Un apologiste de l’État prussien - Henri de Treitschke

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Un apologiste de l’État prussien - Henri de Treitschke
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 93 (p. 806-832).
UN APOLOGISTE
DE
L'ETAT PRUSSIEN

M. HENRI DE TREITSCHKE

I. Studien. Leipzig, 1857. — II. Vaterlaendische Gedichte, 2e édition, 1859. — III. Die Gesellschaflswissenchaft. Leipzig, 1859. — IV. Historische und politische Aufzaetze, 3 vol. in-8o, 5e édition. Leipzig, 1886. — V. Zehn Jahre deutscher Kaempfe, 2e édition. Berlin. 1879. — VI. Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, 3 vol. in-8o. Leipzig, 1882 à 1885.

Deux nouveaux historiens ont passionné l’opinion en Allemagne durant ces dernières années, le chanoine Janssen[1] et le professeur de Treitschke. Ils expriment l’un et l’autre les principes de deux partis opposés, et représentent l’action de deux forces dont les luttes remplissent la politique intérieure. Bien qu’ils traitent d’époques très éloignées l’une de l’autre, M. Janssen, de la réforme, M. de Treitschke, de l’Allemagne au XIXe siècle, ils se mêlent également aux querelles du jour, car les pensées des siècles morts vivent et combattent encore dans le présent, Luther et la papauté sont toujours aux prises. — Les aspirations des deux historiens vers un certain avenir ne diffèrent pas moins que leur interprétation du passé. Apologiste de l’Église et de l’Empire du moyen âge, M. Janssen est hanté par le rêve d’une grande Allemagne, image de celle d’autrefois, qui engloberait les Allemands d’Autriche et donnerait ainsi aux catholiques l’égalité numérique avec les protestans, sinon la prépondérance. Tout imbu de l’esprit protestant et prussien qui a réalisé l’unité, M. de Treitschke est un partisan exclusif de la petite Allemagne, telle qu’elle existe aujourd’hui, destinée à devenir une grande Prusse. Un même patriotisme enflammé, une même hostilité contre la France, inspirent, d’ailleurs, le professeur et le chanoine. Ils impriment également leur cachet à la jeunesse qui les écoute et qui les lit : on accuse M. Janssen d’élargir l’abîme entre catholiques et protestans ; l’enseignement de M. de Treitschke a contribué à créer l’âpre atmosphère du règne actuel. Son œuvre va nous donner une idée assez exacte de l’Allemagne en 1889, si différente de ce qu’elle était il y a cent ans[2].


I

Comme nombre de serviteurs enthousiastes de la Puisse, M. de Treitschke, le Prussien spécifique, le Stockpreusse par excellence, n’est Prussien que par affinité. Fils d’un lieutenant-général au service de la Saxe et d’origine nobiliaire, il se serait voué, nous dit-on, au métier des armes, il aurait porté avec orgueil l’uniforme de Sa Majesté le roi de Prusse, si un défaut, physique, une dureté d’oreille, ne l’avait détourné de cette vocation première. A défaut de l’épée, il a servi son roi d’élection par la parole : en suivant la carrière du professorat, il s’est fait homme de propagande et d’action.

Dans l’œuvre de l’unité allemande, les professeurs ont joué un rôle considérable. Ils ne l’ont pas accomplie, mais ils l’ont préparée. Cette pensée d’union n’a pas mûri lentement à travers les siècles, elle est l’œuvre récente d’une minorité réfléchie. Elle est née chez les régénérateurs de l’état prussien, après le désastre d’Iéna. Exaltée par les discours de Fichte et les poésies d’Arndt, elle s’est répandue dans les couches profondes du peuple, durant les guerres de la fin de l’empire, mais pour disparaître ensuite dès que la guerre a cessé. C’est dans les universités, parmi les étudians et les professeurs, qu’au milieu de l’indifférence politique de la foule elle s’est maintenue de 1815 à 1848, petite flamme vacillante et incertaine, au sein des nuages du romantisme mystique et radical de la Burschenschaft, puis dans l’agitation révolutionnaire de la jeune Allemagne. Elle apparaît déjà plus brillante et plus fixe dans l’école libérale et doctrinaire de Gervinus et de Dahlmann, après l’échec de la révolution de 1848. Lorsque dix ans plus tard, M. de Treitschke débutait en qualité de Privat-docent à l’Université de Leipzig, centre de la librairie allemande, où toute la vie intellectuelle de l’Allemagne venait affluer, il se trouvait au foyer même du mouvement unitaire. Il y avait là tout un groupe d’hommes, Stephany, Mathy, Julien Schmidt, l’historien de la littérature allemande, Gustave Freytag, le romancier, qu’animait une même pensée d’unité, mais qui étaient aussi des esprits réalistes et pratiques, et qui poursuivaient sinon avec plus d’ardeur, du moins avec plus de clarté le but si confusément cherché. Ce petit groupe, noyau des nationaux libéraux, se rattache au parti de Gotha (ainsi nommé à cause du parlement tenu à Gotha en 1849) et à ses chefs les professeurs Gervinus, Dahlmann, Gneist, Waitz, Sybel, Hausser, qui visaient à faire l’Allemagne une, à en exclure l’Autriche, à mettre la force de l’état prussien au service de la révolution allemande, et à réaliser par elle l’état national. Ce sont eux qui ont élaboré le programme accompli par M. de Bismarck, avec le libéralisme parlementaire en moins, cher aux doctrinaires de l’école de Gervinus, mais dont la génération suivante, celle de 1858, fera bon marché. À cette date, M. de Treitschke vivait dans l’intimité de cette petite société de Leipzig, dite « Société des hannetons, » Maikäfergesellschaft : on se réunissait le soir à la brasserie’, et là, autour de la table ronde, entre les brocs et les hanaps, on devisait passionnément sur l’avenir de la patrie, sur la mission providentielle de la Prusse à régler les destinées allemandes. Tel était aussi le thème des leçons que M. de Treitschke professait à l’université saxonne, malgré le mécontentement de M. de Beust, alors premier ministre de Saxe. Nous le trouvons ensuite enseignant la bonne parole à l’université de Kiel, à Fribourg en Brisgau, à Heidelberg, où il succédait à l’historien Hausser, ardent apôtre de l’unité. En 1874, M. de Treitschke a été appelé à Berlin, son vrai théâtre. Il a siégé quelque temps au Reichstag, il est historiographe en titre du royaume de Prusse. Apprenons à connaître en lui le chef de file et le modèle d’une école de professeurs que l’on rencontre fréquemment aujourd’hui dans les universités allemandes[3], et qui n’ont rien de commun avec une autre race presque disparue de docteurs d’outre-Rhin, savans séquestrés du monde, courbés sur des parchemins jaunis, ou métaphysiciens abstraits, absorbés, au fond de leur poêle, dans la méditation des problèmes nocturnes touchant l’origine et la fin des choses. Nous sommes ici en présence du professeur emporté par le courant des passions contemporaines ; il publie des essais, des brochures, des pamphlets sur les questions du jour, répand les théories constitutionnelles du prince de Bismarck, dresse des soldats et des électeurs, fait concourir la science et l’histoire à former des patriotes dévoués à la politique prussienne.

Il nous a été donné d’entendre M. de Treitschke à l’Université de Berlin. C’est une figure originale, un talent plein de contrastes. Ce Saxon, plus Prussien que le roi de Prusse, n’offre au physique rien d’un Allemand. Il a plutôt l’apparence d’un Tchèque. Autre disparate plus frappante encore, cet homme qui dispose de presque tous les dons de l’orateur, l’abondance, la véhémence, la chaleur communicative, s’exprime avec un organe défectueux ; son débit est brouillé, haletant ; une surdité presque complète l’empêche de s’entendre parler. À ce propos, un de ses adversaires politiques, par allusion aux idées exclusives et volontairement fermées que M. de Treitschke s’étudie à répandre parmi la jeunesse allemande, disait sur lui ce mot cruel : « Treitschke est un sourd qui fait des aveugles. » Et ce qui achève chez l’écrivain et l’orateur les intéressantes contradictions, c’est la nature pathétique, prolixe et ornée de son éloquence appliquée à des sujets où un ton qui rappelle la roideur et la concision du commandement, imperatoria brevitas, semblerait mieux approprié : en de volumineux in-octavo, il développe deux ou trois idées très simples, l’excellence des institutions prussiennes, les dangers du parlementarisme, la nécessité de l’état guerrier. Ses pages brillantes le distinguent des publicistes allemands trop souvent lourds et obscurs, pour qui l’épithète de styliste est presque une injure. Styliste, M. de Treitschke le devient parfois jusqu’à la préciosité ; il a le goût des mois rares, la recherche des expressions nouvelles. Il dira par exemple de Paris : « Cette ville qui déjà au moyen âge était un jardin d’amour, et une auberge de tous les doux péchés. » Il a été lui-même poète en sa première jeunesse, et non pas seulement poète patriotique. Mais il n’a depuis cessé de décourager chez ses auditeurs la vocation poétique. Ses essais littéraires, œuvre de début, tendent déjà à présenter en beau langage les lettres comme une occupation inférieure et non virile, et il va nous expliquer pourquoi l’Allemagne contemporaine est devenue si pauvre en chefs-d’œuvre.


