ses vaisseaux, revêtus de fer, pouvaient porter des pièces de calibres énormes employées jusqu’alors dans les seules places fortes. L’imagination des ingénieurs s’était donné carrière. Ils avaient su varier à l’infini les formes et les aptitudes de leurs navires, dont le célèbre Monitor, avec sa tour mobile et ses canons de 120, n’était point le plus remarquable. Il s’agissait donc de mettre les défenses du littoral à la hauteur de ce qu’on est convenu d’appeler « les progrès du siècle. » Le général Lee fortifia la longue côte qui lui était confiée avec cette conscience et ce soin du détail qui n’appartenaient qu’à lui. C’est du centre de ses travaux, de Savannah, qu’il écrivait à l’une de ses filles cette lettre si tendre :

« Savannah, 26 février 1862.

« As-tu vraiment ce doux âge de seize ans ? Que c’est charmant ! et combien plus que jamais, ne pas te voir me manque douloureusement ! Je n’ai pas la moindre idée, ma pauvre chérie, du moment où nous nous retrouverons. J’espère qu’après la guerre finie nous pourrons être tous réunis et que je jouirai de quelques années heureuses au milieu de mes chers enfants ; à eux il appartiendra de charmer ce qui me restera de jours… On me dit que tu es presque une jeune femme. Je suis devenu si vieux et suis si changé que tu ne me reconnaîtrais pas, mais je t’aime juste autant qu’autrefois et tu sais de quelle vigoureuse affection il s’agit.

« Nous vivons vraiment dans un temps bien sérieux, ma chère enfant, et le ciel est sombre sur nos têtes, mais il s’éclairera de nouveau. J’espère que la Providence nous prendra en pitié et nous donnera la liberté et l’indépendance. — Fais, pour notre cher pays, tout ce dont tu seras capable. Implore le secours de notre Père qui est aux Cieux, prie pour nos soldats qui souffrent, pour les familles dans l’angoisse… Je prie jour et nuit pour vous tous, mes enfants dispersés, que le Dieu tout-puissant vous guide, vous garde et vous protége !

« J’ai peu de temps pour écrire, il faut me pardonner mes courtes et tristes lettres. Écris-moi quand tu le peux et aime toujours ton père dévoué.

« R. E. Lee. »

Pendant six mois, les six mois de l’hiver, le général Lee parcourut sans repos ni trève le littoral confié à ses soins. Aux premiers jours du printemps, un ordre soudain l’appela à Richmond, dont la nouvelle Confédération avait fait sa capitale : la situation, excellente l’année d’avant, était devenue critique, et le président Davis, s’éveillant à la réalité, chargeait Lee d’organiser la défense du pays tout entier.

Que s’était-il passé ? Comment les confédérés que nous avons vus en juillet 1861, victorieux à Bull’s Run, se trouvaient-ils, si peu de mois après, dans un grave danger ? Nous allons essayer de le faire comprendre.

Aveuglés par les fumées de leur premier et brillant succès, s’imaginant, parce que les principaux gouvernements européens leur avaient reconnu la qualité de belligérants, que les mêmes gouvernements allaient admettre leur Confédération au rang des puissances, les Sudistes avaient cru leur tâche presque achevée, et s’étaient engourdis dans une sécurité qui menaçait de leur être fatale. Les troupes avaient été licenciées pour l’hiver, et il semblait que le Sud comptât seulement sur les négociateurs pour achever l’œuvre de son indépendance.

Pendant ce temps, le Nord, au contraire, était revenu de ses rêves de facile triomphe et s’organisait avec une fiévreuse ardeur. Ses immenses ressources financières lui permettaient de ne rien ménager. Toutes les usines travaillaient à la fois à l’armement du pays, tandis que des primes énormes étaient offertes aux engagés militaires[29].

Aux premiers jours du printemps, 800,000 hommes, pourvus avec abondance de tout ce qui pouvait ajouter à la puissance de leurs efforts, s’étaient mis en mouvement. Pendant que la Nouvelle-Orléans était surprise par la flotte fédérale, le Tennessee, le Kentucky et le Missouri se trouvaient conquis presque sans combat. Une armée suivait le cours du Mississipi ; descendant de la partie septentrionale, elle allait enlever, les unes après les autres, les forteresses placées au bord du fleuve, et s’en servir pour isoler les États de l’Est de leurs alliés de l’Ouest. Enfin, une autre armée, commandée par Mac-Clellan et appuyée sur de nombreux corps détachés, remontait à ce moment même la rivière James et menaçait directement Richmond.

Le congrès du Sud se rendait compte du péril au moment où, par un respect exagéré de la légalité, il venait de renvoyer dans leurs foyers les soldats engagés pour trois mois.

C’est sur ces entrefaites que le général Lee fut appelé à Richmond afin de servir de conseiller militaire au président Jefferson Davis. Le temps pressait, il n’y avait pas un seul corps de troupes à opposer aux envahisseurs, le danger, devenu trop visible, aida Lee à obtenir des mesures énergiques, et la conscription fut établie.

Alors on vit arriver les hommes, et les cadres se remplirent, mais les ressources manquaient pour armer et équiper les recrues. La marine supérieure du Nord exerçait un blocus rigoureux des côtes, et le Sud, encombré de coton, de tabac, de sucre, ne pouvait échanger ses marchandises contre les armes, les métaux, les vivres même, qui lui faisaient défaut. La ville de Richmond, la première menacée, n’avait pas un canon de rempart, et quand elle reçut son approvisionnement de poudre, les Fédéraux n’en étaient plus qu’à quelques lieues.

ix


lee commandant en chef. — cold-harbor.
bataille des sept jours

Ce fut le 31 mai 1862 que l’armée des Confédérés, commandée par le général Johnstone, put se mettre en ligne et se porter au devant de l’ennemi. Son organisation était loin d’être achevée ; le matin même de la première rencontre, le général Lee expédiait encore à la suite de l’armée une compagnie de cavalerie qui devait être bien utile ; elle comptait trois cents hommes et, telle était la pénurie des armes, qu’il avait fallu leur donner des fusils de sept modèles différents.

Plusieurs fois arrêté par des pluies diluviennes qui avaient transformé la contrée en un vaste marais, le général Mac Clellan arrivait trop tard pour surprendre Richmond : si incomplète qu’elle fût, l’armée de Johnstone était un obstacle avec lequel il fallait compter. Le premier choc eut lieu à Fair Oaks[30]. Pendant toute une journée, les efforts et l’habileté de Mac Clellan échouèrent contre la fermeté des Sudistes. Vers le soir, le général Johnstone fut grièvement blessé d’un éclat d’obus. Il fallut l’emporter du champ de bataille, et sa disparition, au moment décisif de l’action, causa du désordre, puis un mouvement de retraite à sa gauche. Il n’y avait pas un instant à perdre. Le général Lee quitta son poste près du Président et prit le commandement en chef de l’armée.

C’était chose grave qu’accepter, en de telles circonstances, cette responsabilité. Les canons ennemis n’étaient plus qu’à cinq milles de Richmond, et les assaillants se montraient déjà la capitale de la rébellion comme une proie qui leur était acquise ; sept mille Confédérés jonchaient le champ de bataille, un nouvel échec, et tout était perdu.

Ce nouvel échec, l’énergie du commandement en préserva les Sudistes ; Mac Clellan ne put gagner un pouce de terrain.

Les jours se passèrent sans que ni l’une ni l’autre armée risquât une nouvelle bataille qui, pour l’une ou pour l’autre, pouvait devenir un désastre. Cependant, le général Lee avait de graves motifs pour désirer brusquer le dénoûment ; les munitions allaient manquer, il faudrait renoncer à contenir l’ennemi.

Le 12 juin, il envoya 1500 cavaliers en reconnaissance, sous le commandement du général Stuart. En dix jours de marche, constamment en pays ennemi, la colonne fit en entier le tour de l’armée nordiste, détruisit les routes, les ponts, coupa les télégraphes, et ramena bon nombre de prisonniers. Elle rentrait au camp le 22 juin[31]. Inspiré par les informations qu’il obtint de Stuart, Lee appela secrètement à lui le corps de Jackson, qui, à trente lieues de là, menaçait la ville de Washington ; puis, portant toutes ses forces en avant, donna, le 26, le signal d’une bataille que l’opiniâtreté des deux partis allait prolonger pendant sept horribles journées[32].

Le général Jackson, que nous venons de nommer pour la première fois, était le héros de Bull’s Run, la première grande victoire du Sud. Ancien élève de West-Point, puis officier d’artillerie pendant la campagne du Mexique, enfin professeur de mathématiques, Jackson s’était fait connaître bien plus par les manifestations étranges d’une piété aussi ardente que sincère

types et costumes de confédérés. (p. 91.)
que par aucune aptitude militaire remarquable.

Sa valeur véritable s’était révélée à Bull’s Run. Il y avait mérité par son inébranlable fermeté le surnom de Stonewall (mur de pierre), que nous lui donnerons souvent. Au moment où le général Lee réclama sa présence, il tenait en échec, avec 20,000 hommes environ, deux armées fédérales campées devant Washington.

Le 26 juin, donc, le général Lee se décida à prendre l’offensive et le fit avec vigueur. Les Fédéraux durent reculer, mais s’ils cédèrent le champ de bataille, ils conservèrent les positions qu’ils avaient fortifiées à l’avance pour leur servir en cas de retraite. Le lendemain, 27, l’action recommença dès le matin. Ce fut une brigade de nouvelles recrues qui eut le périlleux honneur d’assaillir les retranchements des Fédéraux. Elle fit bonne contenance sous leur puissante artillerie, mais c’était une rude épreuve pour des soldats si novices, et le général Lee vit la nécessité de les soutenir. Un ruisseau coulait entre les deux armées. Divisions après divisions le traversaient pour gravir ensuite les pentes fortifiées ; le général Lee activait leur marche, et cependant, comptant ce qui lui restait encore, il prévoyait le moment où toutes ses réserves allaient se trouver engagées.

Les historiens du Sud aiment à représenter Lee par cette belle journée de juin, ferme sur son cheval gris, Traveller, celui qui devait lui rester fidèle dans toutes ses campagnes, portant un simple uniforme sans aucune décoration, et surveillant avec calme les progrès de l’action. On dirait qu’ils tiennent à saluer à son aurore ce type militaire dont la gloire ne devait pas cesser de grandir pendant trois années et allait posséder le privilége, si rare, de rester pure et incontestée au milieu des haines et des rancunes d’une guerre civile.

Malgré ses cinquante-quatre ans, le général Lee était toujours l’intrépide cavalier d’Arlington, l’héroïque marcheur du Pedrigale, il n’avait encore rien perdu de la souple vigueur de la jeunesse.

Sa haute taille, la régularité de ses traits, le regard pénétrant et bon de ses yeux foncés, ses manières graves, mais toujours bienveillantes, commandaient à première vue le respect. C’était bien là le chef auquel il faut obéir. Mais, ce qui lui ouvrait les cœurs, c’était ce charme si difficile à définir, même par ceux qui l’ont ressenti, que les natures réellement sincères et dévouées, les natures d’élite, portent avec elles. Il y joignait la jeunesse d’expression que conserve à tout visage, en dépit des années, l’habitude des pensées bienveillantes et pures.

Homme de devoir, citoyen passionné, chrétien convaincu, Robert Lee ignorait toutes les ambitions malsaines, même celle de la gloire personnelle. Son armée, pour lui, représentait sa part de devoir dans la patrie déchirée ; il s’absorbait en elle, et allait se montrer en toutes circonstances aussi soigneux de son honneur que de son bien-être. Ses soldats le sentaient, et ils avaient confiance. Ils se savaient en bonnes mains, en des mains affectueuses, prévoyantes, sûres ; ils savaient qu’une noble intelligence travaillait pour leur bien et leur gloire, que leur général était à eux, bien à eux, avec toutes ses pensées, tout son cœur, toute son ardeur, et, ce qui a pourtant sa signification dans l’armée d’un peuple chrétien, toutes ses viriles prières de croyant.

Immobile, Lee, tout en pressant ses troupes, attendait avec une anxiété secrète ; il attendait Jackson, et Jackson n’arrivait pas. La dernière division venait d’être engagée quand enfin un cri frénétique s’élève et parcourt tous les rangs : « Jackson ! Stonewall Jackson ! » et le héros de Bull’s Run s’approche, au galop, du commandant en chef. « La toute-puissance de Dieu avait fait ces deux hommes également grands, mais à un seul d’entre eux il avait accordé le don de le paraître[33]. » Jackson, maigre, courbé sur un cheval efflanqué qu’il savait à peine manœuvrer, l’air hagard ou distrait, formait avec le général Lee le contraste le plus frappant, mais lui aussi avait fait ses preuves, et son nom était une puissance. On aperçoit ses bataillons qui viennent se masser à l’appui des forces de Lee ; une nouvelle ardeur s’empare des Confédérés, jusqu’à six heures ils luttent, et gagnent pied à pied, pouce à pouce, le terrain que défendent bravement les Fédéraux. À ce moment, pour profiter des dernières heures du jour, Lee concentre toutes ses forces en face des collines dentelées dont ses adversaires conservent encore les sommets, et les lance à un suprême assaut. Cette fois, les soldats du Nord cèdent, rompent, et jugeant la bataille perdue, mettent le fusil sur l’épaule et abandonnent délibérément leur poste[34].

En vain leurs généraux se jettent sur leur passage et veulent les ramener au feu, l’épreuve avait été trop grande pour ces soldats improvisés ; ils persistent à tourner le dos à l’ennemi.

Trois Français venus d’Europe dans le noble dessein d’aider à l’affranchissement des noirs, servaient dans l’armée de Mac Clellan. L’un d’eux nous a conservé le récit ému d’une défaillance à laquelle ses souvenirs des campagnes d’Afrique ne l’avaient pas préparé. Le prince de Joinville, le comte de Paris et le duc de Chartres, sabre en main, essayèrent, au milieu des officiers fédéraux, de barrer la route aux fuyards. Le flot ne voulut pas s’arrêter, la bataille de Cold-Harbor[35] était perdue pour le Nord ; elle avait fait toucher au doigt le genre de faiblesse des armées improvisées, promptes à l’héroïsme et parfois à la défaillance ; — il ne restait plus à Mac Clellan qu’à tenter d’empêcher un désastre.

Le lendemain, l’armée était en pleine retraite, mais son général allait, même alors, prouver son génie et voir grandir sa renommée.

x


retraite de mac-clellan. — pope lui succède

Tandis que Lee s’efforçait de devancer son ennemi et demandait à Richmond les moyens de transport, les renforts, les munitions dont il manquait, Mac Clellan se défendait habilement et utilisait, pour couvrir sa marche, les difficultés du pays qu’il traversait. Il se jeta résolument dans un immense marais[36], que l’artillerie dut franchir sur une chaussée faite de troncs d’arbres coupés et rangés l’un à côté de l’autre. Impossible pour les assaillants de suivre les Fédéraux autrement que par ce chemin qui déjà disparaissait sous la boue, — à droite ou à gauche, le terrain leur manquait.

Cependant, chaque jour fut marqué par un combat. Le 29, ce fut à Savage Station, le 30, à Malvern-Hill, au bord de la rivière James, où l’armée fédérale retrouva l’appui de ses canonnières. Là s’arrêta la poursuite. Si le général Lee n’avait pas détruit son adversaire, il l’avait réduit pour longtemps à l’impuissance, il avait sauvé Richmond. Ce fut un moment de joie, telle qu’il en fallait à Lee pour adoucir l’amertume de sa patriotique douleur. « Sauf pour la défense de ma terre natale, avait-il écrit à Scott, j’espère ne plus jamais tirer l’épée. » Puisqu’il avait cru devoir prendre part à cette navrante lutte d’Américains contre Américains, c’était une consolation, une joie, fugitive peut-être, mais ineffable, d’avoir réussi à délivrer sa patrie des ravages de l’invasion.

Ajoutons que la guerre, depuis que le général Lee commandait en chef, avait pris un caractère de régularité qu’elle n’avait pas eu jusque-là. Il ne s’agissait plus des brusques convulsions de la première année, efforts mal réglés du sentiment national exalté. Maintenant, les Fédéraux trouvaient devant eux une résistance calme et forte ; ils devinaient, aux mouvements de l’armée, que la science d’un chef expérimenté la dirigeait : ils avaient la preuve, par ses progrès dans la discipline, par la modération dont ils voyaient les effets, qu’un esprit nouveau présidait à toutes choses.

Mac Clellan ne s’y méprit pas et, le 7 juillet, il adressait à son gouvernement un mémoire destiné à l’éclairer sur la position respective des partis, qui rappelle des principes de droit des gens que l’Amérique tendait à négliger, et que notre pauvre Europe semble, hélas ! avoir oubliés.

« Cette rébellion, dit-il, a pris le caractère d’une guerre régulière, elle doit être regardée comme telle, et conduite d’après les principes les plus élevés de la civilisation chrétienne. Quoi qu’il arrive, une telle lutte ne doit pas aboutir à l’asservissement du peuple d’aucun État ; elle ne doit pas non plus, en aucune façon, être une guerre contre la population, mais seulement contre les forces armées et l’organisation politique des États séparés. Les confiscations de propriétés, les exécutions politiques, le morcellement des États, l’abolition violente de l’esclavage, doivent être choses rayées de notre programme.

« À l’avenir, toute propriété particulière et toute personne sans armes devront être efficacement protégées… Tout objet requis pour l’usage de l’armée doit être payé… Le pillage et les déprédations inutiles doivent être traités comme des crimes réels, et les torts des militaires envers les habitants, rapidement punis…

« Le droit d’arrêter des citoyens ne peut être accordé à l’autorité militaire que sur le lieu même des hostilités actives. Cette autorité ne doit s’employer que pour maintenir l’ordre public et assurer l’exercice des droits politiques. »

Mac Clellan ajoutait : « Un système de conduite basé sur la légalité, adouci par l’influence chrétienne, inspiré par un esprit libéral, nous attirerait bientôt l’appui de tous les hommes vraiment honnêtes. Les populations rebelles, elles-mêmes, et les nations étrangères, en recevraient une profonde impression, et nous pourrions avoir l’humble espérance que notre conduite obtiendrait la faveur du Tout-Puissant[37]. »

Mac Clellan ne se bornait pas à prêcher le respect ou la pitié des adversaires, il en donnait lui-même l’exemple. Au début de la campagne, il s’était trouvé occuper la Maison Blanche, demeure où Washington avait connu celle qui devait être sa femme, où il s’était marié, et qui était alors la propriété de mistress Lee. Dès que Mac-Clellan sut à qui appartenait l’habitation, il en défendit l’entrée, et se retirant lui-même, alla s’établir dans les dépendances. Il est fâcheux d’avoir à ajouter que cette même Maison Blanche fut ravagée, pillée, puis brûlée le lendemain même du jour où Mac-Clellan la quitta, car les sentiments élevés du général avaient bien peu d’écho autour de lui. Un grand nombre des plus précieux souvenirs de Washington devinrent ainsi la proie des flammes.

Il semblait, du reste, que les plus chères retraites de la famille Lee fussent vouées à la ruine. Dès le commencement des hostilités, Arlington, servant de poste avancé aux Fédéraux, avait été dévasté, et les fréquents passages de troupes avaient achevé l’œuvre de destruction[38].

Mistress Lee, privée de tout mouvement par une paralysie prématurée, s’était réfugiée dans Richmond avec ses filles. Malgré ses infirmités, elle devait y prendre une grande part à l’organisation des secours aux blessés. Quant aux trois fils du général Lee, ils servaient dans l’armée : l’aîné, Custis, avec son père, le second, sous les ordres de Stuart ; le troisième, Robert, jeune homme de seize ans à peine, était simple volontaire dans le corps de Jackson. Mais il nous faut revenir à Mac Clellan.

Il aurait eu plus d’influence sur son gouvernement s’il eût été vainqueur. Son noble langage déplut après un revers : le commandement lui fut retiré et confié au général Pope.

Ce dernier n’avait ni la modération, ni le talent de son prédécesseur. Il voulut procéder par intimidation et la guerre prit sous lui un caractère de brutalité sauvage qu’elle n’avait pas connu jusque-là.

Le cœur saigne à la lecture de faits dont une récente expérience nous a révélé l’horreur. On croit retrouver la guerre de France et les procédés prussiens. Carte blanche fut laissée aux soldats à l’égard des habitants, des otages pris dans la population civile répondirent de la tranquillité du pays et nous retrouvons jusqu’à l’antipathie prussienne pour les francs-tireurs dans le refus de reconnaître comme belligérants les Bushwhackers (batteurs de buissons), soldats régulièrement enrôlés dans la cavalerie légère des Confédérés.

Ces cruelles mesures excitèrent l’indignation du général Lee, et avec l’approbation de son gouvernement, il s’adressa au secrétaire de la guerre à Washington pour signaler quelques faits odieux qui venaient de s’accomplir, et l’avertir des mesures qu’il allait prendre pour en empêcher le renouvellement.

Il prévint qu’à l’égard de Pope et de ses principaux officiers généraux, il regardait comme annulée la convention signée récemment pour l’échange des prisonniers, convention qu’ils avaient violée par des meurtres commis de sang-froid. « Mais, ajoute-t-il, le Président m’autorise à vous informer que nous n’entendons point user de notre droit d’infliger la peine du talion, nous ne voulons pas frapper des innocents, et nous continuerons à traiter comme par le passé les simples soldats de l’armée du général Pope.… Quoique les faits pussent justifier, de notre part, le refus d’exécuter le cartel par lequel nous avons consenti à libérer le surplus des prisonniers de guerre tombés en nos mains, une crainte sacrée de manquer à la foi jurée, nous empêche d’accepter, même pour un instant, l’apparence de la violation d’une promesse[39].… »

Cette lettre fut prise en considération, le général Pope se vit contraint de retirer ses ordres, et la guerre, déjà si désastreuse, ne fut plus aggravée, en Virginie du moins, par des mesures aussi cruelles. Ajoutons qu’il se trouva des officiers du Sud pour imiter Pope, et que la perversion du sens moral, fruit maudit d’une longue guerre, donna lieu dans la suite à reprocher aux deux partis des actes de barbarie également coupables, également odieux.

L’armée de Lee resta toujours étrangère à de tels excès[40]. L’ardente affection que les soldats éprouvaient pour lui les préserva, mieux encore que sa vigilance, de commettre des actes dont il eût vivement souffert dans sa conscience de chef, car il les considérait comme des crimes.

xi


second bataille de manassas.
seconde délivrance de la virginie. — en maryland.

On était arrivé aux premiers jours d’août 1862.

À la tête de 180,000 hommes, le général Pope occupait les lignes du Rappahannock, au nord de Richmond. Il couvrait Washington sans cesser de menacer la capitale de la rébellion.

Au sud, Mac Clellan, à qui l’on s’était décidé à laisser une armée tout en le privant du commandement en chef, se préparait à traverser le James-River.

Le général Lee devait seul faire face à la fois à ces deux ennemis. Recruter son armée avait été difficile, à peine comptait-il 50,000 hommes sous ses ordres. Il résolut de garder lui-même la ligne du James-River, et détacha la meilleure partie de ses troupes sous le commandement de Jackson.

Celui-ci atteignit le 9, à Cedar-Run, l’aile gauche de l’armée de Pope et la culbuta complètement. La rapidité de ses mouvements ne permit pas aux Fédéraux de se rendre compte de sa faiblesse numérique. Cependant, une de ses brigades fléchit un moment sous le feu ; la voyant onduler, prête à reculer, Jackson s’élance en avant, tête nue, la main levée par un geste qui lui était familier[41]. Un cri enthousiaste : « Stonewall Jackson ! Stonewall Jackson !… » s’élève du milieu des Sudistes et, oublieux du danger, ils suivent leur chef jusqu’aux lignes ennemies où il pénètre avec eux.

