Un Voyage au Sahara

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Un Voyage au Sahara
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 745-767).

UN


VOYAGE AU SAHARA.




LE DESERT ET LES OASIS.


Travels in the Great Desert of Sahara, by James Richardson ; London, Richard Bentley.[1]




De toutes les routes qui peuvent conduire au centre de l’Afrique, celle du nord est peut-être la plus courte et la plus sûre. Il est vrai qu’en partant de l’une des villes africaines qui bordent la Méditerranée les voyageurs rencontrent entre eux et le Soudan les espaces désolés du Sahara ; mais le désert est plus clément que les hommes, la traversée du Sahara est moins périlleuse que celle des pays peuplés, et l’on surmonte la fatigue des longues marches sur le sable brûlant plus aisément qu’on ne déjoue l’astuce des princes africains, jaloux et avides. En outre, les pays habités de l’Afrique sont précisément ceux où l’Européen ne peut pas vivre. Les principes morbides qui agissent si puissamment sur la constitution des blancs et qui la ruinent si rapidement en Afrique ne viennent pas du soleil, mais de la terre. Ce sont les beaux ombrages, ce sont les eaux fraîches et séduisantes qui, dans ces climats, tuent les Européens. Sous ces arbres si majestueux, au bord de ces lacs pittoresques, les poisons les plus actifs sont distillés. Les détritus des végétaux et des animaux fermentent dans les marécages, et la vapeur qui s’en élève, surtout à l’approche de la nuit, pénètre avec la respiration dans les poumons, s’infiltre par tous les pores, et cause dans l’organisation d’affreux ravages. Gardez-vous de porter à vos lèvres desséchées par l’ardeur du soleil tropical cette onde dormante et bleuâtre qu’abritent de hautes branches entrelacées, et qu’entoure une verte ceinture de plantes aquatiques. Les substances vénéneuses que mélangeait la main de Médée, le poison qui coule des crochets du terrible cobra capello, sont à peine plus dangereux que cette boisson si pure en apparence.

Pour vivre en Afrique, parlez-moi de la vaste étendue du désert, sans ombrage, sans verdure perfide, des eaux brunes et troublées qu’on découvre en creusant le sable, des vents brûlans et secs qui gercent la peau, qui aiguisent la soif en jetant dans la gorge une poussière impalpable. En effet, ne vaut-il pas mieux souffrir de la soif, de la chaleur et de la fatigue, que de respirer une fraîcheur venimeuse et de prendre un repos mortel ? Au désert, point de ces animaux malfaisans qui abondent dans les parties habitées de l’Afrique. Le lion du désert est un mythe. Le roi des animaux ne quitte jamais ses riches domaines, les épaisses forêts, les cascades jaillissantes où il trouve facilement sa proie, pour les solitudes nues, arides, sablonneuses du Sahara. L’aigle, le vautour, que les peintres et les poètes se plaisent à représenter planant au-dessus de l’homme ou de la bête de somme qui agonise sur le sable du Sahara, ne s’aventurent jamais dans ces régions, où l’eau est rare, où chaque passant couvre de pierres et de branchages la source qui l’a désaltéré. Les monstres toujours nouveaux que Pline a fait naître au désert n’ont jamais existé que dans son imagination. Cette vaste contrée, couverte de rochers, ne nourrit même pas de reptiles venimeux autres que le scorpion. Le serpent monstrueux qui jadis arrêta, dit-on, les progrès de l’armée de Régulus devait être unique de son espèce, car personne, depuis lors, n’en a jamais rencontré de pareil. En un mot, le Sahara est complètement privé d’existence et de mouvement ; on n’y trouve ni animaux ni végétaux. Quelquefois un oiseau vit dans le rayon des trois ou quatre palmiers qui croissent autour d’une fontaine, et s’y nourrit des miettes du, souper des caravanes. Les voyageurs, en, écrasant leur grain sur la pierre pour préparer leur repas du soir, en laissent toujours tomber quelques parcelles, et ils récompensent ainsi les chants joyeux par lesquels le solitaire accueille leur arrivée. L’œil fatigué de la complète immobilité du paysage, l’oreille engourdie par le silence absolu de la nature, sont charmés de rencontrer cet habitant des solitudes qui sautille gaiement et qui gazouille ; mais combien est rare cette heureuse diversion ! Le désert mérite son nom à ce point qu’une fourmi, un insecte ailé, y font événement. Il faut pourtant faire une exception : en faveur d’une espèce de lézard qui se présente fréquemment à la vue, salamandre qui vit sans doute du feu des rayons solaires.

D’après quelques descriptions plus poétiques qu’exactes, on pourrait encore, se représenter le Sahara comme une plaine immense, parsemée de monticules de sable que le vent pousse et roule, en sorte que les voyageurs trouvent souvent un fossé là où ils avaient vu précédemment une hauteur. On se tromperait étrangement. Le désert a des zones de sable, des zones de rochers, des zones de terre qu’on pourrait cultiver, si l’eau ne manquait pas. La zone sablonneuse est la plus désolée ; la zone de rochers offre parfois des aspects très pittoresques ; la température y est plus variée et moins uniformément brûlante ; la zone des terres cultivables, couverte de broussailles, d’herbes et de plantes qui meurent de soif, offre un spectacle pénible, surtout à l’homme civilisé, qui pense qu’habitée par une race active et industrieuse cette région pourrait produire de belles moissons. Malheureusement tout est contraire à l’exploitation des terres sahariennes : le gouvernement, la religion et les hommes. Le gouvernement turc, qui domine dans une grande partie du désert, s’est établi par le massacre et le ravage ; il ne se maintient que par un système d’exactions et de razzias ; la religion inspire à l’habitant un fatalisme indolent et commode, qui laisse à Dieu le soin de tout faire ; l’homme, qui subit l’influence du climat, consacre à la prière et au sommeil les deux tiers de sa vie. Aussi aperçoit-on souvent dans le désert des espaces de terrain où se remarquent encore des traces d’anciennes cultures que la guerre et la misère ont fait abandonner. Quant aux vagues de sable que le vent déplace, dit-on, si elles existent, c’est seulement dans les imaginations fécondes. Les montagnes de sable, dans le Sahara, présentent devant les pas du voyageur un sol ferme et stable, et elles sont solidement assises au même endroit depuis des siècles. Ce n’est pas une faible tempête qui pourrait les déraciner et les renverser de leur base ; il ne faudrait pour cela rien moins que la main de Dieu, manifestée dans une de ces profondes commotions, dans une de ces révolutions du globe qui changent la mer en montagnes et les montagnes en océan. Sans doute le vent soulève, dans ces vastes espaces, le sable et la poussière en assez grande quantité pour incommoder les caravanes et pour y propager les ophthalmies ; mais il y a loin de ces ouragans, les seuls véritables, à ces prétendus tourbillons de sable, à ces monts entiers que la tempête enlève, a-t-on dit, et laisse retomber ensuite sur les caravanes englouties.

La chaleur, dans le Sahara, est intolérable pendant l’été. À midi, ceux qui affrontent la traversée du grand désert sont pantelans, exténués, hors d’état de faire un geste ou un signe, étendus à terre, sans voix, sans mouvement. Chaque aspiration jette du feu dans leurs poumons. Un tel état ne pourrait se prolonger sans suffocation. En hiver, au contraire, le vent du désert est très froid, malgré le voisinage de l’équateur, et les vêtemens de laine à capuchon sont à peine assez épais pour combattre les atteintes d’une bise glacée. La nuit, les voyageurs se roulent, sans ôter leurs vêtemens, dans des couvertures. Un noir nommé Saïd, un compagnon du voyageur anglais que nous voudrions suivre dans son excursion de neuf mois au Sahara, M. Richardson, avait coutume de s’envelopper avec plusieurs autres Africains de la caravane dans la toile de la tente de son maître ; ces peaux noires, si sensibles au froid, se réchauffaient ainsi l’une l’autre. En général, les esclaves conduits par les caravanes couchent sur la terre nue, sans abri et sans protection contre le vent glacial. Ce n’est là pourtant que la moindre de leurs misères.


I. — ROUTE À TRAVERS LE DESERT.

C’est de Tripoli que M. Richardson est parti pour son voyage dans le désert. Les Anglais exerçaient alors sur Tripoli une suzeraineté à peine déguisée. Le consul de la Grande-Bretagne était le véritable pacha de cet état barbaresque, nominalement placé sous la domination de la Porte. Ce consul, à l’époque du départ de M. Richardson, était le colonel Warrington, et il possédait une autorité dont un incident assez curieux pourra faire connaître l’étendue. Un jour, le pacha prit je ne sais quelle mesure que le consul anglais crut devoir considérer comme une atteinte portée à sa dignité. Lorsqu’on lui rapporta le fait, le colonel se promenait à cheval. Mettant aussitôt pied à terre, il courut au palais, et il se présenta, le fouet en main, devant sa hautesse. Cette entrée incivile répandit la consternation parmi les courtisans. En ce moment, le pacha donnait audience à un Italien, qui, voyant la fureur peinte sur les traits de M. Warrington, s’écria : « Che cosa vuole, signore consoue ? — Dites-lui, répondit le colonel en anglais, dites-lui qu’il est une canaille ! » - Fort heureusement, l’Italien ne savait pas l’anglais, et l’interprète de sa hautesse était absent ; mais le colonel fit, avec le fouet qu’il avait à la main, un geste plus brutal encore que ses paroles. Le pacha fut saisi d’effroi, et le lendemain il donna au colonel des explications, après lesquelles M. Warrington le fit rentrer en grace, le reçut à dîner et le grisa malgré la loi et le prophète.

