Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits/04

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Un Voyage autour du Japon, souvenirs et récits
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 898-921).
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UN
VOYAGE AUTOUR DU JAPON
SOUVENIRS ET RECITS

IV.
LES ENVIRONS DE YOKOHAMA ET LA MER-INTERIEURE.


I

Avant de quitter Yokohama, dernière station de mon voyage autour du Japon, il me restait à visiter Kanasava, bourgade de pêcheurs renommée par sa situation pittoresque, Kamakoura, la ville des temples, le Dal-bouts> colossale statue en bronze d’un bouddha, et Inosima, l’île sainte que la légende japonaise a peuplée de génies bienfaisans. — Kanasava, à 15 kilomètres de Yokohama, se trouve au sud de cette ville, sur les bords d’un petit havre, dont les eaux basses ne permettent pas l’approche des navires européens, mais qui abrite des centaines de bateaux de pêche; sur les cartes marines anglaises, ce havre a été désigné sous le nom de Goldsborough inlet. — Inosima est située à 15 kilomètres par le sud-ouest de Kanasava, dans la partie orientale de la grande baie formée par les presqu’îles d’Idsou et de Sagami. C’est une lie de formation volcanique, que les marées, en la rattachant à la grande île de Nippon au moyen d’une étroite langue de terres basses et sablonneuses, ont, dans le cours des siècles, transformée en presqu’île. Vue à une faible distance du rivage, elle conserve cependant encore toutes les apparences d’une île. — La ville de Kamakoura, sur la presqu’île de Sagami, est entre Kanasava et Inosima, à 22 kilomètres de Yokohama et à 7 d’Inosima. Quant au Daï-bouts, ce monument se rencontre dans le proche voisinage de Kamakoura, sur la route qui de cette ville conduit à Inosima.

La plupart des résidens de Yokohama avaient visité les différens endroits que je viens de nommer, et tous m’avaient parlé de cette excursion comme de la plus agréable et de la plus intéressante qui puisse être entreprise dans les environs de Yokohama. L’itinéraire en était en quelque sorte tracé d’avance : on m’avait conseillé de me rendre par mer à Kanasava, d’y passer la nuit, et le lendemain de monter de bonne heure à cheval pour visiter, dans le courant de la journée, Kamakoura, le Daï-bouts et Inosima. En me conformant à ces instructions, je devais avant la nuit être de retour à Kanasava, et pouvais, si le vent était favorable, revenir le même soir à Yokohama; en cas de vents contraires, il ne me resterait qu’à passer une seconde nuit dans l’auberge de Kanasava, et j’aurais alors, après avoir donné à ma monture un repos suffisant, la journée entière pour me rendre par voie de terre de Kanasava à Yokohama. Cette manière de faire la promenade d’Inosima est celle qu’adoptent la plupart des étrangers. Ils partent d’ordinaire quatre ou cinq ensemble, emportent des provisions de bouche, et forment avec leur suite, palefreniers, domestiques, bateliers et cuisiniers, une caravane assez nombreuse dont le passage cause toujours une certaine émotion parmi la population indigène. J’avais l’intention de suivre leur exemple, et je m’étais entendu avec plusieurs de mes amis pour voyager de compagnie; mais le temps ne nous avait point été propice : une première fois un coup de vent nous avait surpris dans la baie de Mississipi, qu’il faut traverser pour aborder à Kanasava, et nous avait forcés de rebrousser chemin ; une autre fois une pluie battante nous avait retenus au logis au moment d’entreprendre le tour d’Inosima. Je dus à un coup du hasard de faire cette charmante excursion seul et dans des circonstances dont j’ai gardé le plus agréable souvenir.

Par une belle et fraîche soirée qui avait suivi une brûlante journée d’été, je traversais à cheval les vertes et vastes plaines qui s’étendent à l’ouest de Yokohama, entre la mer et une longue chaîne de hauteurs boisées. Les chemins étaient en bon état, et le poney que je montais, animal vigoureux et vif, comme on en voit beaucoup au Japon, me portait rapidement à travers la campagne. Devant moi courait mon betto, jeune homme de vingt ans, rasant le sol de ses pieds agiles et poussant de temps à autre un cri particulier destiné à éveiller l’attention du cheval, lorsqu’il s’agissait de franchir un petit ruisseau ou d’éviter de grosses pierres qui çà et là jonchaient le milieu du chemin. Il s’était successivement dépouillé de presque tous ses habits, qu’il avait attachés derrière la selle du cheval, et il montrait à nu ses membres nerveux, secs, bien proportionnés et bizarrement tatoués. On voyage vite à cheval quand on n’a pas de compagnon : en peu de temps, j’eus traversé plusieurs vallons, gravi deux ou trois montées, et j’étais à une bonne distance de Yokohama, lorsque mon betto s’arrêta devant une maison de thé en s’informant si je ne voulais pas prendre un instant de repos. Je le vis haletant, baigné de sueur; il n’était pas difficile de comprendre qu’il était fatigué. Je mis pied à terre, et, m’asseyant sous la galerie ouverte (verandah) qui entourait la maisonnette, je demandai du thé et du tabac, qu’une vieille femme proprement vêtue s’empressa de m’apporter.

De l’endroit assez élevé où cette première course m’avait conduit, je voyais s’étendre autour de moi la campagne japonaise, si pittoresque, si luxuriante, d’un aspect si paisible, et si parfaitement belle que tous les paysages que j’ai pu voir s’effacent lorsque je veux les comparer à elle. A mes pieds s’ouvrait une large vallée flanquée de collines couvertes d’arbres magnifiques; un peu plus loin, d’autres collines s’échelonnaient de terrasse en terrasse, et finissaient par former à l’horizon l’imposante chaîne de Hankoni, au milieu de laquelle se détachait le pic de Fousiyama, sous la magique lumière du soleil couchant. De l’autre côté de la vallée, j’avais vue sur la mer : elle était calme comme un lac des montagnes, et ses longues vagues, empruntant au ciel du soir des reflets de pourpre et d’orangé, semblaient d’or et de feu. Dans cet endroit, une passe longue et resserrée pénètre assez avant dans les terres, et réunit à la mer un petit lac. De nombreuses embarcations de pêche le sillonnaient; sur les bords, j’apercevais un assez grand village.

Mon betto, amateur des beautés de la nature, comme tous ses compatriotes, se fit de lui-même mon cicérone. « Voici, en vérité, dit-il, le plus bel endroit qui soit aux environs de Yokohama! Vous pouvez voir Fousiyama et la mer, et là-bas, à vos pieds, ce village blanc baigné par les eaux du lac, c’est Kanasava; il appartient au vieux daïmio de Fossokawa. » Depuis longtemps, j’avais formé le projet de visiter ce village, et m’en voyant si près, je résolus aussitôt de m’y rendre; mais le jour touchait à sa fin, et si j’étais descendu jusqu’à Kanasava, je n’aurais pu rentrer à Yokohama qu’assez tard dans la nuit. Afin d’ôter tout motif d’inquiétude à mon hôte et de me promener tout à mon aise, je demandai au betto si, moyennant une récompense de 2 itzibous (5 francs), il voulait porter une lettre à Yokohama et me transmettre la réponse à Kanasava avant minuit. Il s’agissait d’une course de 25 kilom., et le betto venait de fournir une traite assez longue; mais c’est un énergique aiguillon que l’appât de 2 itzibous pour un pauvre diable qui n’en gagne que 10 par mois, et la longueur de la route n’avait pas au reste de quoi enrayer un homme aussi rompu que lui aux marches forcées. Le betto accepta mon offre avec empressement, et aussitôt que je lui eus remis un billet à l’adresse de mon hôte, et où j’expliquais le motif de mon absence, en le priant de m’envoyer de l’argent et un revolver, je vis mon guide s’éloigner au pas de course. Je restai encore un peu de temps dans la maison de thé, puis, passant à mon bras la bride du cheval, je descendis à pied la colline où je m’étais arrêté. Je rencontrai plusieurs Japonais, qui, me voyant cheminer de la sorte, me regardèrent passer avec quelque étonnement; mais aucun d’eux ne manqua de me saluer avec cette respectueuse bienveillance qu’à cette époque même (1862) on avait encore l’habitude de témoigner aux to-djins (hommes de l’Occident).