« Je me suis cru encore simple colonel à la tête d’un régiment » disait le soir Jackson en s’excusant d’avoir oublié son rôle.

Pope ne jugea pas prudent de s’exposer à un second échec, et se retira derrière le Rappahannock. Il y était encore quelques jours plus tard, et reformait son armée, lorsqu’on lui apprit tout à coup qu’une division de Confédérés s’était introduite en dedans de ses lignes et menaçait, à Manassas, les immenses magasins où s’approvisionnait son armée.

Le général Pope ne douta pas qu’il ne fût facile de détruire un corps isolé, et, reculant sur lui, il s’efforça de l’envelopper de la masse de ses troupes.

Mais ce corps avait Jackson pour chef, Jackson, qui par ordre de Lee exécutait cette pointe aventureuse. Tandis que Pope rêvait sa capture, Jackson pénétrait au centre du colossal dépôt de Manassas, où la richesse du Nord s’affirmait par d’énormes quantités de vivres, de munitions et d’effets de campement. Sans s’attarder au milieu de tant de biens dont ses soldats auraient eu si grand besoin, il les livra impitoyablement aux flammes, et, se dérobant par une marche rapide, vint rejoindre Lee.

Pendant que Pope retournait en arrière, poursuivant le destructeur de ses approvisionnements, l’armée confédérée était réunie sur son front et marchait à lui.

Ce fut sur le même champ de bataille où le Sud avait remporté la première victoire de Manassas ou de Bull’s Run, que l’armée confédérée joignit les Nordistes. Les lieutenants de Pope suppléèrent à l’insuffisance de leur chef, et leur fermeté fit de cette seconde bataille de Manassas l’une des plus sanglantes et des plus opiniâtres de toute la guerre ; mais ils ne purent prévaloir contre les habiles dispositions de Lee. Huit d’entre eux et trente mille soldats restèrent sur le champ de bataille[42]. Le général Pope fut contraint de se retirer sous les murs de Washington où il se démit bientôt de son commandement.

En trois mois, le général Lee avait deux fois sauvé Richmond. Deux armées de force supérieure à la sienne, avaient été ou vaincues ou détruites ; sa terre natale, la Virginie, était affranchie jusqu’à sa frontière, mais les pertes étaient grandes et ne devaient pas se réparer aisément : la victoire de Manassas coûtait seule 9000 soldats tués, et 4 généraux blessés. Si l’ardeur des troupes augmentait chaque jour, il n’en était pas de même de leur nombre. Leur équipement n’avait pu être renouvelé et faisait pitié. Les uniformes étaient devenus des haillons, les chaussures manquaient, et pour les remplacer, les soldats apprenaient à se fabriquer eux-mêmes des semelles de bois.

« On est honteux de commander des hommes en tel état » disait un officier à la première revue qui suivit la bataille ; « — Je n’en suis jamais honteux quand ils se battent » répondit doucement Lee ; mais il savait mieux que personne combien, tandis que le Nord avait à peine entamé ses ressources, celles du Sud étaient près de s’épuiser. Il demandait le concours de tous, et s’efforçait de montrer à ses compatriotes que le danger était seulement ajourné : mais il était bien difficile de faire comprendre ce danger.

Aux yeux des Sudistes, ses récentes victoires étaient le gage d’un prochain et final triomphe. Ils se persuadaient que la campagne allait s’achever par la paix, une paix glorieuse qui assurerait leur indépendance, et ils trouvaient importun, aussi bien qu’inutile, d’entendre parler d’efforts nouveaux. Il semblait que le général Lee eût fourni lui-même des arguments contre sa prévoyance ; quand il parlait des armées qui s’exerçaient au Nord, on lui rappelait comment il avait délivré la Virginie d’armées non moins puissantes, et il lui fallait travailler à détruire la confiance qu’inspirait sa propre renommée.

D’ailleurs, il y avait quelques motifs d’espérer la paix.

On était alors en août 1862. Six mois auparavant la France, l’Angleterre et l’Espagne avaient décidé d’unir leurs forces pour une expédition commune, et cette fatale guerre du Mexique que la France, pour son malheur, devait s’obstiner à poursuivre seule, était commencée.

Il était dans l’intérêt des puissances alliées de s’assurer un appui sur le continent américain. Cet appui ne pouvait être le gouvernement de Washington qui s’était de tout temps montré jaloux de l’immixtion des Européens dans les affaires du Nouveau Monde, et considérait le Mexique comme un héritage à lui destiné.

La nouvelle Confédération des États du Sud serait-elle l’alliée que désiraient les trois puissances ? On se le demandait à Londres, à Paris et à Madrid, on se le demandait aussi à Richmond, et là, les esprits prompts à s’enflammer, voyaient déjà l’Europe saluant la jeune République, et, pour prix d’une neutralité bienveillante qui eût paralysé la mauvaise volonté des États-Unis, l’admettant au rang des puissances.

Peut-être n’était-ce point déraisonnable à espérer. On avait droit de compter sur la jalousie traditionnelle de l’Angleterre à l’égard de la formidable marine de l’Union, sur l’intérêt visible de la France, la plus engagée des trois dans la guerre nouvelle, enfin, on savait que les diplomates avaient laissé échapper quelques mots, et ces mots d’encouragement étaient répétés partout, exploités, et peut-être exagérés.

C’était alors une opinion généralement répandue parmi les Sudistes, qu’une grande partie de la population de l’État de Maryland, quoique soumise en apparence au gouvernement de Washington, était de cœur avec eux. Ils en vinrent à penser que l’apparition de leur drapeau sur le sol du Maryland pourrait y amener un soulèvement. On prouverait à l’Europe, par ce mouvement offensif, l’importance des récentes victoires, on lui ferait constater que le Nord était, pour le moment, hors d’état de défendre sa frontière, et si le Maryland se joignait à la Confédération, cette force nouvelle ferait peut-être pencher, en faveur du Sud, la balance indécise des puissances européennes.

Croire ce qu’on désire est une disposition d’esprit qui se rencontre ailleurs encore qu’en Amérique ; l’illusion est chose douce et fatale aussi.

Le gouvernement de Richmond décida que l’armée passerait le Potomac et porterait la guerre sur le territoire fédéral.

En effet, négligeant les débris de l’armée de Pope, le général Lee traversa le fleuve sans combat, et se trouva en Maryland.

Je ne sais si les Sudistes s’étaient rendu compte que l’aspect de leurs soldats était plutôt de nature à refroidir l’enthousiasme qu’à l’exciter. Des milliers d’hommes vêtus de haillons, n’avaient aux pieds que d’informes semelles de bois ; les vivres mêmes manquaient. « J’avais entendu beaucoup parler de la misérable apparence des soldats rebelles, écrivait le correspondant d’un journal du Nord, mais je n’aurais pu imaginer une telle vue. L’Irlande, dans ses plus mauvais jours, n’a jamais pu offrir un spectacle comparable, et malgré tout, on dirait ces hommes fiers de leurs guenilles ! »

Quoi qu’il en soit, la marche rapide des troupes confédérées ne causa que peu de mouvement dans la population. Quelques enrôlements eurent lieu, et ce fut tout. Dans certaines villes, la réception fut même très-froide.

On raconte qu’à l’entrée des Sudistes à Hagerstown, une vieille maîtresse d’école exaltée imagina de conduire son jeune troupeau sur le passage des soldats ennemis, elle voulait faire chanter à ses élèves l’hymne patriotique du Nord, le « Star spangled banner, » et elle espérait peut-être s’attirer par cette démonstration quelque apparence de martyre. Le général Lee arrivait justement à cheval quand la vieille femme, droite au milieu de la route, entonna aussi haut qu’elle le put, son chant provocateur. Lee détourna doucement son cheval, et levant son chapeau en passant près d’elle, la salua avec sa politesse ordinaire. Il ordonna qu’aucune parole ne lui fût adressée tant que durerait le défilé des troupes, et qu’elle pût retourner en toute liberté chez elle.

Du reste, toutes les instructions du général portaient en première ligne le respect des personnes attachées à l’Union, et telle était l’obéissance des troupes que la discipline la plus exacte régna pendant les deux semaines que dura l’expédition.

xii


antietam

Cependant le gouvernement de Washington, menacé par l’approche de Lee, avait su reconnaître son erreur et avait appelé de nouveau Mac Clellan au commandement en chef d’une armée fortement reconstituée. Tandis que Lee faisait le tour entier de Washington sans pouvoir attaquer la ville, que des fortifications récentes protégeaient de toutes parts, l’armée de Mac Clellan se dirigeait vers la Virginie laissée sans défense. Lee vit la menace et comprit la nécessité de se rapprocher de la frontière. Tout espoir d’un soulèvement devait être abandonné, rien ne le retenait plus, le retour était impérieusement commandé ; il jugea prudent de s’assurer le libre passage du Potomac en faisant occuper d’avance Harper’s Ferry, qui commande le fleuve.

Une forte garnison défendait la ville. Jackson, l’homme des coups de main, fut chargé de la surprendre. Il réussit à dérober à l’ennemi la première partie de sa marche ; une singulière circonstance révéla la suite des plans de Lee. Un des généraux confédérés laissa tomber de sa poche, dans une maison de Frédéricksville, l’ordre écrit indiquant la direction que chacun des corps d’armée devait suivre. Le papier fut ramassé et aussitôt porté à Mac Clellan. Celui-ci se trouva ainsi connaître tous les détails du plan de campagne de son adversaire, et fit immédiatement acheminer des secours sur Harper’s Ferry.

On comprend quel fut l’étonnement de Lee en s’apercevant que ses intentions étaient devinées. Ses forces étaient diminuées par l’absence du corps de Jackson, il résolut de les concentrer à l’abri des collines qui bordent le Potomac.

Ce fut une sage mesure, car le 14 septembre, l’armée de Mac Clellan, forte de 87,000 hommes[43] attaquait celle de Lee réduite par l’absence du corps de Jackson à environ 20,000 hommes.

Pendant cinq heures de combat, Lee maintint ses positions à force de bravoure. Il avait eu le bras démis peu de temps auparavant et avait dû faire dans une voiture d’ambulance presque toute la dernière campagne, mais l’appel du canon l’avait remis à cheval.

Le 15, il reprit son mouvement de retraite ; sa résistance[44] avait donné à Jackson le temps d’enlever Harper’s Ferry, d’où il emmena onze mille huit cents prisonniers et quatre-vingts pièces de canon. Le 16, Jackson rejoignit Lee et les deux généraux se préparèrent à soutenir une redoutable attaque.

En effet, le 17 au matin, toute l’armée fédérale se précipita sur les Confédérés[45].

La marche rapide de ces derniers autour de Washington avait semé les routes de traînards et d’éclopés qui plus tard rejoignirent les rangs, mais manquaient alors à l’appel. Mac Clellan connaissait l’infériorité numérique de ses adversaires, il savait que le Potomac, fort large à cet endroit, coulait derrière eux et leur barrait la retraite. Il la tenait donc enfin, cette occasion chauve que tant de généraux n’ont jamais pu saisir ! Ce redoutable lutteur qui, naguère, lui avait arraché Richmond, qui lui avait infligé sept défaites successives, était en son pouvoir ; lui, Mac Clellan, allait précipiter les Confédérés dans le fleuve et venger ainsi, avec ses échecs personnels, l’affront que la campagne de Maryland venait d’infliger au drapeau fédéral. Ses troupes sentaient comme lui la faveur des circonstances et leur ardeur était extrême.

La bataille dura quatorze heures avec un acharnement inouï.

Pendant quatorze heures, les Confédérés soutinrent l’attaque furieuse d’une armée trois fois plus nombreuse sans céder un pouce de terrain, sans que nul désordre se produisit dans leurs rangs. Il semblait que le courage impassible et serein du chef eût pénétré les soldats, le Potomac pouvait rouler ses ondes derrière eux, ils savaient bien qu’avec Lee à leur tête, Mac Clellan lui-même ne les y jetterait pas.

Mais la bataille fut sanglante.

Un vaste champ de blé, exposé de toutes parts au feu des batteries, fut pris, perdu, puis repris quatre fois. Il resta couvert de morts. Un affluent du Potomac, l’Antietam, coulait près du champ de bataille ; la possession de son large pont était convoitée par les deux partis. Cinq fois, Fédéraux et Confédérés se l’arrachèrent. « Mettez votre dernier homme au pont ! si le pont est perdu tout est perdu, » écrivait à la fin de la journée Mac Clellan à son lieutenant Burnside qui venait de s’en rendre maître, et à qui appartint la gloire de le garder. Les adversaires se montrèrent dignes les uns des autres.

Comme la nuit commençait à tomber, le général Lee rencontra son plus jeune fils, Robert, un enfant de seize ans. Il était noir de poudre et parut, à l’œil observateur de son père, un peu abattu, ou bien fatigué. Parti le matin avec quatre canons et une compagnie d’artilleurs, il ramenait un seul canon, les autres avaient été démontés, et sept hommes seulement survivaient de sa vaillante troupe.

« Comment cela va-t-il, Robert ? lui cria le général.

— Assez bien, père, répondit l’enfant qu’un regard jeté sur son père sembla ranimer.

— Alors, mon garçon, retourne au feu et chasse-moi ces Yankees. »

Et suivi de ses sept hommes, Robert s’en alla remettre en position sa dernière pièce de canon.

Le jour suivant se leva sur un effroyable carnage. Vingt-cinq mille hommes jonchaient le champ de bataille, et les deux armées, également épuisées, restaient dans leurs positions de la veille ; Mac Clellan était incapable de reprendre l’offensive[46], Lee méditait sa retraite.

Dans la nuit du 19, il abandonna les hauteurs qu’il avait pu conserver jusque-là. Lentement, sûrement, il traversa le fleuve dans le plus bel ordre, et avec le butin de Jackson, son propre matériel et tous ses blessés, il se retrouva sur la terre de Virginie[47].

Un des officiers de son état-major a conservé le souvenir d’un fait, dans cette nuit du 19 septembre, fait bien simple, mais qui servira à caractériser le général Lee.

Après avoir traversé le Potomac, il avait laissé sur la rive sud du fleuve vingt-cinq à trente canons de campagne avec quelque infanterie pour les garder ; soldats et canons devaient s’opposer au passage des Fédéraux s’ils essayaient de suivre son armée. Pour lui, il avait marché au milieu des troupes. Vers le matin, souffrant encore de son bras démis, il s’étendit sous un pommier et s’endormit dans son manteau. Ses officiers se couchèrent autour de lui ; on ne savait où prendre les bagages, personne n’avait soupé, mais une certaine fierté soutenait le moral de chacun, on se disait que du moins aucun trophée n’était resté aux Fédéraux, et l’on avait le sentiment d’avoir fait de son mieux. Le silence s’était établi depuis une heure à peine, quand l’officier à qui la garde du passage du fleuve avait été confiée arriva à toute bride, demanda le général, le réveilla lui-même en sursaut, et lui annonça que l’ennemi s’était emparé des positions de la rive sud et avait pris tous les canons.

« Tous ? demanda Lee.

— Tous, général, je le crains. »

« Tandis que je me redressais indigné, raconte l’officier témoin de cette scène, et que je prenais le parti de m’éloigner pour ne pas trahir mes sentiments, le général ne montrait aucune colère, il n’articula même pas un reproche que je pusse entendre. Plus tard, nous apprîmes que la bravoure d’un officier en sous-ordre avait sauvé les batteries, et que le récit du commandant n’était heureusement pas exact. »

La bataille d’Antietam[48] valut à Mac Clellan le surnom de Napoléon américain. L’émotion causée par l’expédition de Lee en Maryland avait été si grande que la joie de ce qui sembla une délivrance fut générale et enthousiaste. Cependant, une fois le premier moment de soulagement passé, on sentit un vif désappointement de ce que Lee et son armée avaient pu rejoindre la Virginie.

Du côté du Sud, la retraite des Confédérés, malgré la mauvaise influence qu’elle pouvait exercer sur les négociations avec l’Europe, ne fut pas considérée comme une défaite. En somme, les prises faites à Harper’s Ferry compensaient, et au delà, les pertes éprouvées.

Le général Lee fut accueilli non comme un vaincu, mais comme le sauveur de l’armée. Cette belle défense de un contre trois l’avait grandi aux yeux de sa patrie, la joie de le retrouver effaça les regrets. Toujours vigilant, intrépide et calme, il allait continuer l’œuvre de la défense avec cette patience dans la résistance, cette persévérance contre les impossibilités elles-mêmes qui appartiennent à ceux-là seulement pour lesquels se dévouer vaut réussir.

xiii


frédéricksburg. — l’hiver au camp

Pendant près de deux mois, l’armée confédérée put camper en paix non loin du Potomac. Elle avait grand besoin de repos et recevait peu à peu le renfort des traînards laissés sur les routes du Maryland. Richmond parvint à la fournir de chaussures ; elle reçut aussi un nombre malheureusement trop restreint de couvertures. Mais les hommes se faisaient rares ; il n’en vint que bien peu des états envahis, et si l’armée du général Lee croissait en qualité, elle ne devait plus atteindre au chiffre de ses premiers effectifs.

Au nord, Mac Clellan restait immobile et le gouvernement de Washington lui reprochait son inaction. Nul ne savait aussi bien que le jeune général, à quel point son armée avait souffert de sa victoire et combien le système qui avait présidé à son organisation première la rendait difficile à manier. Les maladies la décimaient[49], et le manque de subordination des chefs empêchait que les ordres les plus nécessaires fussent exécutés à temps.

Tandis que le général Lee, d’un mot, envoyait Stuart avec 1 800 cavaliers jusqu’en Pensylvanie, où il coupait les routes, les télégraphes, et d’où il revenait, avec des informations certaines, et bon nombre de chevaux, Mac Clellan n’obtenait pas des commandants des forts du Potomac, qu’on tentât même d’arrêter au retour le hardi partisan[50]. Enfin, soit impossibilité de satisfaire aux ordres qu’il recevait, soit lassitude, Mac Clellan tint si peu de compte des avis de son gouvernement que celui-ci se décida à lui retirer, pour la seconde fois, le commandement, et à le confier au général Burnside.

Burnside avait fait ses preuves au pont d’Antietam ; mais, nommé pour agir, il se crut obligé d’agir vite et coûte que coûte. Il rencontra ainsi l’une des plus sanglantes défaites de cette guerre déjà si sanglante.

Frédéricksburg, au nord de Richmond, sur le Rappahannock, passait pour l’une des plus importantes positions de la Virginie. L’année d’auparavant les fédéraux l’avaient bombardée, et il avait fallu les succès de Lee pour les contraindre à en abandonner le siége. Revenir devant cette place, l’enlever à la rébellion, y prendre ses quartiers d’hiver pour se trouver au printemps tout près du théâtre probable des hostilités, à vingt et quelques lieues de Richmond capitale de la confédération, telle fut l’ambition de Burnside.

Il se hâta d’achever des préparatifs déjà considérables, et s’ébranla.

Grâce à son excellente cavalerie, le général Lee était au courant des moindres mouvements de son adversaire ; bien avant que les fédéraux pussent se présenter devant la place, il la couvrait de son armée et fortifiait les hauteurs qui l’entourent. À ce moment, Lee pouvait compter en comprenant tous les corps disséminés, 45,000 hommes sous ses ordres. Burnside en avait près de 150,000, mais il arrivait trop tard, et tout l’avantage de positions exceptionnelles était acquis au général Lee.

Les Fédéraux s’en aperçurent bientôt. Ils essayèrent de traverser le Rappahannock sous le feu des batteries sudistes, et perdirent tant de monde qu’ils renoncèrent à cette entreprise. Ils résolurent alors de bombarder Frédéricksburg de la rive qui leur appartenait. Par-dessus les têtes des soldats confédérés, le feu meurtrier passa, et sema de désastres la pauvre ville qui commençait à peine à se relever de ses ruines.

Bientôt des maisons, des églises, des rues entières s’écroulèrent. La population, même la population féminine, montra un grand sang-froid. On s’établit dans les caves. D’ailleurs, plus heureux que nos compatriotes de Strasbourg ou de Paris, les habitants de Frédéricksburg n’étaient pas investis et avaient une ressource dont ils profitèrent, celle de gagner la campagne et de s’établir dans les bois.

Le bombardement n’amenant aucun résultat et les Sudistes se gardant bien de quitter leurs positions élevées, Burnside, décidé à faire mieux que Mac Clellan, risqua son armée et attaqua.

Le 12 décembre, à l’aide de cinq ponts de bateaux, il traversa le fleuve et lança ses divisions à l’assaut des collines qu’occupaient les confédérés. Vigoureusement repoussés d’abord par Jackson, les régiments de Burnside essayèrent d’entamer un autre point, et, pour leur malheur, furent dirigés contre Marye’s Hill, la position la mieux défendue, celle qui possédait la plus puissante artillerie. Furieux du mauvais succès de ses premières tentatives, le général Burnside fit serment qu’il emporterait Marye’s Hill avant la nuit.

Six fois de suite, avec un courage et une fermeté que les troupes fédérales n’avaient jamais encore déployés au même degré, les colonnes nordistes furent lancées par masses profondes, mais six fois, décimées par la mitraille, il leur fallut se retirer.

Cependant, le général Burnside maintenait son téméraire serment. « La comparaison, tant de fois employée dans les descriptions de batailles, dit un témoin[51], de vagues venant se briser contre les récifs d’une côte, ne fut jamais plus juste que dans cette lutte insensée, pendant laquelle les divisions fédérales, les unes après les autres, à intervalles réguliers, atteignaient un instant les crêtes des hauteurs, puis retombaient avec la même régularité dans l’abîme sanglant. »

Le feu de toutes les batteries convergeait sur le même point de Marye’s Hill, et couvrait d’obus les tranchées dans lesquelles s’abritaient les Sudistes. Le général Lee s’y tenait de sa personne ; un de ses futurs historiens l’aperçut au milieu des projectiles qui pleuvaient, et a consigné dans ces quelques lignes l’impression qu’il éprouva :

« Il y a peut-être présomption de ma part à tenter d’exprimer la sérénité, ou, si je puis ainsi parler, la dignité inconsciente du général sous le feu. Aucun de ceux qui connaissent sa bravoure habituelle ne s’attend à autre chose de la part d’un tel homme, si calme et toujours si peu occupé de lui même, mais le mot du maréchal Saint-Arnaud après la bataille de l’Alma, qualifiant d’héroïsme antique, l’indifférence distraite avec laquelle lord Raglan[52] supportait le feu, me semble tellement applicable au général Lee que je ne puis m’empêcher de le rappeler ici[53]. »

La nuit vint. Une à une, les batteries fédérales éteignirent leur feu, et la crête de Marye’s Hill n’était pas enlevée ! Il fallut bien que Burnside ordonnât la retraite : il laissait douze mille cadavres sur les pentes boisées si souvent gravies et descendues, et il se voyait obligé de traverser de nouveau le Rappahannock. — Pour la quatrième fois, la Virginie était délivrée, et grâce à leurs positions, les Confédérés n’avaient perdu que trois mille hommes.

Peu s’en fallut que le gouvernement de l’Union ne payât plus cher encore l’échec de Frédéricksburg. Les clameurs des partisans de Mac Clellan s’élevèrent pour accuser Burnside d’incapacité et réclamer de nouveau contre la destitution du vainqueur d’Antietam. On fut bien près d’une crise intérieure.

