Un an après l'armistice - Aux régions dévastées/01

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Un an après l'armistice - Aux régions dévastées
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 438-457).
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UN AN APRÈS L’ARMISTICE

AUX RÉGIONS DÉVASTÉES

Une année s’est écoulée depuis l’armistice, une année pendant laquelle nous avons essayé de réapprendre à vivre une vie normale. Cette victoire si chèrement conquise, si patiemment attendue et avec tant de confiance, ne pouvait ramener la Paix telle qu’on la voit dans les anciennes images, souriante, lumineuse, les mains chargées d’épis. Nous avons été trop blessés. Notre Paix a les yeux graves et tristes, le front soucieux. Elle marche à travers des cimetières et contemple des champs de ruines. Cependant elle est la Paix, la Paix victorieuse, une excitatrice d’énergie et une grande guérisseuse. Qu’a-t-elle fait jusqu’à présent pour ces provinces saccagées, qui représentaient une notable partie de la richesse française ? Je viens d’en visiter quelques points, et mes impressions sont celles d’un passant qui a fidèlement enregistré ce qu’il voyait et ce qu’il entendait. On entend partout à peu près les mêmes choses et les décors sont partout les mêmes. Du moins, on peut être assuré de rendre assez exactement l’état d’esprit de ces villes et de ces campagnes à la fin de septembre 1919.


ARRAS

La gare n’est plus que le spectre déchiqueté d’elle-même. On franchit des baraquements et on se trouve dans une étrange ville. Elle n’est pas, comme Albert aperçu du train, un monceau de ruines noires. Elle vit ; elle semble vivre. On descend sa longue et sinueuse artère ; on voit bien à gauche et à droite des maisons, des magasins, des trottoirs et une foule endimanchée qui se promène. Et ces gens n’ont point l’air triste. Ils ressemblent à tous ceux qui, en ce moment, dans toutes nos villes de province, font leur promenade dominicale. Mais à côté d’une maison qui va s’écrouler, en voici une qui n’a gardé que la moitié de son toit. Celle-ci n’est plus qu’une façade ; celle-là a été bizarrement coupée en deux. Les devantures sont barricadées. Le papier et la toile huilée ont presque partout remplacé les vitres, — la toile huilée du moyen âge. Pas un mur qui ne soit meurtri ; et à cette longue rue aboutissent des rues en ruines, des affluents de décombres.

Arras était moins une vieille ville qu’une ville qui avait conservé son ancienne physionomie. Quand Hugo la visitait en 1837, il se plaignait qu’elle n’eût point d’églises, de belles et vieilles églises, s’entend. La Révolution les avait jetées à bas. Il en restait pourtant une du XVIe siècle, Saint-Jean-Baptiste. Elle a été incendiée en juillet 1915. La Cathédrale, ancienne chapelle des moines de Saint-Vaast, lourd monument du XVIIIe siècle, est démolie ; leur Abbaye, qui était devenue l’évêché et le grand séminaire, et dont la loi de séparation avait fait une Manutention, un Musée, une Bibliothèque et l’Académie d’Arras, est démolie. Mais depuis un demi-siècle, on avait édifié des églises charmantes : l’église Saint-Géry dans le style du XIIIe siècle ; la chapelle des Bénédictines, dite du Saint-Sacrement, dans le style flamboyant du XVIe. Elles sont détruites. La seule que le bombardement ait épargnée, — et l’on s’en émerveille, — date de 1876, Notre-Dame des Ardents, une église romane en briques et en pierres blanches, qui s’élève extraordinairement imprévue et reposante au milieu d’une petite place tranquille.

À défaut d’églises, Arras possédait encore de vieux hôtels du XVIIe siècle ; ils n’existent plus. Elle possédait surtout ses deux places, la Petite et la Grande, reliées entre elles par la rue de la Taillerie, dont le nom rappelait l’aunage légal, la taille, employée jadis chez les marchands de drap. L’administration municipale ne permettait de toucher à leurs façades qu’à condition d’en restituer les moindres ornements. Elles étaient uniques dans les Flandres, et l’Espagne n’avait rien qui pût leur être comparé. C’était l’orgueil et la gloire de la ville, le reliquaire hispano-flamand de ses coutumes et de ses traditions, une Orientale de pierre et de briques sous le ciel du Nord, une féerie au clair de lune. La Grande Place avait vu les tournois des ducs de Bourgogne. Elle avait été le premier marché aux grains de France. La Petite Place était fière de son hôtel de ville du XVe siècle, « accosté par un délicieux logis de la Renaissance, » et de son hardi Beffroi carillonnant, symbole de l’indépendance communale. Hélas ! leurs pignons à volutes, leurs galeries aux colonnes de grès, la fameuse vieille maison à pas de moineaux avec tourelle en encorbellement, les enseignes sculptées, tout cela croule ou n’est plus qu’un chantier de démolitions. Il ne reste du Beffroi que quelque chose d’informe qui pourrait être une ruine de haut fourneau. Sur les débris d’une des façades de l’Hôtel de Ville, la plus enjolivée et la moins belle, on aperçoit des mascarons et un petit Amour qui voudrait prendre son vol, s’arracher au massacre, près d’un autre qui est décapité. Tout à côté, une boutique de laine et matelas a conservé au-dessus de sa porte brisée son enseigne, une brebis dont la tête inclinée regardait entrer les clients et qui semble aujourd’hui s’attrister sur cet immense ravage. Les ruines de l’Abbaye, Musée, Bibliothèque et Cathédrale, sont plus imposantes. À leur pied, dans un jardin où flânent quelques promeneurs et derrière un grillage, des prisonniers allemands jouissent en paix des derniers beaux jours.

La première impression a été presque un soulagement. Dieu merci, la ville existe encore ! Puis on la parcourt ; le cœur se serre ; ce qui vous paraissait vivre n’est souvent qu’un cadavre debout ; on mesure l’étendue du désastre. Mais, quand on l’a bien mesurée, on s’étonne qu’il ne soit pas plus complet. On renonce à compter les maisons et les édifices abattus ; on compte ceux qui tiennent, et on se demande comment il se fait qu’un bombardement journalier de quatre ans ne soit pas venu à bout de tous ces murs et de tous ces toits.