Du reste, le colonel Warrington n’avait pas le commandement monotone ; il avait plusieurs manières d’imposer ses volontés. Tantôt il exigeait l’obéissance avec violence, comme dans la scène précédente ; tantôt il condescendait à railler agréablement le pacha et à cacher sous une aménité apparente la griffe du lion britannique. On sait de quel respect religieux les musulmans entourent les tombes. Le pacha apprit que des Anglais avaient profané des cimetières en remuant des sépulcres pour en tirer des ossemens. Il envoya dire au consul de venir en toute hâte. M. Warrington, ayant endossé son plus bel uniforme, se rendit au palais, accompagné de son chancelier, de son drogman et du vice-consul. Il fut introduit en plein divan. Sa hautesse l’attendait entourée des principaux fonctionnaires ; on l’invita à s’asseoir, puis, avec une figure allongée et du ton le plus solennel, le pauvre pacha demanda s’il était vrai que les chrétiens enlevassent du pays tous les ossemens qu’ils pouvaient se procurer, ajoutant que les cimetières même avaient été mis à contribution pour cette exportation sacrilège. — Le colonel, sans se déconcerter le moins du monde, félicita le pacha d’avoir assemblé le divan pour l’entretenir d’un si important, sujet. « Je trouve fort inconvenant, ajouta-t-il, que les chrétiens aillent chercher jusque dans les tombeaux des ossemens pour les emporter en Europe. — Comment, inconvenant ! s’écria le pacha ; mais celui qui se rend coupable d’une pareille impiété mérite d’avoir la tête tranchée. — Si vous le voulez, répliqua le consul ; comme il plaira à votre hautesse. » Rassuré par ces paroles, le pacha pria le colonel de lui expliquer quel emploi les chrétiens pouvaient faire de tous ces ossemens. M. Warrington, prenant alors son plus grand air, daigna répondre sérieusement : « Veuillez m’écouter avec calme, dit-il à sa hautesse. Vous prenez du café ? — Oui. — Vous mettez du sucre dedans ? — Oui, répliqua le pacha impatient. — Ce sucre est blanc ? — Oui, oui. — Sachez donc, dit le consul, que l’on emploie les vieux ossemens pour blanchir le sucre. » Une explosion unanime de Allah ! s’éleva du sein de l’assemblée, et le colonel, saluant et souriant, souriant et saluant, tourna le dos au pacha, puis revint à sa demeure. Sa hautesse fit publier le lendemain, pour la forme, une défense d’exporter les ossemens ; mais les Anglais n’en continuèrent pas moins leur commerce. Seulement le pacha, depuis ce jour, a proscrit de sa table le sucre raffiné.

M. Richardson, par l’intermédiaire de M. Warrington, obtint facilement la permission de visiter les possessions du sultan dans l’intérieur du Sahara. Bien plus, le pacha lui promit une escorte. En effet, lorsqu’il eut rejoint la caravane qui allait de Tripoli à Ghadamès, il se trouva placé sous la protection de soixante soldats arabes commandés par un scheik à cheval. C’étaient de pauvres diables qui faisaient peine à voir ; ils marchaient courbés sous le poids de leur corps, bien que leur maigreur fût extrême. Leurs dents blanches, aiguisées par la faim, ressortaient sur le fond noir de leur face brûlée par le soleil. À les considérer avec leurs yeux brillant comme des charbons ardens au sommet de leur figure couleur de fumée, on les eût pris pour des tisons éteints où resplendissaient encore deux étincelles. Ils portaient des fusils à mèches qui faisaient toujours long feu, et cependant ils n’avaient pas de satisfaction plus grande que de brûler leur poudre sur la route, de telle sorte qu’avant que M. Richardson fût parvenu au tiers du chemin, ils n’avaient plus un seul coup à tirer. Tels étaient les soldats de la régence de Tripoli, et cependant M. Richardson, à la veille de quitter la ville de ce nom, avait assisté à une revue des troupes de la garnison, et il avait vu un régiment proprement vêtu et manoeuvrant à l’européenne. Voilà bien ces contrastes si communs en terre musulmane ! Un peu d’apparence, mais rien au-dessous. On peut comparer quelques parties de l’empire ottoman à ces vieux arbres qui ont encore leur écorce, tandis qu’à l’intérieur il n’y a plus que des cendres.

L’escorte de la caravane était couverte de haillons. Plusieurs de ces soldats n’avaient pour tout vêtement qu’une couverture de laine rayée qui cachait à peine leurs membres et leur poitrine décharnés. Étaient-ils braves ? Peut-être ; mais certainement ils ne se seraient pas battus contre des bandits qui eussent assailli la caravane. Le chef de cette troupe n’avait pas moins de quatre fusils, sans compter des pistolets et un sabre. M. Richardson lui demanda ce qu’il voulait faire de cette panoplie. L’officier ottoman répondit : « Je n’en sais rien ; Dieu le sait. » Un marchand de la caravane ajouta aussitôt : « Si nous devons être volés et assassinés, nous serons assassinés et volés ; le pacha et toutes ses troupes ne pourraient pas l’empêcher. » Avec une telle manière de voir, on devait évidemment trouver l’escorte inutile ; dans la caravane, on la regardait même comme nuisible, car les malheureux soldats affamés mendiaient sans cesse et saisissaient toutes les occasions de piller les voyageurs qu’on leur avait donnés à garder.

M. Richardson avait acheté deux chameaux au prix de 12 dollars (108 fr.). L’un devait lui servir de monture ; l’autre portait sa tente, ses ustensiles de cuisine et une partie des provisions. Le premier de ces animaux était chargé de deux paniers fermés, sur lesquels une natte avait été étendue : le tout formait une espèce de plate-forme où devait s’asseoir le voyageur. M. Richardson s’était muni d’un coussin et d’un parapluie, le coussin pour être placé sous la tête, le parapluie pour être étendu pardessus. Ces deux objets constituaient tout son appareil d’armes offensives et défensives. — Sur une surface plane, la marche du chameau est extrêmement sûre, et son pas, bien que rapide et allongé, est d’une grande égalité. Dans les montées ou les descentes, cette allure change, devient brusque, saccadée, et l’écuyer inexpérimenté, est fort exposé à se rompre le cou. Le péril est d’autant plus grand, que l’animal devient ordinairement rétif quand il est engagé dans les hauteurs. En l’y conduisant, on fait violence à sa nature, et il en montre son mécontentement. Bien que patiens d’ordinaire, les chameaux donnent assez souvent des preuves de mauvaise humeur ou d’indomptable opiniâtreté. Il broutent en chemin partout où, d’un œil plein de perspicacité, ils découvrent l’herbage qui flatte leur goût. Il n’y a pas de coups, il n’y a pas d’injures proférées à grands cris qui les en détournent. Il existe surtout une sorte d’arbre à raquettes épineuses qui offre, à ce qu’il paraît, à cet animal mélancolique et obstiné une tentation irrésistible. Autant il est sobre en général, autant il devient avide à la vue de cet aliment favori, qui sans doute lui chatouille agréablement le palais. Quand les chameaux ont pleinement satisfait leur appétit, il leur prend ce que chez l’animal le plus noble on appellerait un accès de misanthropie. Non-seulement ils cherchent sournoisement à se débarrasser des paquets et des cavaliers qu’ils portent, mais ils s’en prennent à leurs compagnons de fatigue, aux quadrupèdes de leur espèce ; ils les poursuivent, ils ne peuvent souffrir leur voisinage ; ils leur font des morsures souvent dangereuses. La femelle montre des dispositions plus sociables et un caractère plus pacifique ; elle est bien plus estimée que le mâle par les habitans des oasis, où l’on fait une grande consommation de son lait ; elle s’appelle nagah ; c’est sur une nagah d’une blancheur sans tache que Mahomet a fait son ascension au paradis. Celle que montait M. Richardson paraissait reconnaître son maître, bien qu’il portât le costume du pays commun à tous les voyageurs de la caravane ; elle s’arrêtait à sa voix, et ne manquait jamais, le soir, à l’heure du repas, de sonder du regard les paniers d’où l’on avait coutume de tirer sa nourriture. Il n’en est pas moins vrai qu’un jour, en gravissant une colline, elle jeta son cavalier à terre. S’il n’avait été retenu dans sa chute par un esclave qui se trouva à portée, il ne serait probablement jamais revenu en Europe pour y faire le récit de son exploration. Ce fut, du reste, la seule circonstance où la nagah mérita des reproches. Je me trompe, M. Richardson eut encore à la blâmer d’un acte de cannibalisme qu’elle commit en suçant un jour des ossemens de chameau semés sur la route.

La caravane marchait dans un beau désordre. Les uns étaient en avant, d’autres fort loin en arrière ; ceux-ci étaient à droite, ceux-là à gauche à plus d’un mille de distance du groupe principal. Le commandant se donnait beaucoup de mouvement pour réunir tout son monde. Il courait de l’un à l’autre, criant, gesticulant, et assaisonnant ses avis d’imprécations et d’injures. — « vous êtes des brutes, disait-il aux uns ; — vous êtes pires que ce chien de chrétien, criait-il aux autres en désignant M. Richardson. » Mais les marchands l’écoutaient avec le plus grand flegme, bien qu’il tirât fréquemment son sabre et qu’il l’agitât sur leur tête : ils n’en continuaient pas moins de marcher à leur guise. La colère du malheureux commandant était aussi risible, que ses efforts étaient vains. Un certain Gaméo, originaire de Malte, qui exerçait la médecine, avait surtout le privilège d’exciter sa bile. C’était un caractère singulier. Il avait la prétention de se faire un nom illustre par l’exercice de son art ; aussi pratiquait-il des saignées à tort et à travers. Il saignait le Maure qui venait lui demander le moyen d’avoir un enfant d’une femme stérile ; il saignait celui qui invoquait le secours de la médecine pour obtenir, par quelque philtre, l’affection d’une jeune fille. Sur la route, il saignait dans tous les villages ; il saignait au bord de toutes les sources. Son frère, grand admirateur de son talent, aurait voulu qu’il n’en fût pas si prodigue : il engageait Gaméo à ne saigner personne sans exiger une rétribution, si petite qu’elle fût ; mais le généreux Maltais dédaignait ces conseils mesquins. Tout entier à son art, animé d’un noble mépris pour les soins matériels et vulgaires de ce monde, il continuait à faire l’usage le plus libéral de sa lancette en disant à son frère : » Ancora voglio lasciare il mio nome qui ! Cependant, lui et sa famille étaient réduits, la plupart du temps, à la plus affreuse détresse. On conçoit, d’ailleurs, que l’infatigable opérateur, arrêté en chemin par les patiens qui réclamaient le secours de sa science, retardât souvent la marche de la caravane. Il faisait le désespoir du commandant Mohammed, qui, à chaque halte, l’apostrophait avec exaspération : « Gaméo, s’écriait-il, est-ce lui enfin, Gaméo ! Que d’ennui et de tourment il nous donne ! Gaméo un docteur ! lui ! Il n’est pas même bon pour donner une médecine à un chien. Gaméo ! infernal Gaméo ! éternel bavard ! que le diable, son père, l’emporte au plus vite ! »