Au pied de la colline, il y avait une vaste rizière que je traversai au trot, et bientôt j’entrai dans le village de Kanasava. Mon apparition causa une sorte d’émeute, bien qu’un assez grand nombre d’étrangers aient déjà visité cet endroit. Hommes et femmes accoururent sur le seuil des portes pour assister à mon passage, et une foule d’enfans se précipitèrent derrière moi, et m’escortèrent de leurs bruyantes et joyeuses clameurs jusqu’à l’auberge que le betto m’avait désignée comme la meilleure du pays. Je ne puis pas dire qu’on m’y ait accueilli à bras ouverts; bien au contraire mon arrivée causa un embarras visible à l’hôtesse, qui vint à ma rencontre et me pria en termes polis, mais très clairs, de chercher un gîte ailleurs, prétendant qu’elle n’avait aucune chambre de libre et qu’il lui était impossible de me loger, ni moi ni ma bête. Cette réception ne me surprit pas : je savais par expérience qu’il fallait en attribuer l’apparente rigueur non à la malveillance, mais à l’espèce de terreur qu’inspire un gouvernement soupçonneux, qui, là comme partout ailleurs, s’efforce d’empêcher tout commerce entre les étrangers et les indigènes. Aussi, ne me laissant point rebuter, je mis pied à terre, conduisis moi-même mon cheval à l’écurie, et m’installai ensuite dans la salle commune, située au rez-de-chaussée de l’hôtellerie, et où s’étaient réunis bon nombre de curieux inoffensifs, puis je demandai à boire et à manger; mais la maîtresse de la maison, accompagnée de plusieurs autres personnes, revint alors me prier très humblement de vouloir bien quitter l’auberge. Elle s’exposait à être punie, disait-elle, si elle consentait à recevoir un étranger sans la permission des autorités du village. Je lui répondis que mon cheval était trop fatigué pour me ramener sur-le-champ à Yokohama, que d’ailleurs la nuit était proche, et que je ne me souciais pas de faire dans l’obscurité une aussi longue course pour rentrer à Yokohama. Je lui conseillai donc de prévenir les autorités et de faire appeler un staban ou yakounine (sergent de ville, officier), avec lequel je saurais bien m’entendre. Un homme fut expédié, et quelques minutes après, je le vis revenir, marchant à grands pas et accompagné de deux officiers à l’air grave et important. Ils m’abordèrent poliment; l’un d’eux tira un carnet de sa ceinture, et, prenant note de tout ce que je disais, il se mit à me demander mon nom, mon état, ma nationalité, d’où je venais et où j’allais. J’aurais pu laisser toutes ces questions sans réponse, puisque je n’étais point sorti des limites territoriales en dedans desquelles les étrangers ont le droit, d’après les traités, de circuler librement; mais discuter un point de droit avec un agent subalterne au service d’un des mille petits tyrans qui fourmillent au Japon ne m’aurait conduit à rien, et je subis de bonne grâce l’interminable interrogatoire de mon interlocuteur, qui agit en cette circonstance avec autant de solennité que si les plus graves intérêts eussent été en jeu. Lorsqu’il eut épuisé toutes ses questions, je lui en adressai de mon côté quelques-unes dont la solution me touchait davantage. Je lui demandai s’il était enfin permis à l’aubergiste de pourvoir à mes besoins, de me donner pour de l’argent un repas et une chambre, et d’avoir la conscience en repos sur les conséquences d’un acte si peu illégal. Le staban fit encore quelques difficultés. La cuisine japonaise ne convenait pas au goût des étrangers, il n’y avait point de lit dans les chambres, et je ne voudrais pas coucher sur des nattes. Il était de toutes façons plus convenable, selon lui, de m’en retourner d’où j’étais venu. La soirée était belle et calme. Il se chargeait de me procurer un canot qui me reconduirait sain et sauf à Yokohama, et en outre il s’engageait à m’y envoyer mon cheval dès le lendemain à la pointe du jour. Décidé à ne pas faire de concession à ce sujet, je menaçai de porter mes plaintes au gouverneur de Yokohama, si on cherchait à m’entraver dans ce que j’avais l’intention et le droit de faire! La discussion n’alla pas plus loin, et le staban et son acolyte se retirèrent pour aller faire leur rapport au magistrat du lieu. Je n’entendis plus parler d’eux, et je présume qu’il fut convenu dans le conseil d’état de Kanasava qu’il fallait me laisser en paix.

J’ai insisté un peu sur les détails de cette scène, parce qu’on en voit sans cesse de pareilles se renouveler au Japon, et qu’elle montre par certains côtés la nature de nos rapports avec la population japonaise. Cette population est placée sous la tutelle d’un gouvernement despotique, et n’ose faire un seul pas sans quêter l’agrément de ses maîtres. Ceux-ci, pour des raisons qui nous ont paru mériter une étude spéciale[1], sont hostiles aux étrangers, et se plaisent à les représenter comme des êtres dangereux et barbares. Ils appréhendent par-dessus tout de voir diminuer le respect dont le bas peuple les entoure, en autorisant la libre circulation d’hommes qu’ils savent fort peu enclins à leur prodiguer des marques de déférence, et ils s’opposent, pour ce motif, de toutes leurs forces à l’établissement de relations intimes et amicales entre Japonais et Européens. Aussi, au-delà des murs de Yokohama et de Nagasacki, et souvent même dans l’intérieur de ces villes, où les étrangers ont plein droit de cité, un Européen ne peut guère aborder un japonais sans voir bientôt apparaître à ses côtés l’inévitable yakounine, qu’il faut supporter comme intermédiaire dans les transactions les plus mesquines, et dont la tâche semble consister à rendre les relations aussi difficiles que possible. Les plaintes répétées de nos ministres n’ont rien changé à cela. On s’est contenté de leur répondre qu’on agissait ainsi par mesure de précaution et dans l’unique intérêt des étrangers, et puisqu’on rendait le gouvernement japonais responsable de leur sécurité, celui-ci n’excédait pas la limite de son droit en les entourant d’une surveillance qu’il jugeait nécessaire. Ce fâcheux état de choses ne cessera d’exister que lorsque le taïkoun aura enfin compris que ses nouveaux alliés sont aussi ses amis naturels, et qu’il doit s’efforcer de gagner leurs sympathies, afin de pouvoir les opposer efficacement aux prétentions du mikado et des daïmios, qui, pour des raisons plus ou moins spécieuses, accusent le gouvernement de Yédo d’avoir violé la constitution du Japon en concluant des traités avec les nations occidentales.

Ma craintive hôtesse de Kanasava, dès que sa responsabilité eut été mise à couvert par l’intervention d’un agent de l’autorité, changea de ton envers moi. Elle ordonna qu’on s’occupât de mon cheval, me conduisit dans une petite chambre bien propre, et me fit servir un repas à la japonaise, composé d’une soupe au poisson, de poissons bouillis et crus, de riz, de sucreries et de fruits, le tout arrosé, à mon choix, de sakki et de thé. La cuisine japonaise est très variée et tout à fait celle d’un peuple civilisé. J’insiste là-dessus, parce que j’ai remarqué que la question : Que mange-t-on au Japon? est une de celles qu’on m’a le plus souvent adressées. La réponse est bien simple : les Européens mangent là-bas ce qu’ils ont coutume de manger chez eux, c’est-à-dire du bœuf, du mouton, de la volaille, du gibier, du poisson, des légumes. La seule particularité d’un repas européen pris au Japon, c’est que le riz au curry, plat favori de tous les colons, y figure invariablement, qu’il s’agisse d’un dîner de cérémonie ou d’un repas ordinaire. Quant à la cuisine du pays proprement dite, elle a des traits essentiels qui la distinguent de la nôtre. D’abord la viande de boucherie y fait absolument défaut; le règne animal n’y est représenté que par la volaille et le poisson. Les pauvres gens ne consomment que du riz et des légumes; ils relèvent cette nourriture, un peu fade en l’assaisonnant avec force raifort et piment. Parmi les gens plus aisés, on accompagne le riz de poisson cru et bouilli, d’œufs durs, de fruits, tels que pommes, poires, raisins, oranges, et de sucreries. Ce n’est que dans les grands galas que j’ai vu servir à table des soupes au poulet et des fricassées de volaille; mais chez les riches comme chez les pauvres le riz forme la base de l’alimentation, et tient lieu tout à la fois de pain et de viande. La boisson ordinaire et universelle est le thé. On boit aussi, mais par exception, du sakki (eau-de-vie de riz) et du vin doux d’Osaka, dont l’agréable saveur rappelle de loin celle du vin de Tokai; cependant l’occasion de prendre de ces boissons n’est pas rare, attendu que le Japonais, l’homme le plus sociable du monde, accepte très volontiers une invitation à dîner, et qu’il aime à rassembler des amis à sa table. Dans cette circonstance, le sakki chaud ou froid remplace le thé, surtout vers la fin du repas, quoiqu’on ne s’abstienne jamais de cette dernière boisson. En général, les Japonais, comme tous les habitans de l’extrême Orient d’ailleurs, Chinois, Indiens, Malais, Annamites, sont très sobres, et je n’en ai pas vu un seul se livrer à des excès de table jusqu’à en perdre la raison. Un bon cuisinier japonais possède aussi bien qu’un Vatel l’art de préparer des mets qui plaisent aux yeux, et même dans les classes infimes de la société on s’efforce de servir les repas d’une manière appétissante. La malpropreté y est à ce point inconnue que je n’ai jamais eu aucune plainte à faire ou à entendre à ce sujet. Aussi ce fut de fort bon appétit et sans la moindre répugnance que je fis honneur au repas qui me fut servi à l’auberge de Kanasava.