II

En d’autres temps, à une période d’indifférence politique et d’alanguissement de la vie nationale, M. de Treitschke se fût peut-être, comme on dit, consacré aux Muses. Il en a le goût inné : les seules sympathies qui l’attacheraient à la France, il les éprouve pour notre Mirabeau et surtout pour notre Molière. Mais il débutait à une époque où l’Allemagne avait besoin non de poètes, de philosophes ou de critiques, mais d’hommes d’état intelligens, de soldats disciplinés et de bons citoyens, où l’esprit politique devait tout primer, où il fallait l’exalter devant la jeunesse aux dépens de la littérature et de l’art, où il s’agissait en un mot de créer artificiellement un ensemble de préjugés sociaux, religieux, nationaux, indispensables au but pratique de l’unité allemande. Ç’a été toute l’œuvre des patriotes allemands depuis 1850, et M. de Treitschke s’y est dévoué.

L’éducation politique, en effet, comme toute autre éducation, consiste en réalité à créer des préjugés. L’homme sans préjugés, qui n’a ni les passions d’un patriote, ni celles d’un homme de parti, qui songe bien plus à être laissé seul qu’à agir sur les autres, l’individualiste, le cosmopolite de l’Allemagne de Goethe, où, disait Mme de Staël, parmi les gens cultivés, il ne se trouvait pas deux personnes pensant de même sur un même sujet, où, sur douze Allemands réunis, ou avait chance de trouver vingt-quatre opinions, c’est là ce qu’il importait tout d’abord de détruire si l’on voulait faire naître un esprit public. Ces idées n’avaient assuré aux Allemands que l’empire des nuages, il s’agissait de satisfaire des ambitions moins éthérées. M. de Treitschke s’attaque donc tout d’abord à l’esprit philosophique et idéaliste du XVIIIe siècle qui survivait encore. — Parlant de Nathan le Sage, la célèbre pièce où s’exprime si bien l’idéal humanitaire du noble Leasing, il dira combien est chimérique, ou du moins à reléguer vers un lointain avenir, la pensée fondamentale de cette prédication, l’union de tous les hommes de bien, quelles que soient leur patrie ou leur foi, dans un même dessein de moralité humaine : « le cosmopolitisme n’est-il pas un ennemi mortel, en face du premier et du plus juste effort du temps présent, l’aspiration violente à l’unité nationale ? » L’individualisme de Werther, c’est-à-dire l’esprit d’analyse et de retour sur soi-même, celui des personnages de Byron, en rébellion contre la société, lui semblent des conceptions de la vie également coupables. Si cette révolte est admissible chez un grand poète, que de fatuité misérable, que de ridicule orgueil chez ses imitateurs infirmes, à s’isoler du monde, à s’opposer au monde ! que pèse une destinée individuelle à côté des destinées de millions d’hommes ? Et Byron lui-même, las de sa gloire de poète, accablé de sa solitude et de son génie, n’est-il pas allé en Grèce se jeter dans la mêlée confuse des combattans et chercher la mort du soldat ? M. de Treitschke est hostile à cet idéalisme vague, qui nous fait oublier les intérêts pratiques et par la distance même de nos rêves à ce que la vie peut nous offrir, conduit au pessimisme et à l’inaction : l’intelligence ne se peut détacher des dures et impérieuses nécessités de chaque jour, pour s’appliquer aux choses idéales, sans se pervertir et se corrompre. Il associe les idées de vie efféminée et de mollesse d’âme aux idées de littérature et de poésie, il cite l’exemple de l’Italie : elle n’a commencé à devenir une nation qu’après avoir renoncé à sa littérature amoureuse, à son dilettantisme esthétique, lorsqu’elle a compris qu’un fonctionnaire de qualités moyennes, comme l’écrivait Massimo d’Azeglio, est un membre plus utile de la société que le plus grand peintre. Et de même M. de Treitschke ne veut pas que dans une société vaillante et laborieuse on rabaisse, au profit de littérateurs prétentieux, et, pour la plupart, manques, le plus petit métier, la plus humble tâche : « le brave cordonnier qui façonne à coups de marteau une belle botte a une fierté plus légitime devant Dieu et devant les hommes, que le rimailleur gonflé de son importance, qui s’essouffle sur de mauvais vers. » L’opinion en Allemagne a depuis si bien suivi les voies indiquées par M. de Treitschke, elle a tellement renié sa vieille gloire poétique, que la crainte de notre auteur est qu’elle ne verse maintenant dans l’américanisme, dans la religion du dieu dollar. Un homme cultivé s’y cache pour lire son Horace ou ses élégies de Goethe. La dureté, le réalisme, l’excitation de la vie moderne, se concilient peu avec la sensibilité lyrique. Les femmes seules en sont touchées ; elles-mêmes se mettent à écrire, et l’abondance de leurs productions littéraires est le signe manifeste de la décadence finale.

Il est pourtant une classe de poètes que M. de Treitschke propose sans réserve à l’admiration de ses auditeurs. Ce sont les poètes de la volonté et de la haine, ceux qu’il appelle des Caractères (tel est le titre qu’il a donné à ses essais), un Milton, par exemple, et cet Henri de Kleist, aujourd’hui l’idole de la jeunesse allemande, dont on a attribué la folie et le suicide à la douleur que lui causa la défaite d’Iéna ; officier prussien, il a exprimé, dans son drame du prince de Hombourg, ce bel enthousiasme de la guerre, qui est dans le sang de tout bon Allemand, et il s’écriait avec rage : « Que tous les ennemis du Brandebourg mordent la poussière ! » Parmi les métaphysiciens, autrefois l’orgueil de l’Allemagne, aujourd’hui si dédaignés, M. de Treitschke fait exception pour Fichte. Partisan tout d’abord du cosmopolitisme, Fichte devient après Iéna ardent apôtre de l’unité allemande et de l’hégémonie prussienne. Sa philosophie conduit à l’action et doit inspirer le mépris de ce pessimisme de Schopenhauer « qui dissimule une misérable faiblesse de volonté derrière un orgueil sans bornes, et conçoit l’évolution de l’humanité comme une maladie éternelle. » Les discours de Fichte prononcés à l’université de Berlin en 1808 furent un acte politique : et c’est ce genre d’éloquence que M. de Treitschke s’est toujours proposé comme modèle. Il s’agit pour l’orateur non de charmer en habile joueur de flûte, mais d’agir sur les volontés, de chasser à coups de fouet de l’esprit de ses auditeurs les doutes qui les tourmentent et les empêchent d’agir, de s’élever enfin jusqu’à cette éloquence démosthénienne qui n’est saluée pour tout applaudissement que de ce seul cri échappé des poitrines : « Marchons contre Philippe ! »

Il faut donc parler, écrire, pour agir sur les contemporains. Philosophie, poésie, histoire, éloquence, n’ont pas de plus noble but que de porter aux actions généreuses et désintéressées, en vue du bien public, de célébrer la volonté et le caractère, fût-ce même aux dépens de l’esprit et du talent. Il est nécessaire qu’on accorde le même degré d’admiration au grand homme de guerre qu’au grand artiste. L’homme politique, doué de génie, voit les choses de ce monde avec la force de pensée d’un Kant ou d’un Goethe. Il n’est pas juste de dire que notre époque soit pauvre en poètes, quand elle possède un Bismarck, et un Cavour. Ils ont appliqué à l’Etat leur idée du Beau, ils ont écrit l’épopée vivante non avec l’encre, mais avec le sang. Toute l’œuvre de M. de Treitschke tendra à faire naître et à répandre le culte des grands hommes d’action fondateurs de l’Allemagne moderne, le heroworship, comme l’entendait Carlyle, à mettre non pas seulement les génies organisateurs, Stein et Scharnhorst, mais de simples héros d’exécution comme Blücher, au rang des héros de la pensée, peut-être même plus haut.

Nous serions tentés ici de crier à la barbarie. N’est-ce pas pourtant dans le même sens que le plus délicat et le plus dilettante de nos écrivains, M. Renan, disait un jour que les portes de l’Académie française s’ouvriraient toutes grandes et par acclamation unanime au capitaine qui reviendrait victorieux des frontières, n’eût-il d’ailleurs d’autres titres que ses bulletins de bataille, d’autre éloquence que la voix rauque du commandement ? N’avons-nous pas lieu de craindre que, dans notre société lettrée et polie, et dans nos subtils cénacles, il n’y ait tendance à rabaisser la politique, à l’abandonner aux discrédités et aux incapables, et à enfler singulièrement l’importance d’œuvres éphémères qui charment notre élégante oisiveté ?

Il y a là en présence et en opposition deux manières essentielles de considérer la vie, ou comme une jouissance, un raffinement de sensations exquises d’art et de poésie, — ou bien, à la manière des nations du Nord, comme un accroissement continu de force et de puissance. Or imaginez en lutte un peuple où les plus intelligens mènent une vie d’esthètes, d’épicuriens jouisseurs, et un peuple de soldats disciplinés, de diplomates et d’hommes de guerre, et dites lequel, dans la lutte mortelle, finirait par triompher ?