Avec Mohammed et Gaméo, le nègre Saïd, domestique de M. Richardson, complétait le trio le plus singulier qu’il fût possible de rencontrer. Ce noir était un esclave fugitif, il avait déserté l’atelier d’un tisserand, et M. Richardson, en vrai méthodiste philanthrope, faisant bon marché des lois étrangères, du moment qu’il les jugeait mauvaises, s’était empressé de soustraire cet esclave aux recherches de son maître ; il l’avait emmené à sa suite. Un esclave noir, dans les pays où l’esclavage existe, représente un capital, et les philanthropes croient faire acte de moralité en dérobant ce capital aux propriétaires : soit. Le fait est qu’on a organisé cette soustraction en grand, notamment sur les frontières du nord des États-Unis. Le congrès a été obligé récemment de voter une loi pour y mettre un terme. — Le pauvre noir fugitif Saïd était gourmand, paresseux, menteur, imprévoyant, luxurieux et d’une vanité sans pareille ; il ne rendit jamais aucun service à son maître, mais en revanche il lui coûta fort cher et lui suscita mille désagrémens. Saïd était en discussion perpétuelle avec Mohammed ; ils ne s’entendaient point notamment sur la politique. Mohammed était partisan de l’esclavage, tandis que Saïd professait les opinions abolitionistes les plus avancées. Au fond, il considérait les gens de sa race comme ayant le droit incontestable de prendre toutes leurs aises, de faire toutes leurs volontés, et en outre d’être nourris, vêtus et payés à ne rien faire. Mohammed, au contraire, était intimement convaincu que les Africains sont au monde pour être battus et affamés, porter des fardeaux, supporter le froid, le chaud et la fatigue au profit d’un certain nombre de leurs semblables, tout cela gratuitement. Il cherchait à prouver son raisonnement par le fait il s’était emparé d’un chameau qui, d’après les termes d’un marché conclu avec M. Richardson, devait servir de monture à Saïd, et il l’avait destiné à son propre usage. Quand le voyageur anglais lui reprocha ce manque de foi, il crut donner une excuse excellente en disant qu’il avait fait présent à Saïd « d’une paire de souliers ! » D’après le même principe, il s’appropriait l’eau destinée à l’Africain. M. Richardson avait les oreilles constamment fatiguées des plaintes de son domestique : c’est ce qui fait sans doute qu’il fermait les yeux sur ses peccadilles. Saïd dérobait la provision d’eau du bon blanc, il en buvait la majeure partie, et il distribuait le reste à ses connaissances ; mais M. Richardson, quand il le surprenait en flagrant délit de vol, eût dit volontiers comme Orgon : « Le pauvre homme ! » Quand on est négrophile, on se montre souvent aussi implacable pour les ridicules et les erreurs des blancs qu’on est indulgent et faible pour les sottises des noirs. M. Richardson est un curieux exemple de cette inconséquence. Sa critique est amère et mordante quand il s’agit d’Européens : nous autres Français surtout, nous avons le privilège d’exciter sa verve satirique. Il est pleinement imbu des vieux préjugés contre la France que l’Angleterre a long-temps nourris, et que la plupart des hommes éclairés des deux nations savent aujourd’hui mépriser ; mais, quant à ce qu’on appelle le préjugé de couleur, M. Richardson ne peut pas en supporter la pensée sans une violente irritation. Il se livre sans scrupule à l’antipathie contre nature que lui inspire notre nation, avec laquelle il est en communauté d’origine, de civilisation et de croyance, et il s’émeut à l’idée de l’éloignement instinctif qu’éprouvent réciproquement la race blanche et la race noire que Dieu semble avoir voulu séparer l’une de l’autre, ici par le désert, là par la vaste ceinture de la mer ! Telle est la logique de l’esprit de système.

Au Sahara, les sources sont plus précieuses que l’or, et, au terme d’une longue course, on donnerait volontiers tous les diamans des mines de l’Inde pour les perles liquides d’un ruisseau. Les fontaines du désert tantôt jaillissent à fleur de terre, et, dans ce cas, elles sont protégées très souvent par de petits monumens ou par des pierres et des broussailles amoncelées ; tantôt elles coulent en grandes nappes sous les sables en des vallées que connaissent les chefs des caravanes : il suffit alors d’écarter la croûte sablonneuse qui les couvre, et l’on voit aussitôt sourdre l’eau pure, fraîche et plus délectable cent fois pour le Maure altéré que les vins des plus grands crus. Quelquefois les sources gisent à des profondeurs considérables, en des espèces de puits creusés par la main des hommes. On y descend en s’appuyant aux aspérités des parois, en s’accrochant aux plantes qui y croissent. Tout autre qu’un habitant du Sahara perdrait l’équilibre dans cette manœuvre délicate. Telle est cependant la sécurité des Maures du désert, en descendant au fond de ces puits, qu’ils s’y querellent, qu’ils s’y poussent mutuellement et qu’ils y échangent force gourmades. Le bord des sources est en effet le théâtre de disputes continuelles causées par le désir qu’éprouve chaque voyageur d’être des premiers à étancher sa soif et à abreuver ses bêtes. En général, le volume d’eau que produit chaque fontaine est des plus minces ; il est vite épuisé, et les traitants sont obligés d’attendre que le bassin se remplisse de nouveau. Les acrobates les plus renommés ne sont pas plus agiles sur leurs cordes tendues que les Maures et les Arabes le long des parois de leurs puits. Les doigts des pieds posés sur des pierres en saillie, une main fermement attachée à quelque racine pendante, ils réservent l’autre pour frapper leurs voisins, et pendant tout le temps que dure la descente, c’est un concert de cris et de querelles où les adversaires se prodiguent les épithètes de chien et d’infidèle, de chrétien et de juif, ce qui est tout un pour les musulmans de ce pays.

Beaucoup d’habitans des oasis traversent seuls, dans le désert, des espaces considérables ; on voit des femmes même entreprendre, sans protection, des voyages de longue durée sur les sables du Sahara. Le plus grand danger qu’on y peut courir, après celui de rencontrer des bandes de maraudeurs, est de perdre sa route. On lit souvent dans les relations de voyages le récit de souffrances qu’ont éprouvées des voyageurs égarés au milieu des forêts du Nouveau-Monde. Il est aisé, dit-on, de s’y perdre et d’y errer long-temps en tournant dans le même cercle. Sur une surface plane, qui s’étend de tous côtés et se perd à l’horizon sans présenter à la vue un seul point de repère, un seul arbre, un seul rocher, il est aussi très difficile de suivre une ligne droite. Nous avons tous vu des enfans s’essayer à marcher les yeux bandés sur une pelouse bien unie. Pas un ne maintient sa ligne ; tous en dévient : celui-ci incline à gauche, celui-là penche vers la droite. Le touriste, lancé au milieu de l’océan de sable, s’éloigne de sa route par la raison qui fait que ces enfans s’écartent de la leur. Le voyage de M. Richardson a été marqué par une aventure de ce genre.

C’était aux environs d’un amas de rochers jetés les uns sur les autres avec cette régularité que la nature affecte souvent dans ses désordres même. Ces pierres, sorties du sein de la terre au milieu de quelque convulsion volcanique, ressemblent, dit-on, aux ruines d’un édifice gothique, et les Arabes, grands amateurs du merveilleux, ont désigné ce lieu sous le nom de « Château-des-Démons. » D’après la tradition, les esprits habitent ces ruines gigantesques ; ils y gardent un trésor, comme les génies des Mille et une Nuits. Malheur à l’imprudent qui visiterait leur demeure, la nuit surtout ! il y serait évidemment initié à de terribles mystères. À quatre heures après midi, la caravane dont M. Richardson faisait partie s’arrêta à quelque distance de ce redoutable château. Le voyageur anglais, voulant montrer aux disciples de Mahomet combien le christianisme le mettait au-dessus de leurs terreurs superstitieuses, résolut de visiter seul le Châteauo-des-Démons. Il partit, armé d’une lance et d’un sabre. Dès qu’il eut perdu de vue le campement et qu’il se vit couvert de l’ombre épaisse des rochers, il se sentit en proie aux craintes que la mystérieuse solennité du lieu est faite pour inspirer. Involontairement ses regards sondèrent avec inquiétude les environs, comme pour s’assurer qu’il ne s’y trouvait ni démons ni bandits. Rassuré par l’immobilité des objets, ses pensées se tournèrent vers la science ; il voulut satisfaire la curiosité des badauds du British Museum en rapportant des spécimens géologiques du célèbre palais qu’habitent les esprits au cœur même du Grand-Désert. Il ramassa quelques fragmens et quelques cailloux, puis il se mit à contempler les aiguilles pyramidales des rochers. La pensée lui vint de gravir une de ces monstrueuses excroissances du sol ; mais, toute réflexion faite, il vit dans cette entreprise un petit avantage, une grande fatigue, sans compter la chance d’être précipité d’un de ces sommets et de se rompre les membres. Il tourna donc décidément le dos au palais des démons, sans avoir eu le moindre rapport avec un de ses habitans immatériels ; il reprit ou du moins il crut reprendre le chemin du campement.

