Un Voyage dans le nord de l’Italie/02

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Un Voyage dans le nord de l’Italie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 11 (p. 705-746).
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UN VOYAGE
DANS
LE NORD DE L’ITALIE

SECONDE PARTIE.[1]



VII.

On s’est plaint qu’un chemin de fer ait lié Venise au continent. On l’a, peu s’en faut, reproché à l’Autriche comme un dernier affront à la reine de l’Adriatique. Jamais cependant Venise s’est-elle montrée plus belle qu’aux yeux du voyageur qui, glissant sur les rails d’un long et bas viaduc, semble voler à la surface de la mer et croit voir devant lui une flotte d’édifices mouillés au large! Bien qu’averti par d’innombrables descriptions, on est toujours saisi à l’aspect de cette ville flottante, car Venise diffère de toutes les places maritimes vues de loin, en ce qu’elle semble fondée sur les flots. Les côtes ont toujours une certaine hauteur au-dessus de la mer : toute plage s’élève et mord à l’horizon sur le ciel; mais les lagunes où sont jetés les fondemens de Venise ont eu besoin d’être consolidées par des pilotis, et ses maisons n’ont point pour base l’épaisseur d’un quai. Les vingt-deux îles qui l’entourent, dont la plupart ont une église qui de loin se voit à peu près seule, offrent à la lettre l’apparence d’une église sur l’eau. Il en est de même de Venise tout entière. Il faut pourtant me délivrer sur-le-champ d’un aveu qui me pèse. Dès le premier coup d’œil, j’ai trouvé Venise trop blanche. Je ne m’y attendais pas, et je comptais sur des tons chauds ou foncés, sur des palais noirs en contraste avec les teintes roses ou dorées de constructions moins sévères. Un blanc de chaux, qui de près tourne au blanc sale ou au grisâtre, ôte, selon moi, à beaucoup de bâtimens vénitiens un air d’antiquité et un effet de couleur que je regrette. Je suis fâché de me trouver ici en opposition directe avec M. Théophile Gautier, qui voit positivement Venise tout en rose. Les vrais coloristes ne se bornent pas à copier la nature : ils lui prêtent les nuances que trouve leur imagination. Leur palette est plus qu’un miroir; c’est pour cela qu’ils sont coloristes, et tel est M. Gautier. Pour moi, je dois dire que le gris du plâtre mal recrépi m’a poursuivi pendant tout mon séjour à Venise. Quelques exceptions rares, des murs en brique, d’autres, peints en détrempe, d’un ton rougeâtre qui n’a rien de naturel ni de solide, ne m’ont point dédommagé. Si les édifices vénitiens ont une réputation contraire, c’est qu’on généralise l’effet de la partie supérieure du palais ducal. Là de larges surfaces étalent au midi une mosaïque d’un fond de jaune et de rouge pâle relevé par un réseau de pièces de brique ou de marbre d’un gris noir. Les nuances et le dessin sont d’un aspect charmant, mais unique, et ce monument n’a point d’égal ni d’analogue à Venise.

Du débarcadère du chemin de fer, on prend dans le Canal Grande, ou des barques qui servent d’omnibus, ou des gondoles qui tiennent lieu de fiacres. En demandant le palais Grassi sous son titre modeste d’hôtel de la ville, j’imaginais qu’on allait me faire descendre le Grand-Canal, dont les eaux baignent les marches de l’auberge; mais la gondole s’enfonça aussitôt dans les rues sinueuses du quartier qui fait face au débarcadère, et après mille détours, rejoignant à l’improviste le canal, elle le traversa et me mena aborder entre quatre ou ou cinq de ces grands pilotis bariolés, fidèlement reproduits par nos peintres, au perron du palais Grassi. Il renferme un atrium ou cour intérieure pavée en dalles et garnie d’orangers. En face de la porte d’eau, un grand escalier de marbre, décoré de bustes et de peintures murales, conduit à une galerie vitrée qui sert de salle à manger. Je n’ai pas besoin de dire qu’une fois le logement choisi, j’étais en route, un plan à la main, pour la place Saint-Marc.

Même sans compter le Canaletto, tant de peintres habiles, tant d’écrivains qui sont des peintres aussi, tant de décorateurs de théâtre qui pourraient l’être, ont représenté Venise, qu’il vaut mieux se taire que de recommencer. L’image de la Piazzetta et du quai des Esclavons est dans notre mémoire à tous, comme si nous les avions vus dès notre enfance. Pour moi, je me rappelle un joli ballet, le Carnaval de Venise, qui, il y a plus de quarante ans, m’a fait connaître, de façon à ne les jamais oublier, les deux colonnes de granit qui s’élèvent entre le palais ducal et la Libreria Vecchia ; le lion ailé de l’une, le saint Théodore de l’autre, avec son crocodile, me sont devenus aussi familiers que la colonne de la place Vendôme. Cette habitude, prise de bonne heure, affaiblit un peu l’effet de la présence réelle de Venise. C’est quelque chose qu’on n’a jamais vu et que l’on connaît, quelque chose de surprenant qui ne produit plus de surprise. Aussi ai-je trouvé plus de plaisir encore dans l’examen des détails que dans la vue de l’ensemble. Il ne faut faire exception que pour l’incomparable panorama qui se déploie aux regards quand, par un temps clair, vous montez aux cloches du campanile. De là le vaste ciel et la vaste mer, les toits de la ville à flot et les vingt-deux îles qui l’environnent, les états de terre ferme et les montagnes du Frioul, tout se dessine et tout brille au loin dans une lumière vive et douce.

Venise a moins de couleur locale qu’on ne voudrait. Les personnes surtout ont perdu ce qu’il en reste aux choses. Les gondoles sont demeurées telles qu’au XVe siècle, mais les gondoliers doivent avoir changé. Ils sont de la dernière platitude. En chapeau ou en casquette, en chemise, en blouse ou en veste, ils ressemblent aux hommes de peine de tous pays, et les marins de Gênes ou de Marseille ont certainement plus de caractère. Hormis chez quelques porteuses d’eau du Tyrol, en petit chapeau d’homme, et chez quelques paysannes de Chioggia, leur mantelet blanc sur la tête, on ne voit pas trace de costume national, et grâce à l’Algérie, on rencontre plus de Levantins sous les galeries de la rue de Rivoli que sous celles des Procuraties. Heureusement les Vénitiennes ont conservé la bonne habitude de montrer leurs cheveux, et cette coiffure naturelle et soignée, qu’elles portent en plein air, leur donne une véritable distinction. Je n’ai pas besoin de dire que les cheveux noirs, le teint brun, les traits accentués du type méridional sont plus rares à Venise que la fraîcheur, l’embonpoint, la beauté douce et reposée, la chevelure riche et blonde des femmes de l’école du Véronèse et de Titien. Avec un peu de costume, la population de Venise en deviendrait un des plus beaux ornemens. Je le remarque parce que les belles campagnes lombardes ne paraissent pas la patrie d’une race d’élite, dont la nature physique ou le costume traditionnel offre d’heureux modèles aux arts du dessin. Les villages, sous ce rapport, sont assez tristes à traverser, et font comprendre pourquoi Léopold Robert a pris ses sujets dans le midi de l’Italie.

J’ai entendu la grand’messe à Saint-Marc. On me dirait que je l’ai entendue dans une mosquée, je ne me récrierais pas. C’est un assemblage irrégulier de chapelles coiffé de cinq minarets couleur de zinc, et soutenu au dedans et au dehors par cinq cents piliers ou colonnes dont pas une seule n’est d’une pierre commune. Si cette incroyable église était un peu plus claire et qu’un jour bien ménagé en fît reluire les richesses, elle mériterait tout ce qu’en disent ses admirateurs éblouis sur parole. J’accorde au reste que les mosaïques qui la tapissent tiennent tout ce qu’ils nous en promettent. Partout où l’on peut les voir, elles valent des tableaux, si elles ne valent davantage. Le gpût archaïque préfère les plus naïvement faites, celles qui rappellent le dessin d’enfant des peintres byzantins, aux œuvres plus savantes des mosaïstes du siècle de Léon X. On peut s’en donner le spectacle dès l’entrée ou le porche de l’église. Les scènes de la Genèse y sont représentées dans le style des vieilles gravures sur bois, et les sujets mêmes sont conçus d’une manière fort primitive. J’avoue que j’aime beaucoup mieux, dans ce même vestibule, la coupole qui précède et l’hémicycle qui surmonte les portes du milieu. La Résurrection de Lazare, à droite, est composée à la manière des grands peintres. Le Christ y étend un bras souverain. C’est l’air de commandement du maître de la nature. La Mort de la Vierge le cède peu à son pendant. La figure de saint Marc, au-dessus de la porte, exécutée par les frères Zuccati d’après Titien, ne perd rien à rappeler la belle époque de la peinture. Au reste, les points de comparaison abondent, et les voûtes de l’intérieur offrent sur leurs fonds d’or tous les âges, tous les styles, tous les caprices de l’art du mosaïste.

On a comparé Saint-Marc, cette Sainte-Sophie de l’Occident, avec son obscurité et ses trésors amoncelés, à la grotte d’Aladin ou plutôt à ces cavernes fantastiques où, dans les contes et les drames, on feint que les pirates ont entassé leur opulent butin. Venise en effet a écume la Méditerranée, et après ses conquêtes, qui ressemblaient un peu à des captures, elle a rapporté de ses courses les plus belles choses des plus beaux lieux pour en orner sa magique demeure et la changer en un palais oriental. L’abus de la force, le goût du luxe et l’amour des arts ont ainsi conspiré pour la décoration de la patrie. Saint-Marc est le dépôt le plus varié et le plus curieux de ces précieuses raretés recueillies par un collectionneur armé, qui s’est trouvé réunir la puissance d’un peuple guerrier, l’avidité d’un peuple marchand, l’orgueil d’un peuple libre, le dilettantisme d’un peuple du midi. Il a fait de ses parts de prises un cabinet et un temple. Dans un assez médiocre petit volume sur l’Italie, Charles Dickens a raconté son séjour à Venise, comme si c’était un songe. C’est surtout dans l’ombre étincelante et mystérieuse de l’église Saint-Marc que l’on croit rêver. Saint-Marc est ce qu’il y a de plus original à Venise. Le palais ducal est ce qu’il y a de plus beau. Il fait face à l’ancienne bibliothèque et à la Zecca ou monnaie, admirables ouvrages de Sansovino, qui partout ailleurs absorberaient toute l’attention du spectateur, car, par le dessin général et le goût des accessoires, par l’éclat des marbres et le mérite des statues, cette façade, classique sans froideur et régulière sans monotonie, se fait sur-le-champ reconnaître pour un chef-d’œuvre du goût et de la science. Le palais ducal est conçu, lui, dans des conditions bien différentes. Je ne sais trop si l’on pourrait retrouver une règle que l’architecte ait strictement observée en le construisant, ni déduire après coup de ses beautés les plus saillantes un exemple à suivre. Certaines conditions de bon sens, qui devraient être des règles de l’art, semblent même avoir été violées par Philippe Calendario. On n’expliquerait par aucun principe admis cette suite de colonnes un peu trapues, posant sur le sol, et portant sur des arceaux de leur hauteur une galerie à jour dont les balcons découpés, les minces fuseaux, les ogives ciselées, forment une ceinture de dentelle destinée à soutenir l’énorme massif de l’étage supérieur qui se prolonge jusqu’au toit. Rarement, si ce n’est dans les fortifications, une construction quelconque présente des surfaces de maçonnerie d’une aussi grande étendue que la partie supérieure du palais du doge. On dirait la courtine unie et briquetée d’un rempart, transportée au-dessus d’un premier étage; mais c’est là qu’une couleur gaie, variée par un dessin réticulaire, allège la lourdeur apparente de la construction. Puis, au milieu de chacun des deux fronts du bâtiment, une grande fenêtre ogivale, encadrée dans une lanterne sculptée richement et fouillée avec recherche, suffit pour rompre la monotonie, tandis que le faîte est couronné d’une bordure dentelée qui cache le toit, rappelle l’ornementation des parties inférieures et rend à l’ensemble une certaine unité. En somme, la destination de l’édifice ne se comprend pas à la première vue; on ne sait à quoi il peut servir; on soupçonne très faussement qu’il doit être au dedans fort mal éclairé, et l’on se prend à craindre que le haut n’écrase le bas. Aussi certains détails de construction sont-ils cités comme de véritables témérités dans l’art de bâtir. Enfin une théorie rationnelle du monument paraîtrait fort difficile à déduire. Aussi le président De Brosses écrit-il à ses amis : « Vous connaissez de réputation le palais de Saint-Marc; c’est un vilain monsieur, s’il en fut jamais, massif, sombre et gothique, du plus méchant goût. » On jugeait ainsi alors, même quand on était un amateur très éclairé des arts, et malgré tout cela je doute qu’il y ait beaucoup d’édifices qu’on soit plus heureux d’avoir vus que le palais ducal, et qui, regardés de loin comme de près, de la terre ou de la mer, produisent un effet plus charmant. Mais, outre ses deux façades moresques, le palais a d’autres parties qui satisferont mieux peut-être des connaisseurs plus rigoureux. La cour intérieure et son architecture, l’entrée della Carta, l’escalier des géans sont d’un tout autre style. Il y en a, comme on dit, pour tous les goûts, et l’uniformité n’est ni le mérite ni le défaut des monumens de Venise. Lorsqu’on monte dans le palais par l’escalier d’or, on se croit dans un musée comme au palais de Versailles. La république de Venise gît dans l’un aussi splendidement ensevelie que dans l’autre la monarchie de Louis XIV. La salle immense du grand conseil est peut-être moins originale que le salone du palais de la raison de Padoue, mais elle est beaucoup plus claire et tout autrement magnifique. Paul Véronèse et le Tintoret, aidés de Palma le jeune et du Bassan, en ont couvert les parois de riches peintures. Je donnerais le prix au tableau du milieu du plafond : Venise dans un nuage et couronnée par la gloire; c’est l’œuvre de Véronèse. Le Paradis du Tintoret, qui remplit tout un côté de la salle, passe pour le plus grand tableau connu (10 mètres sur 25); mais il n’est pas le plus beau. La fécondité d’imagination et la hardiesse de pinceau n’y sauraient manquer; malheureusement tout est noir et confus, et il vaut mieux regarder soit les portraits des doges, soit les nombreuses peintures historiques qui célèbrent plutôt qu’elles ne les retracent les grandes journées des fastes de Venise. Toutes les autres salles du palais sont richement décorées et garnies de bons ouvrages de l’école nationale. La plus complètement belle est celle dite du collège; c’est là qu’on recevait les ambassadeurs. Paul Véronèse a peint le plafond, qui est encore une gloire de Venise, supérieure peut-être à la précédente. Dans la salle d’attente, il n’y a que des tableaux mythologiques, dont la plupart font honneur au Tintoret; l’Enlèvement d’Europe, de Paul Véronèse, passe à bon droit pour un de ses chefs-d’œuvre. C’est en les traitant avec cette poésie qu’on ennoblit ces sujets bizarres et voluptueux de la mythologie. Quelques appartemens ont été convertis en cabinets d’antiquités. Parmi d’assez beaux marbres, on y distingue un Ganymède enlevé par l’aigle de Jupiter, statue singulière destinée à être suspendue. On dit que Canova l’attribuait à Phidias; ce jugement étonne, mais on n’ose en appeler. Un groupe singulièrement expressif représente Léda séduite par le cygne divin, et la séduction va si loin qu’un spectateur tant soit peu prude pourrait s’en plaindre. La statuaire n’a pas ici sa chasteté accoutumée. D’autres morceaux de sculpture devraient être cités, mais nous ne nommons pas tout ce que nous avons remarqué.

L’art, je l’avoue, m’a plus intéressé au palais du doge que la politique. Il a fallu cependant visiter les fameux puits, qui, s’ils ne sont pas au-dessous du niveau de la mer, ni plus horribles à voir que presque tous les cachots de la même époque, ne se prêtent pas toutefois à la réhabilitation récemment tentée de l’humanité du gouvernement vénitien. J’aime encore mieux la réflexion du vieux concierge, qui, après nous avoir expliqué certains moyens de garde, de surveillance, de torture et de supplice, dont les traces subsistent, avait soin d’ajouter qu’avec tout cela le gouvernement de Venise avait duré douze cents ans. Quant au pont des Soupirs, il est plus sinistre par son nom que par ses apparences, et pour la gueule de lion, dont il ne reste qu’un trou dans la muraille, elle pouvait malaisément être une sauvegarde spéciale offerte à la dénonciation. Elle s’ouvrait au second étage, sur le palier d’un escalier bien éclairé, fort accessible, et près de la porte de la première des pièces réservées au conseil des dix; il est difficile d’imaginer un lieu moins mystérieux. Une boîte aux lettres ouverte dans la rue est plus discrète. Si les délateurs seuls avaient dû monter jusque-là, ils auraient pu tout aussi bien s’écrire chez le portier. Le seul fait de leur présence sur l’escalier les aurait trahis. Il est probable que tout le monde y montait et que la fameuse tête de lion n’était que l’ornement d’une ouverture pratiquée pour recevoir exclusivement les lettres adressées au gouvernement. J’accorde qu’avec l’esprit qui l’animait, les dénonciations devaient s’y mêler en grand nombre aux pétitions. En tout pays, les solliciteurs deviennent aisément délateurs. Ainsi le lion officiel a paru n’ouvrir sa gueule qu’à la dénonciation. L’autorité la plus active et la plus redoutée qui siégeât dans les chambres du palais ducal avait toutes les allures d’une police occulte : lui écrire seulement aura passé pour de la délation.

Quand même d’ailleurs on ôterait à la tyrannie machiavélique qui trônait à Saint-Marc ses accessoires romanesques et le prestige de terreur que l’imagination lui prête, elle ne cesserait pas d’être tyrannie. Venise peut n’être pas la poésie de la police, mais il lui reste une réalité qui n’a nul droit à l’indulgence de l’histoire. M. Paul de Musset a traité ce point, pièces en main, d’une manière intéressante, et, n’en déplaise au concierge des puits, la durée du gouvernement de la seigneurie peut être attribuée moins à ses procédés d’inquisition politique qu’à cette énergie persévérante de patriotisme inhérente au gouvernement républicain, surtout quand il est aristocratique. L’aristocratie gagne à s’approcher de la forme républicaine tout ce qu’elle perd au voisinage de la monarchie absolue. Rien n’a plus besoin de la liberté politique qu’une aristocratie : c’est à cette seule condition qu’elle se fait absoudre des peuples et de la postérité, et qu’elle trompe jusqu’aux instincts les plus ombrageux de la démocratie, — témoin la séduction extraordinaire que les plus grands noms du patriciat romain exerçaient sur nos démocrates de 1793. On ne saurait rattacher aux célébrités de l’aristocratie vénitienne le même prestige de renommée qu’aux noms des Brutus et des Caton ; mais l’historien et le politique trouveraient facilement dans cette petite cité des hommes d’état égaux en mérite et en nombre pour le moins à tout ce qu’a produit aucune des vastes monarchies du continent européen. Aujourd’hui une déchéance irrévocable a atteint Venise peut-être et certainement sa vieille noblesse, considérée comme tribu de gouvernement. Le dernier doge Manin avait raison de s’évanouir, lorsqu’on vertu du traité de Campo-Formio, il lui fallut se mettre à genoux pour prêter serment à l’empereur d’Autriche, car il abdiquait à la fois pour sa caste et pour sa patrie. L’avenir nous apprendra si la patrie peut renaître ; la caste ne renaîtra pas.

Elle n’a laissé que ses palais, qui trop souvent ressemblent à des ruines ou à des tombeaux. Quand la monarchie absolue n’y a pas installé des bureaux, quand les parvenus de l’époque ou les artistes enrichis n’en ont pas fait des maisons de plaisance, quand des princes en disponibilité n’y ont pas cherché la retraite que les Stuarts trouvèrent à Florence, enfin quand des industriels n’y ont pas ouvert d’auberge, il est rare que ces palais soient restés intacts et investis d’un luxe digne des noms fameux qui les décorent. En parcourant en gondole ce canal qu’ils bordent de leurs nobles façades, on croit par momens remonter cette voie romaine qu’on appelait la voie sépulcrale. Aussi le plus sage en passant cette revue me paraît-il de déposer tout souvenir historique, toute méditation sur le cours des choses humaines, et, délaissant la philosophie pour l’art, de n’avoir que des yeux, de ne réfléchir que sur ses sensations. À cette condition, on souscrira avec plus d’indifférence à l’opinion générale qui désigne comme le diamant des palais du Canal Grande la casa d’Oro, c’est-à-dire la maison de ville de Mlle Taglioni.

Ce choix suppose d’ailleurs que, selon nos dénominations hasardées, on a pris son parti de préférer le genre moresque au genre romain. Comme cependant il y a dans les deux genres de très belles choses, il ne faut pas être exclusif, et je recommanderai dans le premier, ou dans le style vénitien du XVe siècle, les palais Cavalli, Foscari, Pisani, Farsetti et Loredan. Dans le second, dans le genre que l’école de Palladio eût préféré, on peut distinguer les palais Contarini, Rezzonico, Grassi, Grimani, Manin et Pesaro. On comprend bien que cette classification n’est pas tranchée, et que chaque classe ne se compose point de monumens strictement conformes à un type absolu. Ceux de la première sont souvent du XVe siècle, époque où aucun purisme ne dominait en architecture, et assurément le palais Foscari, ouvrage de Barthélemi Bon, qui restaura le palais ducal dans le goût de la renaissance, n’a point exactement, malgré certaines analogies, la même tournure que les palais Farsetti et Loredan, qu’on reporte au XIIe siècle. De même on ne peut réunir confusément le palais Grimani, de Sanmicheli, le palais Contarini, de Scamozzi, le palais Manin, de Sansovino, dans le cadre d’une identité forcée. Je crois que le premier des trois est le plus beau de cette classe, à laquelle on pourrait rattacher par son élégance sévère le palais lombard qui porte le nom de Corner Spinelli. Il y avait autrefois des cabinets de tableaux dans ces palais, la plupart sont dispersés : le musée Contarini est à l’Académie des Beaux-Arts; la célèbre Famille de Darius, de Paul Véronèse, a quitté pour Londres le palais Pisani.

Voilà bien des noms; c’est à effrayer le lecteur. Ce serait achever de l’accabler que d’énumérer ceux des églises où j’ai trouvé quelque chose à noter. De celles, en grand nombre, où je suis entré, plus d’une n’a que des dehors insignifians; presque toutes sont au dedans belles ou curieuses par l’ensemble ou par les détails. Saint-Sébastien, par exemple, est des plus médiocres, c’est une église de village; mais Paul Véronèse y est enterré, avec cette épitaphe : Pavlo Caliaro Veron, pictori celeberrimo filii et Benedict. Frater pientiss. et sibi poslerisque f. c. Les murs sont revêtus de ses ouvrages; jusqu’aux volets de l’orgue sont peints de sa main. Saint-Zacharie au contraire est une église charmante, avec sa façade lombarde, ses pleins-cintres, ses sveltes colonnes à l’intérieur, et ses peintures murales, qui la recouvrent au dedans presque tout entière. Seulement elle n’a rien de supérieur et qui se grave distinctement dans la pensée. San-Stefano ne serait point remarqué en France ou en Allemagne; mais c’est une église gothique, d’un gothique élégant sans être orné, et par là même elle produit ici beaucoup d’effet : on ne l’oublie pas. L’église des Scalzi (carmes déchaux) et celle du Rosaire sont les plus gaies églises du monde. Pour l’effet, on dirait le style Pompadour appliqué à l’architecture sacrée. Des incrustations en marbre de couleur sur un fond blanc de marbre ou de stuc tapissent, comme une tenture d’étoffe imprimée, l’église du Rosaire, donnée par Manin aux jésuites. Un luxe maniéré gâte les bonnes parties de ces jolis ouvrages de décadence.

Une attention plus sérieuse est due à Santa-Maria-Gloriosa de’ Frari, qui passe, comme Saint-Antoine de Padoue, pour l’ouvrage de Nicolas de Pise. C’est un édifice en brique, d’un gothique simple; mais la profusion des décorations monumentales qu’il contient est extraordinaire. Les sculptures y sont prodiguées. On y remarque, sans beaucoup les admirer, deux grands ouvrages modernes, le tombeau de Titien et celui de Canova, l’un meilleur que l’autre. Par une disposition peu usitée, le jubé qui ferme le chœur est en avant du transept, ouvert lui-même de tous les côtés, et qui sépare largement le chœur et le maître-autel. La sacristie, remplie de tableaux, est vantée surtout pour un ouvrage de Bellini, une Vierge adorée par deux saints. Bellini ou Jean Bellin, comme presque tous les maîtres, a sa Vierge, modèle réel ou idéal dont il répète sans cesse le portrait. Celui-ci, comme tableau, est peut-être son meilleur. Il en a fait d’autres dont la tête a plus de charme, celle par exemple dont M. Gautier s’est déclaré passionnément épris. Du reste, malgré l’attrait de la Vierge de la sacristie, rien ne peut lutter avec la madone qu’on voit dans l’église connue sous le nom de pala del Pesaro, parce qu’elle est le tableau d’un autel dédié par cette famille. La Vierge, sur un trône, présente à saint Pierre, saint George et saint François le Sauveur, qui semble préférer le dernier. Les donateurs sont à genoux. C’est un des plus beaux Titiens que j’aie vus.

Près des Frari est la Scuola ou confrérie de Saint-Roch. Ses fondateurs doivent avoir été bien riches, si l’on en juge par l’ornementation de la vaste salle d’entrée, du double escalier, de la salle dell’ Àlbergo, et de la chapelle au premier étage. Les plafonds chargés de moulures et les boiseries sculptées, à personnages de grandeur naturelle, ne font place qu’à d’innombrables peintures du Tintoret. On ne peut sans étonnement contempler ces témoignages d’une fécondité d’invention et d’une hardiesse d’exécution peut-être sans pareilles. Malheureusement les tons chauds poussent au noir; la force arrive à l’exagération, l’abondance à la confusion. Ces défauts sont saillans dans une immense Crucifixion où l’on dirait que les nations ont été convoquées sur le Calvaire; mais partout sont des traces de génie.

On peut opposer aux Frari Saint-Jean et Paul, près duquel la place de la Scuola de Saint-Roch est remplie par la Scuola de Saint-Marc. Celle-ci, convertie en hôpital, est remarquable surtout par sa façade, que Martin Lombardo a couverte de plaques de marbre, de bas-reliefs, de statues d’animaux qui semblent garder un palais. En face se dresse une statue équestre de Barthélemi Colleoni couvert de son armure, par André Verrocchio. C’est la seconde statue équestre exécutée en Italie après celle du Donatello à Padoue. Elle est, comme celle-ci, vive et animée; elle exprime la vigueur et l’audace. Le portail gothique de San-Zanipolo (traduction vénitienne de Jean et Paul) s’ouvre sur un musée religieux de tombeaux historiques. Le plus intéressant est celui de Morosini; le plus beau, celui du doge André Vendramin. La chapelle du Rosaire contient une Bataille de Lépante, du Tintoret, exemple rare de la présence dans une église italienne d’un tableau représentant un événement politique, quoique de tous les ex voto le plus solennel et le plus légitime soit celui d’une nation qui remercie Dieu d’une victoire. Un autel latéral a pour retable la Mort de saint Pierre martyr, tableau de Titien qu’on a classé le troisième après la Transfiguration et le Saint Jérôme. M. Fox, quand il le vit au Louvre, s’exaltait en le voyant, et M. Fox avait le sentiment des arts. Un des maîtres de l’école française, mon cher et noble ami M. Delaroche, a laissé un petit tableau naguère admiré du public, qui représente un Ensevelissement du Sauveur. La Vierge et tous les personnages sont à genoux ou en contemplation devant les restes sacrés. Comme j’admirais ce bel ouvrage dans son atelier : « Croyez-moi, me dit-il vivement, c’est un grand bonheur pour un artiste que de trouver un sujet dont tous les personnages doivent être immobiles. » Le Saint Pierre de Titien est une victoire remportée sur la difficulté qui résulte des conditions tout opposées. Le saint qui tombe, le meurtrier qui le frappe, le moine qui s’enfuit, et jusqu’aux petits anges qui voltigent au ciel, tout cela est dans un mouvement très vif et merveilleusement rendu. Certaines qualités techniques sont ici portées au plus haut degré : le dessin est vigoureux, les raccourcis naturels, la composition excellente dans les données acceptées par le peintre. Néanmoins ces données n’admettaient pas un certain genre d’intérêt ni de beauté; les têtes sont communes, et le sujet prêtait peu à cette richesse éblouissante qui caractérise la peinture de Titien. J’aime mieux sa madone des Frari.

Santa Maria della Salute est cette brillante et vaste église dans le goût de Saint-Paul de Londres, et qui, placée à l’entrée du Grand-Canal, est connue de tous ceux qui ont regardé au Louvre le plus important des Canaletti. Elle consiste principalement en deux grands dômes consécutifs et inégaux, dont l’un couvre une nef octogone, l’autre un chœur circulaire, et elle serait aussi belle qu’elle est grandiose, si l’architecte Longhena avait mis plus de largeur et de proportion, montré plus de goût et de pureté dans tout ce qui est accessoire à cette disposition principale. Elle communique avec un joli séminaire, qui a plutôt l’air d’un lycée, par une sacristie ornée de beaux Tintorets et d’un Saint Marc de Titien, qui va de pair avec ses chefs-d’œuvre. On peut ranger avec la Salute Saint-George le Majeur dans l’île qui porte son nom, et Il Redentore dans celle de la Giudecca (della Zuecca) ; mais ces deux églises, toutes deux de Palladio et beaucoup plus correctes, sont des modèles dans le genre dont la Salute signale le déclin. Saint-George, d’une blancheur lumineuse, nu et vide, m’a rappelé Sainte-Justine de Padoue. Comme celle-ci, il est désert, parce qu’il dépendait d’un couvent que Napoléon a fermé. L’église du Rédempteur, réputée le meilleur édifice de Palladio, est encore une construction un peu froide, mais noble, et qui satisfait, si elle ne touche. Elle est, comme les précédentes, d’une pierre blanche, qui a beaucoup d’éclat, et, malgré la sévérité du style, il lui allait bien d’être remplie de fleurs comme je l’ai vue le jour de la Pentecôte. Elle est annexée à un couvent de capucins, et l’on en voyait quelques-uns errer seuls, s’agenouiller dans quelque chapelle, ou se prosterner en passant pour baiser le pavé du maître-autel. Derrière le sanctuaire, des dégagemens conduisent aux sacristies, à divers oratoires, et mettent l’église en communication avec le cloître et le jardin du couvent. Là, partout la dévotion monastique a placé des images sacrées qui servent d’occasions de prières. La diversité des dévotions est la seule variété de la vie religieuse. Une des sacristies renferme une collection de bustes en cire tous tonsurés et barbus, et qui représentent, avec un air de réalité et de ressemblance, tous les saints de l’ordre des capucins depuis saint François d’Assise. Une autre, mieux partagée, contient jusqu’à trois vierges de Bellini. C’est toujours la même tête, belle, agréable même dans sa gravité, mais ici un peu froide. Une d’elles a de la sécheresse, même quelque chose d’anguleux qui la rapprocherait davantage des vierges d’Hemling. Aussi dit-on qu’elle est des commencemens de Bellini, et elle pourrait être regardée comme le patron primitif de ses madones; mais nous les retrouverons à l’Académie des Beaux-Arts, où il est temps enfin d’aller.

Ce qu’on appelle en peinture l’école vénitienne n’a point de supérieur, ni peut-être d’égal dans certaines parties de l’art, et quand on n’a pas vu Rome ni Florence, on est en droit de la préférer à tout, si cependant on n’est point allé à Parme, car la séduction du Corrège pourrait encore l’emporter sur cette union de la splendeur et de la force qui signale la peinture des Vénitiens. On pourrait dire qu’elle se ressentit toujours d’avoir pris naissance sur le fond d’or des mosaïques. Son style fut lent à se former, et il ne commence à se faire reconnaître que dans les ouvrages de Jean Bellin. On peut ranger autour de lui Cima, Carpaccio, Palma le Vieux; mais son plus habile élève fut Giorgione, qui, s’il eût vécu, pouvait être le rival de Titien. Véronèse et Tintoret viennent ensuite; puis Palma le jeune, Bonifacio, le Bassan, le Bordone, le Moretto, et pour peu qu’on se rappelle un ouvrage de chacun de ces peintres, on ne peut méconnaître entre eux, avec de notables différences, de certaines analogies. C’est aux critiques et aux historiens de la peinture qu’il appartiendrait d’analyser et ces différences et ces analogies. Un voyageur attentif croit les sentir en gros, mais il doit renoncer à en rendre compte. Ce n’est pas d’ailleurs en lorgnant çà et là, dans quelque compartiment d’église, un tableau de tel ou tel maître, sur la recommandation d’un sacristain, que vous pourrez vous livrer à ces comparaisons délicates qui finissent par tant ajouter au plaisir de voir et d’admirer. Jusqu’ici, j’ai pris soin de noter les œuvres d’art qui m’ont le plus frappé, mais seulement les plus importantes et en très petit nombre. J’en ai peu rencontré qui ne m’aient laissé le regret ou de la mal voir ou de la trouver à son désavantage. La plupart en effet ornent des églises, et les produits exquis de l’art ne sont pas là aussi bien à leur place qu’on pourrait le croire. Sans compter que rarement un peintre a pu subordonner ses inspirations et ses pensées aux conditions matérielles dans lesquelles son œuvre y doit être placée, ces conditions changent avec le temps, et l’œuvre aussi change autant qu’elles et autrement qu’elles. Au milieu des nécessités du culte, les tableaux se conservent mal. La plupart des plus célèbres sont enfumés; presque aucun n’a l’air d’avoir été verni. Il n’arrive guère qu’ils soient bien éclairés. Ceux, en grand nombre, qui sont des tableaux d’autel, des retables, des pala, comme disent les Italiens, sont couverts, offusqués, par des crucifix, des cierges et des flambeaux, entourés d’objets très voyans, de métaux qui miroitent, de marbres bigarrés, d’étoffes chatoyantes. Ce qu’on peut appeler l’ameublement des églises offre des couleurs diverses, d’un ton cru, d’un éclat souvent criard. Quelle peinture ne se trouve mal d’un tel entourage? Si j’osais, je dirais que les vraiment beaux tableaux sont déplacés dans les temples, car, malgré tout leur mérite, ils y font partie de l’installation générale, et la peinture dite d’ornement y produit autant d’effet, quelquefois plus, que la grande peinture. Celle-ci doit être regardée pour elle-même : non-seulement elle supporte, mais elle réclame l’isolement. Il lui sied mieux d’être dans un musée que dans une église, et dans un cabinet que dans un musée : l’expérience peut se faire tous les jours. Je ne sais même si l’impression produite par un beau tableau, si saint qu’en soit le sujet, se marie bien aux sentimens naturellement excités dans la maison de Dieu. On ne cite guère de chef-d’œuvre qui soit l’objet de la dévotion populaire. D’ordinaire, c’est une vieille image, taillée ou enluminée grossièrement, consacrée par quelque tradition locale, par quelque souvenir légendaire, qui, sans autre prix que sa vétusté, attire les hommages de la foule. On ne s’agenouille point devant les chefs-d’œuvre de Raphaël ou du Dominiquin. Quant à ceux que leur éducation rend plus aptes à sentir les beautés de l’art, l’impression qu’ils éprouvent est d’une nature toute spéciale, et la force en est assez grande pour qu’elle ne se puisse aisément mêler à d’autres sentimens. Ou l’on ne pense pas, dans une église, au tableau, à la statue qu’on a devant les yeux, ou l’on ne pense guère à autre chose, et si, comme je le crois d’ailleurs, il est bon, même dans l’intérêt du sentiment religieux des masses, que les arts embellissent les temples, c’est moins à cause de l’admiration réfléchie qui s’attache aux chefs-d’œuvre que par l’effet général résultant d’un ensemble de sensations admiratives. En cela, ce me semble, c’est l’architecture qui joue le premier rôle; la peinture et même la sculpture ne viennent qu’en seconde ligne et à titre d’ornement; or la sculpture, plus encore la peinture du premier ordre, ont droit au rôle de parties principales; elles gagnent même à la solitude. On a dit que les beaux vers perdaient à être rais en musique et ne servaient pas à la mélodie. Il est encore plus vrai que le sublime en peinture ne peut être subordonné à un tout dont il fait partie, et que, dans un ensemble monumental, une décoration pittoresque vaut mieux qu’un tableau exquis.

Ainsi du reste paraissent penser les administrations italiennes, qui partout visent à rassembler les chefs-d’œuvre dans les musées. Pour admirer même la peinture religieuse de l’école vénitienne, dites à votre gondolier de vous conduire à l’Académie des Beaux-Arts. Ne dussiez-vous voir de ce beau musée que la salle de l’Assunta, vous vous réjouiriez d’être venu à Venise.

Il faut d’abord traverser un joli salon dont le riche plafond mérite d’être regardé, et qui vous prépare, par une assez précieuse collection de tableaux des premiers temps, à sentir mieux, à mieux admirer la peinture de la grande époque; mais une fois dans la vaste salle de l’Assunta, je voudrais obtenir de vous de détourner d’abord vos yeux de cette merveille sans les laisser distraire par la magnificence du local et de vous faire conduire devant une certaine Visitation de sainte Elisabeth. Vous verrez un tableau gracieux et encore naïf, peint avec mollesse, composé avec plus de simplicité que de talent, et d’une couleur agréable. Les figures y sont bien posées, les attitudes naturelles; rien toutefois n’est animé ni saillant. La Vierge est un peu vulgaire et bouffie. Rien ne s’élève à la beauté, rien n’est désagréable. Le sujet se comprend, et le tableau plaît sans donner à penser. C’est l’ouvrage d’un artiste peut-être peu profond et peu original, mais qui déjà sait peindre; c’est le premier ouvrage de Titien; on a prétendu qu’il l’avait fait à quatorze ans. Mettons quatre ans de plus, il lui serait resté encore quatre-vingts ans pour se perfectionner dans son art. Venez maintenant et regardez cette Déposition de Croix. Le tableau est triste, le coloris terne, l’exécution sans vigueur; mais il règne dans toute la composition une juste harmonie et comme une expression tragique. La Madeleine, debout, émue, effarée, semble crier au monde et le prendre à témoin. C’est le dernier tableau de Titien, terminé respectueusement par Palma le jeune : Quod Titianus inchoatum reliquit Palma reverenter absolvit Deoque dicavit opus. Titien avait donc quatre-vingt-dix-neuf ans (c’est l’âge où il mourut) lorsqu’il ébaucha cette toile. C’est entre ces deux ouvrages, séparés par seize lustres de travaux, qu’il faut suivre le cours brillant du talent inépuisable et infatigable de l’homme peut-être le plus puissamment organisé pour la peinture que les temps modernes aient produit.

Nous sommes libres maintenant de porter nos regards sur le tableau qui donne son nom à cette salle du musée. Je lis dans une lettre du président De Brosses : « Aux Frari', l’Assomption de la Vierge, Titien. Ouvrage admirable, mais mal soigné, fort noirci, placé dans un mauvais jour où on le voit mal. » Le comte Cicognara, qui a rendu aux arts tant d’utiles services, distingua sous un nuage de fumée et de poussière les traits de ce grand ouvrage, abandonné pendant des siècles par ses ignorans possesseurs. Il constata qu’il suffisait de le laver pour en faire revivre la couleur et la beauté, et proposa aux autorités de Santa-Maria-Gloriosa de l’échanger contre un tableau tout neuf. Naturellement il vit son offre acceptée avec empressement, et plaça dans la galerie nationale le plus beau tableau que j’aie vu à Venise[2]. La gravure l’a fait assez connaître pour que je me borne à dire que la couleur est de toute beauté. On croirait que le tableau sort de l’atelier du maître.

Ici le Tintoret approche de Titien. Gracieux dans son tableau du péché de nos premiers pères, heureux dans l’exécution de deux madones entourées chacune de saints ou de sénateurs vénitiens, il s’est surpassé lui-même dans la peinture d’un miracle de saint Marc, qui se précipite du ciel pour délivrer un esclave vénitien torturé par ses maîtres pour son zèle religieux. S’il en est du prix de la peinture comme du royaume du ciel, dont il est écrit : violenti rapient illud, le prix sera ravi par le Tintoret. Malheureusement la violence de son pinceau l’emporte trop souvent hors des régions de la beauté, de la vérité, de l’ordre et de la clarté. Ceci ne s’applique pas à son Miracle de saint Marc, où, sauf dans quelques parties devenues trop foncées, les grandes qualités de ce peintre extraordinaire se rencontrent toutes, séparées de tous ses défauts. Le raccourci du saint Marc à travers le ciel est admirable d’effet. Il semble lancé dans l’espace par une force égale à celle qui transporte les planètes.

On donne aussi beaucoup de louanges à un autre Miracle de saint Marc. Selon une légende populaire, l’apôtre descendit en 1341 à Venise, avec saint Nicolas et saint George, pour arrêter une inondation et calmer une tempête. Le Giorgione ne me paraît avoir nullement réussi à rendre son tableau seulement compréhensible, et le grand mérite de sa peinture m’échappe. Je ne puis rien noter ici d’éminent de Paul Véronèse, quoique le Martyre de sainte Christine et le Peuple de Misée allant au-devant de saint Nicolas ne soient pas l’œuvre d’un artiste ordinaire. Marco Basai ti a traité avec une grâce naïve et toute péruginesque la Vocation des fils de Zébédée. Palma le jeune a réussi à donner un caractère fantastique à sa Vision de l’Apocalypse, où les chevaux, y compris le cheval pâle, produisent beaucoup d’effet par leur impétueux mouvement. Dans ses Noces de Cana, grande machine assez bien remplie, le Padouan a placé une Madeleine, forte et blonde Vénitienne, qui fait penser à Rubens. Enfin le Bonifacio, dont la couleur me rappelle Prudhon et même un peu Diaz, a, parmi d’autres bons ouvrages, peint un Jugement de Salomon que recommandent une composition et une expression spirituelles, et une Adoration des Mages où, malgré le laisser-aller du pinceau et l’insuffisance de quelques têtes, l’œil est gagné par l’effet général.

Il y aurait ici plus d’une observation à recueillir pour notre histoire de la peinture de la Vierge. Dès la première salle, on pourrait trouver, dans deux couronnemens de la madone par Jean d’Allemagne et Antoine de Murano (1440), le type encore un peu raide de la Vierge que Bellini saura bientôt reproduire en l’assouplissant, en ajoutant par degrés plus de charme à la pureté. Son style était formé, quand il a peint son excellente madone de la salle de l’Assunta, entourée de saints, — Sébastien avec ses flèches, François avec ses stigmates, — et d’enfans qui jouent du violon. On suivrait cette tête de Marie dans ses progrès ou, si l’on veut, dans son déclin vers une grâce de plus en plus féminine, si l’on comparait soigneusement d’autres madones de Bellini, de Bonifacio, de Carpaccio, de Cima de Conegliano, de Francisco Bissolo, qu’on peut voir dans d’autres salles[3]. Il faudrait pousser la comparaison jusqu’au XVIIe siècle et faire entrer dans le concours les ouvrages de ce Sasso Ferrato qui a été surnommé Madonnino.

Je voudrais éviter des énumérations souvent insipides pour qui n’a pas vu ce qu’elles rappellent. Un voyageur doit toujours se souvenir de l’indifférence avec laquelle il a lu dans les récits des autres les dénombremens de statues et de tableaux dont les noms ne lui retraçaient rien. Pour moi, j’aime jusqu’aux détails sur les tableaux que je ne connais pas, et les Musées de M. Viardot, par exemple, sont une lecture attachante; mais je n’ai rien de ce qui autorise à mettre à cette épreuve la patience du lecteur. Je néglige donc les salles secondaires de l’Académie des Beaux-Arts, même le cabinet des dessins, où il y a des merveilles de Léonard de Vinci et de Raphaël; je laisse de côté le musée Contarini, le musée Renier, les galeries et salles de Palladio, pour m’occuper des deux belles salles dites nouvelles, qu’il faut réunir, dans un commun examen, à celle de l’Assunta. Là Titien se retrouve égal à lui-même, fin très grand cadre est rempli plus d’à moitié par le profil d’un escalier en plein air, servant de perron au temple de Jérusalem. Au haut de l’escalier se tient le grand-prêtre des Hébreux; sur le palier du milieu, une petite fille d’environ douze ans est entourée d’une auréole lumineuse; au bas, on voit un groupe de Vénitiens en robes flottantes. Cette Présentation de la Vierge est une composition très simple, et cependant singulière, relevée par une exécution supérieure. En présence de ce Titien, Paul Véronèse, qui s’était un peu effacé, se remontre ici dans sa gloire. Une Vierge est assise sur un trône monumental. Devant, en acrotère, un petit saint Jean debout qui a beaucoup de tournure regarde le divin enfant, et, tout autour, par un anachronisme convenu, se rangent des saints, entre lesquels saint François n’est pas oublié. Sur une autre toile, horizontalement très longue, on voit à l’une des extrémités un ange, à l’autre la Vierge; tout l’espace intermédiaire est rempli par une belle architecture. C’est une Annonciation composée d’une manière neuve. Enfin un cadre énorme occupe tout le fond d’une salle, et nous montre, dans les proportions des Noces de Cana, avec le même luxe d’accessoires et les mêmes effets de lumière, le repas dans la maison de Lévi. C’est le quatrième et ce n’est pas le moins remarquable des quatre grands banquets de Véronèse. Ces trois tableaux sont de la meilleure manière de ce peintre, dont les ouvrages sont splendides et jamais sublimes. Cependant, le jour où je les vis, on avait apporté de Saint-Jean-et-Paul à l’Académie, pour quelque réparation, une Nativité du même maître, tableau d’une fraîcheur admirable, et plus simple de composition que ses ouvrages ordinaires. Il m’a beaucoup frappé. Je n’en puis dire autant de son Paradis, rempli confusément de bienheureux en grand costume. C’est une Jérusalem céleste tout officielle, l’almanach royal du royaume des cieux. Cette cohue dorée n’est guère qu’amusante à regarder.

Presque au premier rang des richesses de cette collection, je mettrais une Présentation de Jésus au temple de Victor Carpaccio, qui réunit à un haut degré les qualités distinctives de l’école vénitienne; le riche Épulon de Bonifacio, dont la couleur dorée est d’un ravissant effet; un Saint Laurent Giustiniani du Pordenone, où se posé une grande figure dantesque en surplis blanc d’un effet saisissant; enfin un Paris Bordone représentant la suite du miracle de saint Marc, dont un pêcheur rapporte l’anneau au doge de Venise. Ce tableau, que je préfère à la peinture du miracle même par Giorgione, m’a rappelé pour le ton la Chapelle Sixtine de M. Ingres. D’autres tableaux d’un genre encore plus anecdotique, par Gentile Bellini, offrent des vues très piquantes de l’ancienne Venise et de ses habitans. On classerait presque dans le même ordre une suite de tableaux, composés avec esprit et une recherche de naïveté assez heureuse, où Carpaccio a retracé toutes les scènes de la légende de sainte Ursule. Son martyre et sa gloire en compagnie des onze mille vierges crucifiées sont les sujets de deux tableaux bizarres. Il serait intéressant de comparer toutes ces compositions avec celles de Hemling, je crois, sur le même sujet, et que l’on voit à Bruges.

Mais quittons l’Académie des Beaux-Arts. Je sens bien que je fais injustice à une certaine Femme adultère du Tintoret, à de beaux portraits de Titien, même à une Déposition de croix de Bocco Marconi, à d’autres encore. Il faudra bien pourtant dire adieu à Venise sans parler de l’Arsenal, ni du Rialto, ni du Lido, ni de la place Saint-Marc, de la Loggia, et de la tour de l’Horloge, — de tout cet archipel dont les îles se comptent par les clochers. Pour la dernière fois prenons la lugubre gondole, et remontons lentement le Grand-Canal, en passant une dernière revue des palais célèbres qui en forment l’élégante bordure; faisons halte devant les Scahi, prenons un billet à l’uffizio della strada ferrata, et partons pour Mantoue.


VIII.

Le pays entre Vicence et Vérone m’a paru encore plus beau la seconde fois que la première, et en arrivant à la station de la Porte-Vieille, la situation de cette dernière ville se présente d’une façon admirable. De Vérone à Mantoue, le chemin est moins agréable; la campagne est à la fois moins pittoresque et moins riche d’apparence. La vue de terres marécageuses vous dispose aux inondations de Mantoue, et lorsqu’on entre par le pont des Moulins, longue galerie couverte et fortifiée qui lie la citadelle à la place et forme un des barrages du Mincio, lorsqu’on voit ces trois lacs superposés que les digues du fleuve ont étages autour des remparts, on ne s’explique guère comment en 1796 le corps du général Serrurier a pu réduire cette ville à capituler. Il semble à première vue que l’investissement en devait être impossible, et tout justifie la réputation d’imprenable qu’on a faite à Mantoue. Son rôle dans la guerre est considérable, et cependant son nom prend par instans une singulière douceur au souvenir de celui qui a dit : Mantua me genuit. La ville porte un cygne dans ses armes.

Pascentem niveos herboso flumine cycnos.

Ce cygne du Mincio est comme un emblème que la nature avait donné par avance à la patrie de Virgile. Une statue gothique, où se lisent des vers latins en caractères teutons, atteste qu’au moyen âge le poète était son patron municipal. Sur une promenade moderne qu’il a créée ou embellie, le général Miollis, un de ces philosophes lettrés qui servaient noblement la république française, a fait célébrer par ses soldats une fête classique en l’honneur du chantre des Géorgiques. Cette double illustration militaire et poétique de Mantoue ne fait pas cependant encore toute sa renommée. Grâce aux Gonzagues, une des plus libérales familles princières qui aient régné en Italie, le duché de Mantoue occupe une noble place dans l’histoire des arts. On dit qu’Andréa Mantegna, dont la ville a conservé peu d’ouvrages, y avait beaucoup travaillé et répandu de bonne heure un goût qui tendait plus à l’imitation moderne de l’antiquité qu’à la conservation perfectionnée du style allemand ou byzantin. Ce n’est pourtant pas le nom de Mantegna qui est resté ici le nom populaire. Les villes italiennes pourraient en général être placées sous l’invocation d’un grand artiste. Ainsi Luini régnerait à Come, Paul Véronèse à Vérone, Palladio à Vicence, Titien à Venise, Corrège à Parme; Jules Romain domine à Mantoue. Il y a été peintre, sculpteur, architecte. En tout genre, il y a montré un esprit puissant, un talent fécond et entreprenant, un sentiment très vif de la grâce païenne, une recherche souvent heureuse de la grandeur et de l’effet. Seulement la beauté suprême, la délicatesse exquise, la pureté tranquille, même l’exécution parfaite ou le goût irréprochable, ne les lui demandez pas : c’est un Raphaël un peu grossier et un Michel-Ange théâtral. Son palais du T[4] est une construction basse et massive, mal percée, lourdement ornée, repeinte en blanc et jaune, et que ne recommande pas la richesse des matériaux ni des décorations extérieures. Le dedans au contraire est couvert de fresques de prix. Une des plus originales est celle de la chambre des chevaux. Ses quatre murailles tout unies sont peintes et simulent une riche architecture. Six portiques sur un entablement haut d’environ deux mètres semblent prendre jour sur le dehors, et devant chacune de leurs ouvertures à fond de ciel, un cheval blanc, gris ou bai, est comme attaché à un des pilastres sur cet entablement apparent. Il a l’air d’attendre là passagèrement, et ressort en saillie au point de faire illusion. Ce sont les portraits des six plus beaux animaux du haras d’un duc de Mantoue. Dessinés par Jules Romain, ils ont été peints par ses élèves, et dans ces derniers temps passablement restaurés. C’est une idée bizarre parfaitement exécutée.

Une autre chambre, celle de Psyché, est ornée de toutes les scènes du roman d’Apulée. Quoique la couleur ait noirci, quelques-unes de ces compositions ont encore beaucoup d’agrément. Dans les sujets antiques, on accorde au pinceau une liberté dont l’élève païen de Raphaël usait volontiers. Entre deux fenêtres, un Cyclope colossal étale avec complaisance des membres athlétiques et des raccourcis formidables. Cette diversion à la mollesse voluptueuse des autres peintures est d’un bon effet; mais, faute de la même variété, l’emploi des moyens de force arrive à l’abus dans la salle dite des géans. C’est une pièce dont toutes les parois, sauf le pavé, sont les parties d’un même tableau. J’ai vu cette disposition très heureusement adoptée par des élèves de Rubens dans un salon de la maison du Bois, à La Haye. Ici le plafond est un Olympe d’où Jupiter, entouré des dieux, foudroie les Titans, qui succombent sur tous les panneaux, renversés par le tonnerre, écrasés par des quartiers de roc, étouffés sous des montagnes, dans toutes les convulsions de la souffrance, dans toutes les contorsions d’un fougueux dessin anatomique. Il y a là telle figure qui sent son Michel-Ange; mais l’exagération tourmentée de la composition et des attitudes passe toutes bornes. J’aime bien mieux l’ornementation élégante d’un vestibule ouvert sur le jardin où les élèves de Jules Romain et l’abbé Primaticcio, comme mon guide appelait le Primatice, semblent avoir eu quelque pressentiment des peintures de Pompéi. Il y a aussi une chambre dite de Phaéton, qui pourrait bien être la meilleure de toutes ces tentatives d’imitation de l’antiquité mythologique.

Le palais de ville des ducs de Mantoue ou le château de la cour est un édifice grand comme une citadelle. Il donne d’un côté sur les défenses de Mantoue, de l’autre sur une grande place, la place de Saint-Pierre; il est immense et incohérent. Ce qu’on en voit ressemble à la fois à une caserne et à un pastiche gothique. Dès qu’on y entre, tout cela disparaît pour faire place à une agglomération de bâtimens qui se tiennent sans unité. Ce sont comme les fragmens de palais divers, les uns ruinés, les autres inachevés, mais remplis de belles choses, une sorte de Fontainebleau négligé : cours d’apparat, larges escaliers, longues galeries, théâtre, manège, jardins au premier étage, tribunes ouvertes sur les lacs, et partout des peintures où brillent l’imagination et la facilité, mais qui ont un peu l’air d’avoir été improvisées pour quelque fête. Rien de bien fini, de bien conservé; des réparations partielles et qui semblent faites à la hâte; beaucoup d’appartemens démeublés, mais ayant gardé leurs fresques intactes; d’autres tout dégradés, et qui ne présentent que des vestiges de décoration; quelques-uns avec des rideaux d’indienne, des papiers d’hôtel garni, et un ameublement de préfecture de 1810. Ce qui devrait être doré est peint en jaune. Les moulures en plâtre remplacent le marbre et le bronze. La couleur à l’eau, la détrempe, le fresco, le stucco, n’ont pas en Italie un air de soin ni de solidité, et dans ce palais ducal de Mantoue, on pourrait par momens croire que l’on parcourt les ruines d’un café. Néanmoins la grandeur et la hauteur des salles, le nombre infini des pièces que l’on traverse, la beauté de certaines vues, celle entre autres du lac inférieur prise du bastion del Giardino, attenant au palais, et surtout le mérite qu’un peu d’attention découvre dans cette profusion de peintures, vous rendent bientôt la persuasion que vous êtes dans la résidence bien délabrée, mais magnifique, d’une maison régnante pleine de générosité et de goût. Citons seulement la Salle de Troie, où toutes les peintures rappellent l’Iliade, et où l’on fait avec raison remarquer l’Enlèvement d’Hélène et l’Ajax foudroyé. Jules Romain, qui en est l’auteur, a également peint un Salon du Zodiaque, dont les figures se dessinent sur une voûte d’un bleu très foncé, semé d’étoiles d’or. Un Char de la Nuit ou de l’Aurore, sur une muraille très dégradée, m’a paru quelque part d’une grande beauté. Les Camere degl’ Arazzi sont quatre pièces tendues de tapisseries représentant les cartons de Raphaël qu’on admire au palais de Hampton-Court. Quelques-uns n’ayant pu être reproduits par ce moyen, on s’est avisé d’un expédient qui, je crois, n’a été essayé que cette fois, et qui a réussi. Sur un canevas d’une trame fort grossière, on a peint, par le procédé des décorations de théâtre et en conservant les tons de la laine teinte, ce qu’on n’avait pu exécuter en tapisserie, et cette imitation d’une imitation a été assez bien faite pour que l’on s’y trompe, à moins d’être averti. L’effet est excellent, et comme logement actuel, ces appartemens sont les plus beaux.

Le Dôme ou Saint-Pierre est une église gothique restaurée au dehors dans son style avec assez de fidélité, mais au dedans Jules Romain en a hardiment fait une belle église moderne. La nef à toit plat est flanquée de bas-côtés soutenus par trois rangs de colonnes corinthiennes. La décoration est brillante et gaie, grâce à des fresques modernes qui ont au moins de l’éclat et de l’harmonie. Saint-André est une basilique en style lombard dessinée par Alberti, et surmontée d’une vaste coupole par Juvara. Cette église a grand air, et quelques fresques, ainsi qu’une Sainte Famille, de Mantegna, y ont été conservées, tandis qu’à Saint-Pierre presque toutes les traces de ce maître ont disparu. Cependant l’aspect général de Saint-André est celui d’un édifice tout neuf, dont les fresques claires et légères seraient en France attribuées sans hésiter, non à des peintres, mais à des décorateurs italiens. Au centre, sous le dôme, une riche balustrade en bronze entoure une sorte de large puits qui donne sur une crypte, et l’on ne voit autour que fidèles à genoux. C’était la chapelle souterraine où l’on conservait dans un reliquaire, précieux ouvrage de Benvenuto Cellini, quelques gouttes desséchées du sang versé sur la croix et recueilli par le centurion. En 1848, les soldats autrichiens ont bivouaqué dans l’église; ils ont brisé le vase sacré; ils s’en sont partagé les morceaux, en jetant ce qu’il contenait. La relique est perdue. A son passage, l’empereur François-Joseph a promis à la basilique de Saint-André le plus beau reliquaire que pourraient fournir les Benvenuto de Vienne. On espère qu’une autre église de Mantoue voudra bien céder un peu de ses reliques.

A Saint-André, il y a un excellent et authentique buste de Mantegna par Sperandio, et l’on peut y voir avec édification le tombeau de Pomponat. Pomponat dans une église ! l’inconséquence met la paix dans le monde.

Il y aurait bien encore à Mantoue quelques églises et quelques palais à signaler, et la maison de Jules Romain, décorée d’un Mercure en partie antique, mérite qu’on se détourne pour la voir; mais il est surtout essentiel de ne point partir sans visiter le musée des statues, que M. Valéry regarde comme le quatrième de l’Italie. Ce que j’y ai vu de mieux est peut-être un bas-relief du plus grand style où sont représentés l’aigle et les divers attributs de Jupiter. Sur un autre bas-relief très intéressant, on voit Aristote donnant une leçon au jeune Alexandre. Un corps mutilé de Vénus est si charmant, que Canova le croyait de Phidias. Un buste de Virgile est regardé comme authentique; la tête est belle et même poétique. Et comment voir sans respect et sans émotion un buste de Virgile à Mantoue? Celui d’Euripide est d’un bon travail. Des Augustes, des Agrippines, d’autres faces césariennes sont empreintes de cet air de vérité et de cette habileté de main qui caractérisent la sculpture romaine sous l’empire. On montre aussi un Amour endormi attribué à Michel-Ange, et qui aurait passé pour antique.

Le tombeau de Virgile, comme on sait, n’est pas à Mantoue. Celui de Mantegna est à Saint-André; celui de Jules Romain à Saint-Barnabé n’a pas été respecté; à Saint-Maurice, on peut lire plus d’une inscription tumulaire en l’honneur d’officiers français morts ou ensevelis à Mantoue lors de nos guerres héroïques. On dit que la pieuse pensée de rassembler là leurs restes honorés est due à un de leurs illustres chefs, le général Grenier. Que de souvenirs se pressent dans ces cités historiques de la pauvre, de la riche Italie!

Un voiturin nous conduisit en une demi-journée à Parme, en passant par le duché-village de Guastalla. Aux portes de Parme, nous reconnûmes sur-le-champ que nous étions dans un petit état italien. Du ton le plus révérencieux, un douanier s’épuisa à nous demander si nous n’avions rien à déclarer. Il ne se contentait pas de notre réponse négative, et répétait incessamment sa question; mais il eût été évidemment désolé d’avoir à nous visiter, et parut soulagé d’un grand poids quand nous nous avisâmes enfin de lui offrir une livre autrichienne (87 centimes). Il ne manqua pas alors de nous informer qu’il avait servi en France. En même temps commença la vexation, jusqu’alors inconnue, des passeports. La vénalité des agens du fisc et la minutie tracassière de la police sont les deux signes auxquels on reconnaît les gouvernemens de l’Italie du centre ou du midi. Ce n’est pas que j’aie aucune envie de médire de celui de Parme. Ce duché est aujourd’hui sous l’autorité d’une princesse française dont on n’a jamais parlé qu’avec un respectueux intérêt. La sanglante mort de son mari a laissé peu de regrets, et sa régence a rétabli un certain ordre dans l’administration. Il ne manque à son gouvernement qu’une chose, une réforme, cette réforme indispensable et si difficile aujourd’hui à tous les vieux pouvoirs.

Parme a tout à fait l’aspect de ce qu’on appelle en Allemagne une résidence. Une toute petite armée élégamment tenue et un joli palais remis à neuf à côté d’une jolie salle de spectacle, plus un jardin où ne va personne, dessiné à l’ancienne mode française, indiquent une de ces villes mondaines et ennuyeuses où il y a bonne compagnie et rien à faire. C’est pourtant la ville du Corrège, et ce nom suffit pour la recommander entre mille au voyageur qui a des yeux.

Ce voyageur donnera d’abord quelques momens à la Madonna della Steccata (Notre-Dame-de-la-Palissade), grande église du XVIe siècle, et qu’assurément les beaux-esprits de Parme, du temps que Condillac élevait l’héritier du prince dont le comte d’Argental était le ministre à Paris, devaient préférer à tous les autres monumens de la ville. Même les fresques du Parmesan ne nous ont point paru mériter l’éloge qu’en fait un juge cependant très compétent, sir Josuah Reynolds. Il faut voir seulement le tombeau d’Alexandre Farnèse, sarcophage très simple, avec son nom de baptême, son casque et son épée; mais ce nom tout court: Alexander, n’est pas une idée si simple.

La cathédrale et son baptistère sont, je crois, les plus beaux édifices religieux du XIIe siècle que j’aie rencontrés en Italie. Le baptistère, terminé en 1281, porte quelques traces des changemens qu’éprouva l’architecture pendant les cent années qu’on mit à le bâtir, et le haut de l’édifice n’est pas d’un style lombard aussi pur que le reste. C’est une tour octogone en marbre de Vérone bruni par le temps; chaque face, ourlée aux angles par un pilastre en fuseau, est divisée en cinq étages de galeries dont les quatre colonnettes, assez rapprochées, portent des arceaux semi-circulaires. Des sculptures assez rudes, fantastiques, grotesques même, ajoutent à l’air d’antiquité du monument. Il en est de même de l’intérieur. Au centre, une grande cuve de marbre indique qu’on y a pratiqué dans l’origine le baptême par immersion. C’est encore là que tous les enfans de Parme sont baptisés. Des fresques salies et poudreuses, mais d’une couleur encore vive et d’une expression assez animée, attestent un sentiment informe des conditions de l’art. Les fresques de la voûte surtout ont quelque chose de primitif.

La cathédrale est en harmonie avec le baptistère. Le vieux style lombard a été suffisamment respecté. Le portail, très orné, gardé par deux lions symboliques en marbre rougeâtre, s’applique sur une façade traversée par deux élégantes galeries byzantines et terminée par un pignon dont la corniche angulaire se marie à l’architecture des galeries. La nef conduit sous une voûte elliptique à un chœur et à des transepts élevés de plusieurs marches au-dessus du pavé de l’église, et qui laissent voir par de larges ouvertures les nombreuses colonnes d’une crypte doucement éclairée. Je ne connais pas d’autre exemple de cette disposition. Le centre de la croix latine est couronné par une coupole dont la base est octogone. On a dit que c’était la première des coupoles, et en effet elle est peinte tout entière à fresque par le Corrège, à qui elle a coûté huit années de travail. Le sujet est l’ascension de la Vierge. Le dôme est le ciel où elle monte. Au-dessous, une balustrade octogonale peinte est censée former l’enceinte du tombeau d’où la Vierge s’est élancée. Les apôtres, rangés autour, lèvent les yeux avec un pieux étonnement vers la voûte céleste, et cette disposition a permis et même commandé de leur donner, ainsi qu’aux divers spectateurs, toutes les attitudes dont un savant dessin s’est plu à vaincre les difficultés. L’ange Gabriel vient au-devant de la reine des cieux, enlevée par une nuée de chérubins. Cette prodigieuse composition a beaucoup souffert des injures du temps, et il faudrait se borner à en admirer l’ordonnance et le ton général, si d’excellentes réductions de toutes ses parties n’avaient été faites en aquarelles très poussées de couleur et ne permettaient d’en étudier les détails. C’est un beau travail du graveur Toschi, ou exécuté sous sa direction, dont le gouvernement toscan a enrichi son musée. On y peut remarquer quelle variété de têtes, de poses et d’expressions heureusement hasardées le Corrège était parvenu, plusieurs années avant le Jugement Dernier de Michel-Ange, à rassembler dans un milieu d’une couleur radieuse et d’une suave harmonie. Corrège est un des peintres qu’il est le moins naturel de comparer à Michel-Ange, et il a innové dans la peinture de manière à produire des effets à la Michel-Ange. L’un manque de science, et il fait des choses analogues à ce que la science de l’autre lui fait faire. L’absence du goût classique et la vivacité d’imagination l’entraînent à des hardiesses qui ne sembleraient aller qu’à ces génies énergiques et profonds qui sont dans l’art de la même famille que Dante en poésie. A la vue des fresques de Parme, Corrège cesse de n’être que le plus gracieux des peintres. Il a l’exécution, l’invention, la force même, et l’on ne sait plus que lui souhaiter.

Malheureusement l’état des fresques, et la difficulté toujours si grande de regarder en l’air ce qui s’élève verticalement, permettent peu de jouir de ces beautés d’un genre avant lui inconnu. Celles que renferme l’église de Saint-Jean-l’Évangéliste, voisine de la cathédrale, passent pour beaucoup plus altérées et m’ont paru plus visibles. C’est à la coupole de cette église, qui dépend d’un couvent de bénédictins, que le Corrège, à vingt-six ans, s’est exercé et préparé aux travaux du dôme de la cathédrale, en peignant la Vision de saint Jean. Les figures de saints qui remplissent les pendentifs ont un caractère grandiose, et partout les ressources de la couleur sont employées avec l’art magique de celui qui semble avoir découvert le clair-obscur. Dans l’hémicycle du sanctuaire, il y avait aussi une fresque du Corrège, qu’on a été forcé d’en détacher; mais elle a été remplacée par une bonne copie d’Aretusi, et la madone nouvelle produit de loin presque tout l’effet de l’original. Le temps me manque pour rendre justice aux œuvres du Parmesan, d’Anselmi, de Girolamo Mazzola, de tous ceux qui, s’inspirant du Corrège, ont cherché à compléter la décoration de l’édifice en imitant sa manière, et quelquefois en répétant ses ouvrages.

Après avoir reçu cette impression générale, il faut aller mieux étudier, mieux admirer le Corrège dans le musée qui est comme le temple de son génie. Sur la route, on vous fait arrêter au couvent de Saint-Paul. C’était une maison de bénédictines, dont l’abbesse, Jeanne de Plaisance, demanda en 1519 au Corrège de lui décorer un salon, désigné aujourd’hui sous le nom de la Grotte de Diane. La déesse y est peinte au-dessus de la cheminée, et son char est traîné par deux biches blanches sous une voûte azurée, où voltigent des amours ou des génies. La chambre représente une salle de jardin, entourée d’un treillage et ornée de petits sujets mythologiques en camaïeu. Les armes de l’abbesse n’en sont pas moins à la clé de la voûte. Dans ces jeux du talent d’un grand artiste, on reconnaît le peintre de l’Antiope; mais il est singulier que ce soit l’appartement d’une religieuse.

L’académie royale des beaux-arts est dans le palais ducal, comme la bibliothèque très riche et très bien tenue, comme le théâtre Farnèse construit tout en bois, aujourd’hui dégradé et vermoulu, mais qui passe pour le premier grand théâtre que les modernes aient élevé et garni de loges à la manière actuelle. L’ordonnance en est belle, et, créé pour les fêtes du mariage d’un duc de Parme en 1628, il devait faire de l’assemblée elle-même un brillant spectacle. Auprès du théâtre est un musée d’antiquités, très digne d’être vu, et dont la plus belle pièce est une statuette d’Hercule ivre ; mais nous sommes venus surtout pour voir les galeries de tableaux.

Il est difficile de trouver un maître au Corrège, si le maître est celui qui instruit par son exemple. On dit bien que Mantegna, qui fut son premier guide, avait avant lui cherché l’effet par les raccourcis, et commencé à bannir la ligne droite de la peinture; mais Mantegna tendait à revenir à l’antiquité, et l’antiquité, pas beaucoup plus que le moyen âge, n’inspira le Modénais Antonio Allegri. Il n’avait vu ni Rome ni Florence, quand son talent avait déjà pris tout son développement, et s’il trouvait, comme on peut le croire, dans l’art gothique un dessin raide et gauche, une couleur sèche et plate, une expression maussade, il devait accuser d’une froide sévérité les imitateurs classiques de l’art des anciens. Le sentiment, la grâce, le mouvement, le charme à tout prix, en un mot l’effet, voilà ce qu’il chercha dans une voie nouvelle où il n’avait pas été précédé, mais où il fut suivi. Il fonda une école dont le Parmesan est le premier élève, et à laquelle vinrent se rattacher des maîtres de Bologne. Les Carraches, à la vue des coupoles de Parme, exprimèrent un enthousiasme dont nous avons encore les témoignages. Avec quelques journées passées à l’académie de Parme, on pourrait recomposer toute cette partie de l’histoire de la peinture. On en aurait sous les yeux les principaux élémens. On y trouverait bien aussi un Christ dans la gloire, donné comme un Raphaël, tableau d’un bleu vineux dont il serait intéressant de discuter l’authenticité; une Vierge de Van-Dyck, personnage de demi-grandeur, dont l’expression est admirable, encore qu’un peu coquette; une autre Vierge de Cima, qui figurerait gracieusement et utilement dans notre cours comparé d’histoire des madones; une Descente de Croix de Francia, composition pathétique où les yeux rougis des saintes femmes excitent l’attendrissement. Oublions tout cela, et ne songeons qu’au Corrège.

Il faut commencer par le Portement de Croix, son œuvre la première en date, peinture encore mantegnesque. Rien de commun, malgré un air d’archaïsme; point de clair-obscur, point de plans : partout un certain ton jaune et plat. Enfin de la sécheresse, mais avec peu de beauté, beaucoup d’expression.

Je ne sais de quelle date est un Martyre de saint Placide et de sainte Flavie, mais c’est sûrement aussi une œuvre de jeunesse. Quoique ce tableau soit meilleur, il n’est pas encore bon. Corrège est sans doute un peintre expressif, mais les scènes sinistres de la souffrance physique ne vont pas à sa tendre imagination. Il faut bien choisir ses sujets et travailler dans son vrai génie, témoin cette Annonciation de l’Albane qui n’est pas loin de là : l’artiste est sorti de sa sphère, et il a échoué. La douleur morale est plus que l’autre du ressort du Corrège. Aussi est-il plus lui-même dans sa Déposition de la Croix. On se sent ému en regardant le Christ et les saintes femmes. Le talent de peindre est déjà grand; mais tout s’efface devant la fresque détachée du fond du chœur de l’église Saint-Jean. Que l’on en regarde l’original, placé, je ne sais pourquoi, à la bibliothèque, ou l’excellente copie d’Annibal Carrache qui se voit au musée : on ne peut se lasser d’admirer cette Vierge, les yeux au ciel, les mains croisées sur sa poitrine, contemplant l’objet du divin amour avec toute l’ardeur de la tendresse et de l’espérance. Il est impossible de donner une idée du charme romanesque de cette figure, sorte de Greuze colossal, si l’on me passe la comparaison, ayant toute la passion et tout le charme qu’on peut rêver, avec une certaine élévation qui permet de placer cette tête au fond d’un sanctuaire. Tout n’est pas ascétisme dans cette expression sans doute; mais l’amour divin ne parle pas toujours un langage purement spiritualiste, et il y a des paroles de sainte Thérèse qui ressemblent à ce regard-là.

Je me répéterais, si j’essayais de décrire la Madonna della Scala, une autre fresque que le Corrège avait faite tout simplement pour décorer une porte de la ville. Des têtes de chérubins ou d’enfans, copiées par Louis Carrache, offrent des beautés du même ordre. La collection des dessins coloriés de M. Toschi forme à elle seule une galerie spéciale où le talent du Corrège se montre sous un nouveau jour et découvre aux élèves et aux critiques les trésors d’effet qu’il a su se créer par la hardiesse du dessin et la puissance du coloris. Enfin deux cabinets séparés, disposition qui honore le goût de l’ordonnateur du musée, nous offrent chacun un nouveau chef-d’œuvre, la Vierge à l’Échelle et le Saint Jérôme. Le premier tableau est une Fuite ou plutôt un Repos en Égypte. Tandis que Joseph cueille un fruit de dattier, la Vierge, qui tient la scodella, où elle semble avoir puisé de l’eau, sourit à l’enfant qui lui sourit. Les attitudes ne sont pas très simples, et il y a dans l’expression des têtes, surtout du petit Jésus, un peu de finesse et de mignardise. Ce n’est pas le sublime bambino de la Vierge à la Chaise, mais c’est un tableau d’un charme surprenant.

On sait que le Saint Jérôme, ce tableau dont Parme voulait nous payer la rançon un million de francs, est une sainte famille. Le profil d’un grand vieillard nu, appuyé contre le cadre, lui a valu son nom. La figure d’un ange, la tête de la Vierge, une jeune fille qui semble se coucher sur elle, ou plutôt sur son fils, pour l’embrasser, sont de toute beauté. L’enfant, à qui l’ange présente un livre, y regarde avec un air d’intelligence, d’espièglerie maligne même, et par suite un peu vulgaire. Grâce à la couleur éclatante de ce tableau en pleine lumière, les Italiens l’ont appelé le Jour, par opposition à la Nuit, cette nativité dans l’ombre qu’on voit à Dresde, et qui passe pour le chef-d’œuvre du peintre.

Quand on a bien habitué ses yeux à la manière de ce maître, on ne s’étonne pas qu’il ait formé une école d’imitateurs passionnés, au sein de laquelle a pénétré l’affectation qu’il n’a pas lui-même toujours évitée. Le Couronnement de la Vierge du Parmesan est un joli tableau, mais où les ornemens sont prodigués, les poses tourmentées, où le fini des détails réuni à l’accumulation des personnages contribue à la confusion. Schedone, qui a les qualités et les défauts de son école, a été inspiré dans son tableau du Tombeau du Christ. L’ange assis sur la pierre est superbe; l’expression du tableau est tout à fait dans le goût actuel : à notre exposition, il transporterait le public. Des fragmens de fresques d’Orsi et de Bertoja rappellent heureusement le Corrège. Enfin, non contens de perpétuer ses œuvres par des copies presque égales, les Carraches ont au musée de Parme des compositions originales où le maniérisme disparaît dans la grandeur des proportions. Tel est entre autres un tableau des Funérailles de la Vierge de Louis Carrache. Dans une gloire vivement colorée flottent des anges qui rappellent certaines figures de Prudhon. Annibal a réussi en traitant le même sujet. A Parme, les Carraches m’ont paru de grands peintres.


IX.

De Parme, ce qu’on a de mieux à faire, c’est d’achever la tournée des duchés, de visiter Modène et Lucques, et de finir par la divine Florence. Malheureusement le temps m’était compté : mon ambition se bornait à voir Gènes. Des diverses manières de gagner cette ville, la plus simple était d’aller à Plaisance, d’où les communications sont faciles avec Alexandrie, c’est-à-dire avec le chemin de fer; mais Plaisance est, à ce qu’il paraît, insignifiant : il fallait passer une nuit en diligence, et, au prix du même ennui, ou pouvait voir un superbe pays en prenant la route de Pontremoli et en traversant la Lunigiana. Dans une détestable voiture mal menée, mal attelée, on franchit de nuit l’Apennin par des routes qui en de certains endroits sembleraient presque réclamer les mêmes précautions que le passage du Mont-Cenis. On ne voit guère cependant que le chemin est étroit et rapide, les sites sauvages, les abîmes profonds, et lorsque d’assez bon matin on quitte Pontremoli pour suivre la route riante et verdoyante qui mène à Sarzana, on n’a rien à regretter. Sur le versant occidental des Apennins, le paysage prend un aspect franchement méridional. Jusqu’alors, on voyait peu d’oliviers, et les premiers plus pignons étalent leurs parasols à Terra-Rossa. Maintenant nous voici dans un pays qui avec plus de fraîcheur et de variété rappelle la Provence. On marche vers la mer à travers d’heureuses vallées, et l’on rejoint à Sarzana la grande route de Florence à Gênes. Cette route est comme une continuation de la fameuse Corniche, qu’elle surpasse en beauté. Sarzana, qui pourrait être en Toscane, est en Piémont, ou pour mieux dire en Ligurie. C’est une jolie ville, placée en terrasse sur une belle plaine limitée d’un côté par les montagnes. Il lui est décidément échu une célébrité dont elle ne jouit guère. Il paraît peu douteux qu’elle soit, le berceau de la famille de l’empereur Napoléon. Les recherches d’un archiviste de Florence établissent que le nom de Bonaparte fut un surnom d’une branche de l’ancienne famille des comtes de Fucecchio, établis dans le voisinage de Sarzana. Cette branche émigra en Corse, et ses descendans devinrent français en même temps que leur patrie. Je ne venais point chercher ces souvenirs, et après un repos de quelques heures dans une jolie auberge, très préférable à celles qu’on trouve ordinairement en Italie, même dans les villes du second ordre, je rendis ma visite à la cathédrale, édifice gothique-italien du XIVe siècle. Grâce au voisinage de Carrare, elle est toute en marbre blanc. C’est un luxe auquel il faut s’habituer, quand on aborde le rivage ligurien et que l’on marche vers Gênes la Superbe. De grands arceaux à plein cintre donnent à l’intérieur beaucoup de dignité, et le sanctuaire étincelle de dorure. Ce faste religieux dans les villes les plus modestes cause toujours un certain étonnement. Une calèche légère, suivant une route dont une partie sera dans peu un chemin de fer, me conduisit, tantôt en s’éloignant, tantôt en se rapprochant de la mer, mais toujours par des contrées riches et pittoresques, à la Spezzia.

Ce nom est connu par des discussions importantes au parlement de Tavin. On sait que le gouvernement piémontais, accomplissant un projet de l’empereur Napoléon, veut transporter à la Spezzia son grand établissement de marine militaire, en abandonnant le port de Gênes exclusivement à la navigation marchande. L’avis des hommes compétens et le seul aspect des lieux montrent combien ce projet est fondé en raison, et je souhaite bonne et glorieuse fortune au nouvel établissement. En attendant, bornons-nous à jouir de l’incomparable vue du golfe de la Spezzia. Je crois volontiers qu’il peut rivaliser avec toutes les baies célèbres par un beau rivage, sur une belle mer, sous un beau ciel. Qu’on se figure l’anse d’Éon plus vaste, plus profondément enfoncée dans les terres, formant une courbe plus circulaire, et la même mer poussant mollement ses flots bleus, sous un soleil resplendissant, contre une plage bordée de coteaux boisés qui vont s’élevant en gradins jusqu’aux premières chaînes de l’Apennin. Des ruines de châteaux forts, des maisons de campagne, de hauts clochers de village épars sur ces pentes fertiles, interrompent la monotonie d’une luxuriante végétation, tandis que des embarcations de toutes sortes se jouent sur la plaine argentée des eaux paisibles. Je n’ai jamais compris, en voyant Biarritz, que les personnes délicates allassent chercher dans la brume les bains de la Manche, et sur notre littoral du nord perdre par le ciel ce qu’elles gagnent par la mer. En voyant la Spezzia, il faut oublier Biarritz même, et les comfortables établissemens qui se forment sur cette côte enchantée semblent destinés à fixer la préférence de tous les baigneurs qui ne tiennent pas absolument à la lame de l’Océan.

On ne sort de la Spezzia que pour monter à travers les bois, et qu’on regarde derrière ou devant soi, on voit ou la mer encadrée entre des coteaux de verdure, ou d’étroites vallées, abruptes par leurs formes, riantes par leur végétation. Cependant on s’élève de plus en plus, et bientôt, laissant derrière soi deux ou trois villages inconnus, on arrive, à travers les bois, dans une région vaste et désolée. Du relai de Matarana, à plus de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, on ne voit plus d’arbres, mais un plateau montueux, hérissé de pics escarpés. Le site est âpre, mais imposant. En le quittant, on commence à descendre vers Bracco, et on voit le sol perdre peu à peu sa nudité sévère pour se parer du riche vêtement que la nature jette aux contrées qu’elle veut embellir. On aperçoit au loin Sestri-di-Levante, semblable aux villes des paysages du Poussin, et les pentes qui y conduisent circulent bientôt au milieu de tous les accidens de terrains, de toutes les variétés de végétation, de toutes les constructions champêtres qui peuvent diversifier un paysage. La contrée, sans cesser d’être aussi verte qu’un pays du nord, devient en quelque sorte africaine. Les oliviers forment, il est vrai, des masses de verdure qu’on voudrait épousseter, mais les orangers, les pins, les châtaigniers, les platanes, enfin les palmiers, oui, les palmiers, mêlent, confondent leurs profils et leurs nuances, et, placés sur des plans divers, complètent la variété du site le plus accidenté et le plus riant à la fois, car partout les rampes et les terrasses rendent accessibles tous les points de vue, et sans cesse des fabriques monumentales, surtout quand le soleil les dore de ses rayons obliques, donnent au pays cet air de magnificence que Claude Lorrain prête souvent à ses paysages des bords de la mer.

Une route bordée d’aloès court sur la plage, et, traversant de frais ombrages qu’envierait l’Angleterre, vous conduit au milieu des maisons peintes de Chiavari. Cette enluminure des bâtimens est d’un goût très médiocre; mais dans la Rivière de Gênes, c’est un usage universel qui récrée la vue des passans. Le petit port de Chiavari n’a de curieux qu’une caserne fortifiée à l’ancienne mode, et une église neuve qui n’est pas finie. Le péristyle doit être orné de belles colonnes de marbre blanc; une seule est debout. Des fresques, qui tiennent moins de l’art que du métier, égaient l’intérieur, qui est vaste et lumineux; mais tout cela sent la mode et la nouveauté. En général, presque tous les édifices de ces petites villes du littoral, Rapallo, Recco, Nervi, ressemblent plutôt à des décorations qu’à des constructions sérieuses. Sur toute cette route, tout semble fait pour parler aux yeux; on dirait un art et presque une nature de théâtre, et il n’est pas jusqu’aux effets de lumière qui sont tellement violens et magiques, qu’on croit voir parfois réalisé quelqu’un de ces paysages invraisemblables, à reflets métalliques, avivés par les flammes colorées qu’allume à la fin des actes le machiniste dans les pièces à spectacle.

Tout le monde sait que Gênes s’élève en un amphithéâtre assez raide au fond d’un golfe ou plutôt d’une grande darse en demi-cercle que les constructions de la ville ceignent presque tout entière. On a lu partout la description des somptuosités de Gênes. Le port n’est bon à voir cependant que de la mer. De ses quais encombrés et mesquins, il n’offre guère que le spectacle d’une grande activité dans une grande saleté, car le bassin du port franc, où s’opèrent tous les débarquemens, ne vaut pas en grandeur et en bonne apparence le moindre des docks de la Tamise. Il est entouré et séparé de la ville par une galerie fermée, dont le toit en terrasse peut servir de promenade. Cette galerie cache toute vue au chemin de fer intérieur qui en suit le contour, à la rue qui longe le chemin de fer, enfin aux étages inférieurs des hautes maisons qui bordent la rue, en sorte que dans ces maisons, en apparence les mieux exposées de la ville, il faut monter à un étage assez élevé déjà pour voir la darse et l’horizon. Cette triple ligne, comme une enceinte convexe, clôt la ville du côté du sud, et ainsi l’on pourrait habiter Gênes sans se douter qu’on est dans un port. Pour le trouver, il faut savoir qu’il existe, et les rues perpendiculaires au quai sont rares et n’y aboutissent pas immédiatement. Au reste, tout le voisinage du port et une partie de ses établissemens sont, tantôt par le défaut d’espace, tantôt par le manque de soin, enfin par les nécessités du service, dans un état qui rend assez peu agréable de les visiter, tandis que la vue, prise soit de la mer, soit des collines ou des monumens qui dominent la ville, est digne de l’admiration témoignée par tous les voyageurs : c’est Marseille grandiose.

La ville proprement dite, la ville moins ses quartiers maritimes, n’a, pas plus que Venise, l’air d’une ville de commerce. Comme Venise, elle offre partout les traces d’une grandeur, non-seulement municipale, mais aristocratique et politique. On sent qu’un gouvernement, et un gouvernement libre, a passé par là; mais si l’art trouve à Gênes moins qu’à Venise.de beautés à recueillir dans les débris du passé, ces débris, qui méritent à peine ce nom, ont moins souffert à Gênes qu’à Venise de l’injure ou plutôt des malheurs du temps. Bien des monumens de puissance ou de richesse sont debout dans leur splendeur. L’entretien, la restauration, l’embellissement, attestent sur beaucoup de points que Gênes est encore, quoique autrement, florissante. Une partie de la noblesse du livre d’or habite encore dignement ses célèbres palais, et l’on sait qu’enfin la liberté, une liberté plus parfaite et qui un jour sera plus populaire, est venue consoler du passé Gênes l’animée. Il se peut que l’orgueil de cette ville, surnommée la superbe, ne lui permette pas d’estimer encore à leur prix ces dédommagemens que la civilisation lui apporte dans ses derniers progrès. Il en coûte à un état jadis souverain de n’être plus qu’une partie d’un tout, ce tout fût-il heureux et glorieux, et de cesser de figurer en son nom dans l’histoire. On excuse dans l’aristocratie génoise une secrète amertume. Quelle aristocratie n’a pas d’humeur aujourd’hui, excepté l’aristocratie britannique? La génoise ne prendra pas sans effort la place que le destin lui laisse dans un ordre nouveau; mais cet effort, elle le doit faire. On peut aussi passer au peuple de vagues regrets et ce reste d’indépendance querelleuse, héritage de l’esprit républicain du moyen âge; mais la liberté moderne, pas plus que l’ancienne, n’interdit ces mouvemens de défiance qui témoignent de l’existence des partis populaires et forcent à les ménager. Dans cet assemblage d’opinions dont se compose l’esprit public, il en faut d’ombrageuses, et c’est un rôle permis, légal, utile même, que celui de ville d’opposition. Toutefois, comme le ciel est éloigné de la terre, ainsi que parle Montesquieu, l’esprit d’opposition est distant de cette sombre passion des complots de vengeance et de bouleversement qui se croient absous par leur vague tendance vers une régénération inconnue, comme si les rêves étaient des principes, comme si une aspiration était un droit. Il ne semble pas au reste que Gênes soit disposée le moins du monde à échanger la liberté pour une révolution et à sacrifier le vrai à l’impossible. La tentative récente dont elle a été tout à la fois le théâtre et le berceau n’a laissé entrevoir, dans ses diverses sortes de mécontentemens, le germe d’aucune sympathie révolutionnaire, et il serait étrange, je l’avoue, que les utopies socialistes trouvassent accès chez les masses italiennes. Cet esprit de localité qu’on leur reproche, et qui en effet, par ses applications malentendues, a été longtemps le plus grand obstacle à l’indépendance commune, n’est pas moins opposé à la centralisation qu’à la nationalité, et le socialisme est la centralisation à sa plus haute puissance. S’il pouvait triompher jamais, c’est bien alors que Gènes, Venise ou Florence, ce huerait tout un, et que les souvenirs historiques, les traditions locales et les monumens du passé, tout disparaîtrait sous le coup d’un vaste nivellement.

On conseille avec raison, comme une intéressante promenade, de faire le tour des remparts de Gènes : la beauté et la variété des points de vue compenseront la longueur un peu fatigante de la course; mais on peut se contenter de l’ascension à la colline de Carignan. On y arrive en voiture, comme partout à Gênes maintenant; fiacres et omnibus y rendent peu utiles les chaises à porteurs, jadis unique moyen de locomotion. Sainte-Marie de Carignan est une église moderne, qui attend encore sa décoration intérieure malgré deux statues du Puget, un saint Sébastien et un saint Jean d’un style un peu tourmenté, et qui eussent étonné un sculpteur grec. Le goût moderne aime ce qui sent l’effort. Quant à la disposition générale de l’édifice, elle fait honneur à l’architecte Alessio. Cette construction, due à la munificence de la famille Sauli, couronne une hauteur qui domine un beau panorama, et à laquelle on arrive par des rampes et par un pont jeté au-dessus des plus hautes maisons des rues. On se trouve là à portée du beau jardin public del’ Acqua-Sola, qui occupe tout un plateau maintenu par des terrasses, et qui, parcouru tous les soirs par des promeneurs en voiture, à cheval, à pied, offre un agréable rendez-vous à toutes les classes de la société génoise. La vue, moins étendue que celle de l’église, est encore belle et variée. La plupart des femmes portent sur leurs cheveux un voile blanc d’un tissu léger, et tout leur ajustement a de la grâce. Pendant qu’un grand nombre prenait des glaces, la musique m’attira vers un théâtre diurne, bâti en belle pierre blanche, et qui me parut bien disposé. L’assemblée était assez nombreuse. Le spectacle m’inspirait quelque répugnance; cependant la curiosité me retint. On jouait un drame dont voici le titre : « La mort (la Decapitazione) de Louis XVI, ou les Républicains de 1789 (sic). » On conçoit que le sujet et la fidélité historique du titre m’attiraient peu; mais enfin

Peut-on de nos malheurs leur dérober l’histoire?


J’avais envie de savoir comment, dans une ville taxée souvent d’esprit révolutionnaire, l’auteur avait conçu et le public accueillait un sujet semblable. Bien donc qu’on ne puisse, sans un effort assez pénible, voir évoquer devant des étrangers des souvenirs aussi cruels pour nous, seul, inconnu, je me dis qu’il fallait bien, après soixante-quatre ans, se résigner à voir notre histoire sur la scène, et je restai. Le drame était composé dans les intentions les plus innocentes du monde ; les événemens et les hommes étaient travestis, personne n’était calomnié, aucun sentiment moral n’était froissé. Seulement Louis XVI, avec ses cheveux noirs bouclés, ses moustaches, sa tunique d’étudiant en velours, son pantalon blanc et ses bottines, avait l’air d’un honnête carbonaro, tandis que Barnave, poudré, en bas de soie, et l’habit habillé, ressemblait à un marquis des rues; Malesherbes, vêtu de même, mais coiffé à la Titus, l’abbé Edgeworth en costume de notaire, venaient exprimer de bons sentimens et de stériles vœux. Un personnage empanaché apparaissait de temps en temps pour représenter la convention et la commune, en signifiant des volontés impitoyables et des ordres sinistres.. La famille royale avait une attitude de désolation. Une seule fois le dauphin, écoutant de courageuses paroles du roi, s’écria : Bravo, padre ! Du reste, la morale de la pièce était exprimée à la dernière scène par Barnave, je crois, qui, dans une apostrophe finale, proclamait le divorce entre la liberté véritable et une république de sang. Rien, comme on le voit, n’était plus édifiant. Quant au public, toute sa sympathie était pour le malheur, et à travers les déclamations banales de ce mélodrame d’écolier il n’écoutait que les paroles de sévérité pour le crime et de compassion pour la douleur. Il était difficile d’assister à un spectacle plus exemplaire et plus niais, qui fût plus voisin du ridicule et plus conforme à l’honnêteté. Le côté politique ne décelait pas plus d’intelligence que de perversité, et s’il fallait prendre les sentimens des spectateurs pour l’expression des sentimens de la population génoise, on devrait les tenir pour parfaitement inoffensifs.

Les églises de Gènes portent de nombreuses marques de la libéralité de la noblesse. Celle de l’Annunciata, avec sa belle coupole, les fraîches et légères peintures de ses murailles, ses dorures éblouissantes et sa façade commencée de marbre blanc, est une création des Lomellini. Les Pallavicini ont donné aux jésuites, puis réparé et redoré l’église de Saint-Ambroise, ornée avec assez de goût, et dont les belles colonnes en portor font oublier certains pilastres plaqués en marqueterie de marbre pour imiter les cannelures. J’y ai remarqué un beau portrait de saint. Ignace par Rubens, On ne dit pas s’il est donné pour ressemblant. A San-Stefano, la pala ou le tableau d’autel est un Saint Etienne, peu visible, comme toute pala, grâce aux six cierges et aux rayons d’argent d’un grand ostensoir; mais le tableau est de Raphaël, et on le reconnaît du moins aux personnages divins qui figurent dans le ciel. Selon M. Valéry, le bas du tableau serait de Jules Romain, et Girodet aurait refait à Paris la tête du saint.

Le dôme ou la cathédrale de Saint-Laurent est la seule église qui ait vraiment de l’antiquité. La partie de la façade qui se trouve au-dessous de la corniche de l’ancien pignon serait, dit-on, et j’en doute, vieille de 900 ans. On l’a surélevée depuis lors pour lui donner la forme connue d’un toit dissimulé par une balustrade entre deux tours, dont une seulement a été construite. Tours, façade et murs extérieurs sont tous en marbre blanc et noir. Les trois portes d’entrée sont en ogive, avec les colonnes et les nervures gothiques. Deux lions se tiennent en sentinelle sur les marches du seuil. La nef est restée gothique ; les autels des deux extrémités du transept sont surmontés par des groupes de statues en bois peintes à l’huile comme des tableaux. » Devant l’autel de gauche, en dehors de la balustrade, là où se tiennent les fidèles, une statue en marbre, isolée, s’agenouille sur le pavé. Galeazzo Alessi a changé le style du chœur. Deux ordres de colonnes et d’arceaux en plein cintre superposés sont en eux-mêmes d’un bon effet. Derrière le maître-autel, une tombe en marbre sculpté à jour laisse voir le cercueil où l’on veut que reposent les restes de saint Jean-Baptiste. On lit partout l’histoire du sacro catino, en émeraude ou en verre, conservé précieusement dans la sacristie comme le présent de la reine de Saba au roi Salomon. Sans la bigarrure du style, cette cathédrale devrait être rangée parmi les plus belles.

Le théâtre Charles-Félix est un des grands théâtres de l’Italie, et les représentations y sont soignées, quoique j’y aie vu le Prophète très médiocrement rendu, et que les accessoires, décors, costumes, mise en scène, soient fort inférieurs, même au point de vue du goût et de l’art, à ce que nous sommes habitués à voir et à exiger. J’ai fait la même observation dans tous les théâtres où je suis entré, et la saison dans laquelle je voyageais n’offrait aucune chance d’être dédommagé par le talent des acteurs. La scène est abandonnée en été aux troupes du second ordre. J’ai vu à Milan un assez joli et absurde ballet très bien dansé; mais nulle part je n’ai entendu Verdi ni Donizetti très bien chanté. Partout on faisait de la musique, mais médiocrement : les Génois, autant que j’en puis juger, n’en paraissent pas des amateurs très passionnés ni très délicats. On dirait qu’en tout ils aiment les arts comme ils aiment le luxe; je suis prêt cependant à retirer cette remarque à la moindre sommation.

Le fait est que les splendides palais de Gênes ne sont pas toujours combles de chefs-d’œuvre. Il y aurait, je crois, fort à dire tant sur le mérite que sur l’authenticité des tableaux qu’on nous y fait admirer, et si l’on retranchait les portraits, et particulièrement les Van-Dyck, il y aurait un sévère triage à faire parmi les toiles qui resteraient à classer. C’est en bloc surtout qu’il faut juger la décoration et même l’architecture de ces résidences presque princières, et ainsi elles tiennent ce qu’on en peut attendre. Il y en a peu qui, à leur magnificence propre, joignent l’agrément d’une belle vue on d’un beau jardin. Quelques-unes néanmoins, bien que renfermées dans la large enceinte de la ville, ont un air de maisons de campagne et jouissent de ces deux avantages. Tel était un palais Pallavicini transformé en collège, et le palazzino Negri, dont le jardin un peu escarpé a la richesse d’un jardin botanique. L’hôtel rougeâtre et la maison de marbre du comte Serra, au pied du terre-plein de la promenade d’Acqua-Sola, sont des constructions nouvelles, entourées d’un jardin élégamment soigné; mais le public n’y est pas admis. Parmi les vrais et anciens palais, deux donnent sur la mer. L’un est le palais royal, autrefois Durazzo, qui, encore que meublé d’une manière disparate, est agréablement riche, et que des serres, des terrasses, des parterres lient à la droite du port de manière à lui en donner la vue générale, en lui cachant presque tous les détails moins agréables à voir. L’autre est le palais Doria ou del Principe, séparé des parties les plus fréquentées de la ville. Deux statues d’André Doria, l’une en géant, l’autre en Neptune, ornent des jardins embellis de bassins et de jets d’eau, et de là les yeux embrassent de l’ouest à l’est toute l’étendue de la darse. Les appartemens sont presque nus, et il faudrait beaucoup d’argent pour les meubler dignement; mais ils sont bien tenus. Les peintures des plafonds et des frises, accompagnées souvent de reliefs en plâtre, font honneur à Perino del Vaga, qui avait travaillé aux Loges de Raphaël et qui s’est ici rappelé la manière de son maître.

A la municipalité, ancien palais Grimaldi, il faut remarquer des fresques bien conservées, qu’on a suspendues dans le vestibule après les avoir détachées de leur place originaire. Elles représentent les divers épisodes de la visite de don Juan d’Autriche à Gênes, et quoique ce soient des sujets un peu froids, elles joignent au mérite d’une bonne exécution le mérite plus rare d’un caractère vraiment historique. C’est une chose singulière que la rareté de ce caractère dans toute la peinture antérieure aux deux derniers siècles, et surtout dans la peinture italienne. Les sujets sacrés sont assurément excellens, s’ils ne sont les meilleurs; mais ne s’y est-on pas attaché trop exclusivement? D’ailleurs la plupart sont des événemens de l’histoire sainte, et comme tels ils auraient pu être traités quelquefois avec un peu plus d’attention pour la réalité. Je dis quelquefois; je ne regrette pas qu’on ait introduit, comme le Pérugin et ses prédécesseurs, comme les Flamands, comme Paul Véronèse, dans les scènes religieuses, l’imitation exacte du costume contemporain; je ne blâme pas non plus cette liberté conventionnelle, qui s’est établie, de mettre tous les accessoires des figures sous la forme jugée la plus pittoresque, sans qu’on s’astreignît servilement à la chronologie ou à la vraisemblance des mœurs, des armes, de l’architecture et des vêtemens. L’art n’a jamais trop de ressources, et d’ailleurs les sujets sacrés ont pour ainsi dire une double face, comme l’Écriture, qui a un sens littéral et un sens figuré. Ils se composent d’une scène souvent réelle, dont les données positives, fournies par la tradition, ne peuvent être altérées, et d’une pensée morale ou métaphysique, qui est de tous les temps, et que, par des dehors symboliques ou des conceptions arbitraires, on peut rendre plus saisissante et plus poétique, ou seulement plus accessible aux goûts et aux intelligences d’un pays ou d’une époque. Il se peut même que le convenu en ce genre aille jusqu’à l’impossible, et ne choque pas. Ainsi une foule de tableaux, et des meilleurs, représentent la Vierge sur un trône, avec son enfant dans ses bras. Le trône est dans un palais, il est richement orné, et la madone, quelquefois couronnée, porte les vêtemens, les broderies, les joyaux d’une princesse. Toute cette parure ne peut être qu’un symbole du titre que lui donne l’église de reine des cieux. Or ce titre appartient à la Jérusalem céleste, et, dans cette sphère surnaturelle, le Christ triomphant ne peut plus être l’enfant au berceau, dans toute la faiblesse apparente de l’humanité. La Vierge ne peut avoir un enfant dans ses bras qu’autant qu’elle est sur la terre, et qu’humble, pure et pieuse mère, elle traîne, au milieu des périls et des angoisses de ce monde, sa modeste et douloureuse existence, Encore moins saint Jérôme et saint Augustin, saint Sébastien et saint Roch, saint François d’Assise et saint Charles Borromée peuvent-ils être rangés autour de l’enfant divin. Cet anachronisme grossier indique que de pareils tableaux représentent de saintes visions, et appartiennent en peinture au genre symbolique, lequel est loin, du reste, d’être défavorable au développement des ressources de l’art. Il semble cependant qu’on doit admettre avec plus de scrupule l’application de ce système conventionnel aux sujets vraiment historiques. On aurait dû mettre plus de réserve dans cet emploi de la fiction au milieu des images des faits positifs, et plus ces faits sont récens et nationaux, plus il en coûte de les voir affublés d’un costume de fantaisie et entremêlés avec un merveilleux imaginaire ou de capricieuses allégories. On ne voudrait pas interdire absolument de mettre un héros du moyen âge ou de la renaissance en empereur romain, ni proscrire la Justice ou la Victoire des plafonds où l’on célèbre un gouvernement ou un guerrier. Le sens commun n’est pas tout le génie des arts, mais il y a sa place, et dans certains sujets il peut dominer sans rien coûter à la force de la pensée et à la puissance de l’émotion. La vérité n’est pas en lutte nécessaire avec l’imagination, et elle a des ressources dont les peintres longtemps se sont volontairement privés. Ce n’est pas que des chefs-d’œuvre de peinture historique ne figurent dans les fastes de l’art. Il faudrait, pour l’oublier, oublier les merveilles du Vatican, les chambres de Raphaël, Constantin, Attila, saint Léon, Charlemagne; mais, traitant des sujets fort anciens, Raphaël se donnait beaucoup de liberté, et il cherchait dans le passé des allusions au présent. C’est Léon X qui arrête Attila, c’est Jules II qui chasse Héliodore du temple et qui accomplit le miracle de Bolsène; c’est par un souvenir classique qu’en peignant l’incendie du Borgo-Vecchio, Raphaël a représenté l’incendie de Troie. Toutes ces fantaisies étaient permises, et n’ont certes pas nui à ses chefs-d’œuvre; mais elles auraient moins réussi, s’il eût traité des sujets plus récens, de ceux qu’il faut rendre et non feindre. Ainsi le gouvernement de Venise a commandé à ses plus grands peintres des ouvrages destinés à célébrer sa puissance, à immortaliser sa gloire; mais les nombreuses et vastes machines qui parent ses édifices publics, et qui immortalisent les souvenirs de la ligue de Cambrai ou de la bataille de Lépante, ne sont souvent que des compositions allégoriques où figurent des saints et des divinités poétiques, où aucun personnage n’est reconnaissable, où l’événement ne l’est pas davantage, étant figuré par des circonstances incompatibles avec toute réalité possible. On ne saurait proscrire absolument cette peinture symbolique qui célèbre la pensée de l’événement, au lieu de retracer l’événement même. Elle convient dans certaines occasions, surtout quand elle fait partie d’un ensemble de décoration, et sa place est surtout à la voûte des dômes ou aux plafonds. N’est-il pas regrettable pourtant que la peinture imitative du vrai ait été si peu appliquée aux grands sujets, et presque toujours resserrée dans le cadre étroit des tableaux de chevalet? Comment des maîtres qui ont presque tous excellé dans le portrait, qui l’ont traité avec tant de vérité et même d’exactitude dans les détails, n’ont-ils pas eu l’idée de le placer dans le cadre d’une grande scène, de faire enfin le portrait des événemens? N’aurait-on pas désiré que Van-Dyck, qui a peint si souvent et si heureusement Charles Ier, le représentât devant ses juges, ou nous montrât Cromwell gagnant une bataille ou dissolvant le long parlement? Mais supposez qu’il eût assez vécu pour le faire, y aurait-il songé? Ne voudrait-on pas que Rubens eût mêlé un peu moins de mythologie au mariage de Henri IV et à la naissance de Louis XIII? Et combien nous aimerions aujourd’hui à pouvoir contempler quelques-unes des plus importantes scènes de l’histoire, depuis le commencement du XVe siècle, reproduites par le pinceau habile et fidèle des grands maîtres contemporains !

Bien peu de palais génois nous dédommageront de cette lacune dans les fastes de la peinture. Ils sont curieux à d’autres titres. On sait que la plupart sont accumulés dans deux rues assez étroites, la rue Neuve et la rue Balbi, et ces deux rues, à peu près parallèles au quai du port, sont à mi-côte, puisque toute la ville est bâtie en amphithéâtre. Les deux rangées de palais ne sont donc point élevées sur des terrains de niveau, les uns étant au-dessus du sol de la rue, et les autres en contre-bas. Pour détruire, racheter ou employer ces inégalités, l’art a recours à divers expédiens. En général, la grande porte en fer de la rue s’ouvre sur un vaste vestibule qui tantôt se prolonge de plain-pied dans une cour et un jardin, tantôt communique par un beau perron avec un atrium plus élevé entouré d’un portique. Les colonnes, les marches, les balustres, sont en marbre, quoique les palais tout en marbre soient peu nombreux. Quelques-uns sont peints, et probablement tous les palais en pierre l’ont été. On sait que le palais Brignole est peint en rouge, et de là son nom de Palazzo Rosso. C’est sans doute le plus beau avec le palais Balbi. L’intérieur de celui-ci est le plus grandiose ; mais celui-là est le plus somptueux : aucun n’a peut-être rien d’aussi splendide qu’un salon du palais Serra, qui aurait, dit-on, coûté un million. Tous ont des peintures, des fresques, quelques portraits: mais les deux plus riches en tableaux sont le palais Pallavicini et le palais Brignole. On voit au premier la Madone à la Colonne, qu’on dit de Raphaël : le charme de cette peinture répond à ce nom, quoiqu’on puisse lui reprocher un peu d’affectation. Les mains potelées de la Vierge sont absolument celles d’une jolie femme, et, si j’ose dire, d’une petite-maîtresse ; mais le mouvement de l’enfant est neuf et bien trouvé. Un Cavalier avec sa famille et son cheval, par Van-Dyck, a été baptisé du nom de Coriolan et Véturie malgré un costume à l’espagnole. On croit aujourd’hui et avec raison que c’est le roi Jacques Ier avec sa femme et ses enfans. Le tableau est bon, et cette fois bien historique. De nombreux portraits de Van-Dyck sont le plus bel ornement du palais Balbi. Il n’en manque pas non plus au palais Brignole. Le plus frappant est un Brignole à cheval, vu de face et la toque à la main ; une Sainte Famille d’André del Sarto a son analogue au Louvre. Une Adoration de la Vierge du Guerchin, un Repos en Égypte de Carlo Maratti, plusieurs Paul Véronèse, dont une Judith bizarre, plus frappante par l’effet pittoresque que par la vérité historique et dramatique ; un tableau étrange où Rubens s’est peint, avec une liberté singulière, dans les intimités du mariage, lui, sa femme et un satyre en tiers : tels sont en abrégé quelques-uns des objets d’art qui peuvent attirer l’attention.

Le palais ducal, occupé maintenant par les cours de justice, dépouillé il y a plus de cinquante ans par les révolutions, n’offre plus guère que de grands escaliers et de vastes salles qui ont perdu leurs ornemens. A peine quelques tableaux, qui n’échappent point à notre critique de la peinture d’histoire, rappellent-ils les navigations de Christophe Colomb, le premier doge mariant le roi de Chypre à Catarina Cornaro, et ces guerres contre les Pisans, dont je conçois une plus grande idée en voyant suspendues en divers lieux de la ville les chaînes du port de Pise. La banque de Saint-George et d’autres édifices qui rappellent l’ancienne grandeur commerciale de Gênes portent peut-être plus de traces historiques; mais c’est aux auteurs d’itinéraires d’en faire la description. Je n’ai moi-même sans doute que trop chevauché sur leur terrain, et je ne ferai point après eux le tableau de la route de Gênes à Nice. Oneille et Savone sont des villes qui ressemblent à Chiavari, et Sestri-di-Ponente diffère peu de Sestri-di-Levante. Ce quai de la Méditerranée qu’on appelle la Corniche conserve uniformément sa beauté, quoique dans la Rivière de Gênes le levant me semble encore plus beau que le ponant. Nice termine avec éclat cette ligne éclatante, et cette petite ville, si célèbre par son climat, entourée de sites admirables, a pris un air de prospérité et de luxe qui permettait de la reconnaître à peine à qui ne l’avait pas vue comme moi depuis trente ans.

Venise et Gênes sont aux deux extrémités de la ligne du nord de l’Italie. Gênes et Venise la terminent magnifiquement sur deux mers, et à leur beauté matérielle joignent leur éclat historique. L’une et l’autre ont régné, négocié, combattu, possédé dans sa toute-puissance une nationalité historique. L’une et l’autre, en leur qualité d’anciens pays libres, auraient plus qu’aucun des autres états de l’Italie le droit de regretter, d’ambitionner, de revendiquer une existence indépendante, et l’esprit de localité pourrait sans mauvaise grâce relever le drapeau qui porte la croix rouge ou le lion ailé tenant l’Évangile. Quelle comparaison faire de ces duchés, de ces seigneuries incessamment transférées d’un maître à un autre, avec les deux illustres républiques maritimes qui ont au loin fait respecter ou craindre leur pavillon de guerre? Quelle différence l’histoire ne met-elle pas entre ces petits états continentaux sans cesse menacés ou disputés par les plus forts et deux cités régnantes dont l’alliance était briguée, l’hostilité redoutée par des potentats européens! Et cependant, elles permettront ce langage austère, aucun esprit sage n’oserait leur promettre, n’oserait leur souhaiter le retour d’une existence isolée et d’une nationalité distincte. Leur longue et glorieuse existence était, je ne veux pas dire artificielle, mais liée à des circonstances générales qui ne sont plus et qui ne peuvent renaître. Je ne parle même pas de ces constitutions singulières que le temps a pu produire et conserver, mais qu’il ne permet pas à la main de l’homme de relever quand une fois il les a laissé tomber; je ne fais point allusion à cette transformation universelle de l’ordre social qui ne comporte plus que le droit de gouverner soit un privilège de race, et j’oublie que tous les livres d’or ont été jetés à la mer. Mais, sans compter toute autre impossibilité, est-il possible aujourd’hui d’être une puissance indépendante sans être une puissance militaire, et l’existence politique peut-elle échoir à qui n’est pas dans une certaine mesure capable de la défendre? Or, jusqu’à la fin du moyen âge, le commerce et la richesse avaient donné à Gênes et à Venise des moyens de défense et même d’agression fort supérieurs aux ressources naturelles de leur territoire et de leur population. C’était chose possible alors, parce qu’il était possible aussi que le commerce et la richesse fussent l’apanage des petits états à l’exclusion des grands. L’Europe a été longtemps semée de cités privilégiées que leur situation géographique, les circonstances de leur formation, leur isolement, leur constitution sociale, leur esprit d’entreprise et d’industrie soustrayaient à la détresse universelle, produit durable du régime féodal, et qui, malgré la disproportion matérielle et territoriale, se soutenaient avec avantage en face des grands empires, lents d’ailleurs à se former et à constituer leur unité. Les finances des unes compensaient l’étendue des autres. Les grandes armées d’ailleurs étaient inconnues, et l’inégalité numérique était moindre sous ce rapport entre les forces des diverses nations. Une ville tenait tête aux troupes de plusieurs provinces. Que reste-t-il de tout cela? La proportion ne tend-elle pas à s’établir partout entre le territoire, l’industrie, le commerce, la richesse, l’effectif militaire? Et devant ce nouvel état de choses, comment prendre une grande et ferme confiance dans le maintien même des petits états qui subsistent encore? Comment surtout concevoir l’espérance devoir renaître, et durer, et prospérer ceux que le temps a détruits? N’est-ce pas, je le crains bien, un rêve archéologique et une illusion de patriotisme?

Ces idées, Gênes peut, à mon sens, les entendre exprimer sans tristesse; en échange de son passé, elle a reçu ses compensations. La vérité est plus difficile à dire à Venise; mais enfin il y a déjà plus d’un siècle et demi que les historiens ont attribué sa décadence forcée à une longue paix, à la plus longue paix dont eût joui aucune nation moderne, et cette longue paix elle-même, elle n’était pas accidentelle, elle était devenue une nécessité. Dès la fin du XVIIe siècle, cette tendance à l’égalité de tous les moyens de puissance pour les grands états avait commencé à se manifester. L’ordre actuel de l’Europe se formait peu à peu, et la difficulté, l’impossibilité même naissait par degrés pour les petits états d’exister et d’agir par eux-mêmes. Ils marchaient de plus en plus vers cette condition où l’on ne se soutient, quand on a des ennemis, qu’en ayant des protecteurs, où l’on ne voit ses droits respectés que par la lutte des ambitions qui les menacent, où l’indépendance est apparente et précaire, n’étant que le résultat accidentel d’une transaction entre tous les plus forts. Certes les événemens diplomatiques et militaires qui ont amené l’anéantissement politique de Venise pouvaient être retardés encore, la faute de Campo-Formio aurait pu ne pas être commise; mais elle était devenue possible, et la nature des choses comportait désormais ce qui est arrivé. Ce fut un douloureux jour, celui où une nation fut forcée d’élever de ses mains son tombeau, et l’histoire peut s’attendrir au souvenir de ce doge Manin qui s’évanouit en disant : « Venise est morte! » Des sentimens non moins pénibles attendaient cependant l’homme distingué qui a tenté de rattacher ce même nom de Manin à la renaissance de sa patrie, et quoique moins humilié assurément, moins privé des consolations de la dignité et de l’espérance, il a dû lui aussi, mesurer avec une cruelle amertume la profondeur de la chute dont le lion de Saint-Marc aurait à se relever pour reprendre son libre vol au-dessus de la terre et des eaux. La sympathie de toute âme patriotique est due à de telles douleurs.

Il reste trop vrai néanmoins que l’existence politique par soi-même, que l’autonomie absolue semble à jamais interdite à ces petits états, à ces nationalités locales, qui n’ont plus d’empire que dans l’histoire. Cela est vrai de Venise et de Gênes : comment cela ne serait-il pas vrai de ces principautés changeantes, ballottées depuis Charlemagne par les événemens, conquises, cédées, perdues, transférées, échangées sans cesse, par la diplomatie et par la guerre? Voilà ce qu’il faut oser se dire; il y a là cette force des choses à laquelle on ne résiste pas. Mais tout ce qui vient d’être dit, qu’on le remarque bien, ne s’applique qu’aux nationalités particulières de l’Italie : rien ne s’applique, Gênes doit le savoir déjà et Venise peut l’apprendre, rien ne s’applique à cette grande nationalité qui respire dans les vers de Dante et de Leopardi.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la livraison du 1er  octobre.
  2. Notre école des Beaux-Arts en possède, je crois, une excellente copie par M. Serrur.
  3. Sur un grand nombre de madones, — j’en ai remarqué vingt-cinq dans les diverses salles de l’Académie des Beaux-Arts, onze sont de Jean Bellini, — la plus sérieusement belle est le n° 15 de la salle de l’Assunta. La plus agréable, le n° 17 de la pinacothèque Contarini, c’est celle que décrit avec transport M. Gautier dans son Italia. Le n° 58 de la première salle nouvelle est de Paul Véronèse : c’est un tableau qui peut lutter avec la Vierge de Titien de l’église des Frari. Parmi les autres Vierges, il y en a trois du salon des vieux peintres, quatre du Tintoret, deux de Cima, une de Carpaccio, une de Bonifacio, deux de Bissolo. Son n° 63 de la galerie à côté des salles de Palladio ressemble singulièrement au n° 1er  de Jean Bellini dans la cinquième salle de Palladio, et toutes deux ont des rapports avec la Vierge de la Pietà de Michel-Ange à Saint-Pierre de Rome.
  4. On n’est pas tout à fait d’accord sur l’origine du nom singulier de ce palais. Nous avons à Toulouse une rue Saint-Antoine du T. Je laisse à la sagacité des critiques le soin d’inventer un rapport entre ces deux désignations.