Un amour vrai (Conan)/I

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Un amour vrai (la Revue de Montréal, en 1878-1879)
Leprohon & Leprohon (vers 1897) (p. 5-19).
II.  ►

J’ai été témoin dans ma vie d’un héroïque sacrifice. Celle qui l’a fait et celui pour qui il a été fait sont maintenant dans l’éternité. J’écris ces quelques pages pour les faire connaître. Leur souvenir m’a suivie partout, mais c’est surtout ici, dans cette maison où tout me les rappelle, que j’aime à remuer les cendres de mon cœur.

Ô mon Dieu, vous êtes infiniment bon pour toutes vos créatures, mais vous êtes surtout bon pour ceux que vous affligez. Vous savez quel vide ils ont laissé dans ma vie et dans mon cœur ; et pourtant, même dans mes plus amères tristesses, j’éprouve un immense besoin de vous remercier et de vous bénir. Oui, soyez béni, pour m’avoir donné le bonheur de les connaître et de les aimer ; soyez béni pour cette foi profonde, pour cette admirable générosité, pour cette si grande puissance d’aimer que vous aviez mises dans ces deux nobles cœurs.


Thérèse Raynol à sa mère

Malbaie, le 14 juin 186*.
Chère mère,

La malle ne part que demain, mais pourquoi ne pas vous écrire ce soir ? Je suis à peu près sûre que vous vous ennuyez déjà, et je compte bien que vous ne tarderez guère à suivre votre chère imparfaite. J’ai choisi pour vous la chambre voisine de la mienne. En attendant que vous en preniez possession, j’y ai mis la cage de mon bouvreuil, auquel je viens de dire bonsoir. Mais il faut bien vous parler un peu de mon voyage, qui n’a pas été sans intérêt. Vous vous rappelez ce jeune homme dont le courage fut tant admiré à l’incendie de notre hôtel, à Philadelphie. Figurez-vous qu’à ma très grande surprise, je l’ai retrouvé parmi les passagers. Il se nomme Francis Douglas. Je puis maintenant vous dire son nom, car j’ai fait sa connaissance ce soir.

Nous venions à peine de laisser Québec, quand je l’aperçus, se promenant sur la galerie avec le port d’un amiral. Je le reconnus du premier coup d’œil, non sans émotion, pour parler franchement. Si cela vous étonne, songez, s’il vous plaît, que vous pleuriez d’admiration en parlant du courage héroïque de cet inconnu, de l’admirable générosité avec laquelle il s’était exposé à une mort affreuse, pour sauver une pauvre chétive vieille qui ne lui était rien. Après avoir longtemps marché à l’avant du bateau, il entra dans le salon. Ce chevalier, qui risque sa vie pour sauver les vieilles infirmes, nous jeta un regard distrait. Ouvrant son sac de voyage, il y prit un livre et fut bientôt absorbé dans sa lecture. Connaissez-vous ce beau garçon ? me demanda Mme L… — Lequel ? dis-je hypocritement. — Celui qui vient d’entrer. — Non, répondis-je. Je ne parlai pas de sa belle action. Pourquoi ? Je n’en sais rien, chère mère. Mais je le considérais souvent, sans qu’il y parût, et je me disais que je ne serais nullement fâchée de savoir tout ce qui le regarde. Ne serez-vous pas fière de la raison de votre grande fille, si je vous avoue que je me surpris appelant une tempête ! C’est bien naturel. J’aurais voulu voir comment il se conduit dans un naufrage. Malheureusement, ce souhait si sage, si raisonnable, si charitable, ne se réalisa pas.

On me demanda de la musique. Je venais de lire quelques pages d’Ossian — ce qui n’est plus neuf ; — je jouai une vieille mélodie écossaise. Monsieur ferma son livre et m’écouta avec un plaisir évident. Il est écossais, pensai-je, et vous allez voir que je ne me trompais pas. Il ne reprit plus sa lecture, et quelque chose dans son expression me disait que sa pensée était loin, bien loin, — dans les montages et les bruyères de l’Écosse.

Ne l’ayant pas vu débarquer à la Malbaie, j’avais supposé qu’il se rendait à Tadoussac. Après le souper, j’étais avec quelques dames dans le salon de l’hôtel. Jugez de ma surprise, quand je le vis entrer avec cette bonne Mme L…, qui nous le présenta.