Déjà le soleil descendait rapidement à l’horizon. M. Richardson eut la malheureuse idée de se diriger par la voie qui lui parut la plus courte. « Je recommande, dit-il, à tous les voyageurs qui me suivront dans le Sahara de ne jamais chercher à abréger leur route, surtout en une partie du désert qu’ils ne connaissent pas parfaitement. » Après un quart d’heure de marche, il crut être dans la direction du campement, et il se figura qu’il devait le trouver derrière certaines collines de sable ; mais, en arrivant, il ne vit rien. En ce moment, le soleil avait disparu, et les derniers nuages empourprés couraient sur ses traces se plonger dans l’océan. M. Richardson poussa un peu plus loin sa recherche en se disant : « C’est là qu’ils sont campés ; » mais ils n’y étaient pas. Il s’avança davantage en répétant : « Ah ! c’est là qu’ils sont ! » Il fut encore trompé dans son attente. Il poursuivit ainsi sa course incertaine pendant une demi-heure, et tout à coup une pensée traversa son esprit comme un éclair « Suis-je donc égaré ? se dit-il, et faut-il me préparer à passer la nuit sans compagnon dans cette immense solitude ? » Ce n’était encore qu’une contrariété ; M. Richardson éprouva le besoin de s’en dédommager en jetant loin de lui avec colère les échantillons de quartz et de basalte qu’il avait recueillis dans la demeure des esprits. L’obscurité devenait de plus en plus profonde ; le hardi touriste retourna sur ses pas avec le dessein de grimper jusqu’au sommet d’un des rochers, dans l’espérance d’apercevoir les feux du campement. Il erra dans le voisinage, gravissant les monticules de sable, s’élevant sur les branches des arbres, cherchant les plus hautes collines d’où ses regards pussent embrasser un vaste horizon et discerner dans le lointain des signes de vie et de mouvement. Vains efforts, inutile recherche ! aucune lueur ne brillait comme un phare de salut dans l’immensité du désert.

Accablé et presque ivre de fatigue, M. Richardson se vit en proie aux illusions les plus singulières : tantôt il s’imaginait entendre une voix qui l’appelait, tantôt il croyait voir des lumières, tantôt il se figurait apercevoir un voyageur qui, monté sur un dromadaire, était à sa recherche. Cette dernière illusion fut si forte, qu’il appela ce cavalier imaginaire. Chose étrange, quoique l’endroit où il se trouvait fût renommé comme un séjour de fantômes, toutes les visions de M. Richardson lui présentèrent des objets matériels ; son imagination surexcitée n’évoqua aucun être surnaturel : c’était l’occasion ou jamais de voir des rondes de fées et d’esprits dansant aux pâles rayons de la lune ; mais cette occasion, il la laissa complètement échapper. Il entretenait encore le secret espoir qu’on viendrait à sa recherche, et, dans cette prévision, il marchait d’un pas fiévreux sous l’ombre épaisse que projetaient les rochers. Plusieurs heures s’écoulèrent dans ce pénible exercice ; il fit plus d’une excursion dans la plaine, mais inutilement : il ne trouva ni dromadaire, ni Maures, ni esclaves, ni campement, ni lumière, rien qui eût une apparence de mouvement et de vie partout régnaient le silence et l’immobilité. Enfin il sentit ses jambes se dérober sous lui, et il tomba épuisé. Après quelques momens de repos qu’il employa à rassembler ses esprits, M. Richardson se décida à abandonner la recherche du camp jusqu’au lendemain matin ; il se releva : à quelques centaines de pas, un liège solitaire couvrait d’une ombre épaisse le sommet d’un monticule : le voyageur s’y creusa dans une couche ; séculaire de feuilles mortes une espèce de fosse étroite, où il s’étendit comme pour l’éternité.

Le vent d’est s’était levé et gémissait dans les branches du liége ; enveloppé dans son manteau, l’explorateur égaré s’efforça de retrouver un peu de sang-froid. Il n’avait point à craindre l’attaque de bêtes fauves, puisqu’il n’y en a pas dans ces régions ; des êtres plus féroces encore, les bandits du désert, n’erraient pas en ce moment dans cette partie du Sahara : M. Richardson n’avait donc à redouter qu’un ennemi, la soif, dont il éprouvait déjà les cruelles atteintes. Il essaya de dormir, mais en vain. Depuis long-temps, le vent de la nuit n’élevait plus sa voix plaintive ; la lune achevait sa course, et ses rayons allaient bientôt s’évanouir : ils ne luttaient plus que faiblement contre les ombres. Le missionnaire anglais éprouva en cet instant, plus vivement que jamais, le sentiment de la solitude et de l’abandon. En des heures d’une telle détresse, la pensée se reporte aisément vers les scènes de paix et de bonheur tranquille qu’on a quittées pour s’exposer au danger ; l’imagination retrace alors les tableaux qui ont le plus vivement impressionné pendant les années de l’enfance : c’est ainsi que le gladiateur de Byron, dans les dernières convulsions de l’agonie, voit les vertes rives du Rhin, théâtre fleuri des amusemens de son jeune âge, et qu’étendu sur l’arène sanglante d’un cirque romain, il entend retentir à ses oreilles les innocentes clameurs des compagnons de ses jeux enfantins.

Une heure avant le lever du jour, M. Richardson s’endormit ; lorsqu’il rouvrit les yeux, l’orient était tout en flammes. — « Je me levai sur mon séant, dit-il, pour contempler en silence et avec un sentiment de tristesse - le grand roi du jour, — qui commençait sa course quotidienne. Le Château-des-Démons ne laissa pas pénétrer la lumière dans les crevasses profondes de ses rochers. Il l’enveloppa d’une ombre mystérieuse, tandis que le soleil du désert s’élevait dans le ciel - en répandant sur la terre les perles liquides de l’orient ; — car, même sur le sol stérile et desséché du Sahara, l’aurore verse une sorte de rosée. » M. Richardson descendit le monticule où il avait passé la nuit, non sans jeter un regard d’adieu sur son lit de feuilles sèches. Il y avait souffert, moralement sans doute ; mais aussi il y avait trouvé quelques heures d’un repos nécessaire : savait-il d’ailleurs s’il trouverait un abri la nuit suivante, et n’avait-il pas devant lui une perspective de tourmens assez grands pour l’obliger à regretter d’avance ses souffrances de la veille ? Dès que les objets devinrent distincts, il se mit en devoir de reprendre sa route ; mais avant tout il adressa à Dieu une prière fervente, le suppliant d’opérer sa délivrance. C’est vers le château fatal qu’il voulait se diriger de nouveau, dans la pensée que ses compagnons de voyage y viendraient à sa recherche. Il se retrouva bientôt au pied de ces funestes rochers, mais en vain s’efforça-t-il de reconnaître l’endroit où la veille il avait fait sa collection géologique ; après avoir erré long-temps à la base de ces pierres gigantesques, il se sentit en proie à une nouvelle lassitude. Il soupira en disant tout haut : « Eh quoi ! déjà la fatigue ! »

M. Richardson s’éloigna encore du palais des esprits. Le désert s’étendait devant lui dans sa hideuse uniformité ; les monticules succédaient aux broussailles, les broussailles aux monticules ; puis venait une petite plaine, puis des sables, puis encore des monticules, des broussailles, une plaine et des sables. Toujours le même théâtre, toujours la même scène ; partout les mêmes objets. Enfin M. Richardson reconnut les traces d’une caravane, et il se décida à les suivre, mais il rencontra des difficultés imprévues. À de longs intervalles, le terrain sec et dur cessait de recevoir l’empreinte des pas. Plus d’une fois les vestiges du passage de la caravane disparurent entièrement ; le voyageur s’écarta du chemin qu’elle avait suivi et ne le rejoignit qu’après un long détour. Cependant il distingua les marques des pieds des chameaux, des moutons, les traces des conducteurs, il lui arriva même de croire reconnaître l’empreinte de ses propres pas ; mais où donc étaient les signes du passage des esclaves ? La caravane ne comprenait pas moins de cinquante esclaves. Où donc était marquée la trace des pieds nus de ces malheureux ? M. Richardson fut obligé de se dire que ces vestiges n’étaient pas ceux qu’il cherchait ; il en éprouva une telle angoisse, qu’un profond gémissement s’échappa de sa poitrine. Il vit la nécessité de revenir sur ses pas ; mais le peu de forces que son désespoir lui avait laissées l’abandonnaient. Il continua ses efforts pendant deux heures encore ; la nature ne lui permit pas de les prolonger plus long-temps ; il tomba plutôt qu’il ne rassit au pied d’une hauteur sablonneuse, puis il se releva subitement sous l’influence d’une surexcitation morale qui galvanisa un moment ses forces éteintes ; à peine pouvait-il soulever la lance sur laquelle il s’appuyait en marchant. En une telle extrémité, la mort même est regardée comme une délivrance. M. Richardson était au moment de l’invoquer. Tout à coup il vit passer à sa droite une figure blanche : était-ce un ami ou un ennemi ? N’était-ce pas une illusion nouvelle, un désappointement plus cruel encore que les autres ? Il rassembla toutes ses forces défaillantes dans un élan suprême. Comment peindre sa joie ? le touriste égaré venait d’arriver droit au campement qu’il avait quitté la veille.

Tout le monde était à sa recherche, à l’exception du pauvre Saïd, le nègre, qui surveillait la cuisson du déjeuner. Tout bien examiné, Saïd avait préféré cette partie du service. On croyait M. Richardson emprisonné par les démons, ou peut-être enlevé par des bandits ; il y avait de la fatigue à éprouver et des dangers à courir : Saïd était prudemment resté au camp, où il faisait la cuisine, se disposant ainsi à prendre un peu de courage pour ceux qui étaient partis. Soyons juste pourtant, il arrosait le déjeuner d’abondantes larmes, juste tribut de regrets payé à un maître qui emportait toujours en voyage d’excellentes provisions de bouche. M. Richardson, épuisé par la fatigue et l’émotion, s’étendit à terre pendant que le nègre lui préparait une tasse de thé. Bientôt il éprouva le besoin de réparer ses forces au moyen d’alimens plus substantiels, et il achevait un copieux repas, quand arrivèrent ses compagnons de voyage. Gaméo était le premier ; il offrit le secours de sa lancette, et il ne fallut rien moins que la vue des restes d’un déjeuner solide que M. Richardson venait d’achever pour déterminer ce Sangrado du Sahara à réserver sa phlébotomie pour une meilleure occasion.