Le soleil s’était couché, la nuit paisible, belle et sereine, couvrait le lac et les. collines environnantes, la mer et les montagnes que j’avais aperçues à l’horizon. Les nuits japonaises sont d’une grande beauté. L’atmosphère est d’une transparence tellement remarquable que les météorologistes qui ont visité le Japon y ont vu un phénomène tout particulier dont ils se sont efforcés de découvrir les causes. Les voyageurs, sans partager ces savantes préoccupations, sont unanimes à vanter le charme indicible qu’ils ont éprouvé sous le ciel étoile de « l’empire du soleil naissant. »

J’avais pris place sous la verandah, et prêtant une oreille distraite à la conversation des hôtes de l’auberge, qui, groupés sur le seuil de la maison, s’abandonnaient au passe-temps favori des Japonais, fumer en buvant du thé, — je suivais du regard une pêche aux flambeaux qui avait lieu sur le lac, à une faible distance de l’endroit où je me trouvais. C’était un spectacle fantastique et dont l’image s’est fixée dans ma mémoire. Il y avait là cinq ou six bateaux, chacun monté par une demi-douzaine d’hommes; une dizaine d’entre eux étaient armés de torches qui brûlaient d’un feu rougeâtre et qui répandaient une épaisse fumée dont l’odeur résineuse arrivait jusqu’à moi. A cette lueur incertaine, réfléchie dans l’eau qui la brisait en la faisant miroiter sur ces courtes vagues ridées par une faible brise, je vis se mouvoir, silencieuses comme des ombres, des formes humaines qui se baissaient, se relevaient, et semblaient se livrer à un labeur étrange et mystérieux. De l’autre côté du lac, j’aperçus une maison dont le premier étage était illuminé par un grand nombre de lanternes. Bientôt je distinguai les sons perçans que les Japonais tirent du sumpsin en frappant d’un morceau d’ivoire les cordes de. soie de cette espèce de guitare et les notes plus douces produites par l’instrument appelé kholo (harpe à treize cordes). Des voix d’hommes et de femmes qui se mêlaient de temps en temps à cette musique complétaient le concert. On célébrait évidemment une fête dans cette maison, et, me fiant aux mœurs hospitalières des Japonais, je résolus de voir de plus près ce qui s’y passait.

La maîtresse de l’auberge ouvrit de grands yeux étonnés lorsque je lui demandai de me faire conduire à la maison éclairée, que je désignai du geste; pourtant elle ne s’opposa pas à mon dessein et appela un petit garçon qui, tel que la nature l’avait fait, sans vêtement aucun, sortit d’un coin de la chambre où il avait dormi sous une épaisse couverture. Il se frotta les yeux sans parvenir à en chasser le sommeil, passa sa petite robe qui, grande ouverte par-devant et tombant jusqu’aux genoux, ne lui couvrait que le dos, prit la lanterne, et marcha devant moi d’un pas mal assuré et en suivant plutôt l’impulsion de ma main que l’accent de ma voix. C’était un véritable somnambule. En entrant dans la maison, où, dans une salle du rez-de-chaussée, quelques Japonais se tenaient accroupis autour d’un brasero, l’enfant se réveilla pour quelques instans, éteignit, en poussant un gros soupir, la lanterne qu’il portait à la main, et se laissa tomber dans un coin; il avait de nouveau fermé les yeux avant que j’eusse eu le temps de souhaiter le bonsoir à mes nouveaux hôtes. Ceux-ci parurent fort surpris d’abord et même inquiets de ma visite inattendue; mais, lorsque je leur eus expliqué que j’étais venu de l’autre côté du lac afin d’entendre de plus près la musique qui se faisait chez eux, ils se mirent à sourire et me souhaitèrent la bienvenue ; l’un d’eux, un domestique, se leva pour annoncer mon arrivée à ses maîtres, il revint presque aussitôt et me pria de le suivre. Je gravis un escalier étroit et roide et parvins ainsi au premier étage de la maison.

Dans une grande chambre éclairée par des lanternes en papier et quelques mauvaises chandelles, je vis une joyeuse compagnie de Japonais ; elle se composait de quatre hommes, de leurs femmes, de deux enfans et de quatre chanteuses : ces dernières étaient placées dans un angle de la chambre, tandis qu’au milieu les autres se tenaient accroupis autour de plusieurs plateaux chargés des débris d’un repas. Les figures animées des convives, leurs yeux brillans et l’absence de tout embarras et de toute crainte en me voyant entrer, me firent comprendre que je les surprenais au milieu d’une de ces petites fêtes de famille si fréquentes chez les Japonais. Un homme d’un certain âge, probablement le chef de la maison, se leva et me souhaita fort poliment la bienvenue ; les autres m’invitèrent par gestes à prendre place parmi eux : les femmes et les enfans me regardaient avec une curiosité naïve. Je tâchai d’expliquer l’objet de ma visite, et j’eus quelque peine à me faire entendre ; mais j’en eus bien davantage encore pour saisir le sens de ce qu’on me répondit. Mes hôtes n’avaient jamais échangé une parole avec un Européen, et le langage qu’à Yokohama j’avais la prétention de donner pour du japonais ne semblait pas avoir droit de cité dans tout l’empire. En général, le japonais que parlent la plupart des étrangers diffère essentiellement de la langue pure et choisie des indigènes. Aussi ai-je remarqué souvent que, pour converser avec des marchands venus de l’intérieur, les commerçans de Yokohama se servaient de leurs domestiques comme interprètes. Cependant la difficulté que nous eûmes à échanger quelques phrases ne refroidit pas l’excellent accueil qui me fut fait, et que les Européens trouvent toujours au Japon lorsqu’il n’y a pas de motif particulier de les éviter ou de les craindre. On m’offrit du thé, du riz, des fruits, du sakki, et l’on s’amusa beaucoup de la maladresse que je mis à me servir des deux petits bâtons qui remplacent le couteau et la fourchette. Je restai plus d’une heure en compagnie de ces braves gens, et ils m’auraient retenu longtemps encore, si je n’avais prétexté la fatigue du voyage et la nécessité où j’étais de me lever de grand matin. Les hommes m’accompagnèrent jusqu’au seuil de la porte ; l’un d’eux insista même pour me reconduire jusqu’à l’auberge où je devais passer la nuit, et il ne se retira qu’après m’y avoir vu entrer sain et sauf.

