Un amant/Partie 1/Chapitre 4

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Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 55-69).


CHAPITRE IV


Cathy resta cinq semaines à Thrushcross Grange, jusqu’à Noël. Cet intervalle suffit pour la guérir entièrement de sa blessure à la cheville, et par la même occasion, ses manières s’améliorèrent beaucoup. Notre maîtresse lui faisait de fréquentes visites, et commençait son plan de réforme en essayant d’exciter l’amour-propre et la dignité de la jeune fille à force de belles robes et de flatteries. À cela elle réussit aisément, de sorte que, au lieu d’une petite sauvage farouche et échevelée, sautant par la maison, et se démenant pour nous mettre tous hors d’haleine, nous vîmes descendre d’un joli poney noir une personne très digne, avec des boucles de cheveux bruns apparaissant sous une toque ornée d’une plume, et vêtue d’un long manteau de laine, quelle était forcée de retenir avec les deux mains pour pouvoir marcher. Hindley l’aida à descendre de son cheval, s’écriant d’un air ravi : « Eh quoi, Cathy, vous voilà tout à fait une beauté ! J’aurais eu peine à vous reconnaître : vous avez maintenant l’air d’une dame. Isabella Linton n’est rien en comparaison d’elle, n’est-ce pas vrai, Frances ? — Isabella n’a pas ses avantages naturels, répliqua sa femme ; mais il faut qu’elle soit sage, et ne recommence pas ici à être une petite sauvage. Ellen, aidez miss Catherine à se déshabiller. Restez tranquille, ma chère, vous allez déranger vos boucles, laissez-moi dénouer votre chapeau. »

J’enlevai le manteau, et au-dessous, je vis briller une longue robe de soie, des bas blancs et des bottines vernies ; ses yeux étincelaient gaîment quand elle vit les chiens accourir en bondissant pour lui souhaiter la bienvenue ; mais c’est à peine si elle osa les toucher par crainte qu’ils ne salissent ses beaux vêtements. Elle me baisa gentiment : j’étais toute couverte de farine à faire les gâteaux de Noël et il n’aurait pas fait bon de m’embrasser ; après quoi, elle regarda tout autour d’elle pour chercher Heathcliff. Monsieur et Madame Earnshaw étaient très inquiets de la façon dont ils se rencontreraient, pensant qu’on pourrait alors se rendre compte en quelque mesure de la difficulté qu’il y aurait à séparer les deux amis.

Heathcliff fut d’abord malaisé à découvrir. Si lui et les autres ne prenaient aucun soin de lui avant le départ de Catherine, ç’avait été dix fois pire depuis. Personne que moi-même, n’avait l’attention de lui dire qu’il était sale, et de le forcer à se laver, au moins une fois par semaine ; et il est rare que les enfants de son âge trouvent d’eux-mêmes du plaisir dans le savon et l’eau ; aussi, pour ne pas parler de ses vêtements qui avaient traîné trois mois dans la boue et la poussière, et de son épaisse chevelure jamais peignée, sa figure et ses mains étaient affreusement sales. Il avait bien raison de se cacher derrière le siège, en apercevant cette brillante et gracieuse demoiselle qui entrait dans la maison, au lieu de l’inculte contre-partie de lui-même qu’il attendait. « Est-ce que Heathcliff n’est pas ici ? demanda-t-elle, retirant ses gants, et laissant voir des doigts d’une blancheur admirable. »

— Heathcliff, vous pouvez avancer, cria M. Hindley, joyeux de sa déconfiture, et heureux de voir dans quel état le répugnant garnement serait forcé de se présenter. Vous pouvez venir et souhaiter la bienvenue à miss Catherine, comme les autres domestiques.

Cathy, apercevant son ami dans sa retraite, s’élança pour l’embrasser ; en une seconde, elle déposa sept ou huit baisers sur sa joue ; puis elle s’arrêta, se recula, et éclata de rire en s’écriant : « Eh, quelle noire et méchante figure vous avez, et combien drôle et laid ! Mais c’est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabella Linton. Eh bien, Heathcliff, m’avez-vous oubliée ? »

Elle avait quelque raison pour faire cette question, car la honte et l’orgueil avaient jeté une ombre sur la contenance du garçon et le tenaient immobile.