II. – SEJOUR DANS LES OASIS.

Après cette excursion au Château-des-Démons, M. Richardson avait hâte, on le comprend, de sortir le plus tôt possible des sables et des rochers où il avait failli périr. Après avoir observé dans ses aspects les plus désolés la région stérile du Sahara, il lui restait, pour compléter cette pénible exploration, à parcourir quelques-unes des parties cultivées du Grand-Désert. Un auteur ancien, Strabon, je crois, a dit : « Le désert est semblable à une peau de panthère, fauve et tachetée. » Cette comparaison est juste. On peut dire avec vérité que le Sahara est tacheté d’oasis, tant sont nombreux ces îlots de terre fertile sur le vaste océan des sables. M. Richardson ne s’était pas proposé en quittant Tripoli de limiter son exploration à quelques oasis, c’est vers le Soudan qu’il dirigeait ses pas. Il n’y est pas parvenu dans ce premier voyage ; mais il a marqué la route, fixé les étapes et préparé les logemens pour les voyageurs futurs par un séjour prolongé dans deux villes principales des oasis du Sahara, Ghadamès et Ghat.

Ghadamès est comprise dans la zone du désert qui obéit aux lois du sultan de Constantinople : elle est soumise au pouvoir absolu d’un gouverneur turc, et jouit néanmoins d’institutions municipales. C’est une cité de marchands qui se considèrent tous comme marabouts, et qui n’ont point d’instincts belliqueux. Avant la domination des Turcs, la ville de Ghadamès était sans cesse exposée aux attaques des bandits du nord et des bandits du sud : les Shanbahs, ou Arabes pillards, qui habitent la frontière septentrionale du désert ; les Touaricks, puissante nation d’aborigènes, descendant vraisemblablement des Numides, qui peuplent de nombreuses villes libres sur les confins méridionaux du Sahara vers le Soudan. Quand l’une ou l’autre de ces tribus pillardes fondait sur Ghadamès, les pacifiques habitans de la ville s’enfuyaient et laissaient dévaster leurs demeures. Malgré ces razzias assez fréquentes, ils avaient acquis quelque richesse, car leur cité était l’un des entrepôts du commerce entre Tripoli et le Soudan. Ils savaient d’ailleurs opposer leurs ennemis les uns aux autres, et, en payant aux Touaricks un léger tribut, ils obtenaient facilement leur protection contre les voleurs du nord.

Quand les Turcs s’emparèrent de la régence de Tripoli, ils occupèrent le pays de la même manière que le voyageur de la fable avala l’huître pendant la lutte des deux plaideurs. La contrée était ravagée par deux factions qui se faisaient une guerre acharnée. Telle était l’opiniâtreté des deux partis, que, pour soutenir la lutte au milieu de la détresse générale, les combattans, qui possédaient tous une quantité de vieux joyaux de famille, selon l’usage des Orientaux, vendaient ces objets précieux pour le quart de leur valeur, afin de se procurer de l’argent à tout prix. D’autres avaient emprunté des sommes assez considérables à un intérêt de 500 pour 100. Le gouvernement ottoman se vit donc possesseur d’un pays complètement ruiné. Comme c’était moins une acquisition de territoire qu’il cherchait qu’un moyen de remplir le trésor épuisé de Constantinople, sa conquête l’eût médiocrement satisfait si elle ne lui eût ouvert le chemin de triomphes plus lucratifs. Les Turcs jetèrent les yeux tout d’abord sur Ghadamès. Cette cité, sise au cœur du désert, réputée sainte dans tout le Sahara, était restée étrangère aux révolutions sanglantes qui avaient ravagé la régence. On chercha un prétexte qui permît de fouiller cette mine découverte si à propos pour remplir les coffres vides du pacha. « Les gens de Ghadamès sont des rebelles, dit un jour le délégué de la Sublime Porte ; ils ont sympathisé avec les Arabes que nous avons récemment combattus ; ils ne nous ont point aidés dans notre lutte : cette conduite mérite une punition. » Cette raison du plus fort ayant obtenu l’approbation unanime de tous les courtisans affamés du pacha, la ville de Ghadamès fut frappée d’une contribution extraordinaire de 50,000 mahboubs[2]. Les femmes furent obligées de se défaire de leurs bijoux pour satisfaire les collecteurs turcs ; mais à peine cet impôt de guerre était-il acquitté, que les habitans apprirent qu’ils auraient à verser annuellement 10,000 mahboubs dans la caisse du pacha. Sous le régime précédent, la contribution annuelle de la ville était de 850 mahboubs. Cette nouvelle exaction répandit la consternation dans la cité. Les habitans amenèrent leurs femmes et leurs enfans devant le gouverneur, et, se précipitant la face contre terre, ils le supplièrent de ne pas leur ôter le pain nécessaire à leur subsistance. La ville était réellement hors d’état de payer une si grosse somme. Le pacha le comprit, et, pour ne pas tuer la poule aux oeufs d’or, il réduisit l’impôt annuel à 6,250 mahboubs ; mais de temps à autre cette malheureuse cité est victime de quelque exaction imprévue. C’est ainsi qu’au moment où M. Richardson y est arrivé, l’ordre était venu de lever une contribution extraordinaire, nécessaire, avait dit le pacha, pour entretenir sur les routes des troupes destinées à protéger le commerce. M. Richardson rapporte que la nouvelle de cet acte d’extorsion avait frappé les habitans de Ghadamès d’une telle stupéfaction, qu’ils avaient été deux jours sans paraître hors de leurs demeures, et que pendant ce temps aucun d’eux n’avait vaqué à ses affaires quotidiennes. En effet, le paiement des impôts ordinaires était déjà arriéré de quatre mois. Le gouverneur avait représenté plusieurs fois au divan de Tripoli l’impossibilité où se trouvaient ses administrés de payer ce qu’on exigeait d’eux, et chaque fois il avait reçu du pacha la même réponse : « Il me faut de l’argent. »

Tel est le caractère particulier de l’administration ottomane dans les déserts de l’Afrique. Cette terre si pauvre, où l’industrie humaine s’exerce si péniblement, où les périls du commerce sont si grands et les profits si petits, est considérée par le Turc uniquement comme une source de revenus ; on la pressure, on lui fait rendre tout ce qu’elle peut donner. Politique imprévoyante qui aboutit à la ruine commune du gouvernement et des sujets ! Déjà la misère est extrême dans cette cité, autrefois florissante : l’or et les pierreries en ont tout-à-fait disparu ; les habitans ne font plus qu’un commerce de courtage pour le compte de maisons de Tripoli ; le peu d’argent qu’ils parviennent à économiser est déposé par eux entre les mains des Juifs de la régence, et bientôt le gouvernement turc ne pourra plus faire suer l’argent à ces malheureux, qui n’auront plus rien à Ghadamès. Il faut constater d’ailleurs ce que le gouvernement ottoman fait de bien dans ce pays. Depuis qu’il y est établi, les routes sont devenues beaucoup plus sûres, les relations entre les oasis beaucoup plus fréquentes. Les principales fontaines, où les bandits attendaient autrefois les voyageurs, comme les bêtes fauves attendent les daims le soir près des sources, sont gardées par des postes de soldats. Les Arabes habitant la partie de l’Atlas située entre Tripoli et Ghadamès étaient des voleurs : la Porte les a métamorphosés en gendarmes, qui escortent actuellement les caravanes. Certes, leur protection n’est pas bien efficace ; mais ne vaut-il pas mieux les avoir pour compagnons indifférens sur la route que de les trouver placés en embuscade sur le passage, avides d’un gain illicite ?

L’administration ottomane, qui se montre impitoyable sur la seule question d’argent, est du reste parfaitement douce et paternelle à Ghadamès. Jamais l’on n’y voit d’exécutions sanglantes. La ville s’administre elle-même par ses principaux citoyens, elle a ses juges, et les condamnés mécontens de l’arrêt qui les atteint peuvent en appeler à la juridiction supérieure du gouverneur. Celui-ci rend la justice d’une manière toute patriarcale. M. Richardson cite un exemple des singulières notions d’impartialité de ce juge ottoman. Un jour, on amena en sa présence un Arabe, espèce d’Hercule que la rumeur publique accusait d’avoir frappé un enfant dans la rue. L’enfant témoignait par ses larmes des mauvais traitemens dont il avait été victime. Le gouverneur fit mettre l’Arabe à genoux et dit au jeune plaignant de lui rendre les coups qu’il avait reçus. Celui-ci, sans hésitation, leva sa petite main, et administra, avec une rapidité risible, cinq ou six coups de poing à son antagoniste, après quoi il si sauva à toutes jambes au milieu d’une explosion d’hilarité générale. Le gouverneur, se tournant ensuite vers le docteur Richardson, spectateur de cette scène, lui dit en se frottant les mains et d’un air qui sollicitait son approbation : « Voilà comme nous rendons la justice ! »

Ghadamès est une ville fort ancienne. On la regarde aujourd’hui comme l’antique Cydamus qui, dix-neuf ans avant l’ère chrétienne, fut prise par Cornelius Balbus. Les Romains sont, dit-on, les auteurs de fortifications dont les ruines existent encore aux environs. Au temps de Léon l’Africain, Ghadamès était fort peuplée et passait pour une cité riche : elle se gouvernait alors elle-même, quoiqu’elle payât tribut aux Arabes ; sa physionomie ne doit pas avoir beaucoup changé depuis l’établissement du mahométisme. Cette religion rend les peuples essentiellement stationnaires : l’on trouve, au sein du désert, des Pompeïa vivantes et animées. Ghadamès est bâtie dans un bois de dattiers et autour d’une source d’eau chaude qui sort de terre et se répand dans un bassin de vingt pieds de long sur quinze de large. La température moyenne de cette source est de cent vingt degrés, et il est impossible de se baigner près de l’orifice d’où elle jaillit en bouillonnant. Comme toutes les cités orientales, cette ville est composée de ruelles obscures, tortueuses, qui s’enfoncent entre des murs sans fenêtres. Dans l’intérieur de la ville, les rues sont des espèces de tunnels qui passent sous les maisons et qui conduisent à des places publiques ornées, au centre, d’un palmier en caisse, et entourées de nombreuses terrasses où se promènent les femmes. Ces petites places offrent à la population indolente de nombreux bancs de pierre : c’est là que se traitent les affaires en plein air ; c’est là que le cadi rend ses arrêts, là que le marchand noue ses opérations et règle ses comptes, là qu’on reçoit ses amis et qu’on raconte les nouvelles du jour.