M. Douglas me parla du plaisir qu’il avait éprouvé en entendant un air de son pays, et ces quelques mots simples et vrais disaient éloquemment son amour pour sa patrie. Je vous assure que je n’étais pas à mon aise, près de ce héros. Il me semblait qu’il lisait dans mon âme, et, comme je me rends compte que je m’occupe un peu trop de lui, chaque fois que je rencontrais son regard, ma timidité augmentait. J’avais beau me dire que je ne suis pas transparente, je ne pus parvenir à me le persuader. Il est certain que je ne vous ai pas fait honneur. M. Douglas, qui était, lui, parfaitement à l’aise, essaya plusieurs fois d’engager la conversation avec moi, et ne réussit pas, comme vous le pensez bien. Mais si je ne parlais pas assez, j’ai la consolation de dire que d’autres parlaient trop. Deux dames s’aventurèrent dans une dissertation sentimentale avec un galant officier. Vous vous imaginez facilement que cette dissertation n’a pas jeté qu’un peu de lumière dans les abîmes du cœur humain.

J’allais entrer dans ma chambre, quand la brillante Mlle X… me dit avec une satisfaction mal déguisée : « Thérèse, ma chère, comme vous étiez gauche et embarrassée ce soir ! Quelle opinion vous allez donner des Canadiennes à ce séduisant étranger ! » Soyez fière de moi, après cela. Mais n’importe. Si le feu prend cette nuit à l’hôtel, j’espère que ce sauveur de vieilles veuves paralysées ne me laissera pas brûler.


La même à la même

Malbaie, le 23 juin 186*
Chère mère,

J’en veux et j’en voudrai longtemps à ces maussades affaires qui vous retiennent loin de moi. Même je ne suis pas sûre de ne pas vous en vouloir un peu. Aux quatre vents du ciel les obstacles ! Croyez-moi, tout est vanité, à part marcher sur la mousse et respirer le salin. Descendez vite. Il me tarde de vous faire les honneurs de la Malbaie. Kamouraska a bien ses agréments. J’ai un faible pour Tadoussac, pour ses souvenirs, pour sa jolie baie, grande comme une coquille, mais la Malbaie ne se compare point.

Cette belle des belles a des contrastes, des surprises, des caprices étranges et charmants. Nulle part je n’ai vu une pareille variété d’aspects et de beautés. Le grandiose, le joli, le pittoresque, le doux, la magnificence sauvage, la grâce riante se heurtent, se mêlent délicieusement, harmonieusement, dans ces paysages incomparables.

Ô mon beau Saint-Laurent ! ô mes belles Laurentides ! ô mon cher Canada ! Excusez ce lyrisme : c’est demain notre fête nationale.

La Malbaie n’a qu’un défaut, l’affluence des étrangers. Si j’étais reine, je me contenterais de cette campagne enchantée pour mon royaume, mais j’en défendrais l’entrée d’abord à toutes celles qui lisent des romans, ensuite à tous ceux qui se croient qualifiés pour gouverner et réformer le pays. Qu’en dites-vous ? Mais en attendant, c’est un bruit, un mouvement, un va-et-vient continuel.

Les étrangers n’ont ici que l’obligation de ne rien faire. Aussi, comme on s’y promène ! Tous les jours, pique-niques, parties de plaisir de toutes sortes et bals le soir. Pour moi, je donnerais tous les pique-niques passés, présents et futurs, tous les impromptus et préparés, pour un bain de mer.

Je vais tous les matins à la messe, ordinairement par la grève, ce qui est fort agréable. L’église est bâtie sur le fleuve, à l’embouchure de la rivière Malbaie. C’est un fort beau site. En face, la baie, — cette charmante baie que l’on compare à celle de Naples, — à droite des champs magnifiques, une hauteur richement boisée, où chantent les oiseaux et les brises d’été ; à gauche, la rivière, puis le Cap-à-l’Aigle, sauvage et gracieux, et en arrière les montagnes vertes et bleues qui forment l’horizon. L’église est bien entretenue.

Le siècle avait deux ans lorsqu’on a commencé à la construire. C’est jeune encore pour une église. Pourtant les hirondelles l’affectionnent, car les nids s’y touchent, et, en levant les yeux, on aperçoit toujours quelque jolie petite tête, qui s’avance curieusement au dehors.

Je suppose qu’il faut bien vous parler un peu de M. Douglas. Il est assez probable que je m’occupe de lui plus qu’il ne faudrait ; mais, outre que je n’en dis rien, je ne fais en cela que comme tout le monde. Je n’ai dit qu’à Mme L… que M. Douglas est le héros de l’incendie de l’hôtel. Elle m’a conseillé de garder sagement le silence là-dessus. Elle prétend qu’il est assez dangereux sans l’auréole de l’héroïsme.