Les souvenirs que m’a laissés l’hospitalité japonaise n’étonneront aucun des Occidentaux qui ont vécu à Yokohama ou à Nagasacki, et plusieurs d'entre eux y ont reçu un accueil semblable. Le peuple au Japon aime en effet les étrangers; il ne nie point leur supériorité, et semble instinctivement reconnaître en eux des libérateurs, destinés à briser le joug que fait peser sur lui l'aristocratie féodale. Les relations entre commerçans japonais et européens ont été généralement agréables, et n'ont eu d'autres inconvéniens que les péripéties communes à toute transaction commerciale. Nous avons rencontré la malveillance, l'opposition systématique seulement dans la classe noble, qui prévoit clairement, avec l'introduction de l'élément étranger, une révolution tout à l'avantage de la démocratie, et qui, en résistant de toutes ses forces au mouvement où elle se sent entraînée, reste, pour ainsi dire, dans le cas de légitime défense. Son opposition ne cessera définitivement que le jour où le parti libéral sera sorti victorieux de la lutte qui divise aujourd'hui l'empire en deux factions hostiles.


II

Après quelques heures d'un bon sommeil sur les belles nattes qui composaient mon lit dans l'auberge de Kanasava, je fus réveillé à la pointe du jour par mon betto, qui, sans témoigner la moindre lassitude de la course supplémentaire de la veille, me remit le revolver et l'argent que je l'avais envoyé chercher à Yokohama. Je me levai aussitôt, et à la suite d'un déjeuner à la japonaise, composé de riz et de thé, je me mis en route par le beau chemin qui mène à Kamakoura. Le temps était magnifique. Donnant les rênes de mon cheval au betto, je traversai lentement à pied le joli village de Kanasava. Je passai, devant un vieux temple entouré de figuiers des pagodes, dont les puissantes branches descendent jusqu'à terre et reprennent racine, formant ainsi un véritable édifice de verdure. Après avoir franchi la colline sur laquelle est bâti le palais du prince de Kanasava et traversé un village dont les maisons bordent un ruisseau qui va se jeter à peu de distance dans la mer, je débouchai au milieu d'une grande plaine, terminée par une longue ligne de hauteurs boisées. A l'entrée de la plaine se trouve un cimetière; un convoi funèbre qui s'y rendait défila devant moi; en tête, deux prêtres récitaient des prières; puis venait le cercueil, en forme de boîte carrée, et porté sur un brancard par quatre hommes; derrière, suivaient les parens et les amis du défunt, tous habillés de blanc, couleur du deuil en Japon comme en Chine. Le cérémonial des enterremens tel qu'il est observé par certaines sectes bouddhistes et sintistes est simple et touchant. Le cercueil, orné de fleurs, est porté au temple et placé devant l'autel. Les prêtres récitent des prières et entonnent des chants funèbres; puis à un moment donné un des assistans sort du temple et rend la liberté à un pigeon blanc qu'il avait tenu enfermé dans une petite cage. Cet acte symbolique terminé, tout le monde quitte l'église. Le cercueil est placé sur un brancard et porté au cimetière. Il est d'usage de marcher alors à grands pas, sans parler ni pleurer. Ces convois blancs, passant vite et en silence, ont quelque chose de singulièrement lugubre et laissent dans l'âme une vive impression de tristesse et de douleur. Je dois remarquer cependant qu'en général les Japonais entourent la mort de moins de regrets que ne le font les peuples chrétiens.

Sur le haut des collines, à l'extrémité de la plaine, je m'arrêtai quelques instans dans une maison de thé, où je fus servi par une vieille bonne femme qui me vendit et m'expliqua le plan de la cité sainte de Kamakoura. Les maisons de thé sont, comme je l'ai déjà fait observer, extrêmement nombreuses dans toutes les parties du Japon. Le choix des sites où on les construit d'ordinaire caractérise bien un goût généralement répandu chez les Japonais : le sentiment des beautés de la nature. Chez aucun autre peuple, je ne l'ai vu développé à ce point. Dans tous les lieux accessibles d'où l'œil peut embrasser un paysage attrayant, une maison de thé invite les passans à s'arrêter pour jouir un instant du spectacle qui se déploie devant eux. Sur les routes fréquentées, l’établissement devient une grande auberge où une vingtaine de jeunes filles alertes font le service des nombreux voyageurs. Dans les lieux plus écartés, c'est tout simplement une maison en miniature, bâtie en bois et en papier et couverte d'un toit en chaume; une famille, composée du père, de la mère et d'une nichée d'enfans, gagne là sa vie, Dieu sait comment. Jusque dans les endroits qui paraissent tout à fait abandonnés, et où les caprices de la fantaisie conduisent le promeneur par des sentiers couverts d'une herbe épaisse qui semble n'être jamais foulée, sur le bord des ruisseaux, près des lacs et des cascades que l'on rencontre fréquemment, sont disposés de gracieux bosquets, quelquefois vides, mais le plus souvent habités par une vieille femme qui a établi sur un banc son modeste ménage ambulant : quelques tasses, des théières et un chibats ou brasero. Pour un szeni, c'est-à-dire pour la centième partie d'une pièce de monnaie qui ne vaut pas quatre sous, le voyageur japonais reçoit en échange une tasse de thé et une petite coupe de riz; il ne s'éloigne pas avant d'avoir fumé quelques pipes pendant qu'il jouit silencieusement du spectacle qu'il a sous les yeux.

En descendant des collines au sommet desquelles je m'étais reposé, on traverse une nouvelle plaine dont les beaux arbres, les champs bien cultivés, les nombreux villages, les fermes et les temples forment un tableau d'une grande richesse et d'une agréable variété. Au bout de cette plaine se trouve la ville de Kamakoura, célèbre dans les anciennes annales du Japon. Au XIIe siècle, elle servait de résidence à Yoritomo, général fameux par ses exploits et son ambition, et qui contribua beaucoup à faire passer le gouvernement du pays des mains du mikado entre celles des chiogouns ou taïkouns. A la suite d'une grande bataille livrée dans le voisinage de Kamakoura, cette ville fut presque entièrement détruite; cependant elle a conservé de magnifiques vestiges de son antique splendeur. Les rues y sont aussi larges que les plus belles de Yédo; les ponts, construits en pierre, ont résisté au temps et à l'abandon; le vaste parc qui environne les temples est le plus beau que j'aie vu au Japon. Une longue allée, bordée de chaque côté par un double rang d'arbres centenaires, conduit jusqu'à l'entrée du bocage sacré. Avant d'y pénétrer, le pèlerin passe sous plusieurs portails en granit qui, dans leur simplicité nue, sont d'une beauté imposante. Un fossé large et profond protège les approches du parc; sur l'eau qui l'alimente s'étalent les feuilles et les fleurs du lotus et du nénufar. On passe ce fossé sur deux ponts, l'un en pierre de taille, l'autre en bois verni de couleur rouge. Au-delà des ponts une place vide, de médiocre étendue, précède un vaste édifice défendu par des portes massives couvertes de plaques en cuivre: c'est la principale entrée du parc. Une douzaine de moines, ayant cet air stupide et insolent que donne un pouvoir incontesté et immérité, y montent la garde et examinent ceux qui entrent ou qui sortent. De cet endroit on embrasse d'un coup d'œil les principaux édifices du monastère de Kamakoura : à droite et à gauche s'élèvent deux temples antiques; en face, un magnifique escalier en pierre mène à une plate-forme qui sert d'assise à trois autres temples; celui du milieu, le plus grand et le plus beau, est la sainte et vénérée mia de Kamakoura. Le parc renferme encore beaucoup d'autres édifices de ce genre, bien bâtis, richement ornés et parfaitement entretenus, une belle pagode et plusieurs corps de logis qui servent d'habitations aux moines et aux nonnes de la communauté.

Il ne me fut pas permis de visiter l'intérieur de ces divers édifices. A peine avais-je mis le pied sous la porte d'entrée du parc qu'il se fit dans toute l'enceinte un mouvement extraordinaire ; on s'empressa de fermer, à l’aide de contrevents en bois, non-seulement les temples, mais aussi les habitations des prêtres et des prêtresses de la mia. On me donna plusieurs raisons de cette mesure tout à fait inusitée : les uns me dirent que le couvent renfermait des femmes adultères de haute naissance, qu'elles y expiaient leur faute, et que la vue des hommes leur était interdite; d'autres, dont l'explication plus simple est bien plus probable, me firent entendre que les moines de Kamakoura ne voulaient pas admettre dans l'enceinte sacrée les barbares chrétiens, dans la crainte que leur présence ne portât atteinte à la sainteté du lieu et ne diminuât le respect qu'avait pour cet édifice le peuple japonais. Je ne puis passer sous silence un monument unique que contient le parc de Kamakoura : c'est une large pierre, haute d'environ trois pieds, et sur laquelle la nature a grossièrement sculpté les parties sexuelles de la femme; elle est entourée d'une enceinte en bois et se dresse à l'ombre d'un vieil arbre. Cette idole étrange, qui est tenue en grande vénération par tout l'empire, porte le nom d’Omanko-sama. De toutes parts on y vient en pèlerinage, et on y dépose de pieuses offrandes. Les femmes stériles surtout y vont demander la fin d'une infirmité qui est regardée en quelque sorte comme honteuse; les nouveaux mariés, les jeunes filles et même les enfans y font aussi leurs prières. L'arbre qui encadre de ses branches l’Omanko-sama est couvert d’ex-voto. On m'a assuré qu'il n'existe dans aucune autre partie du Japon de monument semblable.

Après une longue promenade dans le paix de Kamakoura, je retournai à l'hôtellerie, où le betto m'attendait avec mon cheval. Le long du chemin, un grand nombre d'enfans s'attroupèrent autour de moi et me suivirent avec des rires joyeux et en criant: To-djin ! to-djin ! Cette foule turbulente était cependant inoffensive, et toutes les fois que je me retournais, elle se dispersait en tous sens, me laissant libre de mes mouvemens et m'amusant autant que je l'amusais. On a évidemment tort de se plaindre, comme on l'a fait souvent, de la curiosité dont les étrangers sont l'objet au Japon : cette curiosité sans doute est souvent gênante, quelquefois indiscrète, mais elle n’est certes pas plus grande que celle dont le public des grandes cités européennes a entouré les ambassadeurs japonais.

A l'auberge, je trouvai l'inévitable yakounine; il ne montra pas moins d'empressement que son collègue de Kanosava à s'informer de beaucoup de choses qui me concernaient, et qui, selon moi, ne l'intéressaient en aucune façon; mais la charmante promenade que je venais de faire, la beauté des paysages que j'avais vus, la douceur de la température, tout enfin, jusqu'aux clameurs joyeuses des enfans, m'avait mis de fort bonne humeur, et j'accueillis le yakounine de manière à me rendre tout à fait populaire à Kamakoura. Il y a peu de gens aussi faciles à égayer que les Japonais : toute plaisanterie, bonne ou mauvaise, provoque leurs éclats de rire, et, semblables aux enfans, lorsqu'ils ont commencé de rire, ils continuent sans raison. Ma conversation avec le yakounine de Kamakoura eut lieu dans la grande salle de la maison de thé, devant une assemblée nombreuse. Elle ne put être fort logiquement conduite, puisque j'entendais à peine ce qu'on me disait, et que je pouvais difficilement me faire comprendre; mais eussé-je eu l’humour de Falstaff, je n'aurais pas mis mon auditoire en plus joyeuse disposition que je le fis en répondant sans trop de malice aux questions du yakounine tout ce qui me passait par la tête. Je pus en partant lire sur tous les visages la plus franche bienveillance, et déjà j'étais à cheval et loin des hôtes de la maison de thé, que leurs éclats de rire retentissaient encore à mes oreilles.

Au-delà de Kamakoura s'étend une plaine bordée à droite par une rangée de collines. Le long de ces collines sont éparpillés des villages et des fermes au-dessus desquels s'élèvent plusieurs temples renommés. Le plus remarquable porte le nom de Quanon-hatsedera-kaïkoso; il renferme une statue colossale de la déesse Quanon-sama, placée derrière l'autel principal, au fond d'un obscur sanctuaire. Deux lanternes en papier, suspendues, à vingt-cinq pieds de haut, devant la figure de la déesse, éclairent ce lieu, d'un aspect singulièrement mystérieux. Dans le voisinage de ce temple se trouve, au milieu d'un petit jardin, et entouré d'arbres, le Daï-bouts de Kamakoura, l'idole la plus intéressante que les étrangers puissent voir au Japon. C'est une statue en bronze haute de cinquante pieds et représentant Bouddha; la base n'a pas moins de cent vingt pieds de circonférence, et tout l'ensemble de cette figure gigantesque est d'une symétrie parfaite. L'intérieur même de la statue forme une espèce d’oratoire qui a trente pieds de long sur vingt de large. Autour de l'idole, on a disposé de larges plaques de cuivre sur lesquelles on a gravé avec une rare perfection quelques passages des livres sacrés du Japon. Après avoir admiré le Daï-bouts et acheté son image, qui, au dire du gardien du temple, devait me guérir de plusieurs maladies et me préserver de certaines autres, je me rendis au grand trot à Inosima, située à cinq ou six kilomètres du Daï-bouts. Le chemin suit le rivage de la mer à travers une plaine sablonneuse, et n'a rien de particulier.

Inosima est une île volcanique, d'environ 2 kilomètres de circonférence et exhaussée de trois cents pieds au-dessus du niveau de la plage, à laquelle elle se rattache, comme il a été dit, par une étroite lagune. Elle a une population fort mêlée, qui se compose de quelques familles de pêcheurs et d'un nombre considérable d'aubergistes, de marchands de curiosités, de moines et de voyageurs. Les pêcheurs sont disséminés le long du rivage, les aubergistes et les marchands se sont établis dans la petite ville qui sert de chef-lieu, et les moines habitent les nombreux couvens et temples qui couvrent la plus grande partie de l'île, notamment les hauteurs. Parmi ces temples, qui sont tous en grande vénération, et où l'on se rend en pèlerinage des provinces les plus éloignées du Japon, les plus remarquables sont consacrés aux déesses Benten-sama et Quanon-sama; ils sont l'un et l’autre entourés de bosquets et de maisons de thé dont l’entretien ne laisse rien à désirer.

Il était midi lorsque je descendis de cheval devant la principale hôtellerie d'Inosima. Un jeune homme s'offrit à me servir de guide, et, comme je voulais retourner le même soir à Kanasava, je partis aussitôt avec lui pour faire l’ascension de l'île et visiter en passant les plus curieux édifices! La ville, que je traversai, est construite sur le flanc escarpé de la montagne. Dans la plupart des maisons, on vendait des coquillages, des poissons volans séchés, des coraux, et autres produits de la mer; tout cela ressemblait à autant de jouets d'enfans, se donnait à bas prix, et ne valait pas grand'chose. Les pèlerins, à ce que m'apprit le guide, avaient l'habitude d'acheter ces bagatelles , pour les suspendre dans leurs maisons en guise de talismans contre l’influence des mauvais esprits. Au sommet du rocher, à l'endroit d'où l'on jouit d'un magnifique panorama, je ne pouvais manquer de trouver une maison de thé. Il y en avait une, en effet, et à la porte on avait dressé sur un tréteau une longue-vue de fabrique indigène, et à l'aide de laquelle je distinguai la jolie île d'Oo-sima et le cap d'idsou, où est située la ville de Simoda, célèbre dans l'histoire de nos premières relations commerciales et politiques avec le Japon[2]. Non loin de la maison de thé s'élèvent les temples de Quanon-sama et de Benten-sama. Je les visitai à la hâte, et ils ne me paraissent guère mériter l'attention du voyageur, surtout lorsqu'on connaît déjà le temple de Quanon-sama à Yédo[3], le modèle en quelque sorte de tous les édifices consacrés à la même déesse. Je remarquai pourtant un trophée en manière d'ex-voto et d'une nature singulière : à la porte de l'un des temples, on avait suspendu par milliers des sandales en paille de toute dimension. C'est une offrande à l'adresse d'une divinité dont le nom m'échappe, et dont les pèlerins japonais avaient voulu s'assurer la protection durant leur voyage.