III

À cette conception de la vie individuelle correspond chez M. de Treitschke une conception de l’État.

Il y a deux types de l’État qu’aucune société ne réalise sans doute dans leur intégrité logique, mais auxquels toutes se ramènent plus ou moins. M. Herbert Spencer, dans ses Institutions politiques, en a marqué les traits principaux avec une grande abondance d’exemples. C’est d’abord le type industriel, considéré par les saint-simoniens comme le type progressiste des États civilisés de l’avenir : il est l’expression d’une société qui vise au bien-être des individus par le développement de la richesse publique, par l’activité commerciale. Les tendances pacifiques, parfois même cosmopolites, y dominent. L’État se réduit à un rôle négatif de police extérieure ; il laisse l’individu se développer librement, les initiatives privées se produire, les associations se former en dehors de lui, son immixtion est aussi faible que possible : il aboutit à des institutions libérales, parlementaires, fédératives. C’est là l’Etat idéal préconisé par Smart Mill et par Guillaume de Humboldt, selon l’esprit du XVIIIe siècle, avant que le soin de relever la Prusse de tous ses désastres ne l’ait détaché de son rêve. La seconde forme de la société est le type guerrier. Tout y est constitué en vue d’accroître la puissance de l’État. L’État absorbe l’individu, il intervient dans la vie individuelle pour la réglementer dans toutes les directions ; par l’éducation de chaque citoyen il prépare le soldat futur ; il dispose de toutes les forces vives de la nation, concentre tous les pouvoirs entre les mains d’un chef militaire, inspire à tous un patriotisme hostile, agressif, exclusivement national.

On peut discuter à loisir la valeur abstraite de chaque système : en réalité, les circonstances, les nécessités vitales, le génie de la race, les imposent aux divers peuples. La forme industrielle convient à des nations constituées, qui n’ont pas de voisins à redouter, et dont les institutions militaires sont par suite restreintes. C’est le cas de l’Angleterre et des États-Unis. — La forme guerrière est indispensable aux nations jeunes, pauvres, belliqueuses, en voie de développement continu, qui, dans un continent déjà peuplé, ne peuvent s’agrandir, réaliser leur unité ethnique et géographique que par la guerre. La Russie et la Prusse en offrent, parmi les nations civilisées, les exemples les plus frappans.

Le premier ouvrage politique de M. de Treitschke, intitulé la Science sociale, est destiné à répandre cette conviction, que l’Allemagne ne parviendra à l’unité et à la grandeur que par l’institution de l’Etat guerrier, L’auteur n’expose pas des principes a priori. Il appartient à une génération pratique et positive, qui considère comme sans valeur toute doctrine qui ne correspond pas à ce qui existe réellement. Ainsi que Hegel, il ne fait, dans sa théorie de l’État, que maximer les pratiques de l’Etat prussien.

Il rattache l’État moderne à la cité antique. Nous cherchons dans l’antiquité grecque et moderne nos modèles littéraires, nous devrions aussi prendre les anciens pour éducateurs politiques. Chez eux, l’État n’était pas un mécanisme adapté, mais il était l’organisme même et la floraison de toute vie populaire, sociale, religieuse. Rien n’existait en dehors de lui. Toutefois, nous n’avons plus à redouter que l’État moderne écrase l’individu et le réduise en esclavage[4]. L’unité absolue de l’Etat antique et, de l’Eglise du moyen âge est aujourd’hui brisée. La conscience individuelle est née de la réforme. Mais l’individualisme, lorsque le sentiment religieux l’inspire, produit une subordination humble, réfléchie, volontaire à l’ordre de la nature et de l’histoire, une piété envers l’état, un zèle dans l’accomplissement des devoirs sociaux : il devient une source de discipline et de force qui ne le cède pas au patriotisme naïf des temps anciens, car il y joint l’idée du devoir.

De l’État ainsi conçu à la manière de l’antiquité, comme l’expression même de la société et ne faisant qu’un avec elle, comme le produit du caractère national, il résulte que toute tentative de le régler sur des modèles étrangers, de l’adapter comme un appareil extérieur, uniforme, doit produire des effets néfastes. Ni le monde ni la civilisation ne marchent à l’uniformité. Sans doute, l’activité industrielle des peuples offre un caractère cosmopolite. Mais pour ce qui est de l’activité politique et proprement sociale, il en est des nations comme des individus, qui marquent moins de différence dans leur jeunesse que dans leur maturité. Les différences entre les peuples européens sont plus profondes aujourd’hui qu’au temps des croisades. Elles s’accusent de plus en plus par le réveil des nationalités. Ce serait donc aller contre la force des choses, que de rêver une constitution d’Etat identique pour des races si diverses. Le grand obstacle et le retard apporté à l’unité de l’Allemagne sont venus de cette méprise, de l’engouement des partis pour les institutions de la France et de l’Angleterre, de la méconnaissance de la Prusse et des institutions prussiennes, du seul État allemand qui depuis la paix de Westphalie ait fait en Allemagne quelque chose de grand, du seul qui l’ait protégée contre les Suédois, les Polonais, les Danois, les Français, les Autrichiens, du seul qui soit capable de trancher avec sa bonne épée le nœud gordien de l’ancienne confédération, et de former à son image l’empire allemand.

Comme preuve décisive, M. de Treitschke a cherché dans l’histoire des autres peuples la justification de ses vues sur l’Etat. Un de ses essais a pour titre : Efforts des peuples divisés vers l’unité. Un long chapitre est consacré à l’Italie (1869). Pour que l’Italie pût devenir une, il a fallu d’abord le réveil du sentiment civique ; il faut que les meilleurs d’entre les Italiens cessent d’attribuer plus d’importance aux débuts d’une danseuse ou d’une prima donna qu’aux affaires de l’État, qu’ils sacrifient le dilettantisme et la poésie à la prose du travail économique, qu’ils comprennent le mot de Cobden, contemplant du Monte-Mario les ruines majestueuses de Rome : « tout cela ne sert plus à rien. » Ce commencement d’esprit public n’aurait pas suffi si l’Italie n’avait disposé de l’instrument nécessaire à son unité, l’état du Piémont. Entouré de voisins assoupis ou asservis, ce petit peuple, comme la Prusse, possédait deux biens inappréciables, une armée disciplinée et une royauté nationale. L’esprit et l’instrument étant donnés, l’homme de génie s’est rencontré. En Cavour, M. de Treitschke trouve réunies les qualités du conducteur de peuples. Nulle éducation littéraire ; le grand patriote italien n’a jamais lu Dante et l’Arioste : il disait qu’il lui était plus facile d’accomplir l’unité de l’Italie que de composer un sonnet. C’est un esprit lucide, plein de bon sens, pénétré de réalité, un profond connaisseur des hommes et qui sait agir sur eux : une vie pratique d’officier, d’économiste, de propriétaire rural, l’a préparé à son œuvre. Il est partisan de la monarchie par amour de la liberté, persuadé que la république est impraticable dans les grands États île l’Europe, car elle suppose un degré d’éducation des masses qu’il faudrait d’abord atteindre. Entre un Cavour et un Bismarck le parallèle est en quelque sorte classique : M. de Treitschke s’y est dérobé. Il fait trop bon marché, ce nous semble, de tout ce qui pourrait affaiblir sa thèse, de l’action et de la poussée des forces révolutionnaires, que Cavour sut enrôler, comme aussi du concours que les armes françaises ont apporté à l’œuvre du Piémont. La conclusion de son étude tire des circonstances présentes un sens singulièrement ironique : « Alliés par la communauté du sort avec les Allemands, alliés des Français par le sang, les italiens plus qu’aucune autre nation sont capables de réconcilier les deux peuples hostiles. C’est l’art qui convient au peuple de Cavour. » On sait comment M. Crispi s’est attaché à réaliser ce vœu.

Par le bienfait de l’État monarchique et guerrier, l’Italie, de divisée et d’asservie qu’elle était, est devenue rapidement une puissance européenne. Par une fausse conception de l’État, par l’abus des théories politiques et des constitutions artificielles, par le vain prestige du mot de liberté, la France, dont l’unité est pourtant achevée depuis des siècles, n’a pu, depuis la Révolution, réaliser l’ordre, la stabilité, se donner une vie publique saine et forte. Le volume des essais de M. de Treitschke intitulé : Liberté et royauté, sujet de cours professés à Heidelberg, à la veille de la guerre, est consacré à mettre en lumière l’esprit opposé de la monarchie prussienne et de la Révolution française, à montrer comment l’un a produit une croissance vigoureuse, l’autre une agitation stérile qui dure depuis un siècle et ne semble pas près de finir. Ruiner en Allemagne le prestige des idées révolutionnaires françaises a été le grand effort des partisans de la Prusse, historiens et publicistes, de 1850 à 1870. C’était là une œuvre essentielle, une destruction nécessaire. Car ces idées, jointes à la haine de la Prusse, avaient été l’objet d’une idolâtrie parmi la jeunesse libérale des universités et dans les classes cultivées ; elles avaient conduit à la confusion et à l’avortement de la Révolution de 1848. « Jamais l’influence française, même au temps de Louis XIV et de la prise de la Bastille, n’avait été aussi nuisible à notre nationalité. » Dans un mémoire secret, publié récemment et présenté à Frédéric-Guillaume IV en 1849, M. de Ranke considérait de même l’invasion des idées libérales françaises en Allemagne, de 1815 à 1848, comme aussi funeste que l’invasion napoléonienne. L’exemple de 18’i8 n’a-t-il point prouvé jusqu’à l’évidence quelle anarchie, quel obstacle à l’unité pouvaient créer ces vagues et scolastiques formules d’égalité, de souveraineté, d’infaillibilité du peuple, cette superstition française qu’une nation peut rompre impunément avec son passé, édifier des constitutions sur table rase et les imposer par l’émeute ? C’est, au contraire, par les armées régulières, disciplinées, c’est par la guerre, c’est avec la devise : piété, bravoure, fidélité, que les peuples moraux accomplissent les révolutions nécessaires ; ce n’est point de la démagogie, c’est d’en haut, de la couronne de Prusse, que la révolution allemande doit recevoir son impulsion.