Vous, mère chérie, vous prétendez que c’est un grand dommage que ce noble jeune homme ne soit pas très-laid, ou un peu difforme. Avec votre permission, madame, c’est justement cela qui serait dommage. Chère mère, c’est prudent peut-être, ce que vous dites, mais à coup sûr, ce n’est pas féminin. D’ailleurs, si M. Douglas est de la famille des braves, il n’est pas de celle des galants, et n’accorde d’attention que juste ce qu’il faut pour n’être pas impoli. Il décline toutes les invitations et a l’air de s’être dit comme un poète :

À moi la grève solitaire,
La chasse au beau soleil levant,
À moi les bois pleins de mystères,
La pêche au bord du lac dormant.

Mme H… a déclaré que nous devrions toutes conclure contre lui un traité d’alliance offensive.

Le Dr G… est à la Malbaie et se livre à l’observation. Il trouve que les rubans écossais sont bien en faveur depuis l’arrivée de M. Douglas, et se plaint amèrement d’être condamné à entendre tant d’airs écossais, depuis la même date. Ce que c’est, dit-il, d’avoir la tournure chevaleresque ! Moi, j’ai passé plusieurs années en Écosse, et personne n’a songé à apprendre Vive la Canadienne, ou À la claire fontaine. M. Douglas est riche, et le docteur se plaît à en informer les dames qui ont des filles à marier. Ça les rend pensives, dit-il.

Ce soir, le docteur, Elmire et moi, nous sommes allés visiter les sauvages. C’est curieux à voir. La soirée était fraîche. Un beau feu de branches sèches flambait devant les cabanes. J’aperçus M. Douglas qui se chauffait et causait avec les sauvages. En le voyant dans cette clarté rougeâtre, je me rappelai l’incendie, et pour dire vrai, le cœur me battit un peu fort : puissance du souvenir, involontaire hommage au courage et à la générosité !

Comme nous allions partir, le docteur fut appelé en toute hâte pour un malade et nous revenions seules, quand M. Douglas nous joignit et réclama l’honneur de nous reconduire, ce que nous daignâmes accorder. Je fus un peu surprise, je l’avoue, car il ajouta, avec une naïveté bien singulière chez un homme du monde : J’ai cru que j’avais eu tort de vous laisser partir seules, et réflexion faite, je me suis hâté de vous rejoindre. — Nous comprenons, monsieur, dit Elmire piquée : vous avez cru que c’était un devoir. — Non, mademoiselle, j’ai seulement pensé que c’était une attention à laquelle vous aviez droit, et il continua un peu fièrement : Vous défendre, si vous couriez quelque danger, ce serait un devoir.

J’incline à croire que ce devoir serait bien rempli, et si jamais je vais me promener chez les cannibales, je prierai M. Francis Douglas de me donner le bras. Il a veillé au salon, contre son habitude. Il n’est certainement pas aussi beau qu’on le dit, mais il a une distinction rare et une grâce incomparable.

La grâce plus belle que la beauté.

Comme vous voyez, c’est bien suffisant. Il est plutôt grave qu’enjoué, mais on cause bien avec lui. Vous aimerez sa simplicité charmante. Nous avons conversé en français, et là-dessus on nous a gracieusement fait entendre — à Elmire et à moi — qu’il faut que notre prononciation anglaise le fatigue beaucoup, puisqu’il nous parle français. N’est-ce pas beau de songer si vite aux ennuis de son prochain ?

Quoi qu’il en soit des susceptibilités de M. Douglas, une chose sûre, c’est qu’il parle le français parfaitement, et une autre chose joliment certaine aussi, c’est que j’aimerais mieux ne le fatiguer en rien. Je lui ai demandé comment il trouvait nos sauvages. Bien déchus, mademoiselle. Ils ne sont pas tatoués et la mauvaise civilisation les gagne. Quand je me suis assis à leur feu, ils ne m’ont pas présenté le calumet de paix. Quel surnom les sauvages d’autrefois lui auraient-ils donné ? Songez-y, s’il vous plaît.

Chère mère, descendez vite et apportez-moi un gros bouquet de roses. Je m’ennuie et je vous aime.


extraits du journal de thérèse

24 juin.