L’architecture des maisons, qui s’élèvent généralement à la hauteur de trois ou quatre étages, n’est pas purement mauresque. Les habitans du Sahara ont des fantaisies architecturales qui donnent à leurs édifices un caractère particulier. Il n’y a d’ailleurs que le dessin qui puisse en donner une idée. Généralement les maisons n’ont pas d’appartemens au rez-de-chaussée ; on monte, par un escalier de pierre, dans une grande salle qui est entourée de petites chambres ; il n’est pas rare d’y entendre bêler des moutons que les habitans de la maison engraissent et dont ils font leurs commensaux. Cette salle n’est pas un lieu de séjour habituel ; la famille habite l’étage supérieur, et quelquefois, pendant les nuits très chaudes, elle transporte ses pénates en des espèces de niches construites sur le toit en terrasse de la maison. Les salles basses servent souvent de magasins. M. Richardson raconte qu’ayant été visiter un habitant, la femme de ce dernier s’enfuit et se renferma dans une chambre ; mais une autre fois le docteur Richardson entra dans la même maison, en l’absence du mari de la dame : celle-ci, loin de montrer le même effroi, vint à sa rencontre et, qui plus est, réunit ses voisines pour leur faire voir le chrétien. « C’est de leur mari et non des étrangers, dit M. Richardson, que les femmes ont peur en Afrique. Du reste, les femmes des habitans pauvres ne songent pas à éviter les regards des étrangers ; mais il est d’usage que les femmes riches se dérobent à la vue. Celles qui sont jolies et bien faites, ajoute le voyageur anglais, trouvent pourtant toujours le moyen de se faire voir. »

Ghadamès était la première étape du missionnaire après son départ de Tripoli. De cette ville, M. Richardson voulait se rendre à Ghat, pour gagner ensuite le Soudan, s’il le pouvait. La distance entre Ghadamès et Ghat est de vingt jours de marche dans le désert. Parti le 24 novembre, le missionnaire arriva à Ghat le 15 décembre. Ce n’était pas sans appréhension qu’il entrait dans cette ville, habitée par les redoutables Touaricks. Les Touaricks, dont les nombreuses et puissantes tribus peuplent toute la partie méridionale du Sahara, sont considérés comme une barrière vivante entre l’Europe et les riches contrées de l’intérieur de l’Afrique. Il est facile d’arriver jusqu’à eux par le désert ; il est très difficile de pénétrer au sein de leurs peuplades et de les traverser pour entrer dans le Soudan. C’est le dragon qu’il faut vaincre pour pénétrer dans le jardin des Hespérides. Dévots musulmans, ils sont surtout hostiles aux chrétiens, avides d’ailleurs comme une nation pauvre, affamée, qui n’a ni agriculture ni industrie. Les bagages d’un voyageur offrent à ces hordes sans frein une tentation irrésistible, et plusieurs explorateurs ont déjà payé de leur vie l’imprudence avec laquelle ils ont exposé aux regards de ces peuples pillards les produits de l’industrie européenne.

La nation des Touaricks se divise en plusieurs branches ennemies les unes des autres, qui diffèrent par les mœurs et la forme des gouvernemens. Les Touaricks de Ghat passent pour être plus sociables que ceux de l’ouest. Les premiers sont placés sur la route de Tripoli au Soudan, route anglaise déjà visitée bien des fois, et qui bientôt deviendra comparativement facile à parcourir ; les seconds barrent le chemin de l’Algérie au Sénégal. Nul n’a parcouru cette route, quoique plusieurs Français y soient entrés avec courage.

Les Touaricks de Ghat forment une république aristocratique. Ils naissent tous nobles et ne connaissent d’autre profession que celle des armes. Dans les districts ruraux où ils sont répandus, chacun d’eux plante sa tente ou bâtit sa hutte au milieu d’une vaste solitude, et il y vit patriarcalement avec sa famille et ses esclaves, exerçant une autorité en quelque sorte sans contrôle ; il ne reconnaît de pouvoir supérieur que dans les occasions où les intérêts de la nation tout entière sont engagés. La haute stature, la force herculéenne du Touarick, sont sa meilleure protection dans la demeure inviolable qu’il s’est choisie.

Quand la guerre éclate, chaque scheik ou noble d’un rang inférieur se range sous les ordres des scheiks du premier ordre, qui sont censés obéir à un sultan ou scheik-kebir. La vérité est qu’ils se gouvernent eux-mêmes, et que toutes les résolutions importantes sont prises dans des assemblées des principaux scheiks. Les Touaricks de Ghat présentent un effectif de dix mille guerriers, ce qui suppose une population de soixante mille ames, y compris les vieillards, les enfans, les femmes et les esclaves. Leur équipement militaire se compose d’un long couteau suspendu sous le bras gauche par un large baudrier de cuir, d’un glaive semblable aux épées à deux mains des anciens chevaliers, et dont la poignée est en forme de croix ; ce glaive s’attache sur le dos de telle manière que la poignée passe au-dessus de l’épaule ; enfin ils portent une lance à la main. Cette dernière arme n’a souvent qu’un manche de bois, mais souvent aussi elle est tout entière en métal, et principalement en fer. Ils ont aussi des javelots dont ils se servent alternativement comme de cannes ou comme de moyens d’attaque et de défense. Quant au fusil arabe, ils le méprisent. — Que peut-on faire d’un fusil contre une épée ? — disent-ils. Il ne faut pas oublier leur monture. Le mahry est au chameau arabe natif de la côte ce que le limier est au chien ordinaire. Les Touaricks le dressent pour la course et pour la guerre, et rien n’égale son agilité et la rapidité de sa marche. Il est plein de feu et de vigueur. Monté sur son mahry, dont le harnais est de couleurs et de formes variées selon le caprice de son propriétaire, le Touarik, armé de sa dague, de sa grande épée et de sa lance, part pour une expédition de guerre, prêt à tout oser sans rien craindre, si ce n’est Dieu et les démons. En 1844, les Touaricks de Ghat ont fait une incursion sur le territoire aride et sablonneux qu’habitent les bandits du nord, les Arabes Shanbahs. Pendant des journées, des semaines et des mois entiers, ils poursuivirent leurs ennemis, et, durant cette longue campagne, ils passèrent sept jours et sept nuits sans prendre aucune nourriture, sans boire une goutte d’eau, mais suivant incessamment et tuant leurs adversaires, qui enfin disparurent, cachés en des trous creusés sous les sables. Du reste, les Touaricks ne mangent ordinairement que de deux jours l’un. Cette extrême sobriété, qui, sans être poussée aussi loin, est en général dans les habitudes de tous les habitans du désert, n’empêche pas le peuple dont nous parlons d’arriver à un développement de force physique tel que la plupart des Touaricks seraient regardés comme des géans en Europe.

Sur l’une des places de Ghat se trouvent des rangées de bancs disposés en gradins. C’est un spectacle imposant de voir les Touaricks assis sur ces degrés le soir avant l’heure du repos. Ils sont placés les uns auprès des autres, en phalange serrée et profonde, comme les esprits de Milton dans le pandémonium. L’aspect sombre de leurs figures à moitié voilées par le litham qui couvre la bouche et une partie des joues donne une grande vraisemblance à cette comparaison. Leurs lances sont plantées devant eux dans le sable, prêtes pour le combat ou pour la pompe guerrière. — « J’ai passé bien des fois, dit M. Richardson, le long de ces forêts de lances, et je n’ai pu regarder, sans éprouver un sentiment d’effroi, ces noires figures, à l’expression énigmatique, accroupies dans le plus profond silence et la plus complète immobilité. » Mais qu’une rumeur se fasse entendre dans la ville ; qu’un bruit, un accident, une bagatelle éveille l’attention de ces statues à l’apparence inerte et glacée, et on les verra se lever avec une précipitation d’enfans, — terribles enfans ! et se jeter les uns sur les autres, se pousser, se précipiter vers l’objet qui attire leur curiosité. Après ces alertes, le silence se rétablit aussitôt, et l’on voit les Touaricks rester ainsi sans mouvement durant des heures entières, dédaignant d’échanger une seule parole avec les marchands étrangers. C’est de leur part une preuve de dignité et de supériorité. Dans toute l’étendue des pays barbaresques, la lenteur des mouvemens est regardée comme une marque de noblesse.