La critique à laquelle M. de Treitschke soumet la Révolution française ne diffère pas essentiellement de celle que M. Taine exposera dans son histoire. Les pensées qui dominent la Révolution sont un mélange confus des idées de Montesquieu sur le droit anglais, qu’il a mal compris, et de la théorie de Rousseau sur la souveraineté du peuple. Or les deux principes de la souveraineté du peuple et de la séparation des pouvoir sont évidemment inconciliables, et le résultat l’a prouvé : « On croyait avoir achevé d’édifier la liberté politique, quand une fois on oui séparé le pouvoir législatif de l’exécutif et du judiciaire, et donné à chaque citoyen le droit de nommer des députés. Ces exigences turent remplies dans une pleine mesure, et quel but a été atteint ? Le plus affreux despotisme que l’Europe ait jamais vu. » Ce despotisme a conduit aux institutions napoléoniennes qui pèsent sur toute notre histoire. L’obstacle, en effet, et la contradiction auxquels tous les gouvernemens qui se sont succédé en France se sont heurtés, ç’a été la tentative d’allier et de fondre deux choses inconciliables, l’état policier de Napoléon, qui a survécu à l’empire et dure encore aujourd’hui (c’est-à-dire une bureaucratie omnipotente, sous laquelle les administrés sont en tutelle et en servage), avec des institutions parlementaires. C’est mettre une façade de liberté en haut et le despotisme en bas. La France n’a jamais connu une libre administration, comme l’Angleterre, ou comme celle que le baron de Stein a organisée en Prusse. L’erreur fondamentale des Français. c’est d’imaginer qu’il suffit d’inscrire la liberté dans les constitutions politiques, tandis qu’elle réside en réalité dans le self-government, dans l’administration locale.

Ces antinomies de l’État français découlent, d’après M. de Treitschke, des contradictions mêmes du caractère français. Les institutions ne peuvent être sans dommage modifiées plus vite que le tempérament national. Or ce peuple qui se vante d’aimer la liberté n’a jamais su conquérir la plus précieuse de toutes, la liberté de conscience ; les Français passent d’une soumission aveugle à une frivolité coupable. Enthousiastes d’affranchissement politique, ils n’ont jamais su se discipliner dans la liberté, car il leur manque le goût de l’ordre, le respect des droits de chacun. Leur passion de l’égalité les a précipités dans le césarisme, qui leur a procuré l’égal esclavage de tous. Mais ils ont l’esprit trop remuant, trop de noblesse aussi pour trouver la tranquillité sous un gouvernement despotique, qui n’a même pas l’avantage de leur assurer la force au dehors. La France n’est pas une nation militaire : le patriotisme peut s’y élever jusqu’à l’héroïsme, mais il y règne une aversion trop décidée pour la tâche silencieuse de chaque jour. Elle ne peut se passer d’une main forte, et elle a perdu les traditions héréditaires de la monarchie légale.

C’est dans les mœurs privées qu’il faut chercher l’origine des mœurs publiques. M. de Treitschke cite les jugemens que les plus nobles esprits, un Tocqueville et un Bastiat, ont portés sur leurs compatriotes. Comme trait caractéristique de la famille, il insiste sur le petit nombre des enfans de la bourgeoisie. La population de la France a besoin pour doubler décent cinquante ans, l’Allemagne de cinquante-cinq ans. Aussi l’avenir colonial de ce pays est-il singulièrement restreint. Il semble condamné à rester européen, tandis que le monde anglo-saxon, slave, germain se partagera l’empire du monde. L’éducation est pour les Français une autre cause d’infériorité : il ne leur en reste que des souvenirs haineux de contrainte et de révolte ; pour des Anglais et pour des Allemands, les impressions de jeunesse répandent la gaîté et la fraîcheur sur la vie entière. Moins brutales que les mœurs allemandes, les mœurs françaises ne sont peut-être pas plus corrompues ; mais une frontière indécise rapproche dans le monde parisien la bonne société de la mauvaise, et la littérature prend à tâche de faire dans toutes les classes une propagande d’immoralité.

Selon cette psychologie du caractère français, M. de Treitsehke explique la marche de notre histoire depuis un siècle. Imbu des doctrines du socialisme d’état, il est particulièrement sévère et dédaigneux pour le règne de Louis-Philippe, qu’il intitule : Les jours dorés de la bourgeoisie. Il n’y voit que la domination d’une classe égoïste et arrogante, insoucieuse des intérêts populaires, il ne tient pas compte de la réforme sociale accomplie par la loi sur l’instruction primaire, des travaux publics, etc. Il suit les accès chroniques ou aigus de cette maladie révolutionnaire que la France a cherché à inoculer aux autres États d’Europe. Car c’est là un dernier trait que ce besoin de mission pour des principes abstraits, au nom desquels s’accomplissent des révolutions sanglantes ; mais aujourd’hui l’expérience est décisive, et les Français font en quelque sorte hors de leurs frontières du prosélytisme à rebours. Grâce à eux, une réaction monarchique se produit dans toute l’Europe. On devine, sans qu’il soit besoin d’insister, quel parti M. de Treitsehke, dans une édition nouvelle, tire de notre toute récente histoire on faveur des idées qu’il préconise. La célébration du centenaire de 89 lui fournit, à ce point de vue, des réflexions cruelles. Il espère toutefois que leur étonnante vitalité relèvera les Français de cette décadence dont, ajoute-t-il, la civilisation souffrirait. Il admire la science française comme gage de ce relèvement. « Mais la génération présente ne verra pas la fin de ces combats. »

Lors de l’apparition du livre de M. Treitsehke, M. Louis Bam-berger en signalait dans une brochure spirituelle et mordante les exagérations et le parti-pris[5]. Avouons d’ailleurs qu’on a beau jeu sur les folies et les chimères de notre vie politique, sur les fautes et les vices mêmes. Il est pourtant une justice à nous rendre et M. de Treitschke nous la rend. On vante comme des modèles les institutions de l’Angleterre et de la Prusse ; mais « la France ne possède ni Irlande ni Pologne, toutes ses provinces sont françaises de toute leur âme. » M. de Treitschke écrivait ces lignes en 1869. Depuis il a reproché à M. de Bismarck, comme une lourde faute, l’organisation de l’Alsace en pays d’empire ; on devait en faire une simple province prussienne, la soumettre à la discipline prussienne, preussisclte Zacht, au dressage à la baguette et qui implique correction (zuchtigen), une de ces expressions consacrées, homériques, qui reviennent à tout instant sous la plume de M. de Treitschke trahir sa préoccupation constante. « Les Alsaciens apprendront à nous aimer quand la forte main de la Prusse aura fait leur éducation… ils se réconcilieront avec leur sort,.. ils oublieront la domination française comme les Poméraniens ont oublié le régime suédois. » Une expérience de vingt années a jusqu’à présent peu justifié ces prévisions.

Ce tableau de notre histoire contemporaine depuis un siècle sert en quelque sorte de repoussoir au développement régulier, à l’évolution organique de la monarchie prussienne. Ce n’est plus comme essayist, c’est comme historien, que M. de Treitschke, après la guerre de 1870, qui lui fournissait une conclusion victorieuse, a écrit son œuvre la plus considérable, l’Histoire de l’Allemagne au XIXe siècle, dont trois volumes déjà parus nous conduisent jusqu’à la révolution de 1830.