Le peuple des États du Nord se rendait compte de ses sacrifices, il donnait avec une générosité qui n’a jamais été dépassée, tout l’or et tout le sang qui lui étaient demandés. D’autre part, il savait combien les ressources du Sud étaient restreintes et ne pouvait s’expliquer la longueur de sa résistance. Lincoln ne céda pas à la pression populaire, il maintint Burnside, et le peuple de l’Union, malgré les agitateurs, eut la rare sagesse de persister dans sa confiance en son Président. Les primes offertes aux engagements militaires furent augmentées, une nouvelle activité fut imprimée aux fabriques d’armes, aux poudreries, et l’échec des Nordistes n’eut pour conséquences que de nouveaux et plus considérables efforts.

La bataille de Frédéricksburg avait été livrée le 13 décembre. Dès que l’ennemi eut disparu, les Confédérés entrèrent dans leurs quartiers d’hiver.

Le froid fut particulièrement rude, cette année 1863, et le séjour des troupes sous leurs abris de planches, sans couvertures, sans chaussures, pauvrement nourries, fut très-pénible à supporter. Les États du Sud formaient une contrée d’immense production qui fournissait les matières premières aux États du Nord et au monde entier. Entre le Nord et le Sud, il y avait, en temps de paix, un échange continuel de services. Le Sud envoyait le coton, la laine, les cuirs ; le Nord rendait les étoffes, les chaussures, tous les produits de son industrie. La guerre avait rompu l’accord, et les États du Sud, avec leurs ports strictement bloqués, sans machines chez eux, sans ouvriers autres que leurs nègres agriculteurs, ne savaient comment utiliser les débris de leurs richesses.

En vain, le général Lee demandait-il pour ses soldats les vêtements et les chaussures que la simple humanité eût prescrit de leur donner ; le président Davis ne pouvait lui rien fournir. Lee réclamait des recrues, des officiers, de l’artillerie, des chevaux, et bien loin de pouvoir lui envoyer de quoi augmenter son effectif, le président le diminuait de plusieurs régiments, demandés avec instance par la population de la côte de l’Atlantique, que menaçait un débarquement de l’ennemi.

Ainsi, non-seulement le général Lee devait se suffire à lui-même, mais l’hiver pendant lequel les armées du Nord perfectionnaient leur armement et doublaient leur effectif, l’hiver n’amenait pour lui qu’un inévitable et considérable affaiblissement. Il savait quel danger grossissait non loin de lui, il savait que partout où il n’était pas, au Kentuky, en Tennessee, les troupes du Nord avaient gagné du terrain, il prévoyait le moment où elles pourraient unir toutes leurs forces pour l’accabler, mais il n’était pas dans sa nature de négliger le jour présent en contemplant l’avenir. Quoi qu’il dût arriver dans un lointain qui ne lui appartenait pas, ce qu’il pouvait faire au moment même pour ses soldats, il le fit. Il sut comprendre qu’il avait charge d’âmes, et réussit à inspirer à son armée quelque chose des sentiments qui l’enflammaient lui-même.

Quel fut son secret pour parvenir à un tel résultat, dira-t-on ? Tous les documents, livres, journaux, correspondances que nous avons feuilletés concordent sur ce point : il donna l’exemple, il se donna de plus en plus lui-même, il vécut avec ses soldats, il les anima de son esprit, il leur souffla son ardeur.

Le camp couvrait un plateau élevé où quelques maisons de pierres étaient restées, une ferme considérable en occupait le centre, et, dans toute autre armée, eût servi de quartier général au commandant en chef. Malgré la rigueur d’un froid américain, Lee préféra habiter une baraque à peine mieux construite que celles des simples soldats. Les maisons de pierres furent réservées aux malades, à eux seuls aussi allaient les nombreux envois de vivres et de vin que les amis du général lui adressaient.

Les Européens, que la curiosité attirait au camp, s’étonnaient de l’absence complète de cette sorte de pompe militaire qui semble, dans l’Ancien Monde, être l’accompagnement obligé de la guerre.

Le quartier général consistait en sept ou huit baraques adossées à une haie. Çà et là quelques fourgons dételés, ni gardes ni sentinelles dans le voisinage, nulle part cette foule d’aides de camp causant ou flânant, prêts à éviter aux généraux l’invasion des intrus. Un respect enthousiaste défendait seul des importunités celui que les soldats aimaient à nommer « Uncle Robert », et qui semblait n’avoir pas de meilleur plaisir que de se mêler à eux pour leur dire de ces mots qui fortifient et qu’on n’oublie pas.

Jamais, par contre, on ne l’entendait appliquer une expression violente ou haineuse aux formidables ennemis qu’il aurait eu quelque droit d’accuser de manque de générosité. Ses biens avaient été confisqués, et une sorte d’acharnement avait présidé à la destruction des deux demeures qu’il avait aimées ; cependant il ne laissa jamais deviner aucune amertume, et on remarquait que quand il parlait de ses anciens camarades restés dans l’armée fédérale, c’était avec la même affection qu’autrefois.

Il n’est point très-naturel au cœur humain de conserver cette modération dans les grandes épreuves, si cuisantes parfois, qu’amène la vie. Mais le général Lee avait reçu les hautes leçons de l’Évangile, ses soldats le savaient, et leur respect pour lui en était augmenté. Sa foi était forte et simple, et avait profondément agi sur sa vie. Il ne se proclamait point un chrétien, on sentait combien il l’était ; on savait que, quand le général, la tête découverte, se joignait aux prières du camp, ce n’était point pour se soumettre à un usage, mais parce que tout son cœur appelait le secours divin auquel il croyait.

Un moment vint, pendant cet hiver, où le général Lee eut doublement besoin de ce secours. Les douleurs privées se joignirent aux douleurs publiques ; il perdit, sans avoir pu la revoir, une jeune et charmante fille. Il l’avait laissée fraîche et forte, une maladie survenue à Richmond la rendit languissante, et les médecins conseillèrent le climat plus doux de la Caroline. Elle partit sans que son père, bien près d’elle cependant, pût quitter un seul jour son armée afin de l’embrasser encore ; elle partit, et ce fut pour mourir.

« La mort de ma chère Annie, écrivait-il à sa fille aînée[54], a été pour moi une amère douleur, mais le Seigneur me l’avait donnée, le Seigneur me l’a ôtée, que le nom du Seigneur soit béni ! — Dans les heures tranquilles de la nuit, quand rien ne vient du dehors détourner mes pensées, je sens mon chagrin avec tout son poids, et il me semble que j’en resterai écrasé.

« J’avais toujours compté, si Dieu voulait me laisser quelques jours de paix après que cette cruelle guerre sera terminée, que je l’aurais enfin près de moi… Mais mes espérances s’enfuient année après année, et cependant je ne dois pas murmurer. »


xiv


campagne de la boue. — chancellorsville

Nous avons dit comment se passa l’hiver de 1863 au camp du général Lee, et nous avons omis de raconter un incident qui apporta quelque diversion à la monotone attente des beaux jours.

Le général Burnside, que nous avons laissé se retirant sur la rive nord du Rappahannock, ne pouvait se résigner à sa défaite ; il combinait sans cesse une nouvelle attaque des positions de Frédéricksburg, et on aurait dit que la sanglante expérience qu’il avait faite de leur force, ne lui suffisait pas.

Le 19 janvier, il profita d’une apparence de beau temps, et dirigea son armée vers le même point du Rappahannock où il avait une première fois passé ce fleuve. Ses divisions étaient en marche, quand, dans la nuit du 20, un orage effroyable se déchaîna sur la contrée, et des trombes d’eau changèrent en lacs les vallées profondes qui sillonnent cette partie du pays. L’inondation laissa le sol détrempé à ce point que les fantassins eux-mêmes s’y enfonçaient et n’en pouvaient sortir sans aide. Il s’agissait néanmoins, pour les Fédéraux, de transporter avec eux les pontons nécessaires au passage du fleuve.

Vainement on tripla les attelages de mules et de chevaux, vainement on employa en outre cent cinquante hommes à tirer chaque bateau, les roues des fourgons, enfouies dans la vase, ne pouvaient plus tourner. L’armée dut passer une journée entière à la même place, incapable de poursuivre sa route. Le lendemain, une pluie abondante s’établit, et la situation déjà mauvaise, devint désespérée.

Un chaos indescriptible de prolonges, de canons, de voitures d’ambulances, encombrait les chemins inondés où les pontons, immobiles sur des chariots, semblaient des îles émergeant d’un nouveau déluge.

Un grand nombre de chevaux et de mules moururent étouffés dans la boue, les trois jours de vivres portés à dos d’hommes s’épuisèrent, et il était impossible qu’un convoi se risquât à en apporter d’autres : il fallut encore une fois prendre le parti de la retraite.

Cette retraite ne fut point facile. Comme l’avait fait jadis Mac Clellan, on pava un chemin de gros troncs d’arbres rangés les uns à côté des autres, et, à force de bras, on y poussa chariots et pontons. Du haut des collines qu’ils occupaient, les Confédérés assistaient, immobiles, au désarroi de l’ennemi ; descendre à sa poursuite eût été s’exposer à partager son sort.

La tentative du général Burnside est connue sous le nom de Mud-March, ou campagne de la boue, et donne la mesure des difficultés et des dangers qu’offre une campagne d’hiver en Virginie. Le malheureux commandant, découragé, aigri contre ses lieutenants par un mauvais succès qu’il leur attribuait en partie, demanda au Président ou leur remplacement, ou son rappel. Ce fut son rappel qu’il obtint, et le général Hooker, Hooker le batailleur[55], ainsi qu’on l’avait surnommé, lui fut donné pour successeur. C’était le quatrième changement qui avait lieu dans la direction de l’armée du Nord depuis que Lee commandait celle du Sud.

Le reste de l’hiver ne fut point troublé, mais quand l’éveil du printemps rendit les chemins praticables, le péril de l’armée de Lee devint visible à tous les yeux. Nous avons dit qu’il n’avait pu recevoir aucun renfort, loin de là ; en février, l’un de ses meilleurs lieutenants, le général Longstreet, avait été appelé au sud de Richmond pour défendre la ligne du James-River et y était trop nécessaire pour que son chef pût se croire le droit de le redemander. Pendant ce temps, le Nord avait redoublé d’énergie ; cent cinquante mille hommes marchaient sous les ordres de Hooker et se préparaient à envelopper la petite armée sudiste[56].

Il existe à l’ouest de Frédéricksburg de vastes landes, arides et désolées, où croissent seulement des broussailles gigantesques, et, à quelques places favorisées, des bois de pins, mêlés de joncs épineux. Cette partie de la contrée se nomme la Wilderness ou le désert. En effet, on n’y rencontre aucune habitation, et il semble que la solitude n’en doive jamais être troublée.

Sur la lisière de la lande, en descendant vers Frédéricksburg, on aperçoit un seul groupe de pauvres maisons emphatiquement nommé Chancellorsville, puis, de là jusqu’à Frédéricksburg s’étend un immense plateau dépouillé d’obstacles et très-propre aux mouvements d’une armée nombreuse[57]. C’est sur ce plateau que le général Hooker résolut de livrer bataille, et de terminer d’un seul coup une guerre trop longue.

Chargeant le général Sedgwik, avec trente mille hommes, force à peu près égale à celle dont Lee pouvait disposer sur un seul point, de renouveler, quand le moment serait venu, une attaque de front sur les fameuses positions devant lesquelles Burnside avait échoué, il remonta avec ses principales forces le cours du Rappahannock. Il le traversa assez haut pour que Lee, obligé de garder les approches de Frédéricksburg, ne pût le suivre et s’opposer à son passage, puis redescendit sur la rive droite du fleuve et vint prendre position à Chancellorsville.

Ce n’était pas tout encore. Hooker avait formé un corps de douze mille cavaliers et, le lançant entre Frédéricksburg et Richmond, lui avait donné pour mission de détruire les chemins de fer, les routes, les télégraphes, d’isoler enfin l’armée de Lee, et d’empêcher, par tous les moyens, que Longstreet pût accourir au secours de son chef.

On le voit, le plan d’Hooker était de ceux dont tout général peut être fier, aussi ne cachait-il pas sa confiance, et il annonçait d’avance la victoire. Le Général Lee, avec le petit nombre de ses troupes, représentait assez bien aux yeux de son puissant adversaire, une pauvre mouche au centre d’une toile d’araignée, et ce n’était pas un seul ennemi, mais trois, dont les mouvements allaient converger vers lui.

Le 2 mai, les dispositions étant ainsi prises : — Sedgwick devant Frédéricksburg, — les douze mille cavaliers attendant le signal, — Hooker occupé à concentrer ses forces à Chancellorsville, — un de ses lieutenants surprit sur la lisière de la Wilderness un petit détachement de Géorgiens et le captura. Comment une troupe de Sudistes se trouvait-elle si près de ses cantonnements ? Voilà ce que se demanda d’abord Hooker. Étonné, puis bientôt rassuré par un effet de sa présomption naturelle, il conclut que le corps de Jackson, auquel appartenait le contingent de la Géorgie, se retirait prudemment avant l’attaque prévue, et le général sentit sa confiance s’augmenter[58].

Le même 2 mai, à cinq heures du soir, au milieu des Nordistes occupés à faire bouillir l’eau de leur thé, Jackson tombait tout à coup comme la foudre. En un instant, avant que l’artillerie fédérale, encore rangée en colonne de marche, pût être mise en position, il détruisait deux divisions dont les débris effarés allaient répandre l’épouvante dans toutes les parties de l’armée.

On devine ce qui s’était passé. Lee, attentif aux divers dangers qui le menaçaient, avait préféré combattre Hooker avant sa jonction avec Sedgwick. À l’abri des épais fourrés de la Wilderness, le rapide Jackson, détaché en avant, avait pu surprendre les Fédéraux. Les Géorgiens faits prisonniers le matin appartenaient à son arrière-garde, aucun d’eux n’avait laissé deviner le secret de son chef.

Jackson était donc parvenu d’emblée au centre des campements fédéraux, mais le premier désordre de la surprise fut bientôt passé[59], et l’ennemi prit le loisir de reconnaître qu’il n’avait point affaire à toute une armée.

Le chef sudiste, à cheval, maintenait ses hommes groupés et pressait l’arrivée de nouveaux bataillons : « Plus vite ! plus vite ! en avant ! » répétait-il sans cesse, et son bras montrait l’ennemi, ou se levait au ciel comme implorant la victoire.

Cependant la nuit tombait. L’artillerie fédérale, rassemblée enfin, couvrait les Sudistes de mitraille et fauchait les bois et les hommes. Le sinistre éclat des obus, à courts intervalles, dissipait seul l’obscurité, et permettait aux officiers de reconnaître leurs troupes.

Des broussailles épaisses et des abattis d’arbres avaient forcé les Confédérés à rompre leurs lignes. Jackson poussa son cheval en avant vers dix heures, pour se rendre compte du progrès de l’action. Tout en donnant des ordres, il s’avança fort loin.

Comme il revenait, un détachement de ses propres soldats, que lui-même avait placé à ce poste une heure auparavant, auquel lui-même avait donné la consigne, prit son état major pour une troupe de cavaliers ennemis et fit feu. Jackson tomba frappé de trois balles. Peu de ses officiers survécurent à cette fatale décharge.

Deux d’entre eux[60] cependant, purent transporter leur chef et le ramener au milieu des siens. « Qui va là ? » demandaient dans l’ombre les tirailleurs sudistes. — « Seulement un officier confédéré… » répondait Jackson lui-même avec un grand effort ; feinte héroïque d’un puritain mourant.

Comme il l’avait souhaité, l’action ne fut pas interrompue ; à minuit, l’artillerie tonnait encore.

Le 3, la bataille recommença. Les Confédérés avaient appris que Jackson était blessé, perdu pour eux, et la fureur doublait leur énergie. Au cri de : « Souvenons-nous de Jackson ! » ils se lancèrent à découvert à l’assaut des canons et y perdirent beaucoup de monde. Les munitions vinrent à leur manquer et ils furent réduits un instant au seul emploi de la baïonnette.

C’est alors que non loin de là, une vive fusillade se fit entendre ; le général Lee arrivait à leur secours et perçait, pour les rejoindre, les masses ennemies qui déjà s’étaient refermées sur eux.

Ensemble, corps de Jackson et armée de Lee enlevèrent quatre fois, pour les perdre quatre fois aussi, les ouvrages qui défendaient Chancellorsville. Enfin Hooker dut céder et rappeler ses troupes.

On eut alors un spectacle effrayant. Allumés par les éclats d’obus, les bois de pins s’étaient embrasés jusqu’à une grande distance ; le sol était couvert de blessés que rien ne pouvait sauver, et auxquels la vue des flammes prêtes à les consumer, arrachait des cris de détresse. L’incendie n’interrompait pas les luttes corps à corps d’hommes acharnés à se détruire. Les misérables maisons de Chancellorsville brûlaient aussi et le feu, gagnant jusqu’aux broussailles de la Wilderness s’étendit au loin, comme l’un de ces gigantesques embrasements par lesquels les Indiens dépouillent des contrées entières.

À ce moment horrible, mais qui marquait cependant le début de la retraite de l’ennemi, une mauvaise nouvelle parvenait à Lee.

Ses magnifiques positions de Frédéricksburg, illustrées par sa défense du 12 décembre, cette colline de Marye, si fatale à Burnside, il avait dû les dégarnir de troupes pour voler au secours de Jackson, et l’armée de Sedgwik venait de les enlever[61] ! Maintenant, pour rejoindre Hooker, cette armée s’avançait et allait prendre la sienne entre deux feux.

Les circonstances étaient graves, elles n’étaient pas au-dessus du génie ou de la force d’âme du général.

Laissant le corps de Jackson, bien réduit alors, faire à Hooker l’illusion d’une armée, il marche en toute hâte au devant des Fédéraux de Sedgwik, qui, victorieux, viennent à sa rencontre. Il les joint le 4 à Salem Church, les culbute par une seule et impétueuse attaque, et les rejette sur l’autre rive du Rappahannock ; c’est à grand’peine qu’ils parviennent à emmener leurs prisonniers de la veille.

Débarrassé de Sedgwik, Lee change subitement de front, et revenant, toujours en hâte, vers Chancellorsville, se retrouve appuyer les débris de Jackson avant que Hooker se soit douté de ses mouvements.

Dans la nuit du 5 au 6 mai, ce fut au tour d’Hooker de repasser le Rappahannock. Contraint à une prompte retraite, il ne put emmener qu’un seul canon, et, désespéré, abandonna le sol de la Confédération ; encore une fois la Virginie était délivrée !

Elle avait acheté bien cher son salut.

Si vingt-cinq mille Fédéraux jonchaient le terrain calciné de Chancellorsville, la petite armée virginienne comptait douze mille hommes tués ou blessés, et parmi eux, Stonewall Jackson ! — « Toute victoire, ainsi que l’écrivit le général Lee, serait chère au prix d’un tel homme. »

Il avait été le héros de la première victoire du Sud, le plus populaire peut-être de ses généraux. Il avait su obtenir une telle obéissance de ses troupes que l’ordre le plus bizarre et le plus dangereux, venant de lui, eût été exécuté avec enthousiasme. L’habitude des marches rapides, auxquelles il avait dû ses plus beaux succès, avait donné une telle célérité à ses soldats qu’on les nommait la « cavalerie pédestre » de Jackson. En lui, le général Lee perdait son bras droit, le confident de toutes ses pensées, et il allait rester seul à porter le fardeau, chaque jour plus lourd, du commandement.

Deux ans après, quand la guerre fut terminée, l’Union, si souvent vaincue par Jackson, mais fière de ses exploits, se fit gloire de le réclamer pour un de ses enfants. Il l’était bien en effet. À l’Amérique seule semble appartenir ce type étrange à nos yeux, mélange du puritain exalté et du grand homme de guerre. Simple, résolu, ardent à la prière, ardent à la bataille, doux au soldat, Jackson n’avait vu, dans la terrible crise qui déchirait l’Union, que le péril de son pays natal, de la vieille Virginie. Il mourut avec la paix d’un croyant. Les dernières paroles que son délire laissa entendre furent : « Traversons la rivière, reposons-nous à l’ombre des arbres… »

Le repos lui était acquis ; à son chef restait le labeur, toujours plus rude, de la défense.

xv


entre deux batailles

La double défaite du général Hooker causa une profonde émotion dans les deux fractions du pays. Au Sud, ce fut un enthousiasme, une joie que de graves événements dans l’Ouest[62] ne suffirent pas à calmer, et que le pays témoigna en consacrant un jour à rendre à Dieu de solennelles actions de grâce[63].

Au Nord, l’alarme fut sérieuse. Peu s’en fallut qu’à Washington on ne crut voir paraître, poursuivant Hooker, les redoutables Confédérés à la faiblesse numérique desquels on ne voulait plus croire. Toutefois, il n’y eut ni désordre, ni faiblesse indigne d’un grand peuple ; l’ardeur, au contraire, semblait s’accroître et s’épurer.

Dès le 8 mai, Lincoln annonça la prochaine mise en vigueur d’une loi sur la conscription, loi devant laquelle on avait toujours reculé ; les jours suivants, le Maryland, la Pensylvanie, l’Ohio, etc.… mirent sur pied leurs milices, tandis qu’Hooker recevait en abondance tous les renforts en hommes, chevaux, munitions, canons, qui pouvaient réparer les brèches faites à son armée.

Au Sud, le général Lee, après avoir rendu les derniers devoirs à Jackson, profita du court moment de loisir que lui donnait sa victoire pour conférer avec son gouvernement sur la situation générale de la Confédération.

De toutes parts, excepté devant lui, là où son vigoureux effort venait de le rompre violemment, un cercle de fer se resserrait autour des États confédérés. L’Arkansas et presque tout le Tennessee étaient aux mains des Nordistes ; sur le Mississipi, Vicksburg, la dernière forteresse qui s’opposât encore à leur libre parcours du grand fleuve, était complètement investie et devait nécessairement tomber si elle n’était pas secourue. Fallait-il tenter de la délivrer ? — Devait-on plutôt poursuivre l’avantage obtenu, porter de nouveau la guerre sur le territoire ennemi, et forcer ainsi les généraux du Nord à cesser de menacer Richmond pour couvrir leur propre capitale ?

Telles furent les questions que le général Lee soumit au président Davis, chef de son gouvernement. Deux raisons importantes firent pencher la balance en faveur du dernier parti. L’une, toute politique, était celle qui avait fait envoyer un an auparavant l’armée de Lee en Maryland ; le désir, l’espoir, qu’en prouvant sa puissance, en affirmant ses victoires, la Confédération du Sud obtiendrait d’être reconnue par les principaux États de l’Europe.

L’autre, toute de nécessité, était l’affreuse disette qui sévissait dans le Sud. Une simple incursion dans les vastes plaines à blé de la Pensylvanie, ne dût-elle avoir d’autre résultat que d’en ramener des vivres, équivaudrait, disait-on, pour les Confédérés, à une victoire nouvelle.

Le général Lee accepta-t-il sans arrière-pensée la décision de son gouvernement ?… Sa délicatesse, qui lui interdit toujours ce qui pouvait ressembler à une récrimination, n’a pas permis que ses biographes fussent éclairés sur ce point. Plus heureux, nous avons pu puiser dans les souvenirs et dans les notes de sa famille ; il résulte de nos recherches que le général Lee croyait son armée mieux faite pour la défense que pour l’attaque. Lui-même aimait peu le rôle d’agresseur.

Il faut se souvenir que, malgré leurs triomphes, les troupes de Lee étaient bien plus une milice de citoyens qu’une armée de soldats réguliers, tels que nous les voyons en Europe. Pour la défense du sol elles s’étaient levées, pour la défense du sol elles étaient prêtes à mourir ; mais il leur fallait la terre natale sous les pieds, le cadre de leurs montagnes, le sentiment des foyers menacés, pour qu’elles eussent toute leur valeur. Hors de leurs frontières, elles se sentaient aussi hors de leur élément.

Ces considérations furent soumises au président Davis, mais sa résolution ne fléchit pas. Le général Lee obtint, en vue de sa marche en avant, que le corps de Longstreet fût remis sous ses ordres, et avec ce secours qui portait ses forces à cinquante mille hommes, il s’achemina sur Harpers ferry où il comptait passer le Potomac.

Toute sa cavalerie, sous les ordres de Stuart, fut envoyée en avant ; elle devait se saisir des principaux cols des montagnes.

Avant de passer la frontière, le général Lee adressa à ses troupes un ordre du jour dont voici quelques fragments

« L’armée se souviendra qu’elle a à garder une réputation de discipline encore intacte, et que les devoirs qui nous sont imposés par la civilisation et le christianisme ne sont pas moins stricts en pays ennemi que dans le nôtre.

« Le commandant en chef considère qu’aucun malheur ne pourrait être plus grand pour l’armée, et plus funeste à toute la nation, que le déshonneur qui serait son partage si elle traitait avec barbarie des êtres sans défense, ou commettait d’inutiles dévastations ; enfin si elle se rendait coupable des actes par lesquels, dans notre propre pays, la marche des troupes ennemies a été signalée. Non-seulement de tels faits déshonorent ceux qui les commettent, mais ils relâchent la discipline et pourraient nuire aux opérations actuelles. Souvenons-nous que la guerre ne doit être faite qu’aux hommes en armes. Tirer vengeance, en faisant souffrir des innocents des maux subis par notre peuple, serait nous abaisser nous-mêmes aux yeux de ceux qui abhorrent les atrocités commises par nos ennemis ; ce serait aussi offenser Celui à qui seul la vengeance appartient, et sans l’aide duquel nous ne pouvons rien faire.

« Le commandant en chef exhorte donc, de la manière la plus pressante, les troupes à s’abstenir scrupuleusement de toute violence, de tout dégât inutile, et il enjoint aux officiers d’arrêter et de punir immédiatement tout individu qui transgresserait ses ordres à cet égard[64]. »

Peut-être ne voit-on dans cet ordre que de très-bons conseils noblement exprimés, — ce ne serait pas lui rendre suffisante justice. Il était une protestation courageuse non-seulement contre les excès des adversaires, mais contre l’esprit de représailles qui menaçait d’entraîner les Sudistes dans une voie fatale.

Qu’on se figure les souffrances d’une guerre civile de trois années, l’acharnement croissant des partis, les rancunes ardentes, les crimes, les vœux de vengeance ! Pendant la lutte américaine, au Nord aussi bien qu’au Sud, les populations entières, femmes, enfants, vieillards, et ce sera leur éternel honneur, ne faisaient qu’un avec l’armée de leur pays. Elles vivaient par le cœur avec elle, ne travaillaient que pour elle, s’enthousiasmaient de ses triomphes, et, au jour de l’épreuve, la retrempaient dans leur ardeur. Sans cette intime union du peuple et des soldats dans une commune pensée, la longueur de la lutte américaine serait impossible à expliquer.

Mais les plus belles médailles ont un revers. L’enthousiasme peut mener à l’exaltation, et le patriotisme des Sudistes s’était exalté jusqu’à l’injustice.

Une femme du Sud rappelait récemment ses souvenirs devant nous. Venue jusqu’à la frontière virginienne pour dire adieu une dernière fois aux officiers de sa famille, elle avait assisté au départ des troupes. Elle nous répétait quelles recommandations impies des femmes mêmes osaient faire sans scrupule. — « Vengez-nous ! rendez-leur la pareille ! souvenez-vous ! » Tels étaient les conseils de la dernière heure. — « Et vous-même, lui demanda-t-on, que faisiez-vous ? — « D’abord, je fis comme les autres, avoua-t-elle, je prêchai la vengeance. J’avais été deux fois prisonnière des Yankees, insultée, volée par eux, il me semblait être dans mon droit, mais.… »

— « Mais quoi ? »

— « Mais j’entendis le général Lee réprimander devant moi un jeune homme qui avait parlé de « justes représailles ; » il dit en quelques mots ce que devait être la guerre de nos jours, il la compara à la coupure nette et franche d’une épée loyale, elle est un mal sans doute, mais un mal qui guérit, tandis que la guerre haineuse est comme ces plaies d’armes empoisonnées, elles ne pardonnent pas, et on ne les pardonne pas non plus. Cela m’a frappée, et j’ai supplié mes frères qui avaient aussi entendu ces paroles, de s’en souvenir[65]. »

xvi


gettysburg

Il y avait plusieurs jours que le général Stuart était entré en campagne, et aucune nouvelle de sa marche n’était parvenue au quartier général. Lee ne reconnaissait plus la célérité habituelle à son lieutenant ; il commençait à s’inquiéter sur son sort.

La difficulté d’éclairer, sans cavalerie, la marche d’une armée se faisait de plus en plus sentir ; aussi voulant donner à Stuart le temps d’arriver avant une action générale, il renonça à aborder immédiatement l’ennemi, et, passant derrière Harpers ferry sans l’attaquer, il traversa le Potomac beaucoup plus haut, à Williamsburg. Sur son chemin il enleva la ville de Winchester, qu’occupaient 7000 Fédéraux. Jusque-là le secret de ses mouvements avait été bien gardé, mais quelques fuyards de Winchester portèrent à l’armée du Nord la nouvelle de la marche des Sudistes, et révélèrent ainsi leurs intentions.

Sur toute la frontière de la Pensylvanie, la population se leva avec un admirable ensemble. Les denrées furent transportées vers le Nord ou détruites sur place, tout objet qui aurait pu être de quelque utilité aux Sudistes disparut devant leurs pas : les ponts sautèrent de toutes parts, les routes furent coupées, et des milliers de soldats improvisés se préparèrent à soutenir les milices régulières. En même temps, on appelait à l’aide l’armée d’Hooker, et elle accourait à marches forcées.

Le général Lee avançait, mais il ignorait toujours le sort de la cavalerie qui lui faisait défaut. Une fois sur le territoire ennemi, les informations devinrent plus difficiles encore à obtenir sans elle, et cependant il fallait marcher, sous peine de laisser s’achever la centralisation des forces énormes que préparait le patriotique élan des Nordistes.

Jour après jour, Lee attendit vainement, avec une anxiété contenue mais poignante, un message de Stuart. Ses officiers inquiets se déclaraient « affamés de cavalerie[66] » et maudissaient le retard qui les paralysait. Ils parlaient volontiers de leurs griefs devant le général, mais ne pouvaient l’amener à formuler un blâme sur le lieutenant dont l’inexactitude menaçait de lui coûter si cher.

On sut plus tard que Stuart avait cédé au désir d’enlever un corps ennemi peu éloigné de sa route ; il se trouva aux prises avec des forces considérables et fut repoussé[67]. Cet échec l’obligea à faire un long et dangereux circuit autour de l’armée fédérale, et il ne rejoignit le général Lee que pendant la bataille même dont nous allons parler.

Enfin, le 1er juillet, le général Lee devina, plutôt qu’il ne reconnut, l’approche de l’ennemi.

À Gettysburg, petite ville où se croisent plusieurs routes importantes, l’armée fédérale s’était postée sur un plateau triangulaire et l’attendait. Le général Hooker, sentant la gravité de la situation et craignant que le souvenir de sa récente défaite à Chancellorsville eût ébranlé la confiance des troupes en son commandement, s’en était démis peu de jours auparavant, et Meade l’exerçait à sa place.

Au matin du 1er juillet, les deux armées se trouvèrent en présence. On voyait à leur attitude, on sentait pour ainsi dire dans l’air, que la lutte empruntait une solennité particulière à l’importance des intérêts en jeu. Atteint au cœur de son territoire, c’était la suprême partie peut-être que le Nord allait jouer. Aventurée si loin de sa frontière, menacée par des forces écrasantes, c’était peut-être vers un final désastre qu’avait marché la dernière armée du Sud.

Cinq heures de lutte indécise, puis, vers le soir, un léger mouvement de retraite des fédéraux, tel fut le résultat de la première journée. La nuit, une courte nuit d’été, se passa, et le matin du 2 juillet trouva les deux armées dans leurs positions de la veille ; celle du Nord fortifiait son triangle de hauteurs ; celle du Sud, étendue en longue ligne, lui faisait face, mais, n’ayant pu, faute de cavalerie, choisir son terrain ou s’emparer des collines, elle avait contre elle tout le désavantage de la position.

La matinée s’écoula, midi parut, puis vinrent les heures chaudes du jour, et les deux armées restaient immobiles.

Meade ne voulait pas perdre, en descendant au-devant des Sudistes, le bénéfice de ses positions ; Lee se demandait s’il était sage de se heurter à de telles défenses.

À cinq heures du soir, un formidable éclat de l’artillerie sudiste annonça quel parti prenait son général. Livrer bataille lui semblait moins dangereux que de se retirer avec un matériel considérable à travers un pays hostile, sans avoir même désorganisé par un combat les forces de l’adversaire.

Toute la soirée le fracas de l’artillerie ébranla la terre ; brigades contre brigades, hommes du Nord contre hommes du Sud luttèrent sans faiblir, et quand revint la nuit, rien n’était changé dans la position des deux armées ; des milliers, puis des milliers encore de blessés et de morts couvraient les champs, et il semblait qu’aucun des deux partis fût plus que l’autre près du triomphe.

Avec un acharnement dont il y a peu d’exemples, la lutte reprit le 3 juillet aux premières lueurs du jour. Nous passons aussi rapidement que possible sur les phases, tristement uniformes, de ces massacres militaires[68], et cependant il nous faut accorder un mot, une pensée, à l’un des derniers épisodes de cette bataille de trois jours.

Vers onze heures, alors que depuis le matin les forces des deux armées étaient aux prises, un silence, plus imposant encore que le bruit du combat, s’établit soudainement ; on devine qu’un grand coup se prépare.

En effet, Lee a réuni en un seul groupe cent quarante-cinq pièces de canon, leur feu convergera sur un même point, contre le centre de l’armée fédérale, et pendant que s’accomplira leur œuvre de destruction, les champions du Sud tenteront un suprême effort.

Tout à coup, la plus effroyable des canonnades rompt le silence. D’abord on ne songe qu’à elle, on ne distingue que les nuages blancs de la fumée qui planent, immobiles, au-dessus des canons, puis on voit s’avancer au pas de charge un corps entier des meilleures troupes de Lee, de ses vieux compagnons éprouvés. Ils avaient plus d’un kilomètre à parcourir sous le feu de l’ennemi avant d’atteindre les positions fédérales ; sans hésiter, ils avancent « entre les portes de la mort », ainsi que s’exprime l’historien de leur courage, ils suivent le chemin sanglant que leur a tracé l’artillerie, ils atteignent les hauteurs, ils les gravissent, la mitraille leur enlève des rangs entiers, ils montent toujours du même pas, enfin les voilà aux canons fédéraux ! À la baïonnette, ils les enlèvent ; est-ce la victoire ?… Mais un flot de Nordistes déborde sur le plateau ; ils arrivent par masses profondes, et leur irrésistible poids menace d’écraser la colonne confédérée sur les canons brûlants qu’elle a conquis. Les vétérans de Lee tiennent ferme, à eux aussi le secours va venir… Mais non. Les jeunes troupes envoyées à leur aide se troublent, l’épreuve est trop rude, elles se débandent avant d’atteindre les lignes fédérales où sont massacrés en vendant chèrement leur vie les héroïques Virginiens.

La charge fatale de la division Pickett est célèbre en Amérique comme parmi nous celle de la garde à Waterloo, celle des cuirassiers à Reischoffen. Il est bon que tous les dévouements, ceux surtout auxquels le succès est refusé, recueillent du moins l’admiration, et c’est un devoir pieux de garder un souvenir ému à ceux dont le vaillant sacrifice n’a pas conquis la victoire.


xvii


la retraite

Une égale lassitude sembla, le soir du 3 juillet, s’être emparée des deux armées. Quoique résolu à la retraite, Lee resta dans ses positions toute la journée du 4 ; il offrait encore la bataille, mais préparait en même temps le départ. L’éloignement de la frontière était un péril sérieux.

Il veilla lui-même à toutes les dispositions avec la sérénité, mêlée d’une sorte de gaieté attendrie, qui lui était propre. Toujours au milieu des troupes pendant l’action, il n’avait cessé de les encourager.

— « Cela finira bien malgré tout, disait-il, on reparlera plus tard de tout ceci ; à présent, il faut que les braves gens se montrent. »

Il conseillait aux soldats légèrement blessés de se faire bander, mais sans quitter le fusil : « C’est le moment où les hommes loyaux et braves doivent montrer ce qu’ils savent faire ! » disait-il, et les blessés restaient dans les rangs, et les mourants se soulevaient pour l’acclamer.

Sa liberté d’esprit restait entière.

Rencontrant le colonel Freemantle, officier anglais qui suivait son armée en amateur, il l’avertit de se garer, il était dans un endroit dangereux. « C’est un triste jour pour nous, colonel, ajouta-t-il, un triste jour… mais nous ne pouvons nous attendre perpétuellement à des victoires. » Un officier cravachait son cheval que l’explosion d’un obus avait fait cabrer. « Ne frappez pas ! capitaine ! ne frappez pas ! J’ai eu un cheval comme celui-là, et je sais que les coups n’y font rien. »

Le malheureux général Wilcox, qui n’avait pu mener sa division au secours de Pickett, l’aborda en s’accusant et se lamentant des pertes énormes qu’il avait faites : « Du courage, général ; — et tout en parlant, Lee lui serrait les deux mains ; — ceci a été ma faute ; c’est moi, et non pas vous, qui ai perdu la bataille ; il n’y a plus qu’à m’aider à me tirer de là du mieux que vous pourrez. »

C’est ainsi que, prenant sur lui au jour du malheur, tout le fardeau des responsabilités, Lee ranimait ses troupes et élevait les cœurs à la hauteur du sien. Aussi, rien ne ressembla moins à une déroute que la retraite de son armée. Toute la nuit du 4, le général se tint à cheval, à la jonction de deux chemins, indiquant lui-même à chacun de ses corps d’armée, la direction qu’il devait prendre. Aucune irritation, aucun désappointement ne perçait dans sa voix ; son regard avait gardé toute sa bienveillance ; il ne faisait entendre que de douces et fermes paroles, et elles étaient accueillies avec transports.

Le colonel Freemantle a conservé une impression profonde de la fermeté des soldats confédérés dans les souffrances et les périls de cette retraite. Les propos qui volaient de bouche en bouche n’étaient point découragés. « Ayons confiance, le Vieux nous mènera bien encore à Washington. — La besogne d’aujourd’hui ne nous a pas rendus si malades qu’on croit, etc… » et la marche se poursuivait lentement, avec un ordre et une nuance de bonne humeur qui prouvait chez eux la vitalité de l’espérance.

Williamsport, sur le Potomac, avait été indiqué comme point de ralliement ; c’est là qu’on devait essayer de passer le fleuve au delà duquel seulement se trouverait la sécurité. Lee avait acheminé en avant tous ses chariots de bagages, ses blessés, et sept mille prisonniers, lui-même était resté à l’arrière-garde et couvrait la retraite. On raconte qu’un corps de six mille cavaliers nordistes, pourvus d’artillerie de campagne, tenta de couper le long convoi de bagages. Tombant à l’improviste sur une partie de l’escorte qui comptait au total trois mille hommes, elle réussit à l’envelopper. Le commandant sudiste n’essaya pas de dissimuler le danger à ses hommes. « Si nous ne faisons pas une trouée, dit-il, nous serons prisonniers, et ce n’est pas là une grosse affaire ; mais comprenez bien que le général Lee sera ruiné du coup et pour toute la campagne ; on est trop pauvre maintenant chez nous pour qu’on puisse lui rendre des équipages tels que ceux-ci. »

Au nom de Lee, les Sudistes, secouant le souvenir de leur défaite, retrouvèrent l’entrain qui n’appartient d’ordinaire qu’aux victorieux. Leur énergique défense donna le temps de leur porter secours, et quand le général rejoignit le convoi, l’escorte fidèle eut la joie de lui présenter, sans qu’il en manquât un seul, les chariots sauvés pour l’amour de lui.

Enfin, les premiers bataillons atteignirent la rive du Potomac. Hélas ! ce fleuve toujours très rapide et qui a trop souvent des allures de torrent, avait débordé, grossi par les pluies, il était devenu impraticable !

Pendant sept jours, l’armée de Lee, pressée au nord par celle de Meade, cernée au sud par les eaux profondes et rapides, dut attendre avec peu de munitions, et moins encore de vivres, que le passage devînt possible.

Une autre préoccupation encore que celle du chef d’armée, pesait sur le cœur du général. Stuart, en le rejoignant enfin à Gettysburg, lui avait appris que son second fils, brillant officier, avait été grièvement blessé dans le fâcheux combat, cause première du retard de toute la cavalerie, et était resté comme prisonnier aux mains des Fédéraux. Or, le président Davis ayant, peu de jours auparavant, annoncé l’intention de faire exécuter deux capitaines fédéraux en représailles du meurtre de deux capitaines confédérés pris en Kentucky, les Nordistes menaçaient de fusiller le jeune Fitzhugh Lee si le président Davis mettait son dessein à exécution.

On en était arrivé à un tel degré d’acharnement que les actes les plus révoltants semblaient tout simples. Impossible pour le général séparé du reste du monde par le Potomac ou par l’ennemi, d’user de la moindre influence sur le président Davis ; impossible même de savoir s’il était encore temps, si son fils vivait encore. C’est avec cette angoisse de père, jointe aux responsabilités d’un commandant en chef, que le général Lee passa ces sept longs jours d’attente, au bord du fleuve débordé. Malgré cette agonie morale, il ne perdit pas un instant[69]. Des retranchements de terre s’élevèrent de toutes parts, s’augmentèrent tous les jours et couvrirent l’armée affaiblie. L’occasion semblait tellement propice aux Fédéraux, qu’on ne doutait pas qu’ils n’en profitassent. À tout moment il fallait s’attendre à l’attaque.

Soigneux de maintenir le moral de l’armée en face d’une situation qui pouvait aisément devenir désespérée, le général s’adressait ainsi, le 11 juillet, à ses troupes :


« Quartier général de l’armée de Nord-Virginie


« 11 juillet 1863[70].

« Après des marches longues et pénibles supportées avec l’entrain qui a toujours caractérisé l’armée de Nord-Virginie, vous avez pénétré sur le sol ennemi et rappelé à la défense de leur propre pays ceux qui avaient envahi le vôtre. Vous avez livré une rude et sanglante bataille, et, si le succès auquel vous êtes accoutumés n’a pas couronné vos efforts, du moins avez-vous montré le même héroïsme qui vous a acquis déjà le respect de vos adversaires, la reconnaissance de votre patrie et l’admiration du monde.

« Une fois encore, vous allez combattre le même ennemi auquel vous avez arraché tant de champs de bataille dont les noms ne périront plus ; une fois encore, les yeux de vos compatriotes sont tournés vers vous, et vos femmes et vos sœurs, vos pères, vos mères, vos enfants, comptent pour leur défense sur vos mains vaillantes et sur vos cœurs intrépides.

« Que chaque soldat se souvienne que de son courage et de sa fidélité dépend pour lui tout ce qui donne du prix à la vie : la liberté de son pays, l’honneur de sa nation, la sécurité de son foyer. Que le cœur de chacun se fortifie au souvenir de notre glorieux passé et à la pensée des biens inestimables pour lesquels nous combattons. Invoquons l’assistance de cette Toute-Puissance céleste qui a béni nos premiers efforts, et marchons avec confiance pour assurer la paix et le salut de notre pays.

« Soldats ! C’est votre ancien adversaire qui est devant vous ! obtenez par votre résistance l’honneur que mérite notre juste cause, et montrez-vous dignes de vos camarades tombés sur tant d’illustres champs de bataille !

« R. E. Lee. »

La journée du lendemain s’écoula et l’attaque prévue n’eut pas lieu. Dans la nuit suivante (13 au 14 juillet) pendant qu’on s’étonnait parmi les Sudistes de l’inaction des Fédéraux[71], les eaux baissèrent, la rivière devint guéable et l’armée put la traverser sans autre perte que quelques voitures et deux canons ensablés.

Le passage dura douze heures. Dès le commencement, la pluie s’était remise à tomber, menaçant d’enfler de nouveau les eaux du Potomac. Pendant toute la nuit et jusqu’au milieu du jour suivant, Lee se tint à cheval, sous la pluie, allant du gué à un pont qu’il avait fait jeter et dans la solidité duquel il n’avait qu’une médiocre confiance ; il ordonna tout, surveilla tout, en apparence impassible. Cependant, à une heure de l’après-midi, au moment où l’arrière-garde franchissait le pont que les flots grossissants commençaient à soulever, on l’entendit pousser un profond soupir, comme soulagé d’un poids énorme ; puis ses officiers s’aperçurent que son visage se décomposait, l’épuisement l’avait enfin vaincu. L’un d’eux, Stuart, lui trouva un peu de café, « le plus délicieux, lui dit le général, qu’il eût jamais bu, » et, à son tour, c’est-à-dire les derniers, Lee lançant son cheval dans les flots, atteignit l’autre rive, tandis que quelques coups de hache livraient au fleuve les débris du pont.

xviii


le froid et la faim

En touchant la terre virginienne, Lee sut que la vie de son fils était sauvée, mais sa jeune belle-fille, malade déjà, n’avait pu supporter une pareille angoisse, elle était morte en croyant son mari condamné.

Il apprit aussi qu’un irréparable désastre avait atteint la Confédération du Sud. Vicksburg, dernière barrière qui, sur le Mississipi, s’opposât encore au libre parcours des Fédéraux, venait de succomber. Sauf en Virginie, les armées du Nord n’avaient plus aucun obstacle devant elles ; elles étaient libres de se réunir pour marcher sur Richmond, toute espérance d’un triomphe final s’évanouissait.

Le 15 juillet, un décret du président Davis appela sous les drapeaux tous les hommes valides de dix-sept à quarante-cinq ans. Aucune profession n’exempta plus du service militaire. On vit alors des milliers de femmes et de jeunes filles venir prendre dans les bureaux, les administrations, les comptoirs, la place des commis devenus soldats. Le président ordonna un jour d’humiliation et de prière que le général annonça à ses troupes par un ordre qu’il terminait ainsi :

« Soldats ! Nous avons péché contre le Dieu tout-puissant. Nous avons oublié ses miséricordes, et nous avons entretenu en nous l’esprit de vengeance et d’orgueil ; nous ne nous sommes pas souvenus que les défenseurs d’une cause juste, doivent être purs aux yeux du Seigneur ; nous avons oublié que « nos temps sont en sa main, » nous avons trop compté sur nos propres forces pour achever l’œuvre de notre afranchissement.

« Dieu est notre seul refuge. Il est notre force. Humilions-nous devant Lui. Confessons-lui nos fautes et supplions-le de nous donner un plus ferme courage, un patriotisme plus pur, une volonté plus énergique. Qu’Il veuille changer les cœurs de nos ennemis ! Qu’Il daigne hâter le temps où cessera la guerre, avec ses angoisses et ses souffrances ! Et qu’Il lui plaise enfin de nous donner un nom et une place parmi les nations de la terre ![72]. »

Meade avait trop souffert pour être en état d’inquiéter l’armée sudiste. Semaines après semaines se passèrent sans qu’on le vit paraître. En novembre seulement, il vint reprendre les positions qu’il avait occupées d’abord sur la rive nord du Rapidan. Son armée comptait soixante à soixante-dix mille hommes, celle de Lee trente à trente-cinq mille. Quelques combats peu importants occupèrent la fin de l’automne. Nous les laisserons dans l’ombre et nous reprendrons notre récit à l’entrée de l’hiver 1863-1864.