J’ai rapporté ce soir à mon hôtel un livre déjà ancien, intitulé Le vieil Arras, dédié au Roi des Belges, par M. Le Gentil, juge au tribunal. J’éprouve le besoin de me reporter aux temps les plus lointains de cette ville florissante dont je viens de voir la dégradation et les plaies. Que l’histoire me voile un instant la figure désolée du présent ! J’ai du mal à lire, car le vent fait claquer mes vitres de toile et vaciller la lueur de ma mauvaise bougie. J’ouvre le livre à la préface : « Le sol natal, dit l’auteur, a je ne sais quel charme qui nous séduit tous… Nous ne l’avons jamais aussi fortement senti que lorsqu’errant à travers les rues, tandis que grondait le canon de Bapaume, nous nous demandions avec anxiété si, par suite de la sauvagerie prussienne, Arras n’allait plus bientôt présenter, comme après les invasions des Vandales, des Hérules, des Huns et des Normands, qu’un amas de cendres et de ruines. » Je crus m’être trompé et avoir acheté un livre paru d’hier. Mais non : Le vieil Arras a été publié en 1877, et la sauvagerie prussienne dont il s’agit ici est celle de 1870. Les Vandales et les Huns sont revenus. Ce que vous craigniez alors, Monsieur le Juge, s’est réalisé quarante-quatre ans plus tard. Tout ce qui demeurait encore de votre vieil Arras n’est plus que ruines et cendres. Je ferme le livre. Rien ne peut distraire du présent.


Le premier Arrageois, — c’était un commerçant, — à qui je demandai « comment allaient les choses, » me répondit : « Mal : pouvez-vous m’expliquer pourquoi on ne donne pas la Légion d’honneur à Arras ? » Je ne pouvais le lui expliquer ; je lui dis seulement que, s’il ne tenait qu’à moi, on l’épinglerait ce jour même sur la poitrine de leur Lion. Le mot de cet homme qui mettait à un plus haut prix que tout l’honneur de sa ville me parut admirable ; et je ne m’étonnai pas que plus d’un tiers des habitants, environ neuf mille, n’eussent point attendu pour rentrer dans Arras qu’Arras fût habitable. Avec les Anglais, les fonctionnaires, les prisonniers et sa population flottante de travailleurs, la ville est bien près d’avoir retrouvé son animation d’autrefois.

Il semble qu’on y ait pris la dure habitude de vivre dans le délabrement. Le contraste est parfois saisissant entre la bonne humeur de la foule et le morne aspect des rues, plus saisissant encore quand on pénètre dans les maisons. Plafonds à moitié effondrés, des trous dans les cloisons, des lambeaux de tapisseries qui pendent, des meubles dépareillés, des tableaux crevés, — l’abandon et le pillage. Les seules pièces où l’on puisse loger ont cet air mélancolique et pauvre que prennent au soir d’un déménagement les chambres où l’on couchera encore une nuit. On m’avait introduit dans ce qui fut le salon ou la salle à manger de M. le chanoine M… Un pain était posé sur le rebord de la fenêtre. Une femme en cheveux entra qui s’assit en face de moi, près du pain. Elle venait, je crois, pour un extrait de baptême, et elle se mit aussitôt à me parler sur un ton aigu des difficultés de la vie et sur un ton plus doux du mariage de sa fille. « Mon Dieu, s’écriait-elle, comme on était heureux en 1913 ! Avait-on idée d’être heureux comme ça ! On était trop heureux, voyez-vous, monsieur ; et on ne savait pas combien on l’était. Je vous demande un peu ce qui serait arrivé si on n’avait pas eu la victoire. À quel prix auraient été les œufs ? Enfin ma fille a trouvé un brave garçon. Il gagne plus qu’on ne gagnait dans le temps. Mais ce qu’on dépense, ah ! mon Dieu, ce qu’on dépense ! Ça vous tourne le sang… » Et, pendant qu’elle parlait, une souris, presque aussi grosse que le rat des armes d’Arras, attirée par l’odeur du pain, était sortie de derrière une petite bibliothèque et s’avançait sur un reste de moulure. Quand la femme se plaignait de la cherté des vivres, la souris s’arrêtait aux sons perçants de sa voix ; quand elle causait de sa fille, la souris reprenait confiance et faisait quelques pas en avant. Je n’oublierai pas de sitôt cette pièce en désordre, cette bête que le malheur des hommes avait rendue si familière et cette femme qui tour à tour regrettait le passé, geignait sur le présent et tout de même souriait à l’avenir des siens.

Il y en a qui, au bout de trois ou quatre ans, ont eu la surprise en rentrant chez eux de retrouver à peu près intacts leur maison et ce qu’ils y avaient laissé. Ceux dont la maison n’est plus qu’un décombre anonyme au milieu des décombres sont plus nombreux, hélas ! Dès le lendemain de l’armistice, ils se sont mis en route vers la seule ville au monde où ils voulaient vivre. Quand ils sont arrivés, il a fallu les loger. Al. Doutremépuich, Conseiller général, président de la Chambre de Commerce et de l’Association de Défense des Intérêts d’Arras, un des hommes les plus populaires de l’arrondissement et les plus dignes de l’être, me racontait les retours navrants de ces opiniâtres et combien de fois il avait dû leur chercher des coins sous les débris. Mais ces débris avaient des propriétaires qui sont revenus aussi ou qui ont menacé de revenir. Il y a eu des sommations de déguerpir et, Dieu me pardonne, je ne sais pas s’il n’y a pas eu du papier timbré. On se dispute des morceaux de ruines. « Je vais vous montrer comment on campe ici, me dit M. Doutremépuich. Vous trouverez des gens qui font contre mauvais logis bon cœur parce qu’ils ont largement de quoi vivre et que l’air d’Arras, même dans une masure, leur est encore doux à respirer. Et vous en trouverez d’autres dont la misère est effroyable. »

Nous entrons d’abord par un escalier branlant dans un pan de maison où une famille de sept personnes s’est aménagé deux chambres sans porte. Mais c’est une famille ouvrière dont les hommes gagnent une quarantaine de francs par jour. On y est patient et même assez gai, du moins à l’heure du déjeuner. Sur la table qui tient la moitié de la première pièce, fume, entouré de choux et de pommes de terre, un jambon que la mère est en train de découper. « C’est un jambon d’Amérique, dit M. Doutremépuich. Nous en avons tâté, ma femme et moi, des jambons d’Amérique ; ils sont un peu rances. » — « Ah ! Monsieur, dit la femme en riant, il y a la manière de les préparer. Quand on a bien soin d’en enlever le tour… » Et elle donne, avec l’orgueil des bonnes ménagères françaises, sa recette culinaire. La santé, la jeunesse, le travail et l’œuvre des femmes ont presque recréé un foyer au milieu des éboulis.