Il paraît toutefois que les Touaricks ne croient pas compromettre leur dignité en demandant ou en extorquant l’aumône. Ce sont les mendians les plus obstinés et les plus effrontés qu’il soit possible d’imaginer. La pauvreté est le fruit de la paresse orgueilleuse de ce peuple ; les chefs mendient des présens, les nobles de seconde classe mendient leur nourriture. Dès l’enfance ils apprennent à demander honteusement ou à prendre ce qu’ils ne savent pas se procurer par le travail. L’avidité que ce peuple montre n’est souvent que ridicule ; mais il serait toujours fort dangereux de ne pas la satisfaire. Lorsque M. Richardson eut séjourné quelque temps à Ghat, il porta au fils du sultan des Touaricks de ce pays, le prince Khanouhen, le cadeau que lui doivent tous les étrangers. Parmi les objets qu’il offrit se trouvait un pain de sucre dont la tête avait été cassée. C’était d’ailleurs le seul que le docteur eût en ce moment à sa disposition. Il ne vit pas le prince, qui n’était pas à la ville, mais il fut introduit en présence de sa première femme, Lalla Fatima. La princesse reçut le docteur très poliment, et l’entrevue fut amusante. Le docteur commença par s’excuser de ce qu’il apportait un pain de sucre dont la tête était cassée. En apprenant cette particularité, la dame faillit s’évanouir. « Eh quoi ! s’écria-t-elle, Khanouhen n’est-il pas le vrai sultan ? Mon mari est le maître et le seigneur de tous les Touaricks. Il a la parole prompte et le geste rapide. Tous les étrangers, tous les marchands, tous les chrétiens qui viennent ici entendent ses ordres et s’empressent d’y obéir. Et vous lui apportez un pain de sucre dont la tête est cassée ! Ah ! cela n’est pas bien ! ce n’est pas ainsi qu’on agit, et je tremble pour vous. » M. Richardson fit observer qu’il se trouvait dans l’impuissance de se procurer un pain de sucre entièrement neuf et parfaitement intact. Lalla Fatima se rejeta alors sur autre chose. « Les gants que vous apportez, dit-elle, ne sont pas pour moi. Khanouhen les donnera à son autre femme à la campagne. Il faut en apporter pour moi. » Le docteur l’engagea à partager ceux qu’il offrait. Elle répondit : « Ah ! Khanouhen aime sa femme de la campagne bien mieux que moi. » Et, en disant ces mots, elle se mit à rire, au moment où M. Richardson s’attendait à la voir pleurer. Il ne put se tirer de ses mains qu’après lui avoir promis de lui donner, lorsqu’il reviendrait à Chat, des colliers de verroterie, ainsi qu’un cadenas et une clé.

À quelques jours de là, le docteur assista à une scène de mendicité qui parut au moment de tourner au tragique. Il passait la soirée, selon son habitude, chez un riche marchand de Tripoli qui était venu à Chat pour affaires de commerce. La porte extérieure fut tout à coup violemment ébranlée. Un jeune serviteur arabe cria suivant l’usage du pays : — Qui est là ? et, sans attendre la réponse, il ajouta : — N’ouvrez pas ! — Les marchands de Ghadamès et de Tripoli, quand ils se trouvent à Ghat, ont toujours soin de tenir leur porte fermée le soir, principalement à l’heure du souper : c’est le moment où les Touaricks affamés rôdent comme des loups par la ville, cherchant quelque chose à dévorer. Le tumulte augmenta à la porte du marchand quand la voix du jeune serviteur se fut fait entendre, et les visiteurs réclamèrent l’entrée avec des menaces si terribles, que le marchand, effrayé à bon droit, dit : « Ouvrez. » Une bande de Touaricks s’élança aussitôt dans l’intérieur de la maison. Le premier soin de ces hôtes forcés fut de maltraiter à tour de rôle le malheureux Arabe qui avait parlé le premier pour recommander qu’on tînt la porte fermée. Les fourrageurs cherchaient à souper. Vainement le marchand essaya-t-il de défendre, son repas et celui de ses serviteurs. L’imprudente colère qu’il avait d’abord montrée tomba devant un discours du chef de la bande qui, d’une voix tonnante, lui adressa cette allocution : « La contrée est sûre et paisible, on n’y voit ni voleurs, ni pillards ; vous achetez, vous vendez, vous remplissez vos sacs d’argent, vous allez et vous venez sans être inquiétés. Pour prix de la protection que nous vous accordons, ne pouvez-vous nous laisser apaiser notre faim ? » La résistance eût été une folie. Le souper que le marchand avait fait préparer pour lui et ses serviteurs fut livré à ces convives inattendus. Le cuisinier, en plaçant devant eux le plat de couscoussou, leur dit, non pas : Il pranzo è servito, mais : C’est là notre propre souper et tout ce que nous avons à manger à la maison. — Les Touaricks se jetèrent tous ensemble sur le plat, dont le contenu disparut en quelques minutes.

M. Richardson faillit lui-même être victime de cette mendicité furieuse des Touaricks. Il prenait son repas sur la terrasse de sa maison, lorsqu’il vit entrer deux enfans en guenilles qui crièrent : « A manger ! à manger ! nous voulons manger ! » Le docteur, qui ne les distinguait pas dans l’ombre, s’avança à leur rencontre et s’aperçut, en approchant, que l’un des deux brandissait une lance beaucoup plus grosse que celui qui la portait et faisait mine de vouloir l’en frapper. Il les poussa dehors et ferma la porte. Le lendemain, il rapporta ce singulier incident à un marchand de Ghadamès, et, en même temps, il lui demanda quelle était l’occupation ordinaire des Touaricks. Celui-ci répondit avec indignation : « Mendier, mendier et mendier, telle est leur unique occupation ! Lorsqu’ils se sont procuré de l’argent, ils l’enfouissent, et ils mendient, ils mendient et puis ils mendient encore. »

Après un séjour de près de deux mois dans la ville de Ghat, M. Richardson revint en Europe par le Fezzan. En quittant Tripoli, il avait laissé son noir Saïd aux soins du consul d’Autriche, qui avait promis de le garder à son service ou de lui trouver un autre emploi. Ce nègre était devenu de plus en plus insupportable à mesure que croissait l’indulgence du docteur. Sa principale manie consistait à éclater en sanglots, subitement, sans rime ni raison, quand aucun incident n’était survenu qui fût de nature à déterminer un tel accès. Au sein du calme le plus profond, Saïd poussait tout à coup les gémissemens les plus douloureux. « Qu’est-il arrivé ? » s’écriait M. Richardson éveillé en sursaut. Rien de fâcheux ou d’extraordinaire n’était arrivé, et Saïd ne pouvait donner au docteur que les plus futiles raisons pour expliquer ses gémissemens. Tantôt il pensait à sa femme, mais il lui eût été impossible de désigner laquelle, car ce nègre ébauchait des mariages partout où s’arrêtait M. Richardson, tantôt il se lamentait de n’avoir pas un certificat constatant qu’il était affranchi de l’esclavage. Or, qui aurait pu le lui donner, puisqu’il s’était enfui de chez son maître ? Une autre fois Saïd pleurait parce que les domestiques du gouverneur de Ghadamès étaient mieux habillés que lui. M. Richardson supportait ses lubies avec une patience exemplaire, se bornant à lui tirer l’oreille, comme on fait à un enfant mutin, mais charmant et adoré. Jamais Saïd n’avait pu garder un para dans sa poche ; il donnait son argent au premier venu. Quand M. Richardson partit de Ghadamès pour Ghat, le noir distribua toute la monnaie qu’il possédait. Le docteur lui ayant reproché cet excès de générosité, Saïd lui dit : « A quoi bon garder de l’argent, puisque nous ne devons pas trouver de boutiques sur notre route ? » Quand ce nègre était mélancolique, il faisait part de ses chagrins à tous venans, et, pour exciter davantage leur sympathie, il leur offrait son propre dîner et même celui de son maître ; quand il était joyeux, il aimait à répandre sa gaieté par la ville, et dans ce cas il oubliait tout-à-fait de préparer le repas du voyageur. Celui-ci, en rentrant à l’heure du souper, trouvait le foyer vide, les cendres froides, et la marmite renversée. On ne s’étonnera donc pas si, en quittant l’Afrique, M. Richardson n’a eu de regrets que pour son dromadaire, fidèle et patient animal qui l’avait porté pendant de longues marches, et qui l’avait ramené sain et sauf au port d’embarquement : « Si j’étais poète, dit-il, je lui adresserais des adieux touchans. J’ai vivement recommandé à l’Arabe qui l’a acheté de le traiter avec douceur ; il m’en a fait la promesse, et il s’est engagé à l’employer seulement comme monture. »

Un voyage tel que celui de M. Richardson n’aurait qu’un attrait stérile, s’il ne tendait pas à multiplier les relations entre les peuples et à augmenter le bien-être général. Quand l’Europe cherche à civiliser l’Afrique, elle travaille dans son intérêt propre et pour accroître sa prospérité. La nation européenne qui la première parviendra à s’ouvrir des communications fréquentes et faciles avec l’intérieur de l’Afrique verra s’augmenter considérablement sa richesse et son commerce. L’Angleterre est à la tête d’un mouvement d’exploration qui, d’année en année, devient plus marqué et obtient plus de succès. Elle y apporte l’esprit de suite qui distingue son gouvernement, et qui lui assure dans le monde une position prééminente. La régence tout anglaise de Tripoli est placée comme une tête de pont à l’entrée du désert, et les sujets du royaume britannique apportent continuellement de nouvelles pierres à l’édifice qui doit joindre, à travers le Sahara, les riches contrées du Soudan à la Méditerranée. Depuis long-temps, l’administration britannique entretient des agens dans plusieurs oasis : elle a un consul à Mourzouk ; elle vient d’en nommer un à Ghat. Son influence est donc établie déjà jusqu’à mi-chemin du Soudan, et les Anglais sont certains d’être dans une certaine mesure protégés sur cette route. Rien n’est plus digne des réflexions des hommes d’état dans tout pays que la prévoyance avec laquelle le gouvernement de la Grande-Bretagne prépare de longue main les voies à sa grandeur croissante. Ce gouvernement a les yeux sans cesse fixés sur la carte du monde pour y occuper les positions qui, dans un avenir plus ou moins éloigné, doivent lui donner la prépondérance sur toutes les parties du globe. C’est grace à cette admirable prévoyance que l’Angleterre s’est assuré la possession de Gibraltar à l’entrée de la Méditerranée, et d’Aden à l’issue de la mer Rouge. C’est ainsi qu’elle plante son pavillon à l’embouchure de tous les grands fleuves pour les ouvrir ou les fermer à son gré. En Asie, elle est maîtresse du Gange ; dans l’Amérique du Nord, elle partage le Saint-Laurent ; dans l’Amérique du Sud, elle s’avance par le Rio-Blanco vers l’Amazone ; en Afrique, elle commande l’entrée du Niger. Elle occupe un des rivages du détroit de Torrès, qui unit la mer des Indes à l’Océan Pacifique, et tout récemment elle vient de s’assurer, au moyen d’un traité avec les États-Unis, le passage de l’isthme de Panama.