— Serrez-lui la main, Heathcliff, dit M. Earnshaw d’un ton de condescendance. Une fois par hasard, c’est permis.

— Je ne veux pas, répondit le garçon, retrouvant enfin sa langue ; je ne veux pas rester ici pour qu’on rie de moi. Je ne le supporterai pas !

Et il voulut s’échapper, mais Cathy le saisit de nouveau.

— Je n’ai pas eu l’intention de rire de vous, lui dit-elle ; je n’ai pas pu m’en empêcher : Heathcliff, serrez-moi la main, au moins. De quoi êtes-vous grognon ? C’était seulement que vous aviez l’air singulier. Si vous voulez laver votre figure et brosser vos cheveux, ce sera parfait : mais vous êtes si sale ! — Elle regardait avec intérêt les doigts tout poussiéreux qu’elle tenait dans les siens, et aussi sa robe, que le contact d’Heathcliff n’avait pas dû embellir.

— Vous n’aviez pas besoin de me toucher ! répondit-il, suivant ses regards et retirant sa main. Je serai aussi sale qu’il me plaira ; et j’aime à être sale, et je serai sale.

La-dessus, il s’élança la tête la première hors de la chambre, au grand amusement du maître et de la maîtresse, et aussi au grand émoi de Catherine, qui ne pouvait comprendre comment ses remarques avaient fait pour produire une telle explosion de mauvaise humeur.

Après avoir rempli auprès de la nouvelle venue le rôle de femme de chambre, et avoir mis mes gâteaux dans le four, et avoir égayé la maison et la cuisine avec de grands feux comme il convenait pour la veillée de Noël, je me préparais à m’asseoir en chantant des Noëls, toute seule ; sans faire attention à l’affirmation de Joseph qui considérait les rythmes joyeux que j’avais pris comme constituant de vraies chansons. Lui s’était retiré pour prier à part dans sa chambre ; et Monsieur et Madame Earnshaw occupaient l’attention de la demoiselle en lui montrant toutes sortes de petites babioles qu’ils avaient achetées pour qu’elle en fît présent aux Linton, en reconnaissance de leurs bontés. On avait invité Isabella et Edgar à passer la journée du lendemain à Wuthering Heights, et l’invitation avait été acceptée, à une seule condition : Madame Linton avait demandé que ses chéris eussent à être tenus soigneusement séparés de ce « misérable garçon mal embouché ».

C’est dans ces circonstances que je restai seule au coin du feu. Je savourais la riche odeur des épices qui cuisaient ; j’admirais les instruments de cuisine tout reluisants, l’horloge somptueuse enfermée dans un couvercle de bois de houx, les cruches d’argent rangées sur un plateau et prêtes pour être remplies d’ale chaud avant le dîner ; et par-dessus tout, la pureté sans tâche de ce qui était particulièrement confié à mes soins, du plancher récuré et bien balayé. J’admirais intérieurement chacun de ces objets autant qu’il convenait ; puis je me rappelais comment le vieil Earnshaw avait l’habitude de venir quand tout était en place, et de m’appeler une petite fille bien adroite et de glisser un shelling dans ma main comme cadeau de Noël ; et de là je vins à penser à son attachement pour Heathcliff, à la peur qu’il avait que l’enfant n’eut à souffrir après sa mort de la négligence des siens ; et cela me conduisit naturellement à considérer la situation présente du pauvre garçon ; et au lieu de chanter je sentis une envie de pleurer. Pourtant, je me dis bientôt qu’il serait plus sage d’essayer de réparer quelques-uns des torts commis envers Heathcliff que de verser des larmes sur eux : je me levai et allai dans la cour pour le chercher ; je le trouvai caressant le poil lustré du nouveau poney dans l’étable, et nourrissant les autres bêtes à son habitude.