Le corps de Longstreet a été de nouveau enlevé à l’armée de Lee : il a été envoyé dans le Tennessee pour essayer d’y retarder les progrès de Sherman. Les vides laissés dans les rangs sudistes par son départ ou par la sanglante campagne de Gettysburg ne sont pas remplis.

Ce n’est pas que la population méconnaisse les suprêmes devoirs que lui impose le danger de la patrie ; loin de là, tous les citoyens sont sous les drapeaux, et dans la Virginie entière, on ne trouverait pas six cents hommes blancs qui se soient soustraits à l’appel du gouvernement de Richmond[73]. Mais l’épuisement semble arrivé à sa dernière période. Les hommes manquent, il n’y en a plus, et pour nourrir l’effectif si réduit qu’on possède encore, le pain aussi vient à manquer. Il faut disséminer à de grandes distances et exposer à tous les dangers de l’isolement les régiments dont la concentration affamerait la contrée. On demande au Sud, aux États alliés, du blé, du pain…, rien n’arrive. Le tabac remplit les fermes, les balles de coton pourrissent sous les hangars, et la Virginie meurt de faim !

Par le froid rigoureux, sous les baraques de leurs campements, les Sudistes sont réduits à des rations insuffisantes même pour des soldats assiégés : quatre onces de lard et une poignée de farine de maïs. Le général partage toutes les privations de ses hommes. Son ordinaire est, avec une galette de maïs, un chou bouilli dans l’eau salée ; il ne mange de la viande que deux fois par semaine.

Quelques personnages distingués vinrent, à la suite d’une inspection, dîner au quartier général. Ce n’était pas un jour où la viande dût paraître, mais Lee ordonna à son domestique de s’en procurer à tout prix, afin de relever le menu habituel. En effet, l’heure du dîner arrivée, on vit apporter au milieu des convives un large plat de choux orné au centre d’un très-petit morceau de lard qui figurait assez bien une île dans une mer de verdure. Le général fit les honneurs du repas avec la politesse aimable qui lui était habituelle. Il fut plusieurs fois question de partager le morceau de lard, mais chacun, sentant la valeur d’une telle friandise, refusa discrètement d’en goûter, si bien qu’il fut emporté intact.

Le lendemain on ne le vit pas reparaître, et le général demanda ce qu’il était devenu. Le domestique fut obligé d’avouer que ne trouvant rien à acheter dans le camp pour le dîner de la veille, il avait dû emprunter ce morceau de lard à un courrier « et, ajouta-t-il, puisque les invités n’en avaient pas voulu, il fallait bien le rendre à l’homme de qui il venait. »

Si tels étaient les régals des chefs, on peut imaginer quel était l’ordinaire des soldats et l’on s’étonne de ne rencontrer, en feuilletant les publications du temps, aucune trace d’une plainte de leur part.

Mais leur général ne croyait pas au-dessous de sa dignité d’adoucir leurs privations en leur témoignant qu’il les appréciait, et de soutenir leur moral en éveillant en eux les hautes pensées.

« Le commandant général, dit-il dans un ordre du 22 janvier 1864, croit devoir à l’armée de lui assurer que la réduction temporaire des rations est nécessitée par des circonstances plus fortes que le pouvoir de ceux qui sont chargés des approvisionnements. Aucun effort n’a été épargné pour fournir aux besoins de l’armée qui sont, avec sa sécurité et son bien-être, les objets de la constante sollicitude du général. Il espère que les privations actuelles ne seront pas de longue durée, mais l’histoire de l’armée a montré déjà qu’aucun sacrifice ne peut être trop grand pour son patriotisme.

« Soldats ! vous suivez la route par laquelle vos pères ont marché jusqu’à l’indépendance, à travers les souffrances, les privations, et le sang répandu : vous n’êtes pas indignes d’eux.

« Continuez à imiter, comme vous l’avez déjà fait, leur valeur sous les armes, leur patience dans les épreuves et cette puissante volonté d’être libres qu’aucun revers ne peut ébranler, qu’aucune tentation ne pourra séduire, qu’aucun danger ne fera céder… »

Un tel langage retentissait au delà même des rangs de l’armée, et le pays tout entier affermissait sa résolution en en recueillant l’écho.

La reconnaissance pour le persévérant dévouement du général, l’enthousiasme pour son chevaleresque caractère, étaient devenus les sentiments unanimes de la nation. Il n’était pas une famille, peut-être, qui ne sût par un fils ou par un frère ce que Lee était dans son camp ; de sorte qu’au sentiment de l’admiration pour le chef qui était seul ou presque seul l’espoir du pays, se joignait celui d’une gratitude personnelle, intime, si l’on ose ainsi parler, de chacun pour les mille preuves de vigilante affection reçues par des êtres aimés.

On dit qu’il est très-rare de rencontrer un homme supérieur, ce qu’on appelle un grand homme, qui ait conservé la vertu charmante de la bonté, et soit resté, à travers la vie, entièrement estimable. C’est une gloire pour un pays que de croire qu’un tel caractère peut exister et de l’honorer quand il l’a reconnu.

On connaissait le général pour un tacticien de premier ordre, on admirait son intrépidité calme et l’absence de toute forfanterie dans le plus brillant courage ; mais ce qu’on aimait davantage encore en lui, c’était l’homme privé, le cœur généreux et tendre qui, passionné pour sa famille, avait su l’offrir à la patrie, et qui de même, en dépit de sa sollicitude pour ses soldats, mettait, au jour du danger, leur honneur à plus haut prix que leur vie.

Enfin, si le peuple du Nord avait su apprécier en Lincoln un homme de foi, celui du Sud savait vénérer en Lee un chrétien digne de ce nom. Il y a dans les convictions sincères, fortes et cependant modestes, une puissance de vérité qui s’impose. Lee était de ceux qui parlent peu, même de ce qui leur remplit le cœur, et dont les sentiments concentrés conservent toute leur énergie. Quand le mot devoir s’échappait de ses lèvres, on savait que sa pensée montait plus haut encore que l’expression et s’en allait chercher la volonté divine aux pieds de Dieu même. Certes, il avait une âme naturellement vaillante et sereine, mais par sa richesse de cœur, il avait aussi tout ce qu’il faut pour bien souffrir, et quand vint pour lui l’heure des douleurs plus qu’ordinaires, la force que Dieu donne à ceux qui croient quand même en sa bonté put seule le préserver du désespoir.

Du moins le général Lee ne devait jamais souffrir de l’ingratitude de ses concitoyens.

On se souvient que mistress Lee, chassée par la marche de l’ennemi d’abord d’Arlington, converti en cimetière, puis de la Maison Blanche, livrée aux flammes, s’était réfugiée à Richmond. Ses filles s’y consacraient à toutes les œuvres féminines de la charité ; quant à elle, quoique paralysée, elle eut, par ses conseils, la meilleure influence sur les mesures prises en faveur des malades et des blessés.

Touché de la noble constance de mistress Lee, en même temps que désireux de donner au général un témoignage de la reconnaissance publique, le conseil municipal de Richmond vota l’achat, aux frais de la ville, d’une maison qui serait affectée à la résidence de sa famille.

Le général déclina l’offre du Conseil, mais obtint que les fonds destinés à l’achat projeté, seraient consacrés au soulagement des victimes de la guerre plus dénuées que sa femme et ses enfants.

xix


grant marche sur richmond. — la wilderness.
spottsylvania

Le long hiver passa enfin, et avec le printemps, arriva jusqu’aux malheureux Confédérés le bruit des préparatifs immenses des États du Nord. Le Mississippi était maintenant conquis, les corps de Bragg et de Longstreet défaits ; les armées nordistes qui avaient doublé leur effectif depuis l’automne, se trouvaient n’avoir plus devant elles que Richmond qui semblât digne de leurs coups.

Tandis que le général Sherman, l’habile vainqueur de l’Ouest, se préparait à percer depuis le Mississipi jusqu’aux rivages de l’Atlantique, pour remonter de là vers la Virginie à travers la Géorgie et la Caroline du Nord ; une autre armée, celle du général Butler, s’avançait à l’est, le long du James-River, puis, grâce à ses canonnières maîtresses du cours du fleuve, elle s’emparait de la presqu’île de Bermuda, au cœur de la Virginie, à vingt kilomètres seulement de Richmond, et s’y fortifiait.

Mais l’adversaire le plus redoutable allait être encore le général Grant, avec la puissante armée du Potomac, forte à elle seule de cent quarante-huit mille soldats. Menaçant au nord les cinquante-deux mille hommes, dernier espoir des États du Sud, que le général Lee rassemblait à grand’peine pour lui opposer, Grant annonçait déjà quel serait son plan dans cette campagne dont il voulait faire la dernière de la guerre. « J’userai les forces de Lee avant qu’il n’use les miennes » disait-il, en homme qui a conscience de ses immenses ressources.

La presse l’exhortait pourtant à se tenir sur ses gardes. « L’armée virginienne, écrivaient les reporters qui avaient suivi de près ses longues luttes, est une armée de vétérans. C’est maintenant un instrument arrivé à sa plus haute perfection. Est-il possible de la vaincre ? Nous ne le savons. L’affaiblir à la longue, en lui tuant du monde, est peut-être la seule tactique praticable. » Et Grant avait justement, grâce à l’abondance des recrues, tout ce qu’il fallait pour suivre ce conseil.

Personne ne se rendait mieux compte du danger que le général Lee. Il avait un de ces caractères, rares chez tous les peuples et que notre pays devra produire s’il se soucie de recouvrer sa force, une de ces natures où la fermeté n’a pas besoin d’illusions. Dès le mois de mars, il avait prévenu le président Davis que le moment de négocier était venu. Une longue résistance lui semblait, dès lors, impossible. Le gouvernement de Richmond, bercé par on ne sait quelles chimères, ne tint pas compte de ses avertissements.

Mais au mois de mai, les périls de la situation étaient devenus trop évidents pour que personne les pût ignorer. De tous les côtés, de l’ouest, de l’est, du nord, bientôt même du sud, l’ennemi avançait aguerri, innombrable, pourvu en abondance de tout ce qui pouvait le rendre irrésistible. Une seule armée, peu nombreuse et en apparence épuisée, prétendait s’opposer à lui. Malgré ses succès passés, malgré son chef illustre, le pourrait-elle ?

Un sentiment de solennelle attente remplissait tous les esprits, et du cœur des femmes du Sud jaillit, au dernier moment, une adresse aux soldats confédérés, dans laquelle « leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs » les adjuraient « au nom du salut de leur patrie sanglante, d’être fidèles à eux-mêmes et à leur glorieuse cause[74]. »

le général ulysse grant. (p. 204.)

Le 3 mai, l’armée fédérale s’ébranla, et, passant le Rapidan, se mit en devoir de traverser la Wilderness, ce même désert de broussailles et d’épines gigantesques sur la lisière duquel s’était livrée, en 1863, la bataille de Chancellorsville. Grant hâtait sa marche, il ne pensait pas que Lee osât l’attendre et la facilité avec laquelle il avait pu passer le fleuve, l’avait convaincu que l’armée des Confédérés devait être en pleine retraite. Le seul désir du général nordiste était de l’atteindre au delà des fourrés de la Wilderness, dans le large espace découvert qui s’étend de Chancellorsville à Frédéricksburg ; il savait trouver là un terrain où il ne perdrait rien de l’avantage du nombre ; un grand coup, frappé à propos, lui ouvrirait la route de Richmond et, bouillant d’espérance, tourmenté de la seule crainte que Lee ne se dérobât à sa poursuite, Grant pressait la marche de sa belle armée.

Le 5 mai, au moment où il allait sortir des fourrés épais dans lesquels il ne pouvait déployer un seul régiment, il se trouva tout à coup attaqué, et avec une vigueur extrême, sur toute sa ligne.

Lee n’avait point songé à la retraite. Caché dans ces profondeurs sauvages, mieux connues de ses soldats que des assaillants, il avait guetté le moment où les difficultés spéciales au pays viendraient en aide au petit nombre de ses troupes, et ce moment s’était rencontré.

La lutte fut opiniâtre et meurtrière. Sur tous les points, les Fédéraux durent s’arrêter, puis reculer, mais il n’y eut parmi eux ni panique, ni débandade, et le lendemain 6, dès l’aube, Lee eut à renouveler son attaque contre une armée qui, repliée sur elle-même, condensée pour ainsi dire, était loin d’avoir épuisé ses forces. Pendant quinze heures encore la lutte fut sans merci ; les bois s’embrasèrent comme à Chancellorsville, calcinant les blessés, étouffant même des soldats valides et, quand vint la nuit du 6, les deux armées étaient toujours en présence, cachant leurs plaies, masquant leurs pertes, prêtes encore pour une nouvelle lutte. Vingt mille Nordistes jonchaient le sol, Lee comptait sept mille tués ou blessés.

Renonçant alors à s’ouvrir un passage de vive force, Grant voulut du moins contraindre Lee à reculer. Il résolut dans ce but d’aller se placer entre lui et Richmond. Continuant à occuper par des escarmouches le front de bataille, il achemina peu à peu ses troupes par son flanc gauche vers Spottsylvania, position importante à quelques lieues au sud-est.

Les Fédéraux faisaient la plus grande diligence, ils ne doutaient pas du succès de leur manœuvre, aussi, quel fut leur étonnement, en débouchant à Spottsylvania, après une marche de nuit, de trouver en face d’eux l’armée confédérée établie sur les positions qu’ils convoitaient ! Elle était couverte déjà par des ouvrages en terre[75] et, ainsi que dans les fourrés de la Wilderness, elle leur barrait résolument le passage. Lee avait deviné ou prévu le mouvement de Grant, et la route de Richmond était encore une fois défendue par sa vaillante épée.

Le 9, le 10, le 11, le 12, furent quatre jours de combats acharnés. Les corps isolés subirent des fortunes diverses, mais la ferme attitude des troupes, dans les deux camps, resta la même ; les adversaires étaient dignes les uns des autres.

Il y eut, parmi les Sudistes, un seul et court moment de désordre. C’était au début de la seconde journée, les Fédéraux faisaient converger sur un seul point, sur le centre même des Confédérés, le feu de toute leur artillerie. Lee s’aperçut d’une sorte d’ébranlement dans la brigade du Texas que labourait le canon, un moment de faiblesse pouvait compromettre toute l’armée.

Reformant lui-même les Texiens, et ôtant son chapeau pour être mieux reconnu, il s’élança à leur tête. Les branches fauchées par la mitraille pleuvaient sur le vieux guerrier tandis que l’œil en feu, il montrait l’ennemi de son épée, mais un cri sortit de toutes les poitrines : « Lee à l’arrière ! Lee à l’arrière !… Nous irons bien tout seuls !… » Et ceux des Texiens qui se trouvaient le plus près de lui l’entourèrent, le suppliant de se retirer et lui jurant de reprendre le terrain perdu. « Nous n’avancerons pas d’un pouce, criaient quelques-uns, tant que vous serez là ! » Le général céda. Il retint son cheval, et l’élan des Texiens l’eut bientôt dépassé. Peu d’instants après, ils avaient dégagé leur parole et les Fédéraux, rejetés sur leurs canons, leur abandonnaient le terrain.

La bravoure sous le feu n’est point chose rare, il semble même qu’elle soit indispensable à un chef d’armée ; mais un autre souvenir a été conservé du général Lee, à cette bataille de Spottsylvania, et il nous fera comprendre combien l’âme de cet énergique lutteur était, même dans la chaleur de l’action, pure de tout sentiment de haine contre ses adversaires.

C’était le quatrième soir de la bataille ; le général parcourait le front de ses troupes, encourageant partout à la vigilance. Il arriva à l’extrémité des lignes et s’arrêta pour considérer les retranchements fédéraux qui, hérissés d’artillerie, s’étendaient à perte de vue devant lui. Il causait avec trois de ses officiers de ce qui pourrait être tenté le lendemain, il y avait bien peu d’espoir de déloger l’ennemi : « Je les voudrais tous morts, ces Yankees ! » s’écria soudainement et avec une singulière énergie, l’un de ses aides de camp.

« Comment pouvez-vous dire cela, général ? interrompit Lee, dont la politesse naturelle ne dissimula qu’à demi la désapprobation. Pour moi, je désirerais qu’ils fussent tous au logis, travaillant à leur besogne et nous laissant faire la nôtre. »

Les quatre journées de Spottsylvania coûtèrent au Sud sept mille hommes et au Nord non moins de dix-huit mille. Si riche en soldats que fût le général Grant, c’étaient là de lourdes pertes si tôt après celles de la Wilderness et il crut devoir, sans retard, demander des renforts à Washington. Huit jours durant, il demeura immobile à les attendre.

Lee, trop faible pour attaquer, restait aussi dans ses lignes où, du moins, il surveillait l’armée ennemie. Une pointe hardie de la cavalerie fédérale, qui une fois parut en force aux portes de Richmond, vint l’obliger à se rapprocher de la capitale virginienne[76]. Il quitta ses positions sans être inquiété et, reculant peu à peu, manœuvra de manière à se tenir toujours entre l’ennemi et Richmond. Grant, le suivant pas à pas, essaya plusieurs attaques partielles dont aucune ne lui réussit, il ne put surprendre Lee hors de garde ; deux fois même, ce dernier s’arrêta, s’établit sur le passage des Fédéraux, leur offrant le combat et repoussant toutes leurs tentatives pour le tourner. Les journaux nordistes eurent la franchise de déclarer que jamais partie guerrière n’avait été plus habilement jouée.

xx


grant échoue à cold-harbor. — le cratère

Qu’on se figure la situation de Richmond où convergeaient maintenant toutes les attaques.

Nous venons de voir Grant s’avancer du nord lentement et sûrement, malgré ses pertes et la résistance de Lee. Du côté de l’est, l’armée du général Butler qui avait remonté le James-River, s’était fortifiée dans la presqu’île de Bermuda à trois lieues de Pétersburg, et y restait comme une menace permanente. Du sud-ouest, avançait Meade avec l’ancienne armée du Potomac, du nord-ouest, par la vallée de la Shenandoah[77], allait arriver Sherman, le vainqueur d’Atlanta. Une seule ligne ferrée restait ouverte aux communications des villes assiégées avec les provinces du Sud, et il était aisé de prévoir le moment où elle-même serait coupée.

À la fin de mai, les progrès successifs du général Grant l’avaient amené sur les bords du Pamunkey où seize mille hommes, détachés de l’armée du général Butler, le joignirent. Ce nouveau renfort lui donna le désir de tenter une action décisive.

Lee, de son côté, avait incessamment demandé des hommes et des canons, mais il n’avait rien obtenu, et il était évident qu’il ne devait plus compter que sur lui-même. Avec sa prévoyance ordinaire, il s’était saisi des rives du Chikahominy, des positions de Cold-Harbor, où, deux ans auparavant, il se souvenait d’avoir forcé Mac Clellan à la retraite.

Le 3 juin, les Confédérés reçurent le choc d’une armée trois fois plus nombreuse, mais leurs positions, naturellement excellentes, avaient été rendues inexpugnables à l’aide de simples ouvrages de terre, habilement conçus. Abrités, les Sudistes échappaient au feu de l’ennemi, tandis qu’aucun de leurs coups n’était perdu. Ce fut une effroyable boucherie, telle que le cœur manque à la décrire. Le premier coup de canon avait été tiré à dix heures et demie. À midi, en moins de deux heures, treize mille Nordistes avaient succombé, et un si effroyable succès ne coûtait aux Sudistes que douze cents hommes !

Le général Grant n’en décida pas moins de renouveler l’attaque. Les chefs de corps transmirent l’ordre, les soldats, convaincus de l’inutilité de leurs efforts, refusèrent d’obéir.

Contraint à la retraite, Grant alla joindre l’armée de Butler. Il avait annoncé, en commençant la campagne, qu’il écraserait son ennemi à coups d’hommes, et les hommes se dérobaient au sacrifice ! Le triomphe de Lee était celui de l’art militaire sur le nombre et la force.

La population de Richmond avait entendu le canon bien près d’elle, la seconde victoire de Cold-Harbor lui sembla la délivrance. Elle crut trop aisément que son défenseur était, par lui-même, invincible, que le nombre des soldats importait peu à ses succès et que, pourvu qu’il conservât le commandement, elle serait en sûreté.

Et cependant, le danger croissait toujours. Le cercle que formaient les armées fédérales se rétrécissait d’heure en heure. Si Grant était repoussé, il n’était pas détruit, il menaçait encore Pétersburg ou Richmond ; d’ailleurs Meade et Sherman se rapprochaient, et ils allaient joindre leurs efforts aux siens.

C’est à défendre les deux villes unies entre elles par des lignes de fossés et des redoutes de terre, que se voua le général Lee pendant les semaines qui suivirent la seconde bataille de Cold-Harbor. En vain l’ennemi essaya-t-il, par des attaques réelles ou simulées, de l’appeler hors de ses retranchements ; il consentit à détacher contre lui ce qu’il fallait de troupes pour le contenir, mais lui-même restait au poste qu’il sentait le poste important sans que rien pût distraire sa vigilance.

Ainsi, le 25 juillet, plusieurs divisions fédérales attaquèrent vigoureusement Richmond. Lee se vit forcé de leur opposer des forces considérables, relativement du moins à la faiblesse de son armée, mais son instinct militaire le préserva de la faute d’oublier Pétersburg qui, en réalité, était le seul point menacé.

En effet, le 30 au matin, une formidable explosion bouleversait les remparts et lançait en l’air la moitié d’un des quartiers de cette ville. Un fort entier venait de sauter, laissant dans la muraille une brèche de cent cinquante pieds.

Dire par quels travaux les Nordistes avaient pu, dans le plus grand secret, creuser un tunnel de cinq cents pieds de long et amener sous le fort douze milliers de poudre, nous écarterait de notre sujet. Mais qu’on se figure, au moment où le canon tonne encore vers Richmond, l’effroyable commotion d’une telle explosion ; puis, avant que les tourbillons de fumée et de poussière se soient entièrement dissipés, avant que l’étendue du désastre se soit révélée, la puissante artillerie fédérale, dès longtemps en batterie, qui vomit la mitraille sur l’immense brèche qu’une colonne de seize mille hommes se prépare à franchir ! Certes, il semblait bien que Pétersburg fût perdu.

Comment les vétérans de Lee résistèrent-ils à la surprise et à l’épouvante ? Comment se trouvèrent-ils, au moment même, calmes et dévoués, garnissant de leurs poitrines, puis de canons amenés en hâte, la crête sans murailles devant laquelle l’explosion avait creusé comme un vaste fossé ? il faudrait le demander à la puissance féconde et parfois redoutable de l’exemple, qui transforme les soldats à l’image des chefs.

Les seize mille Fédéraux croyaient surprendre la ville, ils n’avaient point compté sur la fermeté de ses défenseurs non plus que sur le profond ravin creusé par l’explosion et qui fumait comme le cratère d’un volcan[78]. Ils hésitèrent un instant avant de se hasarder dans le gouffre, et cette hésitation leur fut fatale. Au moment où leur artillerie réservait son feu pour les laisser libres d’avancer, l’artillerie sudiste couvrit de projectiles leur masse flottante. Ce fut un affreux désordre. Effrayés d’avancer, effrayés de reculer, les régiments, au nombre desquels on comptait un corps de nègres, se débandèrent éperdus. Les uns fuyaient, d’autres se jetaient dans le fossé, le canon les poursuivait sans merci. Pas un seul ennemi n’atteignit la brèche fumante et quatre mille cadavres couvrirent les pentes du fatal ravin[79].