Aujourd’hui, le commerce entre le Soudan et l’Angleterre par Tripoli est encore peu de chose. Ghat offre cependant un intérêt particulier, qui a déterminé sans doute le docteur Richardson à y faire un long séjour. C’est un marché libre, où se font les échanges des marchandises d’Europe et de celles du Soudan. Le missionnaire anglais y a vu venir des caravanes de Kanou, de Bornoua, de Touat, du Fezzan, de Souf, de Ghadamès, de Tripoli, de Tunis et de la côte septentrionale d’Afrique. Pendant le séjour de M. Richardson à Ghat, le nombre des commerçans avait été d’environ cinq cents, qui avaient employé mille cinquante chameaux pour le transport de leurs marchandises. Ces caravanes apportaient des esclaves, des dents d’éléphant, des cotons indigènes, des plumes d’autruche, des parfums, des noix de gouro, du séné, etc. La valeur de ces exportations sur le marché même de Ghat pouvait s’élever à 900,000 francs, et au double de cette somme sur les marchés d’Europe. En outre, les marchands de l’intérieur avaient fourni une quantité considérable de peaux d’animaux et de cuirs préparés, des cuillers, des bols et autres ustensiles en bois, des sandales, des peignes en bois, des coussins de cuir, des sacs, des bourses, des bouteilles et des outres pour contenir l’eau dans le désert, des armes telles que javelots, lances, dagues, larges épées dont les lames proviennent des manufactures européennes ou de celles des États-Unis. Nous ne parlons pas des objets de consommation, tels que le beurre liquide, un certain fromage très fort, du bœuf coupé en tranches et séché sans sel au soleil, du poivre d’une force extraordinaire, des fruits à coquilles, etc. Quant au coton, qu’on fabrique en grande quantité au Soudan, la teinture en est mauvaise. Les Africains se bornent à couper l’indigo et à le placer dans l’eau avec l’étoffe qu’ils veulent teindre. Ils retirent cette étoffe après un intervalle de temps assez court, ils la font sécher, et ils la glacent avec de la gomme. Les femmes de race blanche qui portent des cotons ainsi préparés ont le bout du nez, les pommettes des joues, le menton et les mains noirs. Du reste, la propreté n’est pas une des qualités des habitans et des habitantes du désert, qui se servent de sable pour faire leurs ablutions.

Quant aux articles d’importation provenant d’Europe, ce sont des étoffes de soie et des draps de qualités inférieures et de couleurs très vives, de petits miroirs, des bracelets en bois peint, des lames d’épée, des aiguilles, du papier, des gants, etc. La monnaie en circulation est principalement espagnole ; pourtant on voit beaucoup de pièces de cinq francs dans les oasis depuis que nous occupons l’Algérie. Un jour M. Richardson demanda à un marchand de Ghadamès pourquoi les musulmans préféraient la monnaie des infidèles à celle qui est frappée au coin du sultan de Constantinople. Cet homme lui répondit ! « Dieu a voulu que les chrétiens apprissent à fabriquer la monnaie, parce qu’elle est maudite, bien qu’on en fasse usage en ce monde. Les musulmans souffrent le contact de cette chose abominable, mais ils ne se souillent pas en la fabriquant. Dans l’autre monde, les musulmans jouiront sans argent de toutes les félicites possibles ; mais les chrétiens auront un ruisseau d’argent et d’or fondus et bouillans qui leur sera versé continuellement dans la gorge, et qui fera leur tourment pour l’éternité. »

Le docteur Richardson n’a pas voulu jouir long-temps du repos auquel il avait droit après une exploration si fatigante ; il est reparti pour le désert avec cette ardeur patriotique qui fait braver aux Anglais tant de privations et tant de périls, en pleine paix, pour la grandeur et la prospérité de la Grande-Bretagne. . Nous serions toutefois injuste envers notre pays si, en rendant hommage au dévouement d’un voyageur étranger, nous ne signalions pas les efforts courageux de plusieurs de nos compatriotes qui, dans le cours des dernières années, ont essayé de porter le drapeau de la civilisation dans l’intérieur de l’Afrique. Les principaux sont MM. Auguste Bouet, lieutenant de vaisseau ; Raffenel, commissaire de la marine ; Hecquart, lieutenant de spahis ; Léopold Panet, du Sénégal. Ces voyageurs ont montré tous un zèle pareil, quoique leurs tentatives aient eu des résultats différens. On doit les découvertes les plus intéressantes à M. Auguste Bouet, frère du capitaine de vaisseau qui a porté long-temps avec une très grande habileté et beaucoup de succès le pavillon français sur la côte d’Afrique. En fait de dévouemens individuels, la France n’est laissée en arrière par aucune nation du globe. Le gouvernement, de son côté, n’a cessé d’encourager, dans les limites d’un budget fort restreint, les entreprises sérieuses des voyageurs qui offrent les garanties nécessaires d’instruction et de fermeté ; mais ce qui manque à nos explorations, c’est la popularité, c’est cette faveur de l’opinion publique qui est le mobile et la récompense du courage. Ce qui soutient l’énergie des voyageurs anglais au milieu des périls incessans de longues explorations, c’est la pensée que leur pays a les yeux fixés sur leur noble entreprise et qu’il y prend un vif intérêt. L’explorateur français n’a pas l’appui de sympathies aussi ardentes, aussi générales ; il n’est consolé des privations et des souffrances que par le sentiment du devoir accompli.

L’indifférence de nos compatriotes pour tout ce qui sort du cercle ordinaire de leurs relations commerciales est un fait malheureux, mais incontestable. Comment expliquer cette indifférence, surtout quand il s’agit de l’Afrique ? N’avons-nous pas un grand empire à fonder au nord de ce continent ? A l’ouest, n’avons-nous pas des établissemens où le commerce naissant n’a besoin que d’une impulsion un peu généreuse pour prendre des développemens considérables ? Sur la côte orientale, les populations africaines semblent aussi faire appel à. notre activité. Cependant l’esprit d’entreprise manque à notre commerce ; il n’aime à rien hasarder, et ses spéculations, faites le plus possible à coup sûr, sont généralement mesquines. Proposez à une maison de commerce une opération nouvelle, dans un pays non encore exploité, et vous la verrez, pleine d’effroi, refuser de se lancer dans ce qu’elle appellera une aventure. Cependant, si vous n’aventurez rien, comment voulez-vous n’être pas primés par ceux qui savent aventurer quelque chose à propos ? Ce sont les aventures heureuses et sagement calculées qui donnent de grands bénéfices, qui ouvrent des débouchés nouveaux ; l’aventure, c’est l’air nécessaire au commerce pour qu’il prenne un puissant essor. Combien il y a loin d’ailleurs de d’esprit d’aventure dont notre commerce s’effraie si facilement à l’extrême timidité, à la triste routine qui nous distinguent ! On ne saurait s’imaginer l’étonnement et l’embarras de notre industrie, quand on veut la tirer du sillon où elle marche opiniâtrement. Pourquoi nos armateurs, qui trafiquent sur la côte d’Afrique, sont-ils obligés si souvent d’acheter leurs marchandises de troc à l’étranger, en Angleterre, par exemple ? C’est que nos fabricans ne savent pas sortir de leurs habitudes pour former des chargemens qui conviennent aux populations africaines.

Dans la situation où se trouve placée la France, alors que l’état a dépensé des milliards en Afrique et qu’il y verse chaque année des centaines de millions, comment l’industrie privée ne se sent-elle pas disposée à quitter son ornière et à entrer dans la route nouvelle que la pacification de l’Algérie et l’établissement de notre souveraineté sur le vaste espace compris entre la Méditerranée et le sommet des monts Atlas ouvrent devant elle ? Comment se fait-il que l’Angleterre, qui ne possède pas un pouce de terre sur la côte septentrionale d’Afrique, nous précède quand il s’agit de pénétrer, par cette voie même, au centre du continent africain et d’y nouer des relations commerciales ? C’est que le commerce français n’a pas l’habitude, comme le commerce de la Grande-Bretagne, de compter sur lui-même : il demande tout au gouvernement, même ce que celui-ci ne peut donner, c’est-à-dire la résolution et l’initiative. Un courant régulier d’échanges est établi entre le Soudan et l’Algérie par des caravanes. La France pourrait s’emparer de ce commerce, qui fructifierait et qui prendrait des accroissemens inouis, s’il était exploité avec l’intelligence et l’activité européennes : rien n’a été fait cependant pour atteindre ce but. Il est vrai que les routes du désert sont pénibles, dangereuses ; l’Algérie même recèle encore des bandits ; les transactions avec les Arabes ne sont ni commodes ni sûres. Si c’est là réellement ce qui arrête notre commerce, s’il n’ose rien entreprendre en Afrique avant que le désert soit sillonné par des brigades de gendarmerie, traversé par de bonnes routes et parsemé d’auberges et de relais de poste, soit : qu’il attende cette transformation réservée peut-être à un autre âge ; mais qu’il ne s’étonne pas d’être partout devancé par des rivaux plus heureux, parce qu’ils savent être plus entreprenans.


PAUL MERRUAU.

  1. Containing : A Narrative of personal aventures, during a tour of nine months through the desert, among the Touaricks and other tribes of Saharan people.
  2. Le mahboub vaut environ 5 francs de notre monnaie.