— Hâtez-vous, Heathcliff, lui dis-je, on est si bien dans la cuisine, et Joseph est remonté : hâtez-vous, et laissez-moi vous habiller gentillement avant que miss Cathy ne sorte de sa chambre, et alors vous pourrez vous asseoir ensemble, avec tout le foyer pour vous deux, et avoir une longue causette jusqu’au moment de vous coucher.

Il continuait son travail sans tourner une seule fois la tête vers moi.

— Venez, viendrez-vous ? continuai-je ; il y a un petit gâteau pour chacun de vous, qui sera prêt dans un instant ; et vous avez besoin d’une demi-heure pour vous habiller.

J’attendis cinq minutes, mais n’obtenant aucune réponse, je le quittai. Catherine soupa avec son frère et sa belle-sœur. Joseph et moi, nous nous joignîmes pour un repas tout à fait insociable, assaisonné de reproches, d’un côté, et d’insolence de l’autre. Le gâteau et le fromage d’Heathcliff restèrent sur la table toute la nuit pour les fées. Il s’arrangea pour continuer son travail jusqu’à neuf heures, après quoi il s’en alla, muet et sombre, dans sa chambre. Cathy resta debout très tard, ayant un monde de choses à ordonner pour la réception de ses nouveaux amis ; une fois elle vint dans la cuisine pour parler à son ami d’autrefois ; mais il n’y était pas, de sorte qu’elle se contenta de demander ce qu’il avait, et sortit. Le lendemain matin, le garçon se leva de bonne heure, mais comme c’était un jour de fête, il s’enfuit avec sa mauvaise humeur vers les bruyères et ne reparut que lorsque la famille fut partie pour l’église. Le jeûne et la réflexion semblaient l’avoir amené à un meilleur esprit. Il resta quelques instants accroché autour de moi, puis, s’étant armé de tout son courage, il s’écria tout à coup :

— Nelly, faites-moi propre, j’ai l’intention d’être bon.

— Il est bien temps, Heathcliff, lui dis-je, vous avez fâché Catherine : elle regrette d’être revenue. C’est comme si vous étiez jaloux d’elle parce qu’on pense plus à elle qu’à vous.

L’idée d’être jaloux d’elle était incompréhensible pour lui ; mais l’idée de la voir fâchée, il la comprenait assez clairement.

— Est-ce qu’elle vous l’a dit, qu’elle était fâchée ? demanda-t-il d’un air très sérieux.

— Elle a pleuré quand je lui ai dit que vous étiez reparti ce matin.

— Eh bien moi j’ai pleuré hier soir, répliqua-t-il, et j’avais plus de raisons pour pleurer qu’elle.

— Oui, vous aviez cette raison que vous alliez au lit avec un cœur orgueilleux et un estomac vide. Les gens fiers entretiennent en eux de mauvais chagrins. Mais si vous avez honte de votre méchante humeur, il faut que vous demandiez pardon, voyez-vous, quand elle va rentrer. Vous aurez à aller la trouver et à offrir de l’embrasser, et à lui dire — vous savez mieux que moi ce qu’il y a à lui dire, — seulement faites-le de bon cœur, et non pas comme si vous croyiez que sa grande toilette a fait d’elle une étrangère. Et maintenant, malgré que j’aie à préparer le dîner, je vais dérober un moment pour vous arranger, si bien qu’Edgar Linton aura tout à fait l’air d’une poupée à côté de vous. C’est d’ailleurs l’air qu’il a. Vous êtes plus jeune, et pourtant, je le jurerais, vous êtes plus haut et deux fois aussi large des épaules ; vous pourriez l’abattre par terre en un clin d’œil. Ne sentez vous pas que vous le pourriez ?

La figure d’Heathcliff s’éclaira un moment, puis elle s’obscurcit de nouveau, et il eut un soupir.

— Mais, Nelly, si je l’abattais par terre vingt fois, cela ne le rendrait pas moins joli, ni moi davantage. Ce que je voudrais, ce serait d’avoir des cheveux blonds et la peau fine, et d’être aussi bien vêtu et aussi bien élevé que lui, et d’avoir une chance d’être aussi riche qu’il doit l’être.