Mais dans la même rue nous enfilons une espèce de couloir formé par des écroulements, et nous voici dans un taudis grand ouvert meublé de trois grabats. Deux vieux hommes et la fille de l’un des deux y demeurent. Les vieillards ankylosés, voûtés, le pas vacillant et les yeux à demi éteints, se traînèrent vers nous comme des ruines vivantes qui se détacheraient avec peine d’un amas de ruines mortes. La femme au masque sombre était couchée sous des haillons, grelottante de fièvre. Une veuve de la guerre dont les trois petits enfants sont chez les Sœurs. Quand elle est bien portante, elle fait des ménages. Certes, il y a dans nos grandes villes des dénuements aussi affreux. Tout de même, les malheureux n’y ont pas à craindre que le toit s’écroule sur leur tête. Leurs portes et leurs fenêtres ferment à peu près. Ils habitent des apparences de maisons. Mais ici ils ont l’air d’enterrés. Ce qui les abrite ne semble tenir que par un miracle d’équilibre. Et pourtant cette misère a quelque chose de volontaire qui en atténue l’horreur ou plutôt qui l’ennoblit et qui mêle à notre pitié un sentiment d’admiration. Ils ont préféré leur trou dans les décombres à l’hospitalité des villes du midi ou des campagnes normandes. Ces deux vieux hommes ont fait peut-être un très long chemin pour pouvoir reposer leur tête sur une pierre d’Arras.


— « Et puis, me dit mon compagnon, il y en a dont vous ne verrez pas les intérieurs, des bourgeois qui, dans leur appartement lézardé et vidé, sont anxieux de savoir comment ils passeront l’hiver. Ils ont tout perdu, leur petit bien et leur situation. Vous en avez rencontré dans mon bureau, mes collaborateurs, des hommes très dignes, très courageux, qui ont femme et enfants. » — « N’ont-ils encore rien reçu de l’État ? » lui demandai-je. — « Rien. Est-ce qu’on s’occupe d’eux ?… Ce n’est pas ainsi que nous avions compris le relèvement. Que de lenteurs et quel surcroit de souffrances on nous aurait épargnés, si l’État ne prétendait pas tout faire et si les gens qui le dirigent se comportaient comme nous ! Devant un désastre semblable, il n’y a qu’une devise qui vaille, celle que notre Comité de Défense a prise : Union-Action. Je suis un vieux radical ; mais j’ai dit : « Pas de politique ! » Et pour tout ce qui concerne les intérêts de notre ville, nous avons réalisé entre Arrageois l’union sacrée ; et nous essayons d’agir. Mais notre action est ralentie par les bureaux, et notre union est souvent impuissante à empêcher une injustice… »

On proteste, en effet, contre l’intrusion de la politique dans la distribution de certaines grosses indemnités. Je souhaite que ces iniquités apparentes soient justifiées. Ce qui ne peut l’être, c’est le gaspillage des Services de la Reconstitution et le nombre invraisemblable de leurs fonctionnaires. Ceux qui ont tant de peine à vivre d’un modeste emploi et qui attendent depuis des mois une indemnité dont ils ont absolument besoin s’irritent de voir tant de parasites si grassement payés. L’assemblée des États Généraux des provinces dévastées a déçu les délégués d’Arras. Ils voulaient des réalités : on leur a offert de l’éloquence. Ils comptaient ramener un haut commissaire et empêcher l’État de se substituer en tout et pour tout aux groupements locaux, meilleurs juges que lui des nécessités locales. Leur rêve régionaliste s’est effondré. Je n’insiste pas ; car je recueillerai partout les mêmes doléances.

Partout aussi, je trouverai la terrible question du charbon et des transports. La gare d’Arras, comme toutes les gares du réseau, reste embouteillée des semaines entières. Il est hors de doute que la Compagnie du Nord a prodigieusement travaillé. Les voies et les ponts sont réparés, assez du moins pour que les trains circulent. Mais le charbon qu’elle brûle est de mauvaise qualité et la journée de huit heures lui crée des complications. On accuse son personnel de négligence. Elle accuse les destinataires de ne pas décharger plus de dix pour cent des wagons qui leur arrivent. Elle est obligée, dit-elle, « de les garer dans des endroits de fortune parfois non clôturés. » D’où un nombre croissant de déprédations et de vols. La vérité est que la Compagnie ne peut suffire à un trafic qui a triplé ou quadruplé. Elle ressemble au gouvernement. Ni l’un ni l’autre ne sont outillés pour faire face à cette situation formidable. La Compagnie n’a pas assez de voies, et la centralisation n’en a qu’une, bien étroite et bien fatiguée…


Saint-Laurent-Blangy, à trois kilomètres d’Arras, était un gros bourg de deux mille habitants, à la fois industriel et agricole. Il a pour maire M. Doutremépuich, dont un des fils, lieutenant pendant la guerre, s’occupe particulièrement de sa reconstitution et a su, par sa parole et son ardeur, y intéresser la ville de Versailles. La route qui y mène porte le nom des Rosati. C’est là que, dix ans avant la Révolution, se réunissait, le 21 juin, « non loin du Chatel qui se nomme Avesne, » une société d’hommes d’esprit qui célébraient les roses. Celui que Rivarol, par opposition à Mirabeau « le flambeau de la Provence, » appelait « la Chandelle d’Arras, » Robespierre, madrigalisa dans les roseraies de Blangy. Ces souvenirs du XVIIIe siècle fleurissaient encore sur ce coin de terre où s’élevaient des usines : une métallurgie, une fabrique de glaces, des fabriques d’huile, une minoterie, des malteries, des fonderies, des brasseries. Il y avait là des châteaux historiques et des châteaux modernes et des parcs dont l’un d’eux, dit-on, inspira Corot. Aujourd’hui tout est mort. Quelques ouvriers réparent des murs qui bordaient la route. On aperçoit des maisons écroulées ; on passe devant des baraquements anglais ; les champs sont encore çà et là hérissés de fils de fer barbelés, et çà et là un abri souterrain, un abri boche, ouvre sa gueule noire. Sur le paysage de verdure inculte des arbres dénudés se dressent comme des poteaux.

Je cheminais le long de cette route et près de moi cheminait aussi un jeune homme blond, aux yeux bleus, au teint rose et assez trapu. Il portait un gros sac bossue qui semblait très lourd et qu’il changeait de temps en temps d’épaule. Nous causons. J’apprends qu’il vient d’être démobilisé, qu’il est boulanger de son métier et qu’il retourne à son village. « Est-ce qu’il existe encore, votre village ? — Non ; tout y a été détruit, mais on s’abrite comme on peut. Mes parents y sont revenus et se sont bâti une espèce de cabane. — Qu’allez-vous y faire ? — Du pain, et du commerce. Je compte sur une indemnité de dix mille francs. Elle m’arrivera bien un jour ou l’autre. Mais on ne l’attendra pas pour commencer. On n’a pas de temps à perdre, et ce n’est pas le moment de se croiser les bras. Les journées ont plus de huit heures, monsieur. Et la place est belle à prendre pour tous ceux qui se lèveront matin. — L’hiver sera rude, dis-je. — Oui : on ne sait pas si on aura du charbon. C’est la question que tout le monde se pose. Mais si on n’en a pas assez, il y a pas mal de bois mort à brûler. » Et il me parle de sa maison à relever ; il a fait ses plans ; il sait quelles améliorations il y apportera ; je le sens qui suppute déjà ses bénéfices. Je lui dis quelle impression navrante m’ont produite les ruines d’Arras : « Oh ! répond-il, ce n’est déjà plus comme il y a trois moisi On y a travaillé. » Les ruines ne le touchent guère. Il en a tant vu, et ce Flamand descend de gens qui en ont tant vu ! On les a vues ; et puis on a donné de bons coups d’épaule comme ceux dont il remonte son sac pesant ; et on ne les a plus vues ; et des villes et des maisons plus belles en étaient sorties. Les ruines n’obstruent le chemin que des paresseux. Ce jeune homme, qui marche à mon côté d’un pas allègre malgré sa charge, a pendant quatre ans longé, frôlé ou traversé la mort : il connaît aujourd’hui tout le prix de la vie. Que d’autres gaspillent cette fortune recouvrée ! Il en a le sage emploi. Il revient chez lui avec des vues plus larges et la conscience accrue de sa valeur. Et, c’est d’une France plus grande qu’il rêve en rêvant d’une maison plus grande. Arrivés au pont : « Je vous quitte, monsieur, me dit-il. Je vais prendre un raccourci. — Bon courage, monsieur, lui dis-je. — Ce n’est pas ça qui manque, reprit-il en riant. Et puis maintenant il n’en faut pas tant ! »

Je n’aperçois aucune trace du bourg de Saint-Laurent, dans cette campagne en friche. Un baraquement sur le bord de la route représente la mairie ; et çà et là quelques petites maisons de bois et de briques toutes neuves sont posées dans la verdure. Elles me rappellent ces commencements de villes américaines qu’on voit émerger des herbes de la prairie. Sous notre ciel et sur cette vieille terre de civilisation elles paraissent chétives et glaciales. Presque toutes portent une enseigne : Estaminet. On y vend de la bière et du vin, et c’est tout ce qu’on y peut faire. Je m’approche d’une de ces maisonnettes dont les cadres de bois sont dressés et où travaillent deux plâtriers et un prisonnier boche qui leur passe les briques. L’Allemand est lourd, carré et taillé à la serpe. Les deux ouvriers sont de très jolis garçons, sveltes, nerveux, aux traits fins. Je m’amuse à suivre la prestesse avec laquelle ils reçoivent de lourdes briques, les montent et les cimentent de leurs mains légères que le plâtre a gantées de blanc. La conversation s’engage. Je leur demande s’ils sont contents de leur Boche. « Oui, il travaille bien. » Celui qui m’a répondu me dit cela en le regardant par-dessus son épaule, très naturellement, d’un air gentilhomme, tout à fait comme il convenait de le dire. Ces deux plâtriers sont de l’Allier ; mais ils me parlent comme le boulanger flamand, avec la même gaité de vivre, le même goût de travail, le même sentiment de leur valeur. Il ne s’y ajoute qu’une nuance de mécontentement à l’égard des patrons « qui ne savent pas reconnaître les services des bons ouvriers. » (En quoi ils avaient tort, car le lendemain, je rencontrai un « patron » qui les avait distingués entre tous et me fit d’eux un grand éloge).