Ce matin, de très-bonne heure, Elmire et moi, nous sommes allées à la chapelle Harvieux. Le trajet est rude sur la grève de l’extrême Pointe-aux-Pics : pas de sable d’or, mais quand on a le pied sûr, c’est charmant de marcher sur ces beaux crans lavés par la mer. Ô senteur du varech ! ô parfums du salin ! qu’il fait bon de se sentir vivre et d’errer comme une alouette sur la grève embaumée ! Les oiseaux chantaient dans les arbres qui couronnent la falaise. L’ancolie croît partout dans les fentes des rochers. Ces jolies cloches rouges font un charmant effet sur le roc aride. Qu’est-ce qui plaît davantage, une fleur de la mousse ou une fleur sur un rocher ? Hélas ! il y a des femmes qui n’aiment les fleurs que sur leurs chapeaux, et pour qui une promenade dans la rue Notre-Dame a plus de charmes qu’une course dans les bois ou sur la grève ! Mais à quoi bon philosopher ?

La chapelle Harvieux est à un mille du quai. C’est tout simplement une grotte de sept à huit pieds de profondeur, taillée dans le roc à une dizaine de pieds du sol. Il y a bien longtemps, un religieux français du nom de Harvieux y célébra la messe. Ce missionnaire descendait le fleuve en canot pour visiter les colons établis sur les côtes et fut retenu là par une tempête. J’aime cette solitude sauvage, et qu’elle doit être grande et triste quand le vent gémit et que la mer se livre à ses formidables colères ! Mais ce matin tout était calme et les goélands séchaient coquettement leurs plumes sur ces rochers où ils viennent prophétiser la tempête.

26 juin.

Aujourd’hui j’attendais ma mère, et je suis allée à l’arrivée du bateau, mais déception. Il n’y avait pour moi qu’une lettre et un bouquet de roses. Je me suis vite sauvée pour lire ma lettre. Je n’aime pas ces foules bruyantes où les cochers et les gamins ont la haute note. Elmire est venue me rejoindre et après m’avoir pris la moitié de mon bouquet, elle a décidé qu’il fallait explorer la grève en deçà du quai. Nous avons commencé par escalader les énormes blocs qui sont là, et nous y avons trouvé une grotte profonde à demi fermée par des bouquets de jeunes cèdres. Les oiseaux, il me semble, doivent aimer cette grotte le matin, les jours d’automne surtout, car le soleil levant l’emplit de rayons et y fait bourdonner sans doute une foule d’insectes. Mais ce soir elle était pleine d’ombre et de fraîcheur. Nous y sommes restées longtemps. J’avais sur l’âme une brume de mélancolie. Ma mère viendra demain. Ce n’est qu’un retard d’un jour, mais cela suffit pour attrister. L’âme a un ciel si changeant ! Pourtant qu’il faisait beau ce soir ! J’ai laissé la grotte avec regret. Pauvre grotte, me disais-je, ce matin elle est emplie de soleil, de chaleur et de vie avant le reste de la nature qui l’entoure, et la voilà pleine d’ombre pendant que le soleil rayonne encore partout, sur le Cap-à-l’Aigle, sur le fleuve si beau, sur les clochers lointains qui scintillent le long de la côte du sud. Et je pensais à une âme qui m’intéresse et que la tristesse semble envelopper.

Pour moi, jusqu’à présent, la vie a été bien douce. Il est vrai, je n’ai pas connu ma mère, c’est à peine s’il me reste un souvenir de mon père, et pourtant j’ai été heureuse, car ma belle-mère m’aime avec une tendresse plus que maternelle. Mais combien d’âmes ouvertes dans leurs beaux jours d’enfance à tous les rayons du ciel, plus illuminées peut-être que les autres, ont vu tout à coup, par une permission de Dieu, la nuit les envahir de bonne heure !

Hélas ! la vie est semblable à la mer ;
Son flot, parfois caressant sur la plage,
Écume au large et devient plus amer.


30 juin.

M. Douglas est protestant, je m’en doutais, et pourtant il m’a été pénible de le lui entendre dire.

À la première occasion, ma mère lui a parlé de sa belle conduite à l’incendie de Philadelphie. Il a rougi comme une jeune fille et nous a assuré que dans la surexcitation on expose facilement sa vie. Il prétend que son agilité de montagnard est pour beaucoup dans ce que nous appelons son héroïsme.

Ma mère ne lui a pas caché comme nous désirions le connaître et comme nous lui en voulions de s’être dérobé à toutes les recherches. J’étais un peu confuse, et lui n’était pas à l’aise non plus. Il a souri en entendant dire que, jusqu’à notre départ de Philadelphie, je m’étais obstinée, à rêver pour lui une ovation populaire. Le sourire a un singulier charme sur sa bouche sérieuse, c’est dommage qu’il soit si rare. D’où vient la tristesse qui lui est habituelle ? D’abord j’avais cru que c’était l’ennui de se trouver au milieu d’étrangers ; mais ce n’est pas cela. Il a un grand chagrin. Malgré son calme, sa réserve anglaise, on ne peut le voir longtemps sans s’en apercevoir. Pourquoi souffre-t-il ? Je suis condamnée à entendre là-dessus bien des suppositions. Quoi qu’il en soit, je suis sûre que ce n’est pas une douleur vulgaire qui assombrit ce noble front. Jusqu’à présent je ne sais rien de sa vie, si ce n’est qu’il a perdu ses parents de bonne heure et qu’il n’a ni sœur ni frère.

Il nous a priées de ne rien dire de l’incendie de Philadelphie. Soit, je n’en dirai rien, mais j’y pense souvent. Noble jeune homme ! Quand moi et tant d’autres ne savions donner que notre impuissante compassion, lui s’est exposé avec une générosité sublime. Quel parfum un pareil souvenir doit laisser dans l’âme ! Souvent en le regardant, je me demande ce qu’il dut éprouver quand il se trouva seul après s’être dérobé aux applaudissements de la foule. Jamais je ne connaîtrai la joie du dévouement héroïque, mais je remercie Dieu d’avoir été témoin d’une action vraiment courageuse, vraiment désintéressée, vraiment généreuse. L’admiration élève l’âme et satisfait un des plus doux besoins du cœur.


8 juillet.

Je me sens souvent inquiète et troublée. Où est le calme, la sereine insouciance de ma jeunesse ? Je suis bien différente de moi-même, de ce pauvre moi que je croyais connaître. J’aurais besoin de solitude. La vie d’hôtel m’ennuie. Il y a de l’autre côté de la baie, au bas du Cap-à-l’Aigle, une maison dont la situation isolée me plairait beaucoup. Là, rien ne me distrairait de la vue et du bruit de la mer.

« Plein de monstres et de trésors, toujours amer quoique limpide, jamais si calme qu’un souffle soudain ne le puisse troubler effroyablement ; est-ce l’océan ou le cœur de l’homme ?

« Riche et immense, et voulant toujours s’enrichir et s’agrandir, toujours prompt à franchir ses limites, toujours contraint d’y rentrer, emprisonné par des grains de sable ; est-ce le cœur de l’homme ou l’océan ?

« Océan ! cœur de l’homme ! quand vous avez bien mugi, bien déchiré les rivages, vous emportez pour butin quelques stériles débris qui se perdent dans vos abîmes ! »


12 juillet.

Enfin, je connais la cause de sa tristesse, et je sais aussi quel est ce sentiment que je prenais pour une admiration vive.

Pourquoi suis-je restée ici ? J’aurais dû le fuir. Maintenant c’est trop tard.

Hier nous avons causé intimement. Il m’a parlé de l’ami qu’il a perdu, et l’indicible joie que j’ai sentie en l’entendant dire qu’il n’avait jamais aimé que son ami, m’a été une révélation. Ô mon Dieu ! ayez pitié de moi. Je le sais, celui qui n’a pas l’Église pour mère ne peut vous avoir pour père ; je le sais, mais il m’est impossible de ne pas l’aimer.


30 juillet.

M. Douglas me parle toujours de son ami, mais avec une sensibilité si vraie, si profonde, qu’il est impossible de l’entendre sans être touché au delà de tout ce qu’on peut dire. En l’écoutant, je me rappelle cette parole de David pleurant son Jonathas : « Je t’aimais comme les femmes aiment. »

Il m’a montré le portrait de son ami et quelques-unes de ses lettres. Je les ai lues avec un attendrissement profond, et maintenant je comprends la profondeur de ses regrets. Pourquoi l’amitié, si rare chez les hommes, l’est-elle encore plus chez les femmes ? Deux ans bientôt que Charles de Kerven est mort. Je pense bien souvent à ce pauvre jeune homme qui dort là-bas sur la terre de Bretagne. J’aime à prier pour lui. Il a eu de grands malheurs, il est mort à la fleur de l’âge, mais il a été profondément aimé par l’homme le plus noble qui fût jamais.