— Et de crier pour appeler maman à chaque instant, ajoutai-je, et de trembler si un petit paysan levait son poing sur vous, et de rester assis à la maison toute la journée pour une méchante averse ? Oh Heathcliff, vous montrez là un bien pauvre esprit. Venez à la glace, et je vais vous montrer ce que vous devriez désirer. Voyez-vous ces deux lignes entre vos yeux et ces épais sourcils qui, au lieu d’être relevés et arqués, sont baissés par le milieu : et cette paire de méchants yeux noirs de vrai diable, si profondément enfoncés, qui jamais n’ouvrent franchement leurs fenêtres, et qui regardent en-dessous comme des espions de l’enfer ? Consentez et apprenez à caresser comme il faut ces boucles maussades, à ouvrir franchement vos paupières, et à changer ces diables en deux anges, confiants et innocents, ne soupçonnant rien, et voyant partout des amis là où il n’est pas certain qu’ils ont affaire à des ennemis. Ne gardez pas cette expression d’un vieux chien vicieux qui a l’air de savoir que les coups de pied qu’il reçoit sont ce qui lui est dû, et qui cependant déteste le monde entier aussi bien que celui qui donne les coups de pied, pour la peine qu’on lui fait souffrir.

— Autrement dit, je dois désirer d’avoir les grands yeux bleus et le front découvert d’Edgar Linton, répliqua-t-il. Eh bien c’est ce que je fais, mais ce n’est pas ce qui me permettra de les avoir.

— Un bon cœur vous aidera à avoir une bonne figure, mon garçon, continuai-je, quand même vous seriez un vrai nègre, et un mauvais cœur changera la meilleure figure en quelque chose de pire que ce qu’il y a de plus laid. Et maintenant que nous avons fini de nous laver, de nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne pensez pas que vous êtes plutôt un joli garçon ? Je vous le dis, moi, que vous en êtes un. Qui sait si votre père n’était pas un empereur de Chine, et votre mère une reine indienne, l’un et l’autre capables d’acheter, avec leur revenu d’une semaine, Wuthering Heights et Thrushcross-Grange d’un seul coup ? Et vous avez été volé par de méchants matelots et amené en Angleterre. Si j’étais à votre place, je me ferais une haute idée de ma naissance, et l’idée de ce que j’aurais été d’abord me donnerait du courage et de la dignité pour supporter l’oppression d’un petit fermier.

Je bavardais de cette façon, et Heathcliff perdait par degrés son air soucieux, et commençait à avoir une figure tout à fait aimable, lorsque notre conversation fut interrompue par un bruit sourd qui remontait dans la route et entrait dans la cour. Il courut à la fenêtre et moi à la porte, juste à temps pour voir les deux Linton descendre de la voiture de famille, enveloppés de manteaux et de fourrures, et pour voir les Earnshaw sauter en bas de leurs chevaux, car il leur arrivait souvent l’hiver d’aller à cheval à l’église. Catherine prit par la main chacun des enfants et les conduisit dans la maison, et les installa devant le feu, qui ne tarda pas à mettre des couleurs vives sur leurs pâles visages.

Je pressai mon compagnon de se hâter à présent d’aller montrer son aimable humeur, et il y consentit volontiers ; mais la malechance voulut que, au moment où il ouvrait d’un côté la porte de la cuisine, Hindley l’ouvrait de l’autre côté. Ils se rencontrèrent, et le maître, irrité de le voir propre et gai, ou peut-être désireux de garder la promesse faite à Madame Linton, le fit reculer d’une poussée soudaine et ordonna d’un ton fâché à Joseph de garder le gaillard hors de la chambre, de l’envoyer au grenier jusqu’à la fin du dîner :

— Il ne manquera pas de fourrer ses doigts dans les tartes et de voler les fruits, si on le laisse seul à la cuisine une minute.