IV

La façon de comprendre et d’écrire l’histoire a suivi en Allemagne les courans contraires de l’opinion. Sous l’influence des idées du XVIIIe siècle, il y a eu les historiens de l’école humanitaire, tels que Schlosser, et durant les années pacifiques du milieu du siècle, les historiens de la science pure, désintéressée, tels que Ranke ; puis les historiens de la nationalité et du libéralisme. Cervinus, Hausser ; enfin les historiens de la propagande prussienne, Droysen, Sybel, Treitschke. M. de Treitschke s’exprime avec le même fond de dédain sur les tendances « libérâtres » de Gervinus, sur l’objectivité goethéenne et l’esprit aristocratique d’un Ranke, pour qui les destinées du monde semblent une partie d’échecs entre fins diplomates, comme si, dans ce conflit de forces qui constitue le drame de l’histoire, on pouvait éliminer l’action du peuple, avec ses passions, ses misères, ses vices, sa bravoure, ses obscurs penchans. Désormais le sentiment des foules envahit la politique, pénètre l’histoire. En se faisant populaire, l’historien se fait national. M. de Ranke, qui représente si bien l’ancienne universalité de l’esprit allemand, s’intéressait également aux papes et aux Turcs ; il considérait le cours de l’histoire universelle d’un œil curieux, impartial et placide, comme s’il habitait une autre planète. Au contraire, M. de Treitschke prend pour devise le paradoxe de Lessing qu’on ne peut être que l’historien de son temps et de son pays, que l’histoire contemporaine est seule réelle, seule vivante, que les origines lointaines ne nous intéressent que par leurs relations avec le présent, les peuples étrangers par leurs rapports avec le nôtre. Ecrire l’histoire contemporaine, c’est agir sur ses concitoyens, devenir une puissance parmi eux, un juge et un justicier, qui montre les fautes et le châtiment, absout ou condamne dans l’intérêt de l’avenir. Ainsi comprise, l’histoire se transforme en œuvre d’éducation nationale, d’autant plus nécessaire en Allemagne que l’unité y est plus récente, et qu’encore, en 1866, les Allemands se canonnaient entre eux. Il s’agit de les mettre d’accord sur les révolutions nécessaires, afin de créer l’union, la stabilité intérieure. Il faut aux peuples une histoire comme il leur faut une religion, une source toujours jaillissante de fortes émotions et de piété fervente envers les grands hommes d’état et de guerre qui ont fait la patrie, et qui sont pour un peuple l’incarnation et le symbole de ses plus hautes aspirations et de ses meilleurs instincts.

Aussi M. de Treitschke écrit-il avec une flamme communicative. Il veut, être lu de tous ; il s’attache à l’agrément de la forme, à l’intérêt du récit. Point de chronologie sèche, ni de descriptions de batailles. A côté des événemens politiques, il peindra la bonhomie naïve, la gaucherie des vieilles mœurs, cette pauvre vie provinciale de la fin du XVIIIe siècle, qui contraste avec la poésie, l’idéalisme allemand ; toute la partie qui traite du mouvement littéraire, du vague sentiment d’unité que les Allemands cherchent d’abord confusément dans leur art et dans leur musique, est exposée avec autant de finesse que de pénétration et de goût. Il semble qu’il ait pris modèle sur l’histoire d’Angleterre de Macaulay. Comme Macaulay, il apporte à sa tâche d’historien des habitudes d’essayist, de polémiste incisif et d’orateur. Ce que Macaulay a accompli pour la glorification du parti whig, M. de Treitschke l’a tenté pour fonder en Allemagne le culte de l’état prussien.

Deux forces vitales ont créé l’Allemagne moderne, le protestantisme et la Prusse. Dès les premières pages, dans la courte introduction qui reprend les événemens à partir du traité de Westphalie, M. de Treitschke révèle l’esprit exclusif qui le domine, et son opposition absolue avec le chanoine Janssen. Cette date de 1521, flétrie par M. Janssen comme la plus néfaste de l’histoire d’Allemagne, car elle marque le commencement de la réforme, l’arrêt du magnifique épanouissement de l’empire à la fin du moyen âge, la destruction d’une civilisation en plein essor, la barbarie et l’impuissance, les lavages et la ruine, pour plusieurs siècles, le déchirement définitif de la conscience d’un grand peuple en deux confessions, cette date de 1521, et non celle de 1789, est saluée par M. de Treitschke comme l’aurore de l’humanité moderne. Luther est le premier héros qu’il faut vénérer. Ce que serait devenue l’Allemagne, si le catholicisme avait duré, la corruption des anciennes cours ecclésiastiques, l’affaiblissement moral, intellectuel, politique de l’Autriche le disent assez. Le protestantisme, au contraire, a été pour l’Allemagne du Nord un principe de régénération. Son influence s’est exercée tout d’abord à purifier la morale : il a transporté le centre du monde dans la conscience individuelle, et placé l’idée du devoir au-dessus de toutes les autres. Cette atmosphère de vérité se fait sentir jusque chez les catholiques allemands parmi lesquels le péché mortel d’hypocrisie est une exception rare. C’est un jésuite allemand, le père Busenbaum, qui a gauchement révélé les secrets de son ordre. La liberté de conscience, la tolérance même, qui étaient l’âme cachée dans l’œuvre de Luther, se sont de plus en plus développées. C’est à la réforme que la littérature allemande doit d’être à la fois pieuse et libre, de s’être protégée de la raillerie voltairienne : le niveau élevé de la culture protestante se retrouve jusque dans le catholicisme allemand. En brisant l’unité visible et fermée du moyen âge, ce n’est pas seulement la conscience, l’art et la science, c’est l’État que la réforme a délivré de la tutelle de l’église. La sécularisation a été son œuvre maîtresse.

L’Etat prussien, la seconde force régénératrice de l’Allemagne, ne se peut séparer du protestantisme, il est eu quelque sorte né avec lui. C’est à l’hégémonie protestante que la Prusse a toujours rattaché ses prétentions. La Prusse a grandi contre Rome. Jamais l’église romaine n’a pu bâtir sur le sol sablonneux des Marches. Son spiritualisme sensuel est resté sans attrait pour ces durs caractères du Nord, voués sous leur climat rigoureux, dans leur pays pauvre, aux frontières ouvertes, à la poursuite non de la jouissance, mais de la force guerrière. Sa puissance est duc non à la fortune, non à des accès d’enthousiasme, mais à une longue préparation au travail assidu de chaque jour, elle est l’œuvre de ses rois. Ces princes probes, économes, familiers avec les dures réalités de la vie, n’ont été que les premiers serviteurs de leur État. Ils ont fait leur métier, comme un commis fait le sien, sans se permettre d’en tirer le moindre avantage pour leur plaisir personnel. « C’est surtout le caractère et la ferme discipline qui ont donné à cet l’État sa grandeur morale ; ce n’est pas la richesse, mais l’ordre, et le fait d’être toujours préparé rapidement à la guerre, qui leur a donné le pouvoir. »

Parlant de Frédéric II, M. de Treitschke ne craint pas d’introduire la morale dans l’histoire ; il s’efforce de faire, selon le mot de Pascal, que ce qui est fort soit juste, de nous présenter ce grand politique comme un héros pur et sans tâche, et cela le conduit à des contradictions nécessaires. Il nous dira par exemple que « Frédéric a remis en honneur la vérité dans la politique allemande, comme autrefois Martin Luther dans la pensée allemande ; » mais il constate aussi que Frédéric « n’a pas négligé les petits artifices et les ruses de son temps, » En d’autres termes, que l’auteur de l’Anti-Machiavel fut à la fois astucieux et loyal. A propos de la conquête de la Silésie, il écrira « que les droits des États ne sont maintenus que par la force vivante, » ce qui revient à dire qu’il n’y a pas de droit sans la force, que la force exprime le droit, et à nier, comme le fait expressément Hegel, tout, droit international, doctrine qui se pourrait justifier par les exemples de l’histoire, mais qui est, pour toute idée de justice, un scandale. M. de Treitschke s’étudie en outre à nous forger un Frédéric allemand, tandis que nous ne connaissons qu’un Frédéric prussien, qui n’a préparé l’avenir de l’Allemagne, à son insu, qu’en fortifiant la Prusse. Comme le dit si bien M. Weiss, quand on lui parlait d’une nation allemande et d’un empire d’Allemagne, c’étaient pour lui des entités abstraites dont il faisait autant de cas que de la république de Pologne. Enfin, M. de Treitschke ne tient pas assez compte du philosophe de Sans-Souci et de l’idéologue en lui. Il semble du moins exagéré de prétendre « qu’un abîme sépare la philosophie de Frédéric de celle de ses compagnons français. » Entre Voltaire et Frédéric, entre le maître et le disciple, entre la pensée et l’action, la distance est-elle donc infranchissable ? — Mais le souci constant de M. de Treitschke est de purger l’Allemagne de tout élément étranger, de toute influence française surtout, à laquelle il n’attribue que des effets nuisibles. Il compare à la révolution française cette monarchie de Frédéric, qui ne le cède en rien au parlementarisme anglais dans ses jours les plus glorieux, et dont Mirabeau disait qu’elle était une véritable œuvre d’art et qu’elle donnait à la Prusse une avance d’un siècle sur le reste de l’Europe. « Beaucoup de réformes, que les esprits à demi cultivés célèbrent aujourd’hui sous le nom des idées de 1789, étaient depuis longtemps en Prusse exécutées ou près d’être accomplies. La liberté de conscience y était ancienne, la liberté de la presse peu entravée ; les églises, dans le Nord, évangélique, presque partout soumises à la suprématie de l’État ; les biens ecclésiastiques sécularisés ; les privilèges de la noblesse sinon supprimés, tout au moins restreints, et ce qu’il y avait de suranné dans l’ordre de la société pouvait paisiblement disparaître par une ferme volonté réformatrice. » Le seul bienfait que l’Allemagne ait retiré de la révolution, ç’a été la ruine du saint-empire romain.

Adversaire d’ailleurs acharné de cette révolution française « déchaînée par les forces démoniaques de la nature celtique, » et occupé, à travers toute son œuvre, à en combattre le prestige, M. de Treitschke oppose à son radicalisme cosmopolite l’école historique qui se fonde en Allemagne, à son catéchisme de lieux-communs sur le droit naturel, le développement de l’Etat prussien. Il montre combien les hommes qui ont travaillé à l’œuvre silencieuse du relèvement et de la réorganisation de la Prusse après 1806, Stein, Niebuhr, Scharnhorst, Gneisenau, étaient éloignés de cet esprit. Le seul Hardenberg, talent sans caractère, inclinait aux idées françaises, et ses conseils ont été funestes. Quant aux autres, véritables fondateurs de la grandeur prussienne, ils se déclarent ennemis de tout système politique abstrait. C’est à leurs yeux un crime de prétendre fonder l’État sur la raison pure : élaborer une constitution, ce n’est pas construire a priori, c’est tirer le présent du passé. Ils placent la pierre angulaire de toute liberté dans le self-government, qui initie chaque citoyen à la pratique des affaires et l’habitue à se tenir sur ses pieds. Niebuhr disait : « La liberté repose infiniment plus sur l’administration que sur la constitution. » La même pensée a inspiré les réformes de Stein sur l’organisation municipale, œuvre créatrice alors sans modèle en Europe, et pourtant conservatrice, car elle se rattachait à de vieilles traditions inoubliées, et d’un esprit absolument opposé à la centralisation napoléonienne.

Mais les idées françaises, par un singulier retour, vont renaître en Allemagne après 1815. Elles vont se répandre dans la classe cultivée, parmi les étudians et les professeurs, sous la double influence de la déception causée aux partisans de l’unité par les traités de Vienne et du mécontentement contre le roi de Prusse et les princes qui avaient fait à leurs peuples, en récompense des sacrifices de la guerre de délivrance, des promesses de constitutions qu’ils se gardaient bien de réaliser. Ce sont d’abord de vagues formules de liberté et d’égalité, empruntées aux Français, qui se mêlent aux aspirations confuses de l’école historique et romantique dans l’agitation de la Burschenschaft. L’envahissement des théories françaises est encore plus marqué dans les écoles libérales qui se fondent dans l’Allemagne du Sud, grâce à l’Histoire universelle de Rotteck, qui fut longtemps l’évangile des libéraux allemands, et qui exprime bien l’esprit d’opposition de l’époque. L’antipathie de M. de Treitschke contre ce genre de doctrines se donne libre carrière dans le portrait qu’il a tracé de Rotteck, d’après lui un Prudhomme, un Homais imbécile, libéral intolérant et frondeur, plat théoricien de cabinet, qui se rengorge dans la puissance logique, dans l’irréfutabilité dogmatique de ses raisonnemens. Invoquant les droits de la « personnalité libre, » fort de quelques citations de Montesquieu et des déclamations de Rousseau sur l’innocence primitive de l’homme, Rotteck attribue au gouvernement tous les maux de la société, prêche la république aux classes moyennes et rêve pour son pays les constitutions rationalistes sur le modèle français. M. de Treitschke se demande avec effroi ce qui serait advenu si le libéralisme de Rotteck, qui inspirera les tournois oratoires des petites chambres de Carlsruhe et de Darmstadt, s’était implanté en Allemagne, si la Prusse avait livré ses finances, son armée, sa diplomatie aux fantaisies constitutionnelles, principe de faiblesse et de ruine pour le peuple auquel on les empruntait. Mais il ne blâme pas moins vivement l’excès de réaction qui suivit l’assassinat de Kotzebue par Sand, et amena la dissolution de la Burschenschaft. Les conséquences du congrès de Carlsbad furent déplorables. D’une part, la Prusse eut la faiblesse de se laisser entraîner dans cette réaction, et c’est de là que date l’arrogante domination de l’Autriche, qui ne cessera qu’en 1866. D’autre part, cette violence même provoque une opposition bien plus dangereuse que le romantisme révolutionnaire et teuton de la Burschenschaft, et le libéralisme bourgeois de Rotteck : elle détermine en effet le courant francophile, radical et à tendances cosmopolites de la jeune Allemagne. Ce dangereux parti ne disparaîtra qu’en 1850, grâce à la déception causée par la banqueroute de la démocratie française, pour faire place au parti national.

La jeune Allemagne s’empare de la littérature de l’époque, toute sa force de propagande lui vient du judaïsme, des écrits de Bœrne et de Heine, et porto le caractère de cette race, qui joint à l’esprit de caste le plus étroit une action dissolvante sur les sociétés où ils vivent. Il y a en eux un trait de caractère que M. de Treitschke cite avec horreur : c’est cette ironie, cette sempiternelle moquerie de toutes choses et de soi-même, qui est la ruine même de la conscience morale. Nul n’a plus mal parlé des juifs que les juifs eux-mêmes. Mais leur crime irrémissible, c’est d’avoir raillé les Allemands, d’avoir affublé d’un ridicule bonnet de nuit le Michel allemand, ce type national aussi populaire que John Bull, dont personne n’avait jusqu’alors osé contester la bravoure. Bœrne est le premier chez qui l’on trouve cette disposition d’esprit ; et les temps sont si changés que les jeunes gens des universités, antisémites à la génération précédente, et qui avaient poussé, en 1819, contre les juifs le vieux cri de haine : Hep ! hep ! tant ils avaient amassé de colères par leur absence de patriotisme durant la guerre, saluaient maintenant en eux les fiers champions de la liberté. On lisait avidement les lettres de Bœrne, écrites de Paris, d’où il répandait le culte de 1789 en Allemagne. On l’applaudissait, quand il accusait Goethe de n’être pas démocrate, quand il comparait les Allemands à des caniches bien dressés, auxquels leurs souverains n’avaient ou qu’à crier : Apporte ! pour retrouver leurs couronnes. N’est-ce pas grâce à cet esprit monarchique, s’écrie M. de Treitschke, que la Prusse a pu faire l’unité de l’Allemagne ? « Et où sont ajoute-t-il avec indignation, où sont les services du radicalisme allemand, qui se puissent comparer aux actes de ce soi-disant esprit de valets ? » Heine va plus loin encore. Il introduit dans la littérature allemande le persiflage voltairien qui ne l’avait jusqu’alors jamais déshonorée : l’idolâtrie de Napoléon et la haine mortelle du christianisme et de la Prusse inspirent toute son œuvre. Les chefs de la jeune Allemagne ne sont pas seulement des railleurs, ce sont d’arrogans sophistes dressés à l’école de Hegel. Ils tournent contre l’État cette dialectique que Hegel mettait au service de l’Etat. La confusion de l’Allemagne fédérative, dont la révolution de 1830 révèle le chaos, ne leur est que trop favorable. L’aspiration nationale, l’effort vers l’unité ne commencera que vers 1840, lorsque les fausses idoles du temps de Bœrne seront renversées, lorsque justice sera rendue à la Prusse.

Ces thèses historiques de M. de Treitschke ont soulevé d’ardentes polémiques. L’auteur est peu fidèle à son programme d’unir tous les Allemands dans une foi commune. C’est sur un ton de sarcasme et de rancunes cuites et recuites qu’il parle de tout ce qui est hostile à l’esprit protestant et prussien, du catholicisme, du libéralisme, du judaïsme. Metternich joue dans son histoire le rôle de traître, le roi de Saxe, le roi de Bavière, le personnage du bouffon. Des rois de Prusse, même d’un Frédéric-Guillaume III, il fait des grands hommes. Loin de se montrer magnanime, au lendemain de la victoire, et d’adoucir les anciennes dissensions, il ne veut pas que les Allemands oublient de quelles erreurs ils ont été les victimes : « Il faudrait être fou pour ébranler l’alliance autrichienne, mais l’alliance sera d’autant plus étroite, que l’on reconnaîtra que l’Allemagne est justifiée à ne pas supporter la domination de la cour de Vienne. » A cet historiographe officiel de l’état prussien, le chevalier d’Arneth, bien connu pour sa libéralité, a refusé pourtant communication des archives d’Autriche, ce que M. de Treitschke explique à son avantage, en disant que rien ne blesse comme la vérité. Mais on n’a pas seulement blâmé en lui le ton et la tendance : l’exactitude des faits matériels a été contestée. Sur la Burschenschaft, sur le rôle de la Prusse au congrès de Carlsbad, sur la question des promesses constitutionnelles faites par Frédéric-Guillaume III, et qui se bornèrent à la convocation des états provinciaux en 1823, m. Baumgarten, M. Stern, M. Bulle, ont rectifié les faits cavalièrement traités par M. de Treitschke. Son œuvre est plutôt celle d’un apologiste convaincu, que d’un narrateur impartial, d’un historien scrupuleux des sources et des preuves. Le succès final de la Prusse à unifier l’Allemagne ne suffit-il pas à confondre ses détracteurs, à démontrer que, sauf quelques erreurs de détail, elle ne s’est pas en somme trompée sur sa mission ?


V

M. de Treitschke ne s’est attaché à débrouiller le récent et confus passé de l’Allemagne que pour mieux préparer l’avenir. Le même esprit qui a créé les États doit présider à leur développement, afin de préparer leur grandeur. C’est en fortifiant les institutions prussiennes, et en persévérant dans la politique qui a fait l’unité de l’Allemagne, que cette unité si récente, et qui a surpris ses auteurs mêmes, se consolidera au dedans et au dehors, et que l’Allemagne pourra se consacrer à ses tâches immenses et accomplir ses destinées. La politique de M. de Treitschke et ses vues d’avenir, exposées dans ses articles de polémique réunis sous ce titre : Dix années de combats allemands, et, dans son essai sur la Monarchie prussienne, forment la conclusion logique de son œuvre et de cette étude.

Examinons d’abord quelle est, d’après l’auteur, la situation de l’Allemagne au centre de cette Europe vouée à la concurrence vitale des nationalités. Elle doit se protéger contre la France, avec laquelle nul accord sincère et durable n’est possible, et contre le mécontentement croissant des Moscovites : l’alliance dynastique de la Prusse et de la Russie a été des plus longues, cette alliance pourra sans doute se renouveler et se maintenir, mais il y a dans le sang des deux races une invincible, une inextinguible haine. A l’égard de l’Autriche, de sa culture inférieure, de son administration douteuse, de son catholicisme enfin, M. de Treitschke ne dissimule pas son mépris ; mais il est partisan absolu de l’intégrité de cet empire, dont la dissolution ébranlerait l’Allemagne. Il souhaiterait même que l’alliance avec l’Autriche fût resserrée par une union douanière. — Sur les rapports de l’empire germanique avec la Hollande, il est plein de contradictions, de réticences et de vagues menaces. « L’existence de la confédération suisse est une nécessité européenne, celle des deux royaumes des Pays-Bas ne l’est pas… L’unité de l’empire, de la Baltique au lac de Constance, ne se laissera pas arrêter par le cri des petits peuples qui ne peuvent oublier les jours de leur grandeur passée. » Tout en réservant l’avenir, M. de Treitschke se contenterait pour le moment d’une alliance politique et commerciale « qui peut nous apporter la libre concurrence pour notre commerce, et, aux Pays-Bas, pour leurs colonies, une protection militaire que leur propre puissance ne leur procure plus. » — L’Angleterre est l’objet de sa plus violente antipathie ; il traite ce peuple de lâche, de cruel, d’égoïste, d’hypocrite. Mais le châtiment est proche : cette nation est trop rassasiée, trop riche. Ce qui l’attend, c’est le sort de Carthage et de la Hollande. M. de Treitschke ne nous dit pas quelle puissance se croit appelée à recueillir cette grosse succession.

Cet esprit de nationalité ombrageuse et jalouse, de défiance, d’hostilité, d’ambition et de conquête, qui a transformé l’Europe en un champ de manœuvres, impose à l’Allemagne une politique intérieure où tout doit tendre, sous peine de défaite, à l’état unitaire et à l’état guerrier.

Aussi M. de Treitschke s’attaque-t-il à tous les élémens plus ou moins réfractaires à la discipline prussienne, à la « preussische Zucht, » polonais, alsaciens, catholiques, qui espèrent en silence que l’accession à l’empire de leurs coreligionnaires d’Autriche procurera un jour à leur église, dans l’Allemagne agrandie, la prépondérance. La race souple et fuyante des juifs allemands est un élément non moins rebelle. M. de Treitschke a écrit une violente brochure antisémitique pour prouver que « les juifs sont notre malheur. » Il ne va pas jusqu’à proposer contre eux des mesures d’exception, mais il prétend que la question juive, toujours ouverte et pendante, les oblige à rentrer dans le rang, « car il n’y a pas place en Allemagne pour une double nationalité. » Quiconque aujourd’hui ne se laisse pas enrôler dans cette croisade passe à Berlin pour un faux patriote, pour un mauvais Prussien.

Même âpreté contre les tendances particularistes des états. M. de Bismarck a procédé trop timidement à l’incorporation des états allemands. « C’est le monstrueux sentiment du droit particulier aux Allemands, ungeheure Rechtlichkeit, qui fait qu’on les a maintenus… » Il faut interpréter la constitution en ce sens que l’empire d’Allemagne n’est pas un état fédératif, mais qu’il se compose d’états secondaires subordonnés à la Prusse sous forme fédérative. Les souverains de ces états n’ont plus de raison d’être : qu’ils se contentent de leurs titres royaux, du rôle de Mécènes, et de la possibilité d’établir leurs filles sur les trônes d’Europe. Il convient, d’ailleurs, de rendre justice à leur patriotisme depuis 1870. Le Bundesrath, corps représentatif des gouvernemens confédérés, a toujours agi en ferme et clairvoyant soutien de la politique impériale ; le Reichstag, au contraire, qui émane directement de la nation, n’a été depuis dix ans qu’une cause de trouble et d’énervement dans l’empire.

Il y a, en effet, un particularisme bien plus à redouter que celui des états, c’est le particularisme des partis s’exerçant dans une assemblée issue du suffrage universel. L’établissement de ce mode de suffrage a été la grande erreur, la capitale faute de M. de Bismarck qu’il est sans doute aujourd’hui le premier à déplorer. En l’instituant, il voulait donner à l’empire comme un sacre démocratique ; il craignait même d’y trouver un courant unitaire trop prononcé : l’événement a dérouté toutes les conjectures. C’est que le chancelier ne connaissait que les pays conservateurs du Nord-Est, mais non les masses catholiques de l’Ouest et le vrai caractère de la démocratie sociale. En Allemagne comme en Italie, l’enthousiasme pour l’unité existe seulement dans les classes éclairées. La masse du peuple, qui dispose du suffrage universel, est moins touchée par les grandes questions de politique nationale que par les intérêts locaux, sociaux, religieux. Tant que les grandes impressions de la guerre franco-allemande ont duré, il y avait au Reichstag une majorité, mais depuis cette majorité n’a été formée que par des coalitions de cléricaux et de radicaux qui n’ont en commun que la haine de l’empire. L’idée de patrie disparaît, et l’unité serait compromise si le gouvernement parlementaire devenait tout-puissant en Allemagne.

M. de Treitschke se pose en adversaire déclaré du parlementarisme. La critique qu’il en fait est passée à l’état de dogme officiel dans l’enseignement des universités et de lieu commun parmi la jeunesse actuelle. Aussi devons-nous y insister. C’est un irrésistible mouvement, analogue à l’introduction du droit romain dans la législation moderne, qui, depuis trois générations, pousse tous les états de l’Europe (hormis la Russie) à adopter les pensées fondamentales du droit public anglais : la forme de gouvernement dite représentative semble donc désormais inévitable. Mais le parlementarisme pur, c’est-à-dire le gouvernement des partis, présente d’immenses dangers. S’il a pu fonctionner en Angleterre, ç’a été grâce à des circonstances spéciales ; d’abord parce que le self-government, l’autonomie administrative empêche l’intrusion tyrannique du parlement dans l’administration locale. Cette administration est entre les mains de la classe dirigeante, soumise à une opinion publique calme et forte, avec laquelle il faut compter. De même dans les chambres, l’aristocratie est à la tête des deux grands partis organisés, avec des chefs obéis, qui alternent au pouvoir : ces partis sont d’accord sur les questions constitutionnelles fondamentales et capables aussi de donner à la politique étrangère une impulsion ferme, une direction suivie. Mais cette forme de gouvernement est aujourd’hui en décadence sur sa terre classique par suite de l’extension du suffrage et de l’affaiblissement de l’aristocratie qui devra céder la place à des hommes nouveaux moins expérimentés. Le parlementarisme devient impossible à pratiquer dans une démocratie avec le suffrage universel. L’expérience décisive a été faite en France, où les avocats lui ont creusé son tombeau. Il s’y traduit sous forme d’assemblées irresponsables, sorties d’élections populaires changeantes, composées d’hommes étrangers à toute tradition de gouvernement, à toute science politique, à toute compétence et incapables d’en acquérir à cause de la brièveté de leur mandat. Il en résulte que les intérêts constans de la société et de l’état se trouvent à la merci de majorités variables, de coalitions de hasard. Investies non pas seulement d’un pouvoir de contrôle, mais d’un pouvoir d’action, ces assemblées faussent et détraquent la machine constitutionnelle, se livrent à la chasse aux emplois, manquent de l’autorité, de l’union, de la stabilité, de la considération morale nécessaires pour dominer un grand empire et suivre au dehors une politique ferme et hardie. Un tel régime aboutit nécessairement au règne de la phrase et aux querelles anarchiques des partis.

Aussi est-ce une condition de salut pour l’Allemagne que le parlementarisme s’y développe moins que dans les autres pays. Comme dans la constitution américaine, le roi choisit ses ministres hors du parlement ; ils ne lui sont pas imposés par la majorité. Sans doute, pour que la législation soit féconde, le ministère doit s’appuyer sur une majorité. Mais si l’on reconnaissait au parlement le droit de veto, il pourrait causer un mal irréparable. Que serait-il advenu, si en 1865, lors du conflit, M. de Bismarck avait été renversé ? — Il ne s’agit point d’ailleurs de toucher à l’arche sainte du suffrage universel, ni de faire du conflit une institution, un système de gouvernement. Il suffit à M. de Treitschke que le parlementarisme se discrédite en Allemagne, même sous sa forme atténuée. Ses délibérations deviennent d’année en année plus longues et plus stériles, les hommes de talent s’en éloignent de plus en plus ; le public ne s’y intéresse, frac si M. de Bismarck prend la parole. La qualité de député au Reichstag ne passe plus dans la bonne société de Berlin pour une distinction, loin de là. Il n’y a ni vitalité ni prestige dans les combinaisons de ces coteries envieuses.

La seule force vivante de l’Allemagne, la seule puissance conservatrice et sociale, c’est la couronne de Prusse. L’avenir appartient à la démocratie : qui serait assez aveugle pour le nier ? Mais il n’y a nullement opposition entre démocratie et monarchie. C’est au contraire un immense bienfait pour une race démocratique, qu’une dynastie qui a créé l’Etat, qui a grandi avec lui, qu’un prince qui n’est que le premier serviteur du pays, qui domine l’égoïsme des partis et des classes riches, loin de leur servir d’instrument, seul assez fort, assez respecté pour protéger la liberté confessionnelle, adoucir les inégalités sociales, et faire du sort des ouvriers et des pauvres sa préoccupation constante. La formule parlementaire : « le roi règne et ne gouverne pas » ne saurait s’appliquer à la Prusse. Le prince y est un des facteurs essentiels de la législation, celui qui décide en dernier ressort. De lui relèvent directement les deux institutions essentielles, la diplomatie et l’armée. En poursuivant contre son parlement la réorganisation de son année, le roi Guillaume a sauvé par là ce qui importe plus que la majorité de la chambre basse, l’existence même de la Prusse et sa force à unir l’Allemagne. L’organisation civile doit être en effet subordonnée à l’organisation militaire, et depuis la fondation de l’empire le progrès en ce sens a été constant. C’est du roi seul, c’est de l’empereur que relève l’armée, à laquelle toutes les autres institutions sont adaptées. Grâce à ces principes si contraires à ceux d’un gouvernement de parti, l’Allemagne pourra s’assurer en Europe, et dans la domination du monde transatlantique, la part qui lui revient, renouveler la puissance maritime de la Hanse, songer à son empire colonial, dont l’excès de sa population et la marée montante du socialisme lui font une nécessité. — Ces tâches une fois accomplies, alors, dit ironiquement M. de Treitschke, l’Allemagne pourra se donner le luxe d’un gouvernement libéral et parlementaire, avec tournois oratoires, sur le modèle anglais.

Cette apologie de l’État monarchique et guerrier, de l’Etat de proie, aboutit logiquement à une apologie de la guerre. M. de Treitschke a fait le commentaire et la paraphrase des pensées de Fichte, de Hegel, de M. de Moltke sur la guerre, et du vers de Geibel : Eisern, eisern ist die Zeit, — notre âge est de fer ! La guerre est belle, les artistes l’adorent. Elle est morale : un matérialisme grossier, fondé sur le goût du bien-être, inspire les ridicules théories de la paix perpétuelle, et le snobisme des ligues de la paix. Les pays industriels, avec leur âpreté au gain, leurs établissemens financiers véreux, le vol habile et la banqueroute, sont-ils donc plus humains, plus moraux que les états militaires ? La guerre fait fleurir tous les sentimens nobles, développe l’esprit de sacrifice, fond toutes les volontés en une seule, impose à la querelle des partis un silence sacré. Après une longue paix, elle empêche les nations de glisser dans la mollesse, la frivolité, la décadence. Les destinées du Piémont et de la Prusse prouvent qu’elle est une source de rajeunissement pour la force morale des peuples… Mais le meilleur argument que, au point de vue de M. de Treitschke, l’on puisse invoquer en faveur de la guerre, n’est pas esthétique ou mystique, il est darwinien. La fin de la guerre serait peut-être la fin de l’esprit national. Or nous avons des raisons de croire que l’antagonisme des nations et des races, comme celui des espèces, rentre dans les lois générales de la nature, et que les nations sont destinées à se supplanter, comme les espèces se sont supplantées. Malheur donc aux pacifiques, malheur aux doux et aux faibles ! Selon l’évangile de Jésus, le royaume du ciel est à eux ; mais heureux les forts et les belliqueux, parce qu’ils auront le royaume de la terre.

A ces dures théories, qui ne sont pas sans réplique[6], qu’il nous suffise d’opposer l’esprit et le programme de gouvernement de l’empereur Frédéric III, qui les contredisait de tous points. Ce prince de race belliqueuse, et qui remporta des victoires, avait l’horreur de la guerre, et le dégoût de la vaine gloire qu’elle procure. Il exhortait les jeunes gens à se détourner d’un patriotisme étroit, haineux et méprisant, à ne pas donner au mot welche de chauvinisme droit de cité en Allemagne. Il était plutôt Allemand que particulariste prussien : tous ses sujets, catholiques, protestans, sémites, étaient, disait-il, également proches de son cœur. Son libéralisme inclinait au système parlementaire anglais ; il accordait peu de confiance au socialisme d’Etat, comme panacée aux misères du peuple. Il rêvait d’inaugurer une ère d’activité et de paix automne, qui, à la devise barbare du fer et du sang, opposerait celle de force et esprit, qui pût réconcilier l’éternelle rivalité de Sparte et d’Athènes, et non pas seulement faire craindre, mais faire aimer la domination de l’Allemagne, par le concours qu’elle pourrait apporter à la civilisation générale. Il vivait enfin et respirait dans ces belles idées d’humanisme, aujourd’hui décriées, désavouées, mais qui ont été celles des poètes, des philosophes, des artistes de l’Allemagne, il y a près d’un siècle, sa plus pure gloire et le meilleur de son génie. — Dans la notice nécrologique qu’il a consacrée à l’empereur Frédéric, et dont le jeune empereur l’a félicité publiquement, M. de Treitschke nous présente Frédéric III comme un idéologue, prisonnier d’un parti impudent qui prétendait faire d’un Hohenzollern l’empereur des juifs libéraux. « De tous les maux politiques qui pourraient fondre sur nous, le plus redoutable serait un faible gouvernement d’empire qui se courberait sous les doctrines parlementaires du jour. » M. de Treitschke est persuadé que les nécessités de l’État auraient, obligé ce prince à changer ses vues. On peut affirmer que ses tendances libérales auraient eu contre elles ce courant d’opinion et de réaction que M. de Treitschke a si fort contribué à répandre, qui a sa source dans les universités, et qui de là envahit de plus en plus toute la génération contemporaine. Mais les idées que représentait l’empereur Frédéric ne sont pas mortes avec lui, et c’est dans cet antagonisme et dans ces antinomies, dans cette organisation de la guerre et dans ces aspirations à la paix, qu’il faut chercher la cause de l’inquiétude et du malaise qui travaillent sourdement l’Allemagne, et avec elle la plupart des peuples européens.

Nous avons montré en M. de Treitschke l’initiateur par excellence à l’esprit prussien, l’inspirateur de ce patriotisme qui regarde le triomphe de L’État comme la fin suprême de l’action, et l’attachement au souverain, le respect, l’obéissance, la discipline et la haine de l’étranger comme les devoirs sociaux indispensables à cette fin. « On nous croit flegmatiques, nous sommes le plus haineux de tous les peuples. » Cet aveu de M. de Treitschke est confirmé par le témoignage d’un de ses adversaires politiques les plus ardens, qui déplore les résultats de cette propagande prussienne en Allemagne : « Une génération grandit à laquelle le patriotisme n’apparaît que sous le signe de la haine, haine contre tout ce qui n’est pas soumission aveugle au dedans ou au dehors, et qui par son langage tranchant croit devoir rappeler le tranchant de l’épée allemande… Ses provocations, qui s’adressent successivement à toutes les nations, inspirent une antipathie qu’il ne faut pas mépriser[7]. »


J. Bourdeau.
  1. Sur M. Janssen, Voir la Revue du 15 avril 1888.
  2. L’Allemagne il y a cent ans, par M. Lévy Brühl (Revue du 15 mars 1889).
  3. Abel Lefranc, Notes sur l’enseignement de l’histoire dans les universités de Leipzig et de Berlin (Revue internationale de l’enseignement du 15 mars 1888).
  4. Voir la conclusion de l’étude de M. Paul Leroy-Beaulieu sur l’État moderne et ses fonctions (Revue du 1er avril 1889).
  5. Ueber Rom und Paris nach Gotha, oder die Wege des Herrn von Treitschke.
  6. G. Valbert, la Ligue de la paix (Revue du 15 mars 1889).
  7. Die Nachfolge Bismarck’s, von Ludwig Bamberger. Berlin, 1889.