Après avoir quitté le sommet de la montagne, je pénétrai dans une grotte creusée fort avant dans le rocher, et que la superstition populaire désigne comme la demeure d'un grand nombre de divinités. Cette grotte, étroite et basse, a presque trois quarts de kilomètre de long; elle est garnie d'idoles, et à certaines époques de l’année on y célèbre des fêtes qui tiennent une place importante dans le calendrier japonais. Au milieu à peu près, dans un enfoncement humide, obscur et malsain, j'aperçus, accroupi sur une litière de paille à moitié pourrie, un moine. Il se réchauffait au feu d'un brasero sur lequel bouillait une théière; il fumait, et par terre, à côté de lui, on voyait une de ces boîtes en bois verni, taillées en forme de tirelire, que les bonzes frappent à temps égaux en récitant leurs prières. Une lanterne en papier, accrochée à la muraille, éclairait cette scène. J'allais m'apitoyer sur le sort d'un homme que ses croyances religieuses condamnaient à vivre dans ce lieu infecte mais j'appris qu'il habitait une jolie maison en plein air sur le plateau d'Inosima, et qu'il ne passait tous les ans qu'un nombre de jours très limités dans son affreuse cellule. J'aurais été en effet bien surpris qu'il en fut autrement, car, d'après ce que j'ai vu, je ne crois pas qu'il soit aisé de découvrir au Japon une seule victime du fanatisme religieux. Sous ce rapport, les Japonais ressemblent beaucoup à leurs voisins et anciens maîtres les Chinois : superstitieux en théorie, ils se montrent dans la pratique plus affranchis de préjugés religieux que les nations les plus raisonneuses de l'Occident.

La lumière du jour me surprit agréablement, lorsque je sortis de la grotte. Une trentaine d'hommes et de petits garçons complètement nus guettaient mon retour pour m'inviter à mettre leur adresse de plongeur à l'épreuve. Je jetai quelques tempos (monnaie de billon qui vaut quatre sous environ) dans un trou assez profond, à proximité de la grotte et en communication avec la mer. Les plongeurs restèrent trente ou quarante secondes sous l'eau, et ne reparurent pas une seule fois à la surface sans avoir retrouvé la pièce qu'ils avaient été chercher. Ils nageaient avec une aisance merveilleuse; et me rappelaient les fameux plongeurs d'Aden et de Ceylan, qui sont capables, dit-on, de nager plusieurs heures sans ressentir beaucoup de fatigue. Les plongeurs d'Inosima forment une sorte d'association placée sous la direction d'un ancien. Lorsqu'ils n'ont pas occasion de pratiquer leur exercice favori, ils se livrent à un genre de pêche assez pénible : armés d'un couteau, ils descendent au fond de la mer, et en arrachent des coraux et des coquillages qu'ils vendent aux marchands de la ville. Ce sont des hommes robustes et bien bâtis, mais d'une figure passablement laide, et qui m'ont semblé plus sauvages que le reste de leurs compatriotes.

Je repris pour m'en retourner le chemin que j'avais déjà suivi, et au bout d'une heure et demie j'étais à Kanasava. Là je trouvai le consul hollandais, mon hôte de Yokohama, qui était venu en bateau à ma rencontre. Il me dit qu'à Yokohama on avait répandu le bruit que quatre cents lonines allaient nuitamment attaquer la ville et massacrer les étrangers. Sans attribuer beaucoup de croyance à ce conte invraisemblable, il avait cependant voulu m'éviter les risques d'une longue excursion à travers un pays accidenté, et me proposait de revenir avec lui par mer à Yokohama. Je m'empressai d'accepter cette offre aimable, et, après avoir remis mon cheval au betto, qui pendant vingt heures n'avait guère fait autre chose que marcher et courir, je montai sur l'embarcation, et je fus transporté en trois heures, à travers les baies de Mississipi et de Yokohama, à Bentendori-no-hattoban, le débarcadère du consulat hollandais à Yokohama.


III

C'est un triste moment que celui des adieux, et bien qu'on acquière en voyageant l'habitude de bien des séparations, la douleur qu'on en éprouve, pour être moins vive en apparence, n'en est que plus profonde. En s'éloignant une première fois de ses amis, en leur disant au revoir, on s'imagine les retrouver tôt ou tard tels qu'on les a quittés, et l’on goûte même par avance, dès le jour du départ, la joie que l'on rêve pour le moment du retour. Plus tard l'expérience amène la désillusion et justifie ce mot amer : « Les absens ont tort. » En prenant forcément l'habitude de ne plus voir ses amis, on s'accoutume insensiblement aussi à ne plus penser à eux; au bout de quelques mois déjà, leur souvenir ne se présente plus que de loin en loin; de nouvelles affections succèdent aux anciennes, et en remplaçant ses vieux amis par d'autres, on comprend qu'on soit remplacé dans leur cœur par de nouvelles amitiés. « Nature le veut par faveur de l'inconstance humaine. » En disant adieu à ses amis pour longtemps, on doit craindre de leur dire adieu pour toujours.

Après un séjour de près de quatre ans dans les diverses contrées de l'extrême Orient, je me vis obligé de retourner en Europe. Le Saint-Louis, ce même navire qui m'avait conduit de Nagasacki aux établissemens russes de la Mandchourie, puis à Hakodadé et à Yokohama, devait, au mois de septembre 1862, me transporter à Shanghaï en me faisant passer par la Souvo-nada ou mer intérieure du Japon, et me permettre ainsi de compléter mon voyage autour de cet empire. Mes amis européens continuèrent jusqu'au dernier moment à m'entourer de cordiales attentions, à me témoigner cette franche bienveillance que tous les voyageurs ont obtenue d'eux, et qui fait le charme de ces petites communautés étrangères reléguées aux dernières limites du monde civilisé. Quant à mes amis japonais, ils semblaient tenir aussi à ce que j'emportasse d'eux un affectueux souvenir : dès qu'ils connurent mon prochain départ de Yokohama, ils vinrent en grand nombre prendre congé de moi; plusieurs d'entre eux, selon la coutume du pays, m'apportaient de petits cadeaux, tels que des éventails, des tasses à thé, des coupes en bols verni; tous, en me quittant, prononçaient quelques formules d'adieu consacrées par l'usage et empreintes de cette grâce particulière, facile et naturelle, qui rend si agréables les relations sociales avec les Japonais. « Nous sommes affligés de vous voir partir, disaient-ils. Nous vous remercions de nous avoir connus. Nous vous prions de nous garder un souvenir amical, et nous espérons vous revoir bientôt. Seianara maté tadaïma. »

Le jour de mon départ, M. de Graeff van Polsbroeck, mon excellent hôte, réunit la plupart des Européens et des Américains que j'avais plus particulièrement connus à Yokohama, et le soir nous montâmes tous dans un grand bateau illuminé par des lanternes de couleur, et qui allait me conduire à bord. La nuit était belle; les eaux calmes de là baie reflétaient un ciel magnifiquement étoile. Lorsque nous nous approchâmes du Saint-Louis, l'un de nous entonna la vieille chanson écossaise, si populaire à l'étranger : Auld lang syne; nous continuâmes tous en chœur, et ce fut ainsi que nous arrivâmes à l'échelle du navire :

And here's a hand my trusty fere,
And gi'es a hando' thine,
And we’ll takp a cup o'kindness yet
For auld lang syne.


Mes amis montèrent avec moi sur le pont; là, je leur serrai la main . une dernière fois, et leur dis à tout hasard : Au revoir! Bientôt après je les vis s'éloigner sur le bateau qui m'avait conduit à bord.

Le Saint-Louis était plein de passagers qui se rendaient à Shang-haï, et toutes les bonnes places avaient été retenues longtemps à l'avance. Je trouvai cependant un canapé vide; je m'y jetai tout habillé, et malgré le bruit des conversations je m'endormis profondément. Vers le matin, je m'éveillai; une chaleur lourde et désagréable régnait dans la cabine. Je montai sur le pont. La cloche d'un des navires de guerre en rade de Yokohama sonna quatre heures; les matelots firent entendre leur cri accoutumé : all is well ; puis tout rentra dans le silence. Aux premières lueurs du jour, le Saint-Louis parut s'éveiller; on chauffa la machine et on fit les préparatifs du départ. Bientôt j'entendis le chant particulier aux matelots lorsqu'ils lèvent l'ancre, et à cinq heures nous quittâmes le port.