— Non, monsieur, ne pus-je m’empêcher de répondre, il ne touchera à rien pour ce qui est de lui, et je suppose qu’il faut qu’il ait sa part des friandises aussi bien que nous.

— C’est de ma main qu’il aura sa part, si je l’attrape à descendre avant la nuit, cria Hindley. Dehors, vagabond ; eh quoi, vous faites l’essai du peigne, hein ? Attendez que je vous débarrasse de ces élégantes boucles, voyez un peu si je ne pourrais pas les tirer pour les allonger.

— Elles sont déjà assez longues, observa le jeune Linton qui s’était approché de la porte et regardait à la dérobée. Je m’étonne qu’elles ne lui donnent pas mal à la tête. C’est comme s’il avait une crinière de pouliche au-dessus des yeux.

Il avait hasardé cette remarque sans aucune intention injurieuse ; mais la violente nature d’Heathcliff n’était pas préparée à endurer l’ombre d’une impertinence de la part de quelqu’un qu’il semblait depuis lors haïr comme un rival. Il saisit une soupière pleine de sauce de pommes chaude, la première chose qui lui tomba sous la main, et la lança en plein sur la figure et le cou du petit Linton ; celui-ci commença aussitôt une lamentation qui fit accourir Isabella et Catherine. Hindley Earnshaw empoigna le coupable et le conduisit à sa chambre ; et là sans doute il lui administra un dur remède pour le guérir de son accès de passion, car, en revenant, il était rouge et essoufflé. Je pris un torchon et je frottai avec un peu de dépit le nez et la bouche d’Edgar, affirmant que cela lui apprendrait à se mêler des affaires d’autrui. Sa sœur commença à pleurer et à demander à rentrer à la maison, et Cathy se tenait là, confuse, rougissant pour tout le monde.

— Vous n’auriez pas dû lui parler, dit-elle au jeune Linton. Il était de mauvaise humeur et maintenant vous avez gâté votre visite ; et il sera battu, je le hais d’être battu ! Je ne pourrai pas manger mon dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar ?

— Je ne lui ai pas parlé, sanglotait l’enfant s’échappant de mes mains, et achevant de se nettoyer avec son mouchoir de batiste. J’ai promis à maman de ne pas lui dire un mot.

— Allons, ne pleurez pas, répondit Catherine dédaigneusement, on ne vous a pas tué. Soyez sage, voilà mon frère qui vient, restez tranquille ! Silence, Isabella, est-ce que quelqu’un vous a blessée, vous ?

— Allons, allons, enfants, asseyez-vous à vos places, cria Hindley, accourant. Cette brute d’enfant m’a joliment échauffé. La prochaine fois, maître Edgar, prenez la loi dans vos poings, cela vous donnera de l’appétit.

L’aspect et l’odeur du festin rendirent à la petite bande sa tranquillité d’esprit. Tous avaient faim après leur course ; et comme il ne leur était arrivé aucun mal réel, ils n’eurent pas de peine à se consoler. M. Earnshaw distribuait d’abondantes portions, et la maîtresse les égayait par l’entrain de sa causerie. Je restai debout derrière sa chaise. Je souffrais de voir Catherine, les yeux secs et l’air indifférent, commencer à couper l’aile d’une oie placée devant elle. « C’est-une enfant sans cœur, pensais-je, comme elle oublie légèrement les souffrances de son ancien compagnon de jeu ! Je ne l’aurais pas imaginée si égoïste. » Elle porta une bouchée à ses lèvres, puis la reposa de nouveau. Ses joues rougirent et je vis les larmes jaillir de ses yeux. Elle fit glisser à terre sa fourchette, et se hâta de se baisser sous la table pour cacher son émotion. Je ne pouvais pas continuer à l’appeler une fille sans cœur, car je vis qu’elle était toute la journée dans le purgatoire, et qu’elle s’épuisait à trouver une occasion de rester seule, ou de rendre une visite à Heathcliff, qui avait été enfermé par le maître, comme je le découvris en essayant de lui monter en secret un plat de nourriture.