Cette affaire fut, à peu près, la dernière de la saison. Pétersburg n’eut pas à souffrir une nouvelle attaque, mais tous les efforts de Lee pour rompre ou pour élargir le cercle que formaient autour de lui les armées ennemies, restèrent vains. Les masses qui l’enserraient étaient trop considérables et trop fréquemment renouvelées pour que les luttes les plus sanglantes pussent diminuer leurs forces d’une manière sensible.

xxi


les « misérables de lee ». — le rôle des femmes

L’hiver revint[80] avec un cortège plus qu’habituel de souffrances.

La disette était devenue générale. Depuis longtemps les bras manquaient à la culture des champs, et si, par hasard, quelque rare moisson levait, là où naguère avait prospéré le coton, le passage des troupes, les ravages des partisans, la détruisaient avant que le grain fût formé dans l’épi. Le blocus rigoureux des ports ne laissait pénétrer aucune denrée de l’étranger. Jusque-là, la Virginie avait pu tirer quelque subsistance de l’extrême sud, la marche victorieuse de Sherman, de l’ouest à l’est, coupa toutes les communications, et le théâtre de la guerre resta isolé du reste des États confédérés. La population virginienne, comme l’armée elle-même, eut à souffrir les plus dures privations.

Dès le 1er décembre, Lee, n’avait plus que pour neuf jours de vivres, et il fallut l’heureuse arrivée d’un petit navire, échappé aux croisières nordistes, pour sauver les troupes de la famine. Les couvertures, les vêtements qui, on se le rappelle, avaient déjà manqué les hivers précédents, étaient devenus plus rares que jamais, et cependant l’ennemi était si proche que le séjour des troupes dans les tranchées était obligatoire.

« Les soldats avaient cent vingt-cinq grammes de lard rance pour ration journalière, écrit un témoin[81]. La farine de blé ou de maïs, dont ils recevaient une poignée, était moisie. Le café, qui se faisait avec de la poudre de pommes de terre brûlées, et le sucre, étaient un luxe accordé seulement de temps à autre, aux grandes occasions, et les rations microscopiques faisaient rire de pitié ceux qui les mesuraient… »

L’armée était en haillons. Les habits râpés, dans lesquels les hommes avaient maigri, flottaient sur leurs membres comme accrochés à un épouvantail pour les oiseaux. Leurs jaquettes grises[82], en lambeaux, ne les préservaient plus du vent aigre qui leur arrivait à travers les plaines glacées. Leurs vieilles couvertures, amincies par l’usage, ne leur donnaient plus de chaleur quand ils s’en enveloppaient, frissonnants, dans les longues nuits froides. Les chaussures montraient des trous béants. Elles avaient servi en bien des marches, en bien des batailles, et maintenant elles ne préservaient plus le pied des aspérités du sol durci par la gelée.

Les lignes offraient un singulier aspect ; depuis longtemps il n’était plus question d’uniformité dans l’habillement, et tout ce qui pouvait vêtir était employé. Les accoutrements les plus étranges n’excitaient plus la surprise, mais il y en avait de bien faits pour émouvoir la compassion. Souvent on vit des sentinelles monter leur garde à demi vêtues. Tel malheureux, pourvu d’un pantalon, devait remplacer la jaquette par un tartan roulé ; tel autre possédait la jaquette, mais il n’avait aux jambes qu’un pauvre caleçon de toile[83].

Il y avait alors peu de mois qu’un ouvrage de Victor Hugo, les Misérables, avait paru en France. On venait de le traduire, et des affiches monstres en avaient répandu le titre sur les murs de Pétersburg. Les pauvres soldats sudistes adoptèrent pour eux-mêmes ce nom de « Misérables, » et en adoucirent l’amertume en lui associant celui de leur général bien-aimé. Ils ne s’appelèrent plus que « les Misérables de Lee[84] ». Mais ce titre était l’aveu d’un fait, et non pas une récrimination.

Leur chef, hélas ! sentait profondément les privations qu’il leur voyait endurer. Aucun effort ne lui coûtait s’il entrevoyait la possibilité d’adoucir, ne fût-ce que bien peu, les souffrances de leur situation[85]. Mais le gouvernement se déclarait incapable de subvenir même aux premiers besoins.

Ce que Lee déploya de force d’âme et d’empire sur lui-même pendant les pressantes anxiétés de ce terrible hiver, ce qu’il révéla de dévouement, de sensibilité, de tendresse, dirai-je, étonnait ceux mêmes qui croyaient le mieux le connaître. Il y avait longtemps déjà que le cœur du pays, comme celui de son armée, battait avec le sien, il y avait longtemps que la confiance et l’admiration de tous lui appartenaient ; mais quand la Confédération n’eut plus que lui, quand son armée fut la seule debout, tandis que de tous les points de l’horizon, se hâtant comme pour une curée, accouraient les forces ennemies victorieuses, le pays mit en lui sa dernière espérance, et l’enthousiasme s’exalta jusqu’à la passion.

Il fallut que la Convention virginienne cédât au vœu populaire en remettant au général Lee le suprême pouvoir militaire, il fut nommé commandant en chef de toutes les armées quand il n’en existait plus d’autre que la sienne, que celle-là même était réduite à trente-trois mille hommes, et avait à garder, contre les cent cinquante mille hommes de Grant, pour ne parler que de lui seul, une ligne de soixante-quatre kilomètres de longueur

Un de ses premiers actes, sous son nouveau titre, fut de répéter la demande si souvent formulée déjà : des hommes — des soldats.

On ne trouvait plus d’hommes blancs — le Congrès décréta l’enrôlement des nègres.

Le général insista alors pour qu’il fût bien spécifié que « les nègres enrôlés seraient d’abord affranchis. Il ne serait ni juste ni sensé, écrivait-il, de les exposer au plus grand danger : la perte de la vie, et de leur refuser la plus belle récompense : la liberté. » La loi proposée et votée trop tard pour avoir aucun effet, fut rédigée d’après l’inspiration du général.

Nous avons beaucoup parlé des souffrances de l’armée et de sa patience, nous n’avons rien dit de la population civile qui, dans ses murailles, souffrait, elle aussi, se dévouait et mourait. Et pourtant c’est une belle page de l’histoire de ce pauvre cœur humain, que certaines gens aiment à faire si noir, que celle où on lit que toute une population, égarée si l’on veut, mais certainement sincère, a choisi de souffrir jusqu’aux extrêmes limites de ses forces, parce qu’elle croyait que là était le devoir. Les femmes du Sud ont une large place dans cette page. Elle contient de ces choses dont les femmes de Strasbourg, de Metz et de Paris ont le droit de dire : Nous aussi, nous savons ce que c’est !

Il y avait quatre ans que sur tous les champs de bataille, dans tous les hôpitaux, l’initiative privée dans les deux partis, employait les femmes par milliers au service des malades et des blessés. Mais à mesure que la lutte devenait plus grave, et pour le Sud plus désespérée, un patriotisme ardent et douloureux passionna les âmes à l’égal de la charité. Le domaine des femmes s’étendit des hôpitaux aux ateliers militaires, aux administrations diverses, partout où leur présence et leur travail put remplacer la présence et le travail des hommes et donner ainsi quelques soldats de plus à la patrie[86]. Une telle nation explique une telle armée, et fait comprendre sa longue résistance. Autre chose est l’élan du soldat qui court à la victoire, autre chose la persévérance du guerrier : déçu par la fortune, mais qui sent que tous ceux qui lui sont chers, attendent de lui, à défaut du succès, qu’il honore la défaite.

Les peuples n’ont guère que l’armée qu’ils méritent. S’il arrivait que l’un d’entre eux ne se crût pas bien servi par les bataillons de ses enfants, il devrait peut-être, avant de les accuser, se frapper lui-même la poitrine.

xxii


richmond est abandonné

Quelles que fussent les souffrances de l’hiver, l’approche du printemps n’était plus une espérance, mais une menace redoutable. Grant et Sherman allaient se trouver en mesure de couper la voie ferrée (Southside Railroad), dernière communication entre Pétersburg, Richmond et l’armée, d’une part, et l’extrême Sud de l’autre. Tandis qu’elle était encore libre, Lee proposa au gouvernement d’évacuer Richmond. Il aurait protégé la retraite avec ses troupes, puis se serait jeté dans les montagnes Bleues ; là seulement, il croyait pouvoir continuer la guerre et se flattait de la prolonger assez pour user la persévérance du Nord.

Le président Davis préféra rester dans la capitale et conserver l’armée à sa portée. Il fut convenu que le plan de retraite du général serait exécuté seulement en cas de revers. Lee se soumit et veilla avec plus d’attention que jamais.

Le 23 mars, il essaya d’arrêter Grant dont les travaux d’approche touchaient la ville. D’abord vainqueurs, les Sudistes rencontrèrent bientôt de telles masses de forces que les ébranler fut impossible ; il fallut rentrer dans les lignes.

Le 29, ce fut l’armée de Grant qui, à son tour, prononça une vigoureuse attaque, elle la renouvela, elle redoubla ses efforts chacun des jours suivants. N’oublions pas que l’armée fédérale comptait à ce moment même cent cinquante mille soldats et que Lee devait, avec trente-deux mille hommes, garder une ligne d’une grande étendue. C’est dans de telles circonstances qu’il semblait se multiplier.

On le voyait partout, indifférent au danger, s’exposant, non par vaine bravade, mais parce que la nécessité de voir de ses propres yeux, devenait chaque jour plus absolue. Une croyance générale parmi ses soldats était qu’un charme protégeait sa vie, et on citait sur lui de ces merveilleuses histoires, telles que l’imagination aime à s’en créer pour expliquer l’héroïsme heureux.

Un de ces matins solennels qui pouvaient bien être l’aurore du dernier jour, Lee arriva à une redoute que criblait la mitraille fédérale ; les Sudistes ne répondaient plus que faiblement : pièces et artilleurs, quoiqu’ils s’abritassent derrière un parapet, n’étaient pas en meilleur état les uns que les autres. Le général dit quelques mots de sympathie et d’encouragement, puis montant sur le mur de terre qui servait de rempart, il resta debout, sa lunette à la main, interrogeant l’horizon, sans que les supplications de son état-major pussent lui faire hâter son examen. Un jeune lieutenant[87] trouva seul le moyen de le faire descendre. Il s’élança aussi sur le parapet et resta debout à quelque distance du général, partageant avec lui l’attention de l’ennemi. Lee fut obligé de se retirer pour le sauver. Le jeune homme était déjà atteint, mais il survécut ; Lee n’avait pas été touché.

La vérité toute simple n’eût pas suffi aux imaginations surexcitées, on raconta comment balles et boulets s’étaient arrêtés devant le héros, et étaient retombés sans force à ses pieds. Un tel récit fut suivi de bien d’autres.

Pendant quatre journées, la lutte continua sans interruption. La canonnade, de nuit comme de jour, était effroyable. Le 2 avril, Grant, qui avait reçu un renfort de troupes fraîches, tenta un colossal effort pour séparer en deux l’armée ennemie. Deux ouvrages furent entourés, coupés de la ville, enfin pris. Dans l’un d’eux, le fort Gregg, trente hommes seulement survivaient lorsque Grant y pénétra ; deux cent vingt s’étaient fait tuer sur la brèche[88].

Malgré la perte de ces défenses, Lee parvint à contenir l’ennemi à distance des murailles, mais le soir il apprit que la jonction de Sherman avec Grant était imminente, peut-être même était-elle déjà accomplie, sa ligne de retraite allait être coupée ; il n’y avait pas un moment à perdre pour tenter de sauver l’armée.

Prévenu par Lee du départ des troupes, le secrétaire de la guerre, dans la nuit du 2 au 3, livra aux flammes les immenses magasins de tabac et de coton, richesses au milieu desquelles les Sudistes avaient manqué de pain. La population, terrifiée par les incendies simultanés qui éclataient de toutes parts, ne sut pas circonscrire le feu, et bientôt la ville entière ne fut qu’un vaste brasier[89].

Pendant que les flammes empourpraient l’horizon, l’armée s’acheminait silencieusement, par la rive nord de l’Appomatox, le long de la seule route encore libre. Les hommes ne portaient avec eux qu’un jour de biscuit, mais un convoi de vivres les attendait plus loin, à la station d’Amélia.

Au matin du 3, l’armée était à vingt-quatre kilomètres de Pétersburg. Elle comptait encore quinze mille hommes armés, elle était heureuse de se sentir en mouvement, hors de la boue des tranchées ; pleine d’une sorte d’espoir, elle acclamait son chef qui, sur le fidèle cheval gris compagnon de tous ses dangers, s’avançait au milieu de ses troupes et leur montrait un visage ferme et serein[90].

Le plan du général était simple. En marchant rapidement, il pouvait profiter de l’étroite fissure encore ouverte entre les deux armées de Grant et de Sherman, prêtes à se rejoindre ; s’il réussissait à passer, il gagnerait la Caroline du Nord, puis les montagnes et, attirant à lui les forces fédérales, il opérerait une diversion qui, du moins, retarderait la chute de la Confédération et permettrait de négocier. Mais le passage serait-il ouvert encore ? Il fallait se hâter, et pour ne pas perdre un moment, renoncer à faire les vivres sur la route.

L’armée se résigna. Pendant trois jours de marche, elle sut vivre sur les rations d’une journée ; elle sentait qu’elle échappait, et cette pensée lui donnait l’énergie de supporter la faim. Quelques corps de cavalerie nordiste essayèrent de l’arrêter, ils furent rapidement culbutés ; l’infanterie, heureusement, ne paraissait pas, elle était distancée ; on allait trouver des vivres à Amélia ; le jeûne actuel, la pluie, la boue, la douleur d’une retraite, tout serait oublié.

Le soir du troisième jour, les troupes affamées saluèrent avec des cris de joie la ligne du chemin de fer de Danville, la station d’Amélia était là, tout près, on l’apercevait, on allait avoir vivres et munitions… Qui ne se sentirait ému de pitié ! C’étaient des hommes, et des hommes de cœur, qui souffraient ainsi. Nos souvenirs de 1870 sont trop récents pour ne pas revivre à de semblables déceptions… L’armée arrive… Un ordre mal compris avait fait partir pour Richmond, sans les décharger, les wagons envoyés au-devant des Sudistes, il n’y avait rien pour eux !

Il est inutile d’exprimer l’amertume d’un tel désappointement, de fait il terminait la guerre. Le jeûne de trois jours ne pouvait se prolonger davantage, — avant tout, il fallait manger, — pour manger, il fallait répandre les troupes dans une contrée appauvrie, c’est-à-dire, suspendre la retraite et perdre l’avance acquise au prix d’un effort inouï.

En effet, Grant qui se hâtait à la poursuite de l’armée sudiste, poussa, le 4, vingt mille hommes de cavalerie jusqu’à Jetersville, de manière à fermer la route que devait nécessairement prendre Lee ; le 5, deux corps de l’infanterie de Meade parvinrent au même point. La retraite sur la Caroline du Nord était coupée.

Le général Lee éprouva-t-il, à cette heure suprême, la tentation du désespoir ? Nul ne le sait.

Rien, en apparence, ne faiblit en lui : ni sa vigilance, ni sa résolution, ni sa patience. Peut-être son état-major intime remarqua-t-il une nuance de tristesse dans son regard ou dans sa voix ; ce fut tout. Les ordres ne se firent pas attendre une minute de plus qu’il n’était nécessaire : la route était coupée au sud, on se jetterait à l’ouest, et l’armée, nourrie ce jour-là seulement, mais sans pain pour le lendemain, se dirigea à l’ouest, sur Farmville.

Après Farmville, à soixante kilomètres, toujours à l’ouest, on trouverait Lynchburg et l’abri des montagnes.

xxiii


les dernières luttes

Au moment où Lee quittait la station d’Amélia, Grant se présentait en force pour l’attaquer. Il ne trouva que des maisons vides, et désespérant de voir son infanterie gagner l’ennemi de vitesse, il lança la masse de sa cavalerie en avant après lui avoir prescrit de couper tous les ponts, de détruire toutes les routes dans la direction par laquelle les Confédérés devaient forcément chercher à s’échapper.

Arrivée à Farmville, l’armée virginienne trouva coupé le pont sur l’Appomatox. Le temps de se reconnaître, de chercher par où l’on percerait la nuée de cavaliers qui l’enveloppaient, et elle était rejointe par l’armée fédérale.

Par une brusque attaque, le corps d’Ewell fut coupé du reste des troupes sudistes. Entouré par des forces cinq fois plus nombreuses, il tint bon longtemps, et cependant l’épuisement des hommes était tel que malgré le danger et l’ardeur du combat, on voyait des soldats se laisser glisser à terre après avoir déchargé leur arme, et s’endormir d’un sommeil qui ressemblait à l’anéantissement[91]. Il fallut se rendre. Quatre cents voitures, seize pièces de canon, des débris de régiments, furent le butin du vainqueur.

Le général Ewell remettait son épée au moment où tombait la nuit. Impatient d’achever son triomphe, Grant rassembla ses forces et assaillit les pauvres restes de l’armée confédérée qui, de loin, lui semblaient en désordre. Une poignée d’hommes l’arrêta.

Entre le corps d’Ewell captif, et ses troupes pour la première fois troublées, Lee en personne était venu se placer. Quelques vétérans à demi morts de faim, traînant leurs haillons, rassemblant leurs forces, se dressaient comme une barrière devant les Fédéraux victorieux, et la barrière ne fut pas franchie.

Ce fut là un terrible et beau spectacle dont les officiers fédéraux nous ont conservé l’émouvant souvenir : « Les voitures brûlaient éclairant les visages hâves et noircis des Sudistes qui chargeaient, déchargeaient leurs armes, luttaient corps à corps ; au milieu d’eux, sur son cheval gris, le général se tenait immobile, le front haut, le regard ferme, avec ce que ses soldats appelaient « sa figure de revue ; » l’expression de son visage était attentive mais parfaitement calme ; les quatre pieds de son cheval ne reculèrent pas[92], » et la nuit devint complète avant que le flot des Nordistes fût parvenu à submerger ce roc vivant.

Pendant qu’il maintenait ainsi l’ennemi, ses troupes, derrière lui, traversaient l’Appomatox. Il les rejoignit sur l’autre rive, et fit élever quelques retranchements pour protéger le peu de repos que cette courte nuit pouvait encore donner.

Cependant la cavalerie fédérale filait en avant pour barrer plus loin la route, tandis que des masses nouvelles semblaient épaissir d’heure en heure autour des Sudistes ; les officiers de Lee tinrent conseil sur ce qui restait à faire. Plus rien ne leur sembla possible, sinon de se rendre. On chercha le général qui donnait des ordres, on lui communiqua la conclusion regrettée, mais inévitable : « Nous rendre ! s’écria le vieux Virginien dont la voix sembla frémir pour la première fois, nous rendre ! non pas ! j’ai encore de trop braves gens pour cela… »

Le lendemain, dès que le jour parut, l’armée reprit sa marche.

Nous n’imposerons pas aux lecteurs les détails de cette douloureuse retraite. Le cœur saigne, et maudit mille fois la guerre quand toutes ses horreurs s’accumulent sur des êtres humains que ne peut plus même consoler l’espérance du succès. Et pourtant, comment ne pas s’arrêter devant celui qui, le cœur brisé, mettait tout son courage à soutenir celui de ses soldats ?

Tandis qu’il marchait au milieu de ses vieux compagnons, ayant perdu l’espoir de faire de la Virginie un pays libre, et portant devant Dieu et devant la patrie la responsabilité de leur vie et de leur honneur, il sentait combien ce poids était lourd.

Il ne fléchit pas parce qu’il n’hésita pas. — Il n’hésita pas, parce qu’il était avant tout un homme de devoir.

Les hommes de devoir ont toujours des situations plus faciles que ceux qui mêlent la politique aux décisions de leur conscience. Lee savait que le devoir de la défense ne s’arrête que devant l’impossible, et comme le moment de l’impossible n’était pas encore venu pour lui, il continuait à combattre. Le lendemain, le succès, ne dépendaient pas de lui, — de lui dépendaient le jour même, la lutte, et il luttait. Saluons-le, car c’était un héros. Il a fait plus pour l’âme humaine en sachant souffrir et même laisser souffrir, que ne sauront jamais faire les gens à négociations savantes, — il a affirmé que le devoir vaut mieux que la vie.

La retraite continuait. À droite, à gauche, les escadrons ennemis formaient une menaçante escorte à la longue file des Confédérés, ils profitaient de tous les moments opportuns, fondaient sur les groupes des Sudistes exténués et leur enlevaient tantôt une voiture, tantôt un canon.

Les Sudistes cueillaient sur leur chemin, et mangeaient, en marchant, les bourgeons verts à peine délivrés de leur prison d’écorce. On était aux premiers jours de mai, l’herbe n’avait pas encore poussé, et ni les chevaux ni les mules n’avaient la ressource de brouter ; ils tombaient sur le chemin, leurs conducteurs mettaient le feu aux voitures sans attelages et passaient. Quand il s’agissait d’un caisson, le sinistre bruit de l’explosion l’annonçait à toute la colonne, et les mourants se ranimaient pour un dernier regret. D’heure en heure, l’effectif des soldats valides diminuait sous les yeux attristés : hommes morts, chevaux morts, marquaient, avec les fusils échappés à des mains défaillantes, la route boueuse et sanglante que suivait l’armée.

Trois fois encore, ces débris épuisés repoussèrent des attaques sérieuses. Chose étrange ! dans une seule escarmouche, les Confédérés réussirent à faire jusqu’à deux cents prisonniers, ils s’emparèrent même de l’officier commandant la cavalerie fédérale[93].

Le 7, Grant avait déjà fait parvenir à Lee un message ainsi conçu :

« Général,

« Le résultat de la dernière semaine doit vous convaincre qu’une plus longue résistance de l’armée virginienne serait désormais inutile. Je considère comme un devoir de dégager ma responsabilité de toute nouvelle effusion de sang en vous proposant de vous rendre à moi avec la portion des forces confédérées connue sous le nom d’armée de la Virginie du Nord.

« Je suis, avec un profond respect,

« Votre obéissant serviteur,
« U. S. Grant. »

Le chef vaincu répondit :

« Général,

« Je ne partage pas votre opinion sur l’inutilité de toute défense de la part de l’armée de la Virginie du Nord, cependant je m’associe à votre désir d’éviter toute inutile effusion de sang. Avant d’examiner votre proposition, je désire savoir quelles conditions vous offririez à la reddition de l’armée.

« Votre obéissant serviteur,

« R. E. Lee. »

Par l’échange de plusieurs lettres de ce genre, Lee gagna du temps et le mit à profit pour s’éloigner toujours. Le 8, il écrivait encore à Grant : « Je ne crois pas que le moment soit venu de nous rendre… »

Le 9, au matin, près de la station d’Appomatox, l’armée confédérée se trouva complètement cernée par des masses immobiles de cavalerie.

Il restait à Lee huit mille hommes encore armés, et près de dix-huit mille infortunés trop faibles pour porter un fusil.

Le général décida en conseil de guerre, qu’une tentative encore, — la dernière, sans doute, — serait faite pour s’ouvrir un chemin à travers les lignes ennemies. Lynchburg n’était plus qu’à trente-huit kilomètres ; si l’on n’avait devant soi que de la cavalerie, on pouvait encore une fois réussir, si au contraire l’infanterie fédérale avait rejoint et se trouvait en force, il ne resterait plus qu’à se rendre.