Les bateaux à vapeur qui se rendent de Yokohama à Nagasacki et de là à Shang-haï peuvent passer par le détroit de Van-Diémen au sud de l'Ile de Kiou-siou, ou par la Mer-Intérieure (Souvo-nada) qui sépare la grande île de Nippon des îles de Sikok et de Kiousiou. C'est cette dernière route que choisit le Saint-Louis ; mais quelques mots sur la première, que j'avais prise en 1859, lorsque j'allai de Yokohama à Nagasacki, ne seront pas, je le crois, sans intérêt.

Le détroit de Van-Diémen a trente milles de long sur une largeur moyenne de vingt milles. Le passage présente peu de difficulté, même aux bâtimens à voile, quand on le suit de l'est à l'ouest, car le navire est porté alors vers la sortie du détroit par un courant qui a une vitesse de deux milles à l'heure. Ce courant est probablement le même que celui qui, dérivé du grand courant équatorial, remonte au nord, le long de la côte orientale de Formose, rentre dans l'Océan-Pacifique par le nord de l'archipel de Lou-tchou, et va se confondre avec le courant du Kamtchatka, au nord du Japon. Si le détroit de Van-Diémen n'est pas renommé par sa beauté, c'est qu'il n'est pas connu : la mer, couverte de jonques et d'embarcations de pêche, baigne des plaines cultivées, des collines boisées, de hautes montagnes aux formes hardies et grandioses; le ciel, chargé de ces immenses nuages d'un éclat extraordinaire qui sont dus au voisinage des volcans en activité, imprime à tout cet ensemble pittoresque un caractère de beauté singulière. La plus remarquable des montagnes est le pic de Horner, à l'entrée occidentale du détroit; de forme triangulaire et tronquée au sommet suivant un plan parallèle à la base, elle est d'une régularité telle qu'on la croirait l'œuvre des hommes, si l'imposante grandeur de ses proportions ne forçait de l'attribuer à la nature. Le pic Horner forme la pointe sud-ouest de l'île de Kiou-siou. A vingt et un milles au sud, deux volcans, dont une fumée épaisse cache les sommets pendant la plus grande partie de l'année, s'élèvent sur une même ligne, séparés l'un de l'autre par une distance de quinze milles. L'un, situé dans l'île de Kourosima, a 2,132 pieds de hauteur; l'autre, dans l'île d'Ivoga-sima, atteint à 2,345 pieds. Entre ces deux îles et plus au sud se dressent trois énormes rochers, hauts de, 2 à 300,pieds, et dont l'aspect désolé, se marie admirablement avec le caractère sombre de cette partie du paysage.

Lorsqu'on à dépassé le pic Horner (en venant de Nagasacki pour se rendre à Yokohama), on voit, s'ouvrir au nord, une baie profonde de trente milles, large de dix milles, et au fond, de laquelle se trouve la ville de Kago-sima, l’un des plus considérables entrepôts du commerce de l’île de Kiou-siou. On sort du détroit de Van-Diémen en doublant le cap Tchitchatchef, la pointe la plus méridionale du Japon; ensuite on navigue au sud des îles de Sikok et de Nipon, et après avoir parcouru une distance de 600 milles, on entre dans le golfe de Yédo. Cette route par le détroit de Van-Diémen se fait d'ordinaire, en bateau à vapeur, dans l'espace de quatre ou six jours; la distance entre les deux ports est de 800 milles.

Le Saint-Louis, en partance pour Shang-haï, via Nagasacki, quitta Yokohama le 3 septembre 1862. Le vent, d'abord favorable, avait permis de sortir rapidement du golfe de Yédo; en pleine mer, il devint contraire, et il fallut plus de trois jours pour atteindre le canal de Kino, qui conduit, entre les îles de Nippon et de Sikok, dans la Mer-Intérieure. Ce détroit, long de 80 milles, est très large à l'embouchure. Vers le milieu, il est coupé en deux bras par l'île d'Avasi-sima ; le bras oriental, par lequel passent les navires, mesure à l'entrée 5 milles de large seulement. Avasi-sima, qui a 30 milles de long sur 10 de large, appartient au prince d'Ava, un des dix-huit pairs ou grands daïmios du Japon. Ce prince entretient sur l'île une forte garnison, en partie chargée de la garde des portes de la Mer-Intérieure.

A l'extrémité nord du détroit de Kino, la côte de Nippon s'incline brusquement vers l'ouest et forme un angle au sommet duquel on voit apparaître Osakka, la plus opulente ville de commerce de l'empire. D'après les traités, cette ville devait être ouverte le 1er janvier 1863 aux étrangers, qui n'auraient pas manqué de s'y installer, si la promesse s'était réalisée; mais la diplomatie japonaise, en obtenant l'ajournement de l'ouverture de Yédo, réussit également à faire retarder l'ouverture d'Osakka. Dans un temps prochain, cependant, cette ville cessera de nous être interdite : on connaît trop l'importance, les richesses d'Osakka, l'esprit entreprenant et libéral des habitans, les seuls négocians du Japon, à ce qu'on assure, qui, dans leurs rapports avec l'aristocratie, aient su conquérir une certaine indépendance, et pour tous ces motifs on insistera avec fermeté sur l'exécution d'une des plus importantes clauses des traités de 1859. On n'a pu jusqu'à présent obtenir sur Osakka que des renseignemens assez vagues. Cette ville est le plus beau fleuron du domaine du taïkoun, de l'empereur temporel, comme on persiste en Europe à désigner le lieutenant du mikado. Il la fait administrer par un o-boungo ou gouverneur; Osakka, bâtie dans une plaine fertile, à quatre milieu au-dessus de l'embouchure du fleuve Jodo-kava et sur le to-kaïdô, la grande voie qui traverse l'empire depuis Nagasacki jusqu'à Hakodadé, est éloignée d'environ 50 kilomètres de Kioto ou Miako, capitale du Japon et résidence du mikado. D'après un plan japonais que j'ai eu sous les yeux, elle aurait une circonférence de 16 kilomètres. Le nombre des habitans s’élève, au dire des indigènes, à un million. Le Jodo-kava, qui la traverse en se divisant en plusieurs bras, n’est navigable que pour des bâtimens d’un faible tonnage. Une ville voisine, Hiogo, sert de port maritime à Osakka : c’est là que les jonques débarquent leurs marchandises, qui sont transportées à leur destination par voie de terre ou sur de petits chalands. Les rues d’Osakka sont larges, tirées au cordeau et coupées à angle droit; les habitations des marchands y dépassent en dimensions, en luxe, en commodités, celles des autres bourgeois japonais; ceux-là ont su s’affranchir jusqu’à un certain point de la tyrannie des règlemens somptuaires, dont l’observance est partout rigoureusement exigée. Osakka possède un magnifique château, résidence des anciens chiogouns[4], un vaste théâtre, beaucoup de temples, et, comme Yédo, une quantité innombrable de maisons de thé et de lieux de plaisir.

Non-seulement Osakka est la principale ville de commerce du Japon, mais on peut même la compter parmi les grandes cités marchandes du monde. Elle a des relations fort étendues, et on assure que la plupart des marchands japonais établis à Yokohama ne sont que les agens des maisons d’Osakka. Les artisans et artistes partagent avec ceux de Kioto le renom d’être les meilleurs et les plus habiles du pays : ils fabriquent des meubles et ustensiles en bois verni, ils sculptent l’ivoire, le bois, la pierre; ils coulent le bronze et travaillent avec beaucoup d’imagination et d’adresse l’or, l’argent et les autres métaux précieux. Ils excellent surtout à fabriquer les armes blanches et à tisser les plus riches étoffes de soie[5]. A Osakka est l’entrepôt des thés japonais, à Kioto celui des soies grèges. Toutefois il est probable qu’après l’établissement des étrangers on y fera d’importantes affaires en soie.

Hiogo, le port d’Osakka, devait également être ouvert le 1er janvier 1863; il ne le sera qu’après la franchise d’Osakka. C’est déjà une ville florissante, qui compte environ 150,000 habitans; le port peut abriter les plus grands navires, et au point de vue de nos relations commerciales il sera probablement un jour à Osakka, mais sur une plus vaste échelle, ce que Yokohama est aujourd’hui à Yédo, à savoir l’entrepôt des marchandises expédiées d’Europe et d’Amérique.