Le soir, il y eut une danse. Cathy demanda alors à ce qu’il fut remis en liberté, parce qu’Isabella Linton n’avait pas de partenaire ; mais ses efforts furent vains, et c’est moi qui fus désignée pour remplir la place vacante. L’excitation de l’exercice nous débarrassa de tout chagrin, et notre plaisir fut accru par l’arrivée de la fanfare de Gimmerton, en tout plus d’une quinzaine : une trompette, un trombone, des clarinettes, des bassons, des cors français et une basse-viole, sans parler des chanteurs. Ils vont à la ronde dans toutes les maisons respectables et reçoivent des cadeaux tous les Noëls, et nous estimâmes comme une joie de premier ordre de pouvoir les entendre. Quand les Noëls d’usage furent chantés, nous les installâmes à chanter des chansons et des lais. Madame Earnshaw aimait la musique, de sorte qu’ils nous en donnèrent en abondance.

Catherine l’aimait aussi ; mais elle dit qu’on l’entendrait plus doucement du haut de l’escalier, et elle monta dans l’obscurité ; je la suivis. On ferma la porte d’en bas, car il y avait tant de monde que personne n’avait remarqué notre absence. Cependant Cathy, sans s’arrêter au haut de l’escalier, était montée jusqu’au grenier où l’on avait enfermé Heathcliff, et s’était mise à l’appeler. Pendant un moment, il refusa obstinément de répondre ; elle persévéra et finit par le persuader de communiquer avec elle à travers les planches. Je laissai les pauvres créatures causer à leur aise, jusqu’au moment où je supposai que les chants allaient cesser et les chanteurs prendre de nouveau quelques rafraîchissements ; alors je grimpai à l’échelle pour la prévenir. Mais au lieu de la trouver dehors, j’entendis sa voix à l’intérieur. Le petit singe avait rampé par la lucarne de l’une des chambres, le long du toit, dans la lucarne de l’autre, et ce fut avec la plus grande difficulté que je pus la décider à sortir. Quand elle vint, Heathcliff vint avec elle, et elle insista pour que je le prenne dans la cuisine : l’autre domestique, Joseph, étant allé à Gimmerton pour ne pas entendre le bruit de notre infernale psalmodie, comme il se plaisait à l’appeler. Je leur dis que je n’entendais en aucune façon encourager leurs tours, mais que, comme le prisonnier n’avait rien mangé depuis le dîner de la veille, je consentirais à le laisser cette fois tricher devant M. Hindley. Il descendit, je l’installai sur une chaise près du feu, et lui offris une quantité de bonnes choses ; mais il était malade et ne pouvait guère manger, et mes efforts pour le faire manger furent inutiles. Il appuya ses deux coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains, et resta plongé dans une méditation muette. Quand je lui demandai le sujet de ses pensées, il me répondit gravement :

— Je suis en train d’essayer de déterminer comment je pourrai repayer Hindley. Peu m’importe le temps qu’il faudra attendre, pourvu que j’y arrive à la fin. J’espère qu’il ne mourra pas avant que j’y arrive.

— Vous n’avez pas honte, Heathcliff ! dis-je. C’est à Dieu de punir les méchants ; nous, nous devons apprendre à pardonner.

— Non, Dieu n’aurait pas la satisfaction que j’aurai, répondit-il. Je voudrais seulement connaître le meilleur moyen. Laissez-moi seul, et je vais le combiner : quand je pense à cela, je ne sens pas ma peine.

— « Mais, monsieur Lockwood, j’oublie que ces contes ne peuvent guère vous divertir. Je suis désolée de songer comment j’ai pu avoir l’idée de bavarder de cette façon ; et votre tisane est froide, et vous penchez la tête pour aller vous coucher. J’aurais pu vous dire l’histoire de Heathcliff, ou du moins tout ce que vous avez besoin d’en savoir, en une demi-douzaine de mots. » S’interrompant ainsi, ma ménagère se leva, et fit mine de mettre son ouvrage de côté, mais je me sentais incapable de bouger du foyer, et j’étais bien loin d’avoir sommeil : — Restez assise, Madame Dean, lui criai-je, restez assise encore une demi-heure. Vous avez très bien fait de me raconter cette histoire à loisir ; c’est la méthode que j’aime, et il faudra que vous la finissiez dans le même style. Il n’y a pas un des caractères que vous avez mentionnés qui ne m’intéresse plus ou moins.

— Mais l’horloge va sonner onze heures, monsieur.

— N’importe, je n’ai pas l’habitude de me coucher de bonne heure. Une heure ou deux c’est bien assez pour une personne qui reste au lit jusqu’à dix heures.

— Vous ne devriez pas rester couché jusqu’à dix heures. La matinée est déjà passée à cette heure-là. Une personne qui n’a pas fait à dix heures la moitié de l’ouvrage de sa journée court risque de laisser l’autre moitié à demi-inachevée.

— Pourtant, madame Dean, reprenez votre siège, car demain j’ai l’intention de prolonger la nuit jusqu’à midi. Je me prédis pour tout le moins un gros rhume.

— J’espère que non, monsieur. Eh bien, il faudra que vous me permettiez de sauter par-dessus quelque trois ans ; pendant cet espace de temps, Madame Earnshaw…

— Non, non, je ne permettrai rien de tel. Connaissez-vous cette humeur dans laquelle, si vous êtes assis seul, et qu’un chat lèche son petit devant la cheminée, sous vos yeux, vous vous intéressez si sérieusement à l’opération qu’il suffit que le chat néglige seulement une oreille de son petit pour vous mettre hors de vous ?

— Une humeur affreusement paresseuse, j’ose dire.

— Au contraire, très active, jusqu’à fatiguer. Et c’est mon humeur en ce moment, aussi je vous prie de continuer très en détail. Je m’aperçois que les gens de ces pays acquièrent sur les gens des villes la supériorité qu’une araignée dans une prison a sur une araignée dans un cottage, au point de vue des habitants qui les considèrent. Et pourtant, cet accroissement d’attractions n’est pas entièrement dû à la situation du témoin. Les gens d’ici vivent d’une façon plus sérieuse, plus intime, ils s’occupent moins de la surface, du changement, et des frivolités extérieures. J’imagine qu’un amour durant toute une vie est presque possible ici ; tandis que jusqu’à présent j’ai toujours refusé de croire à la possibilité d’un amour quelconque de plus d’un an de durée.

— Oh ! nous sommes les mêmes ici que partout ailleurs, observa Madame Dean, quelque peu embarrassée par mon speech.

— Excusez-moi, répondis-je ; vous, ma bonne dame, vous êtes un démenti frappant à cette assertion. Sauf quelques expressions provinciales de peu d’importance, vous n’avez aucune trace des manières que j’étais habitué à considérer comme particulières à votre classe. Je suis sûr que vous avez pensé beaucoup plus que la généralité des domestiques. Le manque d’occasion de dépenser votre vie en vaines bagatelles vous a forcée à cultiver vos facultés de réflexion.

Madame Dean se mit à rire.

— À coup sûr, je me considère comme une personne sage et raisonnable, dit-elle, mais ce n’est pas pour avoir vécu sur ces collines, et pour avoir vu les mêmes figures et les mêmes actions d’un bout à l’autre de l’année. C’est que j’ai subi une forte discipline qui m’a enseigné la sagesse ; et puis, j’ai lu beaucoup plus que vous ne pourriez le supposer, M. Lookwood. Il n’y a pas un livre dans cette bibliothèque que je n’aie regardé et dont je n’aie tiré quelque chose : excepté cette rangée de livres grecs et latins, et ces livres français ; et encore ceux-là, je les connais par ce que j’en ai vu dans les autres : c’est ce que vous pouvez attendre de la fille d’un pauvre homme. Pourtant, si vous désirez que je poursuive mon histoire à la façon d’une vraie commère, je veux bien continuer ; et au lieu de sauter trois ans, je me contenterai de passer à l’été suivant, l’été de 1778, c’est-à-dire il y a à peu près vingt-trois ans.