Même à cette heure suprême pour tous, ses officiers remarquèrent avec quelle douleur le général résuma les avis. On parlait de la nécessité d’une entrevue avec Grant : « J’aimerais mieux mourir de mille morts ! » l’entendit-on murmurer. — « Que dira-t-on de nous si nous nous rendons ? » s’exclama quelqu’un. — « Là n’est pas la question, répliqua Lee en se redressant soudain, il s’agit seulement de savoir si c’est là ce que nous devons faire. — Alors j’en prendrai toute la responsabilité. »

Le général Gordon conduisit la petite colonne d’attaque. Il réussit à percer les rangs des cavaliers fédéraux, mais au delà, il se heurta contre les épais bataillons de l’infanterie nordiste, — quatre-vingt mille hommes, dit-on. — L’impossible commençait, Lee donna ordre de hisser le drapeau blanc.

xxiv


la capitulation et son lendemain

Le même jour, une entrevue fut ménagée entre les deux généraux. Un officier fédéral raconte ainsi l’impression que lui fit éprouver l’aspect du vaincu :

« Le général Lee paraissait très-fatigué et triste, mais il n’a rien perdu de cette mâle beauté qu’on lui a toujours connue. Il portait un uniforme gris, en parfait état, sans autre broderie ni insigne de son rang que les trois étoiles aux revers. Son visage est complètement bronzé par le grand air. Il devient chauve, et ramène sur son front, resté blanc, une mèche de ses cheveux. Il mesure au moins six pieds et un pouce[94] de hauteur…

« Pendant toute l’entrevue, il resta digne et froid ; on aurait même pu le dire sombre, quoiqu’il n’ait montré ni colère ni mortification. Sa manière d’être était celle d’un homme bien élevé qui a un devoir pénible à remplir et veut le faire aussi rapidement, mais aussi bien que possible. »

Mieux que l’officier à demi bienveillant dont nous citons l’impression, les soldats de Lee surent reconnaître sous la ferme attitude de leur chef la poignante douleur contre laquelle il luttait. Jusqu’au moment de la décision suprême, ils lui avaient répété en l’entourant, la même prière touchante : « Ne pensez pas à nous ! nous vous suivrons encore… Nous irons partout où il faudra… »

Quand après avoir signé la capitulation il reparut au milieu d’eux, courbé sous un deuil dont frémissaient tous les cœurs, une immense acclamation de douloureux enthousiasme l’accueillit. Les vaincus rompirent leurs rangs, et, se pressant autour de lui, cherchèrent à lui faire entendre des paroles d’encouragement et d’ardente affection. Il semblait que cette multitude, réduite par de si longs malheurs au dernier degré de la misère, oubliait ses propres souffrances pour ne songer qu’à celles de son chef. Les plus proches saisissaient sa main, sanglotaient sur son cheval et recueillaient les paroles entrecoupées qu’il essayait de prononcer :

« Soldats ! j’ai fait de mon mieux pour vous… nous avons toujours combattu ensemble… mon cœur est trop plein pour vous en dire plus… » Et le regard encore fier du vieux chef se voila de larmes.

Les Fédéraux, en dépit de la joie légitime d’un triomphe acheté par quatre années d’efforts et de lutte acharnée, surent respecter cette grande infortune.

Leur musique militaire resta muette, aucun chant, aucun cri ne marqua leur victoire. Quand le général Lee, à cheval, traversa leurs rangs, toutes les têtes se découvrirent d’un mouvement spontané, et lorsqu’il leva les yeux pour remercier de ce silencieux hommage, il ne rencontra que des regards humides et des lèvres qu’une émotion sympathique faisait trembler. Même parmi ses ennemis de la veille, on savait comprendre et plaindre le redoutable champion enfin vaincu.

Qu’on nous pardonne d’appuyer sur ces détails ! ils nous semblent étranges avec nos amers souvenirs, mais nous tenons à les donner parce qu’ils témoignent en faveur du cœur humain ; ils protestent, eux aussi, contre cette dure loi de la haine dont on voudrait faire la seule loi de la guerre. — À ceux qui, dans nos dernières épreuves, ont souffert de rencontrer, d’une part tant de défaillances, de l’autre un si impitoyable orgueil, qui ont cherché les grandes vertus d’autrefois et se sont demandé tristement pourquoi elles se faisaient si rares, à ceux qui ne veulent plus même croire au bien, — je livre ce récit d’une capitulation. Oui, les grandes choses se font encore, et elles sont encore comprises ; il y a encore au fond des cœurs un écho qui répond à tout appel généreux.

La nuit qui suivit la reddition de l’armée fut vraiment une nuit de paix. Les Sudistes mouraient de faim, on s’empressa de leur distribuer libéralement des vivres. Au lieu de les parquer à l’écart, ils furent aussitôt mêlés aux Nordistes ; toutes les tentes s’ouvrirent devant eux, ils furent traités comme des hôtes et non comme des prisonniers.

Certes, ce fut pour les vainqueurs une joie plus douce encore que le triomphe, que celle de secourir une si profonde détresse ; d’ailleurs, les adversaires pouvaient se respecter mutuellement. Les deux armées qui s’étaient combattues depuis quatre ans se connaissaient. Celle qui succombait sous des forces écrasantes avait les grands souvenirs qui adoucissent l’épreuve. — L’armée fédérale se rappelait ses sacrifices et son indomptable persévérance, il n’y avait place entre elles pour aucun sentiment bas.

On dit que les chefs fédéraux éprouvèrent un grand étonnement en constatant le petit nombre des soldats et le mauvais état des armes que leur livrait la capitulation ; sept mille cinq cents hommes déposèrent leurs fusils ; dix-huit mille traînards ou blessés n’en pouvaient plus soutenir le poids. Soldats et officiers furent libres de rentrer dans leurs foyers à la seule condition de ne plus servir contre le gouvernement du Nord.

Le 12, Lee, escorté par un régiment de cavalerie, se dirigea avec son état-major sur Richmond. Parvenu à peu de distance de la malheureuse ville que l’incendie avait à moitié détruite, il congédia sa suite et voulut dérober son entrée à tous les yeux, mais il fut reconnu dès les premiers pas.

Du milieu des débris fumants, du seuil des maisons ruinées, les femmes, les enfants et les vieillards (car nul homme en état de porter les armes n’était resté dans la ville) s’élancèrent vers lui, et, par leurs acclamations ou leurs larmes, lui souhaitèrent une chaleureuse bienvenue. Les soldats fédéraux qui occupaient Richmond et erraient dans les rues, augmentérent son cortége ; ils élevaient leurs shakos sur leurs épées et l’accompagnaient en l’acclamant. La foule était si grande, que, arrivé devant la maison que mistress Lee habitait avec ses filles, le général ne pouvait obtenir qu’on lui laissât la place nécessaire pour descendre de cheval. On embrassait ses pieds, on embrassait son cheval, les hourras s’éteignaient dans des sanglots.

Luttant contre son émotion, le général parvint à grand’peine à se dégager et, pour la première fois depuis ces cruelles années de guerre, il se trouva enfin sous son propre toit et avec sa famille.

xxv


le vaincu

Le persévérant enthousiasme de la population l’obligea à s’enfermer chez lui et à ne sortir que de nuit. Malgré ces précautions, les semaines qui suivirent furent comme un continuel mais douloureux triomphe.

La paix avait suivi de bien près la capitulation, et la cité rebelle était devenue un but de pèlerinage pour les touristes ; leur voyage n’eût pas été complet s’ils n’eussent pas vu, ou tenté de voir, le héros du Sud. En vain sa porte restait-elle obstinément fermée, la foule stationnait dans la rue, espérant du moins l’apercevoir de loin.

Puis il y avait les députations, qui forçaient toutes les barrières et s’obstinaient à pénétrer jusqu’à lui. Ses anciens adversaires, les officiers de l’armée fédérale, voulaient lui exprimer leur admiration, et ses compagnons d’armes se croyaient le droit de revoir encore ses traits avant de se disperser dans leurs foyers lointains. Peu à peu, les forteresses du Nord rendirent à la liberté les prisonniers faits dans les précédentes campagnes, et chaque steamer amena à Richmond un contingent de pauvres êtres en haillons qui, avant de commencer la recherche de leurs demeures ruinées, voulaient encore une fois saluer leur général.

Chaque entrevue de ce genre ranimait la douleur de Lee, et pourtant il sentait l’impossibilité de s’y dérober complètement.

Un jour, il fut obligé de recevoir deux hommes, deux rebelles déguenillés, ainsi que les appelaient les journaux du moment ; ils étaient députés par une centaine de camarades, sortis comme eux de la prison de Point-Lookout, pour proposer au général de se retirer dans les montagnes, où, entre eux tous, ils possédaient cinq mille acres de terre. Ils lui offraient une plantation et leur travail pour la faire valoir. « Vous n’êtes pas en sûreté ici, général, disaient-ils, le président est déjà en prison, vous êtes aussi menacé que lui. Venez avec nous. Là où nous allons, une armée ne vous trouverait pas, et d’ailleurs nous mourrons tous, s’il le faut, pour vous défendre. »

— « Vous ne voudriez pas, leur dit Lee, que votre général eût l’air de se cacher. Il doit rester et attendre son sort. » Puis il leur expliqua que les termes de la capitulation assuraient sa vie et qu’il pouvait se fier à la parole du général Grant ; les pauvres gens avaient peine à renoncer à leur beau projet.

À la fin, Lee remarquant le délabrement de leurs vêtements, envoya sa fille[95] chercher quelques-uns de ses propres habits, leur demandant d’accepter du moins cela de quelqu’un qui n’avait plus rien d’autre à offrir. Les pauvres prisonniers eurent une explosion de joie ; « mais, dirent-ils, baisant les vêtements, nous ne nous permettrons pas de les porter, nous les montrerons aux camarades et nous les conserverons toujours. »

Une autre fois, c’était une lettre de l’un de ses vétérans qui parvenait jusqu’à lui :

« Cher général, nous nous sommes rudement battus quatre ans durant, mais maintenant c’est fini, et les Yankees nous tiennent à Libby-prison. Les camarades vous prient de nous faire délivrer, si vous pouvez. Si vous ne pouvez pas, passez du moins à cheval devant la prison, afin que nous vous voyions et que nous puissions vous saluer de loin. Nous nous sentirons tous bien mieux après cela. »

Un autre jour, c’était un simple soldat de l’armée fédérale, un Irlandais, qui insistait pour parler au général en personne. En vain celui-ci fit-il dire et répéter qu’il était occupé, l’Irlandais tint bon, protestant qu’il attendrait tant qu’il faudrait, mais ne s’en irait pas avant d’avoir vu Lee. Celui-ci, obligé de se rendre à un Conseil, finit par descendre ; aussitôt le brave homme, découvrant un panier, en sortit un jambon, un fromage, des fruits superbes, et s’écria : « Ah ! général, je n’en pense pas plus mal de vous parce que vous nous avez battus, et bien battus, dans le temps. Vous êtes un brave homme et un fameux soldat, que Dieu vous bénisse ! »

Il fut impossible d’obtenir de l’Irlandais qu’il reprit ses dons, qui passèrent le lendemain matin à l’hôpital, où les blessés souffraient encore.

Un autre de ces Irlandais, au cœur aussi chaud que la tête, fut rencontré dans le vestibule par un membre de la famille qui affirma l’impossibilité de voir le général, alors occupé à rédiger un rapport pressé : « Je pense bien qu’il est occupé, dit le visiteur, mais je n’en ai pas pour longtemps avec lui, il faut seulement que je lui donne une poignée de main. » À ce moment le général eut à traverser la pièce ; la discussion attira son attention et il entendit les derniers mots. Il s’avança la main tendue, l’Irlandais la saisit avec une vive émotion :

« Je suis venu exprès de Baltimore, général, pour vous toucher la main. J’ai trois fils nés pendant la guerre, je les ai appelés Beauregard[96], Fitz Lee[97], et Robert Lee. Ma femme ne m’aurait jamais pardonné si j’étais retourné là-bas sans vous avoir vu, » et il disparut.

À mesure que passèrent les semaines, puis les mois, les témoignages d’admiration arrivèrent, non plus d’Amérique seulement, mais du monde entier.

Jadis Cuba avait offert à Lee, alors simple lieutenant-colonel, le commandement de son armée ; maintenant, c’était de toutes parts que lui parvenaient des invitations à transporter sa demeure hors d’une contrée qui ne pouvait plus lui rappeler que des malheurs. L’Angleterre se signala par le nombre de ses appels. Des grands seigneurs, des Corporations, des comités, lui offraient, comme retraite, parmi leurs domaines, des propriétés magnifiques. Des villes lui proposaient des fonctions dont les émoluments eussent suffi à rétablir sa fortune disparue. On l’appelait au nom de son repos, au nom de ses enfants, dont l’avenir en Amérique semblait perdu. Il répondit toujours : « Je suis profondément reconnaissant, mais je ne peux pas déserter mon pays à l’heure de l’adversité. Ma place est dans mon pays natal pour partager son sort, quel qu’il soit. »

Un tel langage n’était point sans mérite et ne fut pas sans effet. Si le respect général protégeait mieux que toute capitulation l’illustre Virginien des représailles auxquelles des vaincus peuvent s’attendre, il n’en était pas moins vrai que le joug nordiste paraissait à ses compatriotes lourd, odieux même, et que la tentation d’émigrer, de chercher ailleurs l’indépendance qu’ils n’avaient pu conquérir par les armes, était grande pour les Sudistes, pour les jeunes gens surtout. La sagesse est, dit-on, aussi difficile aux nations qu’aux individus ; le Nord s’écartait souvent, enivré par son succès, de la modération à laquelle il eût été si beau de rester fidèle, de sorte que l’irritation des esprits, dans les États vaincus, ne manquait pas de prétextes sérieux.

Par ses paroles et par son exemple, Lee contribua plus que personne à apaiser les haines. Non-seulement on ne l’entendit jamais articuler un mot sévère ou malveillant, mais il semblait avoir pris pour tâche d’interpréter toutes les lois nouvelles dans leur sens le plus favorable. Il travaillait sans cesse à éclairer l’opinion, à l’adoucir, et au besoin, il savait tancer la jeunesse quand elle exhalait son courroux en paroles amères ou découragées. Quand il entendait les jeunes hommes menacer d’abandonner la patrie, il leur montrait que le devoir était d’y rester, de la servir quand même, de panser ses blessures encore saignantes. C’est ce que lui-même aspirait à faire, mais comment ?

Suspect à un certain parti qui ne pouvait lui pardonner la renommée qu’il avait acquise par tant de triomphes et consacrée par des défaites plus glorieuses que bien des victoires, le général Lee comprimait son ardent désir de servir son pays, de se dévouer encore pour lui. Il n’osait s’attacher à aucune œuvre avant que l’apaisement des esprits se fût fait, persuadé que son nom porterait préjudice à celle qu’il aurait choisie.

Aussi, tandis que de tous les points de l’Amérique, du Nord comme du Sud, ses concitoyens, émus de la ruine de sa fortune, lui faisaient les propositions les plus capables de réparer ses pertes, le général Lee demandait mieux encore, et, confiant à un ami sa peine intime, il s’écriait : « Oui, mes compatriotes m’offrent toutes choses, excepté du travail ! »

Le travail ! voilà le but vers lequel tendait l’ambition du vieux guerrier. Compagnon fêté de ses jours heureux, le travail restait la consolation de ses douleurs ; ce qui avait fait la dignité de son opulence, il le réclamait comme un privilége de sa pauvreté, et il y avait quelque chose de singulièrement touchant à entendre cet homme, que la lutte avait usé avant le temps, dont le visage portait les traces profondes de fatigues inouies, demander comme une grâce que son pays acceptât l’offrande de ses dernières forces.

xxvi


la vie civile. — washington college

Il existait à Lexington, en Virginie, depuis l’année 1749, un collége ou académie qui avait eu des jours brillants. Fondé par un émigrant irlandais, Robert Alexander, qui l’avait nommé Augusta Academy, ce collége était devenu Liberty Hall après les premières victoires de la République américaine ; puis, le général Washington lui ayant légué par testament cinquante mille livres sterling (1,250,000 fr.), le nom du héros national avait été, par reconnaissance, donné à un établissement dont il assurait l’avenir.

On sait avec quelle munificence sont dotées, en Amérique, les institutions qui ont pour but l’instruction, à n’importe quel degré. Washington College avait reçu d’autres legs considérables et avait pu recruter d’excellents professeurs, former des collections importantes, appeler à lui enfin tous les éléments du succès.

Mais là aussi la guerre avait passé et accompli son œuvre de désolation. Les bâtiments avaient été dévastés, la riche bibliothèque pillée ; les étudiants s’étaient dispersés, ainsi que les professeurs. Les uns et les autres avaient pris les armes et on ne savait plus ce qu’étaient devenus les survivants.

Quelques citoyens, après le grand naufrage, voulurent essayer d’en rassembler les épaves ; ils se trouvèrent en face d’une caisse vide, sans professeurs, sans élèves, sans espoir de trouver du secours au milieu de la ruine générale de la contrée.

En se débattant au milieu de ces difficultés, les administrateurs du Collège eurent une pensée dont la réalisation allait devenir leur salut. Ils imaginèrent d’appeler à la direction de l’institution, à la présidence, comme on dit en Amérique, le grand vaincu du Sud. Quatre mois après la capitulation d’Appomatox, Lee apprenait dans sa retraite qu’il avait été nommé président de Washington College[98].

Voici la réponse qu’il adressa aux administrateurs :

« 24 août 1865.
« Messieurs,

« J’ai tardé quelques jours à vous accuser réception de la lettre du 5 courant, par laquelle vous m’informez de mon élection à la présidence de Washington College, parce que je désirais réfléchir mûrement avant de prendre un parti. Je comprends la lourde responsabilité d’une telle charge, et j’ai craint de ne pouvoir en remplir les devoirs à la satisfaction du Comité et pour le bien du pays.

« L’éducation de la jeunesse demande, non-seulement un grand talent, mais encore, je le crois, plus de force que je n’en possède maintenant. Je ne me sens pas capable d’assumer la tâche de professer moi-même ; je ne pourrais me charger d’autre chose que de l’administration et de la direction générales.

« Un autre sujet m’a plongé dans de graves réflexions, et il est, je crois, digne d’attirer l’attention du Comité. Par la proclamation du gouvernement des États-Unis du 29 mai dernier, je suis exclu du bénéfice de l’amnistie[99], je reste un coupable aux yeux d’une portion de mes concitoyens. Il est à craindre que ma nomination au titre de président ne fasse rejaillir sur le Collége un sentiment d’hostilité et de défiance et que je ne me trouve ainsi être la cause du tort qui serait fait à une institution dont la prospérité doit être mon plus grand désir.

« Je crois que le devoir d’un citoyen, dans l’état actuel du pays, est d’aider de tout son pouvoir au retour de la paix et de la concorde. C’est un devoir plus strict encore pour ceux qui sont chargés de l’éducation de la jeunesse, de donner l’exemple de la soumission à l’autorité, je craindrais d’attirer sur le Collége la malveillance ou la réprobation.

« Si cependant, messieurs, vous jugez autrement, si vous pensez que mes services, au poste que le Comité me destine, puissent être utiles au Collège et au pays, je me soumettrai à votre jugement ; sinon je refuserai votre mandat.

« En vous priant d’exprimer au Comité ma reconnaissance de l’honneur qu’il m’a fait, je suis, messieurs, votre très-obéissant serviteur.

« R. E. Lee. »

Le Comité ne renonça pas à son plan, et il eut raison.

Le gouvernement fédéral eût ruiné sa popularité aussi bien dans les États victorieux que dans les États vaincus, s’il eût frappé le général Lee ; et de fait, il n’en avait nul motif. On n’ignorait pas à Washington que, du plus loyal et du plus énergique des adversaires, la paix avait fait le plus sincère et le plus soumis des citoyens de l’Union.

D’ailleurs, même aux jours de la lutte, le chevaleresque Virginien avait joui, aux yeux des Nordistes, d’une sorte d’immunité ; il n’avait pas été confondu par eux dans la foule des vulgaires rebelles, il leur apparaissait comme un nouveau Bayard égaré dans une mauvaise cause, — la cause était vaincue, le héros restait, et au nord du Potomac comme au sud, on n’allait pas tarder à se parer de sa gloire.

Le Comité de Washington College persista donc, et le 2 octobre de cette même année 1865, le général Lee fut installé dans ses nouvelles fonctions.

C’est un spectacle bien fait pour étonner nos yeux français que cette transformation d’un général en chef en éducateur de la jeunesse, et si l’on se souvient que ce général était, avant la guerre, de naissance comme de fortune, ce que nous appellerions encore volontiers « un grand seigneur », l’étonnement touche à l’incrédulité. Cependant rien n’est plus vrai, rien ne fut plus simple.

Pour un homme de devoir tel qu’était Lee, ce qui pouvait convenir ou non à son rang ou à son grade importait peu quand il s’agissait d’obéir à la loi que lui dictait sa conscience : Servir son pays… Toute autre voix se taisait devant celle-là. Il avait cru le servir, il avait voulu le défendre, et le sang versé, les ruines accumulées lui répétaient qu’elle était perdue, cette cause de l’indépendance virginienne à laquelle il s’était dévoué. Maintenant une voie nouvelle s’ouvrait à lui, voie modeste, peut-être difficile à suivre, peut-être impossible, qu’importe ?… il y entrait avec la généreuse ardeur d’un patriotisme que rien ne pouvait lasser.

Les critiques ne manquèrent point, il s’entendit blâmer par ses amis eux-mêmes. « Qui peut vous décider à vous mettre sur le dos une affaire ruinée ? » lui disait-on. Il répondait : « J’ai une mission à remplir ; » et quand on le pressait de questions : « J’ai vu, disait-il, tomber sous mon drapeau un grand nombre de jeunes gens du Sud, je veux employer ma vie à faire de ceux qui restent des hommes de devoir. »

L’avenir montrera si ses nobles et patients efforts ont réussi. Ce que nous savons, c’est qu’il devint l’idole de ses élèves, comme il avait été naguère celle de ses soldats. Tandis que son nom attirait professeurs et élèves, que son talent organisateur rendait à l’institution, dès la seconde année, son ancien éclat, et peu après la faisait parvenir à une perfection professionnelle si incontestable que les États du Nord y envoyaient leurs enfants[100], Lee enseignait par son exemple et par ses paroles ces grandes leçons de foi et de patriotisme qui trop souvent paraissent dans les livres froides et décolorées.

C’était une leçon que la soumission chrétienne d’un si énergique soldat ; que la manière dont il concentrait toutes ses pensées, toute son activité, sur ses devoirs présents ; c’était une leçon que l’abnégation avec laquelle il refusait, pour rester à son humble tâche, tout ce qui pouvait tenter une ambition légitime, et quand la Virginie pacifiée réclama l’honneur de subvenir magnifiquement à tous ses besoins, ce fut une leçon que de lui voir préférer gagner lui-même et péniblement son pain de chaque jour[101].

Enfin ce fut une leçon, la plus haute de toutes et peut-être la plus difficile à comprendre, que de le voir, quand le moment fut venu, signer, l’un des premiers, la demande d’amnistie au gouvernement des États-Unis.

Cet acte de soumission ne devait rien changer à son sort, et l’accomplir était une cruelle humiliation pour un homme aussi convaincu de la justice de sa cause ; cependant, comme il importait à la pacification des esprits et aux intérêts des Sudistes, privés de leurs droits civils tant qu’ils n’avaient pas été amnistiés, qu’une solennelle démarche fût faite, Lee se dévoua. Ajoutons que le pardon lui fut refusé, à lui, mais l’œuvre de l’apaisement n’en était pas moins commencée et par les mêmes mains qui avaient été les dernières à lâcher l’épée.

Lee avait conservé de sa vie militaire l’usage de s’adresser par des ordres du jour à la jeune population de Washington College.