La côte orientale d’Avasi-sima, qui se développe devant Osakka et Hiogo, forme avec la côte de Nippon un triangle de 200 kilomètres de circonférence, et qui enferme un des plus beaux lacs du monde. Nous y entrâmes au moment où le soleil descendait dans la mer, embrasant les hautes montagnes qui apparaissaient à l'horizon, dorant les champs et les prés, rougissant les flots, et enveloppant le paysage entier d'un glorieux manteau de pourpre et d’or. La mer était calme et l'air d'une transparence extraordinaire. Sur la côte de Nippon, j'aperçus plusieurs palais de daïmios, reconnaissables aux grandes murailles blanches qui les environnent. Sur la côte de l'île admirablement boisée d'Avasi-sima, je distinguai des forts bien entretenus, des villes et des villages, des temples et des fermes. Nous laissâmes derrière nous un grand nombre de jonques à la lourde mâture et de barques à la poupe effilée et bardée de lames de cuivre; leurs grandes voiles carrées étaient détendues, et à l'ombre reposaient des hommes à moitié nus, à la peau basanée, attendant la venue de la nuit pour se livrer à la pêche aux flambeaux, très commune dans tout le Japon. Quelques-uns de ces hommes étaient négligemment occupés à raccommoder des filets, d'autres fumaient ou dormaient; ils levaient les yeux en nous voyant passer, et plusieurs nous saluaient d'un geste ou d'une parole amicale. De temps en temps nous rencontrions de gros bateaux chargés de marchandises; de vigoureux rameurs les conduisaient en accompagnant leur travail d'un chant monotone. La paix, le bien-être, le bonheur, semblaient régner partout, Les passagers du Saint-Louis étaient montés sur le pont, et si imposante était la beauté de la nature qui se déroulait sous leurs yeux, que tous, même les plus bruyans, se recueillirent et devinrent graves et silencieux.

La Mer-Intérieure, la Souvo-nada des Japonais, située entre les 33° et 35° parallèles de latitude nord et les 131° et 136° degrés de longitude est, à 400 kilomètres de longueur; dans les endroits les plus larges, elle atteint une étendue de 100 kilomètres; dans certains passages, elle se resserre au point de ne pas présenter plus de 10 kilomètres de large. Enfermée entre les trois grandes îles du Japon, Nippon, Sikok et Kiou-siou, elle correspond avec la mer japonaise par les détroits de Kino et de Boungo à l'est et à l'ouest de Sikok, et avec la mer de Corée par le détroit de Van-Capellen, qui n'a que 5 kilomètres de long sur 3/4 de large. La Mer-Intérieure contient un grand nombre d'îles volcaniques, presque toutes habitées et bien cultivées; les principales sont Siodo, Navo, Nanga et Yatousiro. Ces îles ne font pas obstacle à la facilité de la navigation, et par la variété des aspects elles coupent l'uniformité et empêchent l'ennui du voyage. Il semble, en passant de l'une à l’autre, qu’on pénètre dans une longue suite de lacs. Nous traversâmes en quarante-huit heures ce charmant archipel, et le soir du 9 septembre nous nous présentâmes à l’entrée du détroit de Van-Capellen. Le Saint-Louis jeta l’ancre en face de la ville de Simonoseki, et attendit le moment favorable au passage du détroit, que traverse un courant très rapide. Quelques voyageurs abordèrent à terre, d’autres se livrèrent au plaisir de la natation. Un missionnaire voulut profiter de cette halte forcée pour distribuer à la hâte aux bateliers japonais, qui étaient venus à l’envi offrir leurs services, des traductions de quelques enseignemens sur la religion chrétienne : l’un d’entre nous, qui savait avec quelle rigueur le gouvernement du Japon poursuit encore ceux de ses sujets qui paraissent incliner au christianisme, avertit les bateliers que ces écrits enseignaient la doctrine des chrétiens; tous, à l’instant même, s’empressèrent de les jeter à l’eau.

Simonoseki est une riche et grande ville, renommée surtout par ses maisons de thé, qui sont regardées comme les plus belles du Japon. Anciennement les ambassadeurs hollandais s’y arrêtaient en se rendant de Nagasacki à Yéde par voie de terre; mais depuis la conclusion des derniers traités elle n’a été visitée que par sir Rutherford Alcock et sa suite, lors du dernier voyage que des Européens ont fait à travers le Japon (mai 1861). Les environs de Simonoseki sont charmans, et la Mer-Intérieure forme dans le voisinage de la ville un lac d’environ 200 kilomètres de circonférence, qui, pour la beauté à la fois calme et grandiose, ne le cède en rien au lac d’Osakka. Cet endroit, où nous passâmes une nuit paisible, a été depuis le théâtre d’un conflit sanglant. Un prince japonais, irrité sans doute de la présence des flottes anglaise et française dans le golfe de Yédo[6], eut l’audace d’attaquer un bateau à vapeur américain, le Pembroke, qui allait de Yokohama à Shang-haï. Le Pembroke, bâtiment marchand et assez mal pourvu d’armes et de munitions, ne dut son salut qu’à l’habileté de son capitaine et à la rapidité de sa marche. Peu de jours après, le 9 juillet 1863, un vaisseau de guerre français, le Kein-chang, qui portait la malle du Japon en Chine, subit le feu des batteries japonaises établies sur la côte septentrionale du détroit de Van-Capellen, dans les domaines de Mats-daïra, prince de Wangato. A la suite de ces agressions, trois navires de guerre, français, américain et hollandais, la Sémiramis, le Wyoming et la Méduse, se rendirent tour à tour à Simonoseki, bombardèrent la ville et les forts, détruisirent les batteries, incendièrent un village, firent sauter le magasin de poudre, tuèrent un certain nombre d'hommes, et coulèrent la petite flotte japonaise qui stationnait dans ces parages. Ainsi procède l'œuvre de la civilisation.

Nous quittâmes Simonoseki à la pointe du jour ; le courant nous porta rapidement à l'extrémité du détroit de Van-Capellen. Les pilotes japonais qui avaient guidé le navire à travers la Mer-Intérieure nous quittèrent, et nous entrâmes dans la pleine mer, renonçant au projet de nous arrêter à Nagasacki et dirigeant notre course vers Shang-haï. Une forte brise nous chassait loin du Japon; avant le coucher du soleil, je vis disparaître les dernières montagnes de Kiou-siou, et à la tombée de la nuit mon œil n'embrassait plus que le spectacle grandiose et désolant de l'immensité des eaux. Je dis alors adieu à ce pays, qui m'avait été hospitalier, que j'avais vu à une époque des plus intéressantes de son histoire, au commencement de la grande révolution causée par l'intrusion de l'élément étranger dans la société japonaise, et que je quittai au moment où l'assassinat de M. Lennox Richardson allait lui attirer des châtimens sévères de la part de l'Angleterre et précipiter les changemens politiques qui se préparaient depuis trois ans. Cette révolution n'est pas encore terminée; cependant, quelle qu'en soit l'issue, « l’empire du soleil naissant » restera éternellement beau, et la vigoureuse race qu'il nourrit conservera les qualités éminentes qui font d'elle la première et la plus intéressante nation de l'extrême Orient.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1863
  2. C'est à Simoda que M. Townsend Harris, le ministre des États-Unis, et M. Henry Heusken, son secrétaire, vinrent résider après la conclusion du premier traité entre le Japon et l'Amérique.
  3. Voyez la Revue du 1er septembre.
  4. Hiéas, le fondateur de la dynastie des taïkoums ou chiogouns actuels, vint s'établir à Yédo. Plusieurs de ses prédécesseurs avaient résida à Osakka, notamment le fils de Taiko-sama, Fidé-Jori, victime de l'ambition d'Hiéas, son tuteur, qui l'assassina.
  5. Les plus belles porcelaines japonaises sont fabriquées dans les provinces de Fisen et d'Oudri. Celles de Fison apparaissent sur le marché de Nagasacki; celles d'Oudri sont transportées à Yédo et à Osakka.
  6. La présence de la flotte anglaise dans le golfe de Yédo avait pour but d'appuyer les demandes du colonel Neal, chargé par le gouvernement anglais d'obtenir satisfaction d'une attaque meurtrière faite en septembre 1862 sur quatre sujets anglais, dont un avait été, tué et deux autres grièvement blessés.