Mais plus loin, sous un abri de tôles achetées aux Anglais, qui ressemble à une entrée de souterrain, je trouve deux vieilles gens et leurs deux filles déjà d’un certain âge. Le père a soixante-dix-sept ans. Là où ils ont dressé ces tôles fut leur maison, une maison qui avait plus d’un siècle, puisqu’elle avait été construite par le grand-père de ce vieillard. Ils me racontent leur odyssée ou plutôt leur calvaire : traînés à Douai, déportés en Belgique, menacés plusieurs fois d’être fusillés, et finalement rapatriés et envoyés en Normandie. Mais la terre normande leur brûlait les pieds. Revenus à Arras au cœur de l’hiver, ils ont achevé les durs jours de froid dans une maison dont le toit était crevé. Et les premières feuilles n’avaient pas poussé aux arbres qu’ils se conduisaient cette cabane pour sept ou huit cents francs. Ceux-là ne vous parlent que du passé. L’indemnité qu’ils attendent ne leur rendra jamais ce qu’ils ont perdu : le témoignage vivant de toute une vie de labeur. La vieille femme a l’esprit obsédé de ses récentes douleurs ; le mari, de sa prospérité d’autrefois. Il m’énumère toutes les beautés de sa ferme, l’écurie, le grenier, la cave, « une cave qui était blanche comme du lait. » Tout perclus de rhumatismes, il veut me conduire aux quelques marches qui restent de son ancien perron, « un si beau perron, un perron qu’il n’y en avait pas de plus beau. » Ses yeux très doux et noyés errent constamment sur les choses mortes. Mais sa femme et ses filles me montrèrent sur une petite hauteur un baraquement où les Anglais casernent leurs équipes de Chinois. « Est-ce que vous pouvez quelque chose dans le gouvernement ? » me dirent-elles. — « Rien du tout. » — « C’est bien dommage, parce qu’on vous aurait prié de nous débarrasser des Chinois. » Les Chinois en effet terrorisent les populations disséminées dans la campagne. Les femmes n’osent pas rester seules dans leur hutte isolée. Mal surveillés, ces diables jaunes volent et, au besoin, assassinent. Il n’y a guère de semaine qui ne soit marquée par leurs exploits. On a hâte de se rapprocher les uns des autres et de se retrouver entre Français.

Autant les gens que le hasard met sur mon chemin m’inspirent de confiance ou de sympathie, autant ce que je vois me donne une médiocre idée de la façon dont l’État leur vient en aide. Il est vrai que je ne vois pas grand’chose ; mais j’entends. Les paysans que j’ai rencontrés pourraient se plaindre de la lenteur qu’on met à leur élever des abris. Ils s’en plaignent beaucoup moins que des retards qu’on apporte à leur rendre leur terre labourable. Le premier travail doit être fait par l’État. Il ne l’a pas encore été ou l’a été fort mal. Là où il fallait, paraît-il, des tracteurs légers à trois socs « type chenille, » l’État a envoyé des tracteurs énormes qui ne servent à rien. « Le gouvernement, me disait un paysan, ça ne sait pas ce que c’est que la terre. » On se plaint aussi de ne recevoir aucune avance sur les indemnités. Il s’est formé des coopératives pour établir les dossiers des dommages ; et il était convenu que chaque sinistré toucherait le six pour cent de la somme fixée. Les habitants de Blangy n’ont pas encore touché un sou.


LILLE

Lille est une très belle ville avec des quartiers de vieille ville affairée et des quartiers de ville neuve vastes et solennels. Elle est diverse. Ville de science, elle a de lourds palais dont le silence qui les entoure semble protéger le travail qu’on y fait ; ville d’industrie, des rues monotones qui se perdent au loin, toujours plus mornes et plus basses. Le XVIIe siècle lui a imprimé un caractère noble et froid ; mais elle garde encore des aspects de Flandre espagnole. D’un quartier à l’autre, on passe d’une ville à une autre ville, d’un siècle à un autre siècle. Elle donne tour à tour l’impression d’une richesse tranquille, d’une ancienneté aristocratique, d’un puissant marché commercial, d’un centre religieux très actif, d’un milieu ouvrier très dense. Elle porte dignement ses blessures. Le bombardement de 1914 a détruit une de ses rues les plus intéressantes, la rue de Paris, dont les ruines vous saisissent à la sortie de la gare, et la rue de Tournai et la rue Faidherbe. L’épouvantable explosion d’un dépôt de munitions allemandes en 1916 a détruit tout un quartier industriel. Mais ces catastrophes ont meurtri la ville sans la défigurer. On regrette seulement, du moment qu’elles devaient se produire, qu’elles n’aient pas nettoyé les vieux quartiers ouvriers de leurs infectes cours ou courettes qui soulèvent le cœur du passant et dont Hugo a dénoncé l’ignominie. Un jour je descendis dans les caves de Lille… Quarante ans de gouvernement démocratique y ont à peine introduit un peu d’air et de soleil. Non seulement la guerre ne les a pas atteintes ; mais elle en a rendu la disparition plus lointaine. On aura assez de reconstruire ce qui est par terre. Le bouge qui tient prend aujourd’hui une valeur de maison bourgeoise.

Pendant quatre ans, les habitants de Lille ont subi dans leur ville un rigoureux internement et ils ont vécu sous la tyrannie d’un goujat probablement alcoolique, l’inamovible capitaine policier Himmel, dont M. Martin-Mamy, dans son livre Quatre ans avec les Barbares, a fait un portrait inoubliable. Cet Himmel est un de ceux qui peuvent se. vanter d’avoir largement contribué à grossir de mépris la haine qu’inspirait son pays. Il y a certainement acquis une espèce d’immortalité. Pendant ces quatre années d’occupation, soumis aux traitements les plus iniques, aux violations du droit des gens les plus honteuses, les Lillois ont opposé une résistance morale extraordinaire, et, chaque fois que l’oppresseur essayait de moyens plus doux pour la fléchir, ils lui répondaient par l’indifférence souveraine d’une race supérieure qui ne se donne même pas la peine de repousser les avances puisqu’elle ne daigne pas les voir. Leurs âmes et leurs nerfs ont été tendus vers la délivrance. Les deux ou trois mois qui ont suivi l’heure merveilleuse, l’heure matinale où le cri : « Les Boches sont partis ! » a rempli la ville et où tous les gens sortis de leurs demeures s’embrassaient dans les rues en pleurant, ces deux ou trois mois ont été une période de détente et de dépression. On a pu craindre un instant pour cette ville excédée comme une torpeur léthargique. Mais son énergie s’est bientôt réveillée. La vie lui est revenue sous les deux formes du travail et du plaisir. Nul doute qu’elle ne travaille beaucoup. On me dit qu’elle s’amuse beaucoup aussi. Mais ses plaisirs ne sont guère bruyants ; et c’est la gravité laborieuse qui domine.


J’ai eu l’honneur d’être reçu par l’évêque de Lille, Mgr Charost, qui a su si courageusement maintenir contre les violences et les grossièretés de l’envahisseur la dignité de l’Episcopat français. Le gouvernement de Berlin se vit forcé de lui présenter des excuses pour la goujaterie que s’était permise dans son diocèse un cardinal allemand, mort depuis ; et l’on m’a dit que c’était à lui que la vieille église Saint-Maurice dut de ne pas subir le sort de la cathédrale de Louvain. Il a été le bon pasteur toujours en éveil et dont la parole, je le sais, a fortifié bien des âmes.

« Monsieur, me dit-il, vous désirez savoir où nous en sommes. Vous entendrez critiquer le gouvernement et la plupart des critiques seront justes. Mais je crois qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire devant une situation qui le dépassait et avec des moyens insuffisants. Des progrès ont été réalisés. J’estime cependant que trente ou trente-cinq ans seront nécessaires avant que nous retrouvions notre ancienne prospérité. Ce n’est pas énorme si l’on songe à l’immensité du désastre. Et je compte sur l’énergie de ce peuple patient et laborieux. Notre pays possède une force vitale étonnante. La terre y est sans pittoresque, sans agrément. Mais elle récompense le travail de l’homme ; elle lui procure des joies intérieures et il y est invinciblement attaché. Je viens de parcourir mon diocèse et toute cette vallée de la Lys, un cimetière de villes et de villages. Je suis fier de pouvoir dire que les premiers qui sont retournés dans cette dévastation ont été mes prêtres et que nos écoles s’ouvriront à l’heure habituelle. Et partout, sauf dans deux districts où la glèbe est empoisonnée, partout j’ai vu des paysans à la besogne ; et leur accueil m’a ému aux larmes. Ils accouraient sur mon passage du fond de leurs champs ; et nous étions les uns et les autres aussi heureux de nous revoir après cette longue absence. Qu’ils obtiennent ce dont ils ont besoin, des outils et des bêtes, et l’an prochain, je vous assure, les moissons répondront à leur espoir.

« Mais il est nécessaire, il est indispensable qu’on facilite le retour à tous les enfants du pays. Notre belle et forte race flamande s’altère loin de ses plaines et perd de sa vigueur. Ce ne serait pas seulement la richesse de la terre ou de l’industrie qui en serait diminuée ; ce serait aussi notre richesse humaine. Nos paysans et nos ouvriers ont encore de nombreuses familles. Et ce que je dis là s’applique également aux patrons. Nos industriels ont reçu de l’État des subsides qu’ils ont attendus trop longtemps, mais qui aujourd’hui leur suffisent. Il ne sied pas qu’ils oublient leur terre natale dans d’autres contrées plus séduisantes ou peut-être plus profitables.

« Enfin, il n’est pas moins nécessaire que nos églises soient rebâties. On répond aux maires qui viennent le demander « qu’elles passeront après le reste. » Nous serons servis quand tous les autres l’auront été. Ce que l’on veut d’abord, c’est l’utile. Comme si l’église n’était pas utile, comme si la maison de Dieu était du luxe ! N’est-elle pas la maison de tous, l’expression de la vie spirituelle, le symbole de la résurrection ? Elle a été pendant les cruelles années de l’occupation allemande le refuge où les confiances ébranlées se raffermissaient. Je me souviens qu’un soir j’allais sortir de l’église de Tourcoing quand une pauvre femme, qui traînait à ses jupes quatre petits enfants, s’approcha de moi et me dit : « Monseigneur, est-ce que nous aurons encore un hiver à passer, un quatrième hiver ? — Je le crains, lui dis-je. — Mais est-ce que nous serons Boches ? — Boches ? Non, ma pauvre femme, vous ne le serez pas. L’hiver sera plus dur pour eux que pour vous : il les affaiblira davantage. Je vous le garantis : vous et vos enfants, vous resterez Français. — Alors, me dit-elle, nous pouvons passer un quatrième hiver. » Nos populations si chrétiennes ne sentiront vraiment leur renaissance que le jour où elles verront leur clocher. En résumé, monsieur, la situation, encore sombre, commence pourtant à s’éclairer. Notre peuple n’a point dégénéré de son ancienne endurance. Il appartient à l’État, puisqu’il en a assumé la charge, de l’aider et de respecter ses intérêts spirituels au moins autant que les autres. »

Il est évident que la vie s’est reformée et reprend chaque jour sous ses aspects les plus différents et quelquefois les plus opposés. Sur la vitalité magnifique de ce pays du Nord, je n’ai pas entendu une seule voix discordante. Un des chefs du parti socialiste, le directeur du Cri du Nord, M. Wellhoff, s’exprime comme Mgr Charost et presque dans les mêmes termes ; mais il est plus optimiste en ce qui concerne la rapidité du relèvement, « si toutefois, dit-il, les ouvriers sont enfin admis à prendre leurs responsabilités dans la gestion des usines et si l’inintelligence des patrons, qui se croient encore les maîtres et qui ne le sont plus, ne nous amène pas la révolution. » Mgr Charost, dans sa tournée épiscopale, s’est félicité du nombre de ses fidèles. Le maire socialiste de Roubaix se félicite de compter, même dans les villes et les bourgs dévastés, un nombre d’adhérents à son parti égal à celui de 1914, « et, me dit-il, en janvier il sera supérieur. » Mgr Charost loue le patriotisme de ses prêtres, qui sont retournés les premiers au milieu des ruines. Le recteur de l’Académie, M. Lyon, dont nos lecteurs se rappellent le témoignage éloquent et précis sur les souffrances de Lille, loue le patriotisme de ses professeurs et de ses institutrices, qui sollicitent la faveur de revenir dans des cités démolies où ils ne savent même pas comment ils se logeront. Mgr Charost annonce la réouverture des établissements d’instruction de son diocèse ; M. Lyon aussi. Mais, il faut bien le reconnaître, les établissements religieux seront prêts avant les autres, et ce ne sera la faute ni de M. Lyon, ni de ses inspecteurs, ni de ses proviseurs, ni de ses principaux qui s’y emploient ardemment. L’initiative privée a ses coudées franches ; elle est indépendante et active. Tout ce qui dépend des pouvoirs publics est frappé d’ataxie locomotrice. Le Réveil du Nord, journal socialiste, accuse le préfet de favoriser l’enseignement clérical. « La rentrée va avoir lieu, et aucun des locaux scolaires de la ville, occupés et souillés par les troupes d’invasion, n’a été ni blanchi, ni repeint, ni désinfecté. Les appareils de chauffage ne sont pas en état de fonctionner, et c’est à peine si, depuis ces jours derniers, quelques vitres ont été remises aux fenêtres. » Et le journaliste dénonce ce scandale : « L’Institut catholique des Arts et Métiers, rue Auber, rouvre ses portes et compte trois cents pensionnaires, alors que la grande Ecole des Arts et Métiers du boulevard Louis XIV n’est pas encore réparée et que ses portes sont fermées. » Il se peut ; mais Je ne crois pas que le préfet soit si noir et serve ainsi, de gaieté de cœur, « les intérêts de la réaction. » Le mal vient de plus haut et de plus loin.


Il vient d’abord de ce que nous n’étions pas plus préparés à la paix que nous ne l’étions à la guerre. La loi sur les dommages n’a été promulguée que le 28 avril, c’est-à-dire presque six mois après l’armistice. Et les Commissions cantonales commencent seulement à fonctionner, c’est-à-dire qu’au bout d’un an on commence seulement à évaluer les dommages.

Je vais voir le Président d’une de ces commissions, un grand industriel de Lille, M. Le Blan. Je ne désirais pas seulement le voir à cause de ses fonctions, mais parce que de tous côtés on me l’avait désigné comme un des hommes qui, pendant les jours lugubres, avaient soutenu le moral de la population. Il est de ceux dont l’altitude en face du malheur aide les autres à le supporter. Ces bons citoyens comprennent que dans les cataclysmes il importe avant tout de donner au peuple l’impression de quelque chose qui dure à travers tous les bouleversements. Ils continuent simplement de vivre comme si rien n’était changé ; ils sont calmes ; ils marchent du même pas ; on les voit passer aux mêmes heures ; ils refoulent leurs soucis, leurs angoisses ; ils ne permettent à leur visage d’autre expression que celle de la confiance. Ce sont des accumulateurs d’énergie et des radiateurs. Les usines de M. Le Blan furent détruites en quelques secondes dans la formidable explosion des Dix-huit Ponts. À une personne qui lui faisait ses condoléances, sa femme répondit : « Félicitez-nous plutôt : combien de maisons nos usines n’ont-elles pas sauvées ? » Pour lui, il allait tous les jours sur leurs ruines et, le crayon à la main, il établissait ses plans de reconstruction. Celui qui me le racontait et qui s’y connait en fait de courage, M. Ferré, de l’Echo du Nord, l’héroïque otage emmené en Lithuanie, disait en terminant : « Vous n’imaginez pas quel réconfort c’était pour nous de savoir que M. Le Blan préparait déjà son travail du lendemain de la victoire. » Mais ce n’est que depuis le mois d’août qu’il a pu se mettre à l’œuvre.

« On a enfin songé à nous, me dit-il. Les écluses se sont ouvertes par hasard à l’approche des élections. Comment les choses pourraient-elles bien marcher ? Il n’y a aucune unité de direction entre les différents services. Il nous fallait un homme, un haut commissaire. Nous regardons du côté de l’Alsace avec des yeux de parias. Mais il paraît que c’était inconstitutionnel. Nous gaspillerons donc notre temps et les deniers publics constitutionnellement. Tenez, un exemple. Les Commissions cantonales doivent constater et évaluer les dommages. Constater, c’est facile. Evaluer, c’est autre chose, dans un arrondissement comme celui de Lille où l’évaluation portera sur des propriétés de tout ordre et de toute nature, agricoles, commerciales, industrielles. Chaque Commission devrait réunir toutes les compétences ! Aussi vous comprendrez l’anxiété de ceux qui sont chargés de décider du sort des sinistrés. La loi a bien prévu un Comité technique qui élaborera des séries de prix ; mais son rôle est limité aux immeubles. L’évaluation des matières premières destinées à l’industrie, des produits en cours de fabrication et des produits finis, revient aux Commissions qui sont composées, selon l’expression du Sénat, de compétences élémentaires ! Et le nombre de ces commissions est considérable. Trente-sept pour l’arrondissement et onze pour les seuls cantons de Lille. Eh bien ! que voulez-vous qu’elles fassent ? Avec la meilleure volonté du monde, l’inégalité fatale de leurs décisions sera criante. Notre Chambre de Commerce demande que quelques-unes d’entre elles se spécialisent pour connaître de chaque industrie. Elles deviendraient ainsi intercantonales. Ce serait le seul moyen d’arriver rapidement à des solutions équivalentes et équitables. Et le chômage a trop duré ! Mais nous n’aimons pas les chemins directs et, en fait de compétences, nous n’acceptons à la rigueur que les plus élémentaires !… Le Service des Travaux de Première Urgence nous en fournirait de jolies preuves. Je pourrais vous citer un hectare qui vaut cinq mille francs et dont la remise en état en a coûté soixante-quinze mille. Le premier labour est fait par des gens qui n’y entendent rien. On comble les tranchées, mais on y enfouit la bonne terre. Les paysans supplient qu’on les débarrasse des Travaux de Première Urgence. Mais les malheureux manquent de main-d’œuvre : et nous en manquons tous. Savez-vous pourquoi ? Parce que les services de la Reconstitution, qui démoralisent les ouvriers, nous les chipent, en les appâtant par de gros salaires. Ils embauchent ici des travailleurs qu’ils emmènent à Reims. Ils vident les campagnes des ouvriers agricoles. En revanche, une nuée de fonctionnaires s’est abattue sur nous….. Et puis, il y a quelque chose de plus triste que les dégâts matériels de la guerre : c’est l’improbité qu’elle traîne après elle. Il est dur à mon âge de s’apercevoir qu’on avait encore à perdre des illusions sur les hommes… Du reste, ne me croyez pas découragé. Je suis certain que mon pays du Nord se relèvera. Il ne nous faudra pas moins d’un demi-siècle. Mais il se relèvera. Seulement, je plains notre France. »

M. Le Blan est-il pessimiste ? Ce qu’il me dit des Travaux de Première Urgence, le spirituel directeur du Progrès du Nord, journal radical, mais fidèle à l’union sacrée, M. Martin Mamy me l’a confirmé avec une verve toute méridionale. « Les Travaux de Première urgence sont d’abord remarquables en ceci qu’ils ont été les derniers organisés… Entre autres prouesses, pour repeupler nos haras, ils nous ont envoyé des mulets. Et je vous jure que ce n’est pas une galéjade !… » Sur l’embauchage ou plutôt le débauchage des ouvriers par les services de la Reconstitution, il me cite ce fait incroyable qu’un de ceux qui en étaient chargés touchait le tant pour cent des salaires qu’il octroyait — avec quelle générosité, on le devine ! M. Langlais, l’aimable et fin directeur de la Dépêche, journal conservateur, me raconte en souriant qu’un de ses amis, un vieux garçon, vivait tranquille entre sa dactylographe et sa cuisinière. Il donnait à sa dactylographe deux cent cinquante francs par mois et à sa cuisinière je ne sais plus combien. Survint la Reconstitution. Elle offrit trois cent cinquante francs à la dactylographe qui s’envola et qui revint bientôt, mais pour enlever la cuisinière. Ce n’était pas que ces messieurs eussent besoin d’un cordon bleu. Il s’agissait tout bonnement de coller des bandes et des enveloppes, et cela à un prix que les cordons bleus n’obtiennent pas encore. « Et voilà, concluait M. Langlais, comment la Reconstitution nous reconstitue. » Quant au reste, il partage absolument l’opinion de M. Le Blan. Le socialiste M. Wellhoff ne dénonce pas moins âprement la multiplication des bureaux, leur manque de liaison, l’absence d’idées directrices. Et l’entretien que j’eus avec M. Dubar, directeur du Crédit du Nord, et du grand journal républicain, l’Écho du Nord, n’a fait que préciser en les aggravant les critiques financières d’un pareil système.

Et pourtant des progrès ont été réalisés qui ne l’auraient peut-être pas été sous des regards plus indulgents et sans le contrôle et la censure de cette presse provinciale que dirigent des hommes du plus rare mérite. M. Domelier, que j’ai vu trop peu de temps, mais dont j’ai lu avec un intérêt passionné le livre qu’en sa qualité de témoin de la vie des Allemands à Mézières il a écrit sous le titre Au G. Q. G. Allemand, m’a mis entre les mains les articles que son collaborateur au Télégramme, M. Lardeur, publiait sur la Reconstitution Industrielle. Il y constate que la population du Nord a enfin secoué la torpeur administrative et qu’elle est parvenue « à communiquer à nos services quelque chose de son esprit d’initiative, de son énergie inventive et méthodique. » Et il apporte des chiffres. Voulez-vous connaître le passif de la guerre dans le Nord ? Soixante mille immeubles complètement détruits et quatre-vingt-dix mille à réparer. Or, à l’heure actuelle, environ vingt-cinq mille ont été visités, pour lesquels on a déjà versé vingt-huit millions cinq cent mille francs. Le déblaiement est commencé dans quarante-six communes. Les demandes municipales de fonds nécessaires au rétablissement des bâtiments communaux sont étudiées et déjà le chiffre des devis monte à huit millions. Enfin, depuis le 16 septembre, on s’est décidé à simplifier les formalités paralysantes du paiement des avances.

Mais, ce qui est encore plus rassurant que ces abstractions, c’est l’atmosphère de confiance que l’on respire, malgré les plaintes les plus légitimes. Plaintes et critiques donnent seulement à l’air un peu plus de densité. D’ailleurs, le malheur et les soucis n’atteignent point toutes les classes sociales. Les ouvriers n’ont jamais tant gagné et surtout ils n’ont jamais mieux senti leur importance. Ils sont les maîtres de l’heure. Sans eux pas un mur ne sort de terre, pas une vitre n’est remise, pas un toit n’est réparé. C’est le cas de dire qu’ils font la pluie et le beau temps. Les commerçants gémissent sur la crise des transports, mais à aucune époque et dans aucun pays ils n’ont vu s’ouvrir devant eux de plus belles perspectives, puisque des milliers et des milliers de familles ont tout à racheter depuis le paillasson jusqu’au matelas. Les architectes ne savent où donner de la tête ; les entrepreneurs sont des Pharaons. Et plus sûrement que le baccalauréat, la dactylographie conduit à tout.

Pendant ce temps une jeunesse grandit qui ne ressemblera pas tout à fait à celle que nous avons connue. Mgr Lesne, le Recteur de l’Institut catholique, — un des plus beaux monuments de Lille et une des plus belles œuvres d’initiative privée, — me disait qu’il était très frappé des deux tendances parallèles qui se dessinaient chez les jeunes gens. La guerre a stimulé le mysticisme de la race flamande, et les vocations religieuses remplissent les séminaires. Mais en même temps elle a développé chez les autres l’esprit pratique et le désir d’arriver vite, en mettant les bouchées doubles, à une situation bien rémunérée. D’autre part les familles réfugiées à Paris ou dans le reste de la France ont confié, pendant ces quatre années, leurs filles à des établissements où elles ont trouvé une instruction plus complète et plus moderne. Les jeunes filles ont rapporté un goût de l’étude que leurs parents sont obligés de satisfaire et qui modifie les vieilles conceptions. Pour la première fois l’Institut catholique les admet à ses cours. Et plusieurs s’étaient déjà fait inscrire au cours de chimie.

Mais un des documents les plus curieux de l’orientation nouvelle m’a été fourni par les libraires. Leur clientèle a changé. C’est maintenant une clientèle ouvrière. Les ouvrages de science, les traités de chimie et d’électricité, tous les manuels Roret, s’enlèvent plus vite que les romans à neuf sous, il n’est pas rare de voir un apprenti entrer, demander un livre qui vaut vingt francs et le payer sans sourciller. La France de demain s’équipe.


ANDRÉ BELLESSORT.