Ses élèves savaient quel chagrin lui causerait une mauvaise action de leur part et la seule crainte de faire peser un souci de plus sur ce front vénérable suffit bien souvent à les maintenir dans le bon chemin ; cependant il se trouva quelquefois de jeunes têtes folles qui abusèrent de la liberté extrême dont jouissent les étudiants en Amérique. Nous avons déjà vu avec quelle délicatesse le général Lee savait exprimer le reproche ; voici un des ordres du jour amenés par une escapade de jeunes gens :

« Washington College, 26 novembre 1866.

« La Faculté appelle l’attention des étudiants sur les désordres qui ont troublé les rues de Lexington pendant les nuits de vendredi et de samedi. Ils n’ont pu, la Faculté le pense du moins, être une cause de plaisir pour personne, de sorte qu’ils n’ont aucune excuse. On prétend que des étudiants de ce Collége ont eu l’intention de troubler le repos et la paix d’une ville où toutes les portes leur sont ouvertes et dont les habitants ne négligent rien pour contribuer à leur bien-être et à leur plaisir.

« Il est superflu d’insister sur l’inconvenance d’une pareille conduite, dont la cause ne peut être qu’un excès de légèreté et un manque de réflexion. La Faculté en appelle donc à l’honneur des étudiants et au sentiment de leur dignité, afin que des faits semblables ne se renouvellent pas. Elle a la ferme confiance que la pensée des égards qu’ils se doivent à eux-mêmes, à leurs parents et à l’Institution à laquelle ils appartiennent, leur enseignera mieux que de plus longs reproches, quelle conduite doit toujours tenir un galant homme.

« Le Président du Washington College,
« R. E. Lee. »

C’est une part de la justice de Dieu que tout effort pour le bien porte avec lui sa récompense. Le général Lee goûta les fruits de son travail, il sentit qu’il était béni, qu’il prospérait, et il put écrire un jour à l’un de ses vieux compagnons d’armes : « Je fais mon bonheur des devoirs de la vie civile. »

xxvii


derniers jours

Les inévitables et tristes suites de la guerre civile vinrent cependant arracher le général à ses travaux. Il fut assigné comme témoin et dut comparaître dans le procès intenté à l’ex-président des États confédérés, Jefferson Davis, procès qui ne fut jamais terminé : quelques-unes de ses réponses méritent l’attention de ceux qui ont suivi jusqu’ici sa carrière.

Le magistrat qui posait les questions semble avoir eu pour principal soin de recueillir des informations sur l’état des esprits dans le Sud.

— « Pourrait-on, demande-t-il, trouver dans votre voisinage, en Virginie, un jury équitablement choisi qui jugerait Davis coupable de haute trahison pour avoir fait la guerre contre les États-Unis ? »

— « Je ne crois pas qu’on le regarderait comme ayant trahi. »

— « Mais alors, comment le jury envisagerait-il l’action de Davis ? Comment pourrait-il le justifier en son âme et conscience ? »

— « Autant que je puis le savoir, on a jugé dans le Sud que chaque État, en se retirant de l’Union, entraînait avec lui tous les citoyens de cet État, l’État étant responsable et non les individus ; que l’acte de sécession, ainsi que toutes les autres ordonnances de l’État qui amenèrent les hostilités entre l’État et le gouvernement central, autorisaient les citoyens à porter les armes. contre les États-Unis. Le sentiment général serait de regarder l’acte de l’État comme légitime ; les citoyens croyaient faire simplement usage des droits qu’ils s’étaient réservés par l’acte d’Union. »

— « Et vous, général, quelle était votre manière de voir ? Vous êtes libre de ne pas me répondre. »

— « J’envisageais la question de la même manière. À mes yeux, la Virginie en se retirant de l’Union m’entraînait comme citoyen de la Virginie ; ses lois et ses ordres étaient obligatoires pour moi. »

On rappela au général, pour en faire un grief de plus contre l’accusé, que lui-même avait fait, au début des troubles, des efforts pour maintenir la paix ; on lui cita ses propres paroles, il ne les démentit pas.

— « … À cette époque, ajouta-t-il, mon opinion personnelle était qu’il n’y avait nulle nécessité d’en appeler aux armes, et que la guerre n’aurait pas eu lieu si de part et d’autre on eût fait preuve de patience et de sagesse. »

Le président hasarda une question personnelle :

« Avez-vous prêté au gouvernement confédéré un serment de fidélité ? Vous êtes libre de ne pas répondre. »

Lee n’hésita pas un instant :

« Je ne me rappelle pas l’avoir fait, répondit-il ; mais si l’on m’eût demandé ce serment, je l’eusse prêté certainement. »

Enfin, le général fut libre de rentrer dans ses foyers. Toutes les villes qu’il traversa se pavoisèrent sur son passage, comme si les habitants cherchaient à adoucir pour lui, par les témoignages de leur attachement, les douloureuses émotions du procès dans lequel il venait de paraître.

Cependant, si l’énergie morale du vieux chef subsistait, sa robuste santé semblait vaincue. Un cœur d’homme ne peut supporter tant d’émotions, contenir tant d’ardeur, éprouver de telles deceptions, sans user sa force et finir par se briser sous l’effort.

Trompés par sa muette résignation, ses amis espéraient que le déclin de ses forces n’avait pas la cause profonde que sa famille, plus tendrement, plus intimement encore unie à lui, n’ignorait pas. Dans les années 1868, 1869 et 1870 ils obtinrent de lui d’essayer des eaux diverses, ils se flattaient de le voir revivre, son âge n’était pas avancé, et il était tellement aimé ! Il céda, et se rendit là où l’envoyèrent les conseils de ses médecins.

On se plaît à dire que les peuples n’ont pas de mémoire ; — l’affection populaire fut pourtant fidèle à Lee, et jusqu’au bout. Partout où l’on pouvait espérer le voir s’arrêter dans les quelques voyages qu’il fit pour sa santé, on accourait pour l’acclamer, des députations insistaient pour le saluer et témoigner de leur respect. Toujours il était reçu par ses anciens soldats dont quelques-uns étaient venus de bien loin pour le revoir. Il leur serrait la main, les visages se mouillaient de larmes, et jamais une parole amére n’osait s’exhaler devant lui.

Du reste, si la douleur du passé restait dans le cœur de Lee et si elle se ravivait encore chaque fois qu’une souffrance des vaincus, conséquence de ce passé, lui était révélée, la paix était faite entre lui et ses adversaires d’autrefois, et cette paix rayonnait de lui à tous ceux qui l’approchaient. Il était arrivé à ce point de vertu chrétienne qu’on se sentait meilleur à le voir, à l’entendre, à songer à lui. Ce n’étaient pas seulement ses propres soldats qu’il aimait et dont il était aimé, c’étaient les Fédéraux aussi. Souvent on le rencontra causant familièrement avec des hommes « de l’autre côté » et discutant les faits de guerre auxquels chacun des interlocuteurs avait pris part sous son drapeau respectif. Il secourait les vétérans du Nord avec le même empressement que ceux du Sud.

« C’est un de nos soldats, » disait-il.

— « Mais n’était-il pas de l’autre côté ? » objectait-on.

Et Lee répondait : « Cela n’y fait rien. »

La dernière année de sa vie, allant voir à Norfolk un vieil ami, il écrivit pour supplier qu’on ne lui fit aucune réception, alléguant sa mauvaise santé et son besoin d’un absolu repos. En effet, il ne rencontra personne à la station, et enchanté d’échapper aux discours, de se trouver ainsi incognito, il se rendit à pied chez son hôte. Mais il s’aperçut bientôt que tout le monde se découvrait sur son passage ; personne ne s’arrêtait, il ne surprit aucun regard indiscret, mais tous les chapeaux s’abaissaient sans qu’une seule parole fût prononcée. Il entra dans une église, en sortant il trouva que les assistants s’étaient formés en deux lignes sur les marches du péristyle, toutes les têtes étaient inclinées et découvertes.

Le général, suffoqué par l’émotion, se hâta de se rendre chez son ami pour éviter de rencontrer plus longtemps les marques, si délicates pourtant, de la sympathie générale.

Le 28 septembre 1870, après une laborieuse journée, Lee rentra chez lui.

C’était à Washington College, l’heure du repas était arrivée, il s’avança vers la table qu’entourait sa famille et se prépara à dire la prière, que jamais, même sous la tente, il n’avait manqué de faire au moment du repas.

Debout, il leva les yeux au ciel, ses lèvres remuèrent, mais on n’entendit aucun son, la paralysie venait de le frapper, et dans cette dernière invocation il semblait que son âme se fût élevée d’elle-même vers le Dieu qu’il avait aimé et servi. Cependant il respira encore quelques jours, mais sans retrouver sa pleine connaissance ; son dernier soupir s’exhala le 12 octobre.

Nous ne dirons point le deuil profond que causa la mort de Lee, ni l’affluence autour de son cercueil, ni la pompe lugubre du dernier cortége. Peut-être n’avons-nous déjà que trop insisté sur les témoignages de vénération et d’enthousiasme dont fut comblé ce grand vaincu, mais il nous a semblé doux de pouvoir montrer à côté du héros les masses capables de comprendre le bien, et sachant prouver qu’elles ne sont pas nécessairement ingrates et oublieuses.

De même que les choses vraiment belles s’imposent à l’admiration de tous, il y a, je le crois, dans la vertu vraie, quelque chose que chacun sent et que chacun admire. Les nations, comme les hommes, s’honorent et s’élèvent en rendant hommage à ce qui est grand et pur ; malheureusement, elles n’ont pas assez souvent à rendre cet hommage, et elles cessent de croire à des dévouements et à des grandeurs si rarement rencontrés.

Je n’ajouterai plus qu’un vœu pour mon pays : qu’il soit aimé comme la Virginie fut aimée par Robert Lee ! qu’il soit servi comme la Virginie fut servie par Robert Lee ! que de son sol, moins déchiré pourtant que celui de l’Amérique, sorte une génération vaillante et pieuse, une génération qui travaille et qui prie ! Alors la France se retrouvera croire au bien, et elle connaîtra, à son tour, les gratitudes enthousiastes qui relèvent les âmes.


fin



  1. Saint-René Taillandier, Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1874.
  2. Potomac, rivière des Cygnes.
  3. Surnommé Lighthorse Harry.
  4. Benjamin Hallowell, d’Alexandrie.
  5. Morte en 1872.
  6. Sur le Pamunkey.
  7. Arlington n’est séparé de Washington que par la largeur du Potomac.
  8. Davenport de Stamfort.
  9. « Lee’s crossing Pedrigal. »
  10. Ce fort, destiné à protéger l’entrée du port de Baltimore dut être construit sur pilotis et est un des ouvrages les plus remarquables qui existent en Amérique.
  11. Environ 1060 kilomètres.
  12. Rio-Grande.
  13. M. Buchanan.
  14. Fahrenheit, 38, et 45 degrés centigrades.
  15. Tel fut l’enseignement donné, dès l’établissement de l’Union par ses législateurs. De là, la doctrine connue sous le nom de droits des États, States rights, qui devint la foi politique de tout un parti.
  16. Voici le texte de la ratification par la délégation virginienne de l’acte de Constitution des États-Unis : — Nous, les délégués du peuple de Virginie, duement élus conformément aux vœux de l’Assemblée générale, réunis maintenant en Convention fédérale, nous étant préparés par la discussion la plus approfondie : Au nom et de la part du peuple de Virginie, déclarons et faisons connaître que les pouvoirs concédés par la Constitution émanant des États de l’Union, peuvent être repris par eux à quelque moment que ce soit, dès que, par abus, lesdits pouvoirs seraient employés au préjudice ou à l’oppression des États ; — que tout pouvoir non concédé par les présentes demeure en la possession des États et à leur disposition ; — que, par conséquent, aucun droit de quelque dénomination que ce soit ne peut être annulé, restreint ou modifié par le Congrès, par le Sénat ou par la Chambre des représentants agissant en quelque capacité que ce soit, par le Président ou par aucune administration, etc., etc.…
  17. M. Buchanan, — il venait d’être élu, ses opinions étaient conservatrices, c’est-à-dire qu’il voulait maintenir l’ancienne Constitution et conserver aux États le droit de modifier eux-mêmes leur législation.
  18. On se souvient peut-être qu’un dessin représentant le gibet de John Brown et signé Victor Hugo, a été longtemps exposé dans les rues de Paris.
  19. La Caroline du Sud, le Texas, le Mississipi, la Floride sécédèrent les premiers, l’Alabama, la Géorgie, la Louisiane, l’Arkansas et le Tenessee quelques semaines après.
  20. « Chez nous, chaque citoyen est un citoyen de quelque État ou territoire, et c’est par là et non en un autre sens, que nous sommes citoyens des États-Unis. » (Alexander. H. Stephens, A Constitutional view of the late war, p. 38.)
  21. « Ce pays est à l’homme blanc, et l’homme blanc seul y doit dominer. »
  22. Déposition du général Lee devant la Commission d’enquête, 1866.
  23. Voir plus haut, page 54, en note, le texte de la ratification par la Virginie, du pacte fédéral, et la réserve qui y est faite du droit de rompre l’Union, quand le peuple virginien jugerait que l’association, au lieu de lui être un avantage, lui porterait préjudice.
  24. D’après M. Lee Childe (Le général Lee, sa vie et ses campagnes), le commandement en chef fut offert par le président Lincoln lui-même.
  25. On se souvient que Robert Lee avait été élevé aux frais de l’État de Virginie.
  26. Devant le Comité d’enquête institué pour juger les citoyens ayant pris part à la rébellion.
  27. Selon M. le comte de Paris, la différence aurait même été plus considérable encore. Ses calculs évaluent les hommes en état de porter les armes, dans le Nord, à quatre millions, dans le Sud, à six cent quatre-vingt mille. Il ajoute que, dans le Sud, trois cent cinquante et un mille hommes furent enrôlés dès la première année.
  28. Les chiffres que nous donnons ici, de même que ceux que nous citerons dans la suite, des effectifs présents à chaque bataille, sont empruntés à Swinton, l’historien nordiste. Ils ont été adoptés par Miss Mason, dans sa : Popular Life of Gen. R.-E. Lee, excellent ouvrage auquel nous avons fait de fréquents emprunts, et par d’autres écrivains de nuances différentes.
  29. En 1862 déjà, le volontaire, outre 1000 francs une fois payés, recevait, quoique défrayé de tout, 65 francs par mois pour sa solde, et sa femme, s’il était marié, 40 francs par mois. (Campagne du Potomac, M. le prince de Joinville). Les années suivantes, les primes augmentèrent en proportion des difficultés du recrutement.
  30. Fair Oaks est le nom adopté par les Nordistes pour désigner cette bataille. Les Sudistes l’appellent : Seven Pines.
  31. Les courses rapides de la cavalerie qui, dans les deux partis, furent conduites avec une hardiesse égale, portent le nom de Raids.
  32. Batailles de Cold-Harbor, de White Oak Swamp, de Mechanicsville, de Gaines’s Mill, de Savage Station, de James River et de Malvern Hill.
  33. Hammer and Rapier.
  34. M. le prince de Joinville, Campagne du Potomac, p. 187. « Il n’y a pas panique, on ne court pas avec l’effarement de la peur ; mais sourds à tout appel, les hommes s’en vont délibérément, le fusil sur l’épaule, comme des gens qui en ont assez et qui ne croient plus au succès. »
  35. Cold-Harbor d’après les Sudistes, Gaine’s Hill d’après les Nordistes.
  36. White Oak Swamp.
  37. Le général Mac-Clellan au président Lincoln, lettre du 7 juillet 1862.
  38. Arlington fut peu après, par ordre du gouvernement de Washington, converti en cimetière. On estime à trente mille le nombre des soldats fédéraux qui y ont reçu la sépulture.
  39. Quartier-général de l’armée des États confédérés, près Richmond, 2 août 1862.
  40. Consulter à cet égard les rapports du colonel Freemantle, officier de l’armée anglaise, détaché à l’état-major de l’armée virginienne.
  41. Jackson était Ancien d’une Église presbytérienne. Il présidait souvent et avec ferveur, les meetings religieux. Le geste dont il est ici question était celui par lequel il faisait faire silence avant de prier.
  42. Les Fédéraux laissèrent en outre aux mains de l’ennemi sept mille prisonniers et 30 canons. Les Confédérés avaient perdu neuf mille hommes, tant morts que blessés ou prisonniers.
  43. 87,164 combattants (rapport du général Mac-Clellan).
  44. À Boonsboro.
  45. 33,000 y compris le corps de Jackson.
  46. Le lendemain matin, je trouvai que nos pertes avaient été si grandes, et qu’il y avait dans quelques corps une telle désorganisation, que je crus imprudent de renouveler l’attaque. (Mac Clellan, Rapports.)
  47. Les Confédérés avaient perdu huit mille hommes, les Fédéraux douze mille.
  48. Elle est appelée bataille de Sharpsburg par les écrivains sudistes.
  49. Il y avait alors cent trente mille malades militaires dans les hôpitaux du Nord.
  50. Pendant cette brillante reconnaissance, le général Stuart fit 80 milles (environ 110 kilomètres) par chaque vingt-quatre heures.
  51. Le capitaine Pollard.
  52. Commandant des troupes anglaises devant Sébastopol.
  53. Mac Cabe’s Life of Lee.
  54. 26 novembre 1862.
  55. « Hooker, qui est un admirable soldat.… » (M. le prince de Joinville, Campagne du Potomac.)
  56. Elle comptait quarante-cinq mille hommes à la reprise des hostilités.
  57. On compte de Chancellorsville à Frédéricksburg, 16 milles américains (environ 22 kilomètres).
  58. Nous savons que l’ennemi est en fuite, essayant de sauver son matériel.… » (Hooker).
  59. « La panique commença dans le corps d’armée du général Seigel où l’on comptait 4,500 soldats allemands. Une masse confuse d’hommes effrayés, s’en vint, en dépit des efforts du commandant et de ses officiers, donner contre le corps du général A. Von Stemmehr.… »
    (Lossing, History of the War, vol. iii, p. 29).
  60. Un de ceux-là fut tué un peu après, toujours portant Jackson, mais par l’ennemi.
  61. On se souvient que Hooker avait destiné le général Sedgwik, avec trente mille hommes, à cette attaque.
  62. L’investissement de Vicksburg, la demière forteresse sur le Mississipi qui restât aux Confédérés.
  63. Jackson n’expira que plusieurs jours après.
  64. Ordre général n° 73. — Quartier général de l’armée de la Virginie du Nord, Chambersburg, Pa. 27 juin 1863.
  65. On s’en souvint en effet, et un Anglais, le colonel Freemantle, rend ainsi témoignage à l’armée de Lee : « Je ne vis aucune rixe dans les maisons et aucun habitant ne fut molesté ou tourmenté par les soldats.… J’ai pu, à Chambersburg, être témoin de l’extraordinaire douceur des troupes envers les citoyens.… »
  66. Hungry for cavalry.
  67. Le second fils du général, Fitzhugh Lee, fut blessé dans cet engagement et resta aux mains des Nordistes.
  68. Le 2 juillet au soir, les pertes des Fédéraux étaient déjà de vingt mille hommes. Celles des Confédérés de douze mille.
  69. « Ferme sous ce fardeau d’épreuves et publiques et privées, Lee ne perdit jamais le calme jugement dont dépendait son armée, ni cette inaltérable douceur de caractère qui le rendait l’idole de tous ceux qui l’entouraient. » — Campaign in Virginia etc… By C. C. Chesney, Royal Engineers.
  70. General order, n° 15.
  71. Meade assembla un Conseil de guerre le 12, pour lui mettre la décision entre les mains. L’état de l’armée était tel que la presque unanimité des membres fut contre l’offensive.
  72. General order, n° 83, 13 août 1863.
  73. Huit mois en Amérique, Ernest Duvergier de Hauranne.
  74. Quelques-unes poussèrent même l’enthousiasme jusqu’à proposer de former un régiment de femmes, qui auraient pu remplacer, croyaient-elles, les soldats réguliers pour la garde d’une forteresse. À défaut de ce régiment féminin, qui ne s’est jamais organisé, on vit plus tard s’en former un composé d’enfants de quatorze à dix-sept ans. Il fut employé à garder les prisonniers.
  75. Les ouvrages en terre, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire de la guerre d’Amérique étaient souvent soutenus par des troncs d’arbres. V. l’ouvrage de M. Lee Childe, Le général Lee, sa vie et ses campagnes, p. 290.
  76. Lee avait détaché Smart à la poursuite de la cavalerie fédérale. Le brillant sabreur sudiste l’atteignit à Yellow Tavern, la défit et trouva la mort dans le combat.
  77. Shenandoah, fille des Étoiles.
  78. La journée du 30 juillet a été nommée la bataille du Cratère.
  79. On raconte que le général Mahone, qui commandait l’artillerie sudiste, voyant les malheureux assaillants incapables de sortir du ravin où il était trop aisé de les foudroyer, ordonna de cesser le feu. « Ce carnage, dit-il, fait mal au cœur. » (Popular Life of Gen. Lee, by Miss Emily Mason.)
  80. Celui de 1863-64.
  81. Cookes.
  82. Une teinte gris-brun avait été adoptée faute d’autre teinture par l’armée des États confédérés. C’était la seule que ses ressources lui permissent d’employer. Elle était obtenue au moyen de la noix indigène appelée butternut.
  83. Historique.
  84. Lee’s miserables.
  85. Mrs Lee centralisait chez elle les produits du travail des femmes de Richmond. Jamais le général ne manqua de distribuer lui-même à ceux qui en avaient le besoin le plus urgent, les gants, les bas, etc…, que lui adressaient sa femme et ses filles.
  86. « Il a fallu quatre ans et sept cent mille hommes pour venir à bout de Richmond, la capitale du Sud. Quels hommes ! et aussi, et surtout, quelles femmes ! Filles, épouses, mères, les Américaines du Sud ont fait revivre en plein dix-neuvième siècle, le patriotisme, le dévouement, l’abnégation des Romaines au plus beau temps de la République. » — Montalembert (Correspondant du 25 mai 1865).
  87. Il se nommait Gracie.
  88. « Ceci est bien mauvais pour nous, dit Lee à son chef d’état-major en voyant sa ligne forcée ; comme je le leur avais dit à Richmond, la corde a été tellement tendue qu’elle a fini par casser. »
  89. L’entrée des fédéraux sauva seule la ville d’une destruction complète. Ils parvinrent à éteindre quelques maisons, mais aucun monument ne resta debout.
  90. Ceux qui connaissaient les habitudes du général devinèrent que les circonstances lui semblaient très-graves en voyant qu’il avait ceint l’épée, ce qu’il faisait rarement.
  91. Le général Custis Lee, fils du général en chef, fut fait prisonnier à cette affaire. Il y avait quatre jours qu’il vivait sur une seule poignée de farine de maïs, non cuite.
  92. Hammer and Rapier.
  93. Le général Gregg.
  94. Mesure anglaise.
  95. Nous tenons ces détails d’elle-même.
  96. Général qui commandait l’armée sudiste à Bull’s Run.
  97. Neveu du général Lee et célèbre officier de cavalerie.
  98. Aujourd’hui Washington and Lee Institution.
  99. C’est-à-dire privé des droits civiques. Il en était de même pour tout individu ayant prêté aide ou secours à la cause confédérée. C’est ainsi que le champ fut laissé libre aux aventuriers du Nord.
  100. En 1870, Washington College comptait déjà cinq cents élèves. Il est maintenant dirigé par le général Custis Lee, fils aîné de celui dont nous racontons la vie.
  101. Une des offres qu’il refusa fut un traitement de 350,000 francs pour la simple présidence honoraire d’une compagnie financière. Il n’accepta pas même pour mistress Lee une pension de 15,000 francs que voulait instituer le Comité du Collége.