Aller au contenu

Un beau mariage/Acte IV

La bibliothèque libre.
Un beau mariage
Théâtre completTome 4 (p. 257-283).
◄  Acte III


ACTE QUATRIÈME


Une grande chambre blanchie à la chaux. — Au fond, un vitrage dont toutes les vitre sont brisées. — À droite une porte avec un paravent faisant tambour. — Porte à gauche. — Près du paravent une petite table. — Un fourneau devant la fenêtre. — Au milieu de la scène, au second plan, un cylindre de fonte cerclé de fer, suspendu sur deux fourches de fer. Au premier plan gauche, contre le mur, un autre cylindre éclaté. Ça et là des instruments de chimie.


Scène première

PIERRE, MICHEL, en blouse, les manches retroussées,
achevant de préparer l’appareil.
Pierre.

Tout est prêt, déjeunons.

Michel.

Les comestibles sont en retard. Il me semble que le père Wagram se relâche à notre endroit. Je l’ai pourtant mis sur mon testament.

Pierre.

Tu as fait ton testament ?

Michel.

Hier soir ! Oui, mon bonhomme… trouves-tu la précaution intempestive ?

Pierre.

Mon brave Michel, j’accepte de ton amitié un dévouement…

Michel.

Tu m’ennuies. Il te faut un second, n’est-ce pas ? c’est un honneur qui me revient de droit, et que tu ne me ferais pas l’affront d’offrir à un autre ; donc, pas de phrase à ce sujet. D’ailleurs, j’espère bien que les choses se passeront en douceur.

Pierre.

Espérons-le.

Michel.

Mais il faut tout prévoir ! je suis un homme d’ordre, moi, et j’ai des devoirs de reconnaissance…

Pierre.

Envers qui ?

Michel.

Envers ma petite rente qui m’a nourri pendant si longtemps. Je ne peux pas la laisser sur le pavé après moi, n’est-ce pas ? Je te la lègue, avec recommandation d’en avoir bien soin ; et à ton défaut, pour le cas où ton aimable découverte nous escofierait tous deux, elle reviendra à la caisse de secours des savants. Voilà comment agit le sage, et tu devrais en faire autant.

Pierre.

Moi, je n’ai que ta petite rente, et puisque tu as pourvu à son sort…

Michel.

Ta, ta, ta, je te parie que tu as écrit à quelqu’un.

Pierre.

Eh bien, oui !… Une lettre qui ne sera remise qu’en cas d’accident.

Michel.

Un simple billet de faire part ?… Elle n’en mérite pas davantage.

Pierre.

Je t’en prie, Michel !

Michel.

Laisse-moi donc tranquille ! c’est un brimborion. Elle n’a ni cœur ni intelligence, tu en es convenu toi-même.

Pierre.

Son erreur est pardonnable ; ma position auprès d’elle était si équivoque.

Michel.

Elle ne devait pas l’être pour elle. D’ailleurs, elle ne l’est plus pour personne depuis un mois. Cette dame n’a plus le moindre prétexte de te croire intéressé. T’a-t-elle donné signe de vie ?… Non… elle est enchantée d’être sa maîtresse. Elle jouit de tous les privilèges du grade supérieur qui est le veuvage… Ton billet de faire part sera reçu comme un brevet.

Pierre.

Tu la calomnies… Elle est plus étourdie que méchante.

Michel.

Elle est plus sèche qu’étourdie ! je déteste cette petite race de pécores qui se mêlent de ne croire à rien. Elles me font l’effet de poupées sceptiques. Est-ce que tu l’aimes encore, par hasard ?

Pierre.

J’en suis honteux… mais il y a des jours où malgré moi…

Michel.

Lorsque tu n’as rien de mieux à faire… Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Pierre.

Non, certes !

Michel.

J’entends le pas belliqueux du père Wagram. En avant le dernier banquet.



Scène II

Les Mêmes, LE PORTIER, avec un pain et une boîte à lait.
Michel.

Arrivez donc, vieux lambin.

Il met les provisions sur la table.
Le Portier.

Ah ! si vous croyez qu’on avale cinq étages au galop de charge !

Michel, à Pierre.

Monsieur est servi.

Le Portier.

Ce n’est pas ce qu’on peut appeler un déjeuner à douze francs par tête, le vin non compris.

Pierre.

Nous ne sommes pas des Sardanapales, père Wagram.

Le Portier.

Vous vous nourrissiez mieux autrefois, monsieur Pierre.

Pierre.

Nous avons un vice, nous nourrissons un quine à la loterie, et tout notre argent y passe.

Le Portier.

Compris, le quine ! c’est votre invention. Elle vous a déjà rapporté quelque chose que je suis chargé de vous signifier, le congé du propriétaire.

Michel.

Sous quel prétexte ?

Le Portier.

Sous le prétexte que vous démolissez sa maison. Tous les locataires se sont plaints du vacarme d’avant-hier. Ils disent que ça était comme un tremblement de terre, et que toutes leurs vitres se sont cassées.

Pierre.

Eh bien, qui casse les verres les paye ; nous payerons.

Le Portier.

Oui, mais je me doute que vous allez recommencer votre feu à volonté.

Michel.

N’en doutez pas.

Le Portier.

S’il y a du bon sens !… Vous voulez donc vous périr à toute force ?

Michel.

Qui ne risque rien n’a rien, père Wagram.

Le Portier.

Quand le diable y serait ! vous en êtes réchappés une fois, vous n’en réchapperez pas deux ; ça fait trembler ce joujou-là… ça n’est pas fait pour des pékins !… ça ressemble à un obusier, mais c’est plus traître.

Pierre.

Ça ne peut tuer que l’artilleur.

Le Portier.

Une jolie arme ! Écoutez, je n’avais pas froid aux yeux dans mon temps, et j’ai fait mes preuves, comme mon sobriquet l’indique : mais c’est pis que la guerre, votre sacré métier. Nous, au moins, quand nous risquions notre peau, nous savions pourquoi !

Michel, étonné.

Et pourquoi ?

Le Portier.

Tiens donc ! parce que nous ragions ; parce que nous en voulions à l’ennemi… mais vous ne ragez pas, vous autres, vous n’en voulez à personne.

Pierre.

Pardon, excuse, père Wagram, nous en voulons à un secret.

Le Portier.

Faut-il être curieux, mon bon Dieu ! Qu’est-ce qu’il vous a fait ce secret ? ne l’asticotez pas : vous voyez bien qu’il est plus méchant que vous ; s’il ne vous a pas tués l’autre jour, ce n’est pas de sa faute… Regardez-moi un peu cet éclat de bombe qu’il vous a crache à la figure.

Il montre l’appareil déchiré.
Michel.

Vous voyez bien que Dieu nous protège.

Le Portier.

C’est possible ; mais pour plus de sûreté, je vais avertir la police.

Michel.

Vous n’en ferez rien, vieux voltairien.

Le Portier.

Non ! c’est mon sac ! je me gênerai ! j’y vais pas plus tard que tout de suite. Le plus souvent que je vous laisserai vous détruire !

Il sort.
Michel, ouvrant la porte.

Père Wagram ! vous êtes sur mon testament.

Le Portier, du dehors.

Farceur !

Michel.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

Le portier chante en descendant l’escalier : Toi qui connais les hussards de la garde.



Scène III

PIERRE, MICHEL.
Michel.

Nous pouvons être sûrs de sa discrétion.

Pierre.

J’en ai peur pour lui.

Michel.

Ah çà ! nous avons déjeuné comme des dieux ; je demande à fumer une pipe avant de nous mettre à la besogne.

Pierre.

Accordé la pipe ; je ne suis pas fâché d’être réconcilié avec le tabac ; ç’a été le premier ami consigné par ces dames.

Michel.

Avoue que tu es plus heureux ici que dans leur hôtel.

Pierre.

Sans comparaison. Riches et pauvres ? mauvaise classification. Dépendants et indépendants, voilà la véritable.



Scène IV

Les Mêmes, PINGOLEY.
Pierre.

Vous ici, monsieur !

Pingoley.

Moi-même, mon cher, revêtu du caractère auguste de parlementaire. — Vous n’êtes pas de trop, monsieur Ducaisne.

Michel.

Merci, monsieur, je vous gênerais… et moi aussi. Il vaut mieux que j’aille de l’autre côté tenir compagnie à ma pipe.

Pingoley.

Fumez donc, messieurs, je vous en prie, il n’y a pas d’inconvénient… (Regardant les vitres cassées.) en plein air ! À votre place, je plaquerais sur la fenêtre ce paravent qui n’a presque rien à faire devant la porte.

Michel.

C’est l’antichambre.

Pingoley.

À la bonne heure. Permettez-moi de garder mon chapeau. — Je vous disais donc que je viens en parlementaire : j’ai été la cause involontaire de votre rupture ; j’ai demandé à être l’agent de la réconciliation. C’est vous dire que je ne peux plus être un brandon de discorde entre vous et votre belle-mère, et que votre honorable susceptibilité à mon endroit a reçu satisfaction. J’ai l’honneur de vous faire part de mon prochain mariage avec madame Bernier.

Pierre.

J’en suis charmé, monsieur ; souvent femme varie !

Pingoley.

Mais non ; ce n’est pas elle qui a varié ; ce sont les circonstances. Elle n’avait que deux objections contre le mariage : la première, c’est qu’il suffisait d’un homme dans la maison ; la seconde, c’est qu’elle voulait rester maîtresse de sa fortune. Votre escapade a levé l’une, et j’ai levé l’autre en acceptant le régime de la séparation de biens.

Michel.

Quelle imprudence, monsieur le marquis !

Pingoley.

Non pas ! je suis presque aussi riche que ma future : j’ai hérité de mon oncle avant-hier.

Pierre.

De votre jeune oncle ?

Pingoley.

Oui. Ce pauvre garçon était, comme vous savez, un fruit de vieillesse ; il était venu au monde à l’âge où on en sort ; il a pris le sage parti d’y renoncer volontairement.

Michel.

Un suicide ?

Pingoley.

Pas tout à fait : il s’est retiré à la Trappe à la suite d’une aventure qui lui a fait voir trente-six chandelles. Je devais lui servir de témoin, quand tout à coup, le matin même du duel, le soin de son salut l’a touché… Je me suis battu à sa place pour l’honneur du nom, et pour le même motif il m’a fait abandon de ses biens, à condition que je me marierais.

Pierre.

À ce compte, vous êtes devenu un parti superbe !

Pingoley.

Sans doute, et j’en suis bien aise pour madame Bernier ; c’est une charmante femme. D’ailleurs on dit que je l’ai compromise, et je lui dois une réparation que je suis trop galant homme pour ne pas lui donner. Enfin, ce mariage-là fera tant plaisir à mon excellent ami La Palude, que cette raison seule me suffirait. À propos de La Palude, mon cher Ducaisne, j’ai lu tous vos articles depuis votre retour ; c’est du nanan. Je les colporte dans certains salons dont ledit La Palude est la bête noire.

Michel.

Pourquoi noire ?

Pingoley.

Toujours est-il qu’il n’est pas blanc. — Oh ! ça, mon gendre, car vous le serez bientôt, et je vous en fais mon sincère compliment, la cause de votre malentendu avec votre belle-mère n’existant plus, je ne vois pas pourquoi le malentendu lui-même subsisterait plus longtemps. Ces dames étaient résolues à vous attendre de pied ferme ; mais elles reconnaissent la supériorité de votre obstination, et baissent pavillon. Vous êtes humblement prié de réintégrer le domicile conjugal.

Pierre.

Je ne suis pas un enfant, monsieur ; si je pouvais rentrer, je ne serais pas sorti.

Pingoley.

Voyons, pas de don quichottisme. Je sais bien que votre belle-mère a prononcé quelques paroles difficiles à oublier, mais elle les regrette sincèrement et vous en demande pardon. D’ailleurs, votre situation chez ces dames se trouve fort modifiée par mon intronisation ; elles ont dorénavant un cavalier, et vous aurez tout le temps nécessaire à vos travaux. Enfin, que la mauvaise honte de revenir aux yeux du monde sur une détermination chevaleresque ne vous retienne pas : personne ne soupçonne votre escapade. Ces dames ont eu soin d’expliquer votre absence par un voyage d’affaires dans leurs propriétés. Vous n’avez rien à objecter, habillez-vous et venez avec moi.

Pierre.

Pardon, monsieur le marquis : je suppose que vous, qui ne semblez pas vous piquer de don quichottisme, vous ayez été recueilli par un ami assez intime pour vous rendre un pareil service. Je suppose que, dans un moment de vivacité, cet ami s’oublie jusqu’à vous reprocher son bienfait. Sans nul doute, vous sortiriez immédiatement de chez lui. S’il revenait, je ne dis pas un mois après, mais le lendemain, plein du plus sincère repentir, vous demander pardon, vous lui pardonneriez, j’en suis sûr ; mais rentreriez-vous chez lui ? non ! La chaîne du bienfait est la seule qui ne se renoue pas… Je ne puis plus rien devoir à ma belle-mère, et par conséquent je ne peux pas rentrer chez elle.

Michel.

Bien, Pierre.

Pingoley.

Bien ! bien ! sans doute c’est très bien, mais vous ne songez pas à la position intolérable que vous faites à Clémentine.

Pierre.

Ce n’est pas moi qui la lui fais, et je la subis comme elle, plus qu’elle ! car elle ne m’aime pas. Elle en sera quitte pour me donner tous les torts… personne ne prendra ma défense, soyez-en sûr… pas même moi ! on la plaindra, et ce rôle de victime flattera son amour-propre, sa seule passion. Tandis que moi… moi, je l’aime !

Pingoley.

Vous l’aimez et vous ne voulez pas revenir ?…

Pierre.

Non ! et quand elle m’aimerait aussi par un miracle, quand elle serait là suppliante à mes pieds, je répondrais encore non ! car il est des injures qu’on ne peut pardonner sans s’avilir, qu’à condition de ne pas les oublier.

Michel.

Il n’y a rien à répliquer, monsieur le marquis.

Pingoley, à part.

Clémentine à la rescousse ! (Haut.) Vous êtes un fou, mais on ne dira pas que vous soyez un pied-plat. (Il lui tend la main.) En somme, c’est moi qui paye les pots cassés. Me voilà chargé de deux femmes au lieu d’une, ça n’est pas gai. Adieu, messieurs. (Regardant autour de lui.) C’est très curieux un intérieur de savant, je n’en avais jamais vu.

Michel.

Ne faites pas attention au désordre ; l’appartement a été fait par une explosion.

Pierre, montrant le cylindre éclaté.

Voici notre femme de ménage.

Pingoley.

Vous vous occupez donc d’artillerie, maintenant ?

Pierre.

Non, de chimie.

Pingoley.

Alors, que faites-vous de cette bombarde ?

Michel.

C’est un cylindre de fonte qui a éclaté pendant une expérience.

Pingoley.

Et il ne vous a pas tué ? Il y a des grâces d’état ! ma parole, il faut que la mort ait été élevée dans le respect des savants.

Michel.

Ne croyez pas qu’elle se gêne avec eux. Elle est déjà longue la liste des soldats de la science morts au champ d’honneur ! Gehlen, empoisonné par le gaz hydrogène arséniqué ; Boullay, brûlé par la vapeur d’éther ; Hennel foudroyé par le fulminate de mercure, et tant d’autres sans compter les blessés.

Pingoley.

Tiens ! tiens ! nous ne nous doutons pas de tout cela dans les salons ; nous estimons votre métier le plus paterne de tous les métiers. Comment se fait-il que ces catastrophes n’aient pas plus de retentissement ?

Michel.

C’est que la science n’inscrit pas ses morts dans ses bulletins : elle n’y inscrit que ses conquêtes. Le courage n’est même pas compté dans la gloire du savant.

Pingoley.

Mais, dites-moi donc, est-ce que La Palude s’expose aussi ?

Michel.

Il ne fait pas de la science, lui, il ne fait que des confitures.

Pingoley.

Au Fidèle Berger… Prunes et mirabelles. Mais vous n’êtes pas gens à risquer votre vie pour des prunes, j’espère ?

Michel.

Si nous réussissons, Pierre aura l’honneur d’avoir découvert une force supérieure à la vapeur.

Pingoley.

Diable ! sa fortune est faite.

Michel.

Non, monsieur le marquis. Ce n’est pas à lui que l’invention profitera : l’homme de génie trouve une loi de la nature, c’est un mécanicien qui l’applique ; c’est un industriel qui l’exploite. Papin a découvert la vapeur au XVIIe siècle ; Watt a inventé la machine à vapeur au XVIIIe siècle, et les chemins de fer ont enrichi les actionnaires au XIXe.

Pingoley.

Désintéressement complet. C’est d’autant plus beau. Sur ce, bonsoir, je suis gelé ; il fait un froid de loup ici. Est-ce l’explosion qui a brisé vos vitres ? Je vous engage fortement à les remplacer.

Pierre.

C’est inutile, nous allons recommencer.

Pingoley.

Recommencer ! et vous espérez qu’il y aura encore du dégât…

Michel.

C’est à craindre… nous avons pourtant apporté quelques perfectionnements à notre appareil. Seront-ils suffisants ? voilà la question.

Pingoley.

Eh bien, vous êtes deux lurons. Je viendrai savoir de vos nouvelles ce soir.

Pierre, le prenant à part.

Si par hasard vous ne trouviez plus personne, voici une lettre que je vous prie de remettre à Clémentine.

Pingoley.

Mais, mes pauvres enfants… Morbleu ! je suis ému… voyons, embrassez-moi.

Pierre, l’embrassant.

Au revoir, monsieur le marquis.

Pingoley.

Oui… au revoir… J’aime mieux ce mot-là. Au revoir, mon cher Ducaisne, à ce soir.

Michel, lui serrant la main.

À ce soir.

Pierre.

Vous ne remettrez la lettre qu’au cas…

Pingoley.

C’est entendu ! (À part.) Je t’en moque… elle l’aura dans cinq minutes !



Scène V

Les Mêmes, LA PALUDE.
Pingoley.

Ah ! monsieur le baron !… comment cela va-t-il ? toujours savant ?

La Palude, à Michel.

J’ai à vous parler, monsieur Ducaisne.

Pierre sort par la porte de gauche.
Pingoley.

Bien, bien, je m’en vais… À propos, il n’a été question que de vous hier au soir chez le duc d’Aurai : « Que fait-il ? que devient-il ? comme il a l’air sérieux ! — C’est qu’on l’étrille, a dit une dame. — Plus bas ! a dit le duc aux rieurs, plus bas ! il a l’oreille longue. » — Eh bien, je trouve que le second mot a le tort de doubler la balle du premier. Dans ce genre de plaisanterie il ne faut pas appuyer, c’est votre avis, n’est-ce pas ? Adieu, monsieur le baron.

Il sort.



Scène VI

MICHEL, LA PALUDE, tremblant de colère.
La Palude.

Il faut que cela finisse, monsieur.

Michel.

Quoi donc ?

La Palude.

J’en ai assez de votre odieuse persécution, j’en ai assez de servir de plastron à mes amis et connaissances ! J’en ai assez ! il faut que cela finisse… à tout prix.

Michel.

Comment l’entendez-vous ?

La Palude.

Parbleu ! comme vous l’entendez vous-même ! Je suis riche et je ne marchande pas.

Michel fait un geste violent aussitôt réprimé.

Que vous avez de beaux cheveux blancs, monsieur le baron !

La Palude.

Il ne s’agit pas de mes cheveux. Je suis exaspéré… Combien voulez-vous pour vous taire ? je n’y vais pas par quatre chemins, moi.

Michel.

Vous avez tort. À votre place je m’y prendrais autrement.

La Palude.

Et comment, s’il vous plaît ?

Michel.

Vous ne savez pas l’a b c d de la corruption : il y a mille manières de faire accepter un marché honteux à un homme… en voici une, par exemple.

La Palude.

Je n’ai que faire de la savoir, je suis furieux et vais droit au but.

Michel.

Eh bien, soit, soyons cyniques, et sablons un verre de honte. Vous voulez m’acheter mon silence ? j’ai quelque chose de mieux à vous offrir.

La Palude.

Vos éloges ?

Michel.

Mieux encore. Pierre vient de faire une assez belle découverte : il a trouvé le moyen de liquéfier le gaz carbonique.

La Palude.

Allons donc ! c’est la quadrature du cercle.

Michel.

Une première expérience n’a réussi qu’à moitié par la faute de l’appareil, mais nous l’avons perfectionné, et nous sommes à peu près sûrs du succès.

La Palude.

Cette découverte serait tout simplement une révolution dans tout notre système de locomotion !

Michel.

C’est moi qui ai servi de préparateur à Pierre. J’ai donc une part dans ce beau travail : eh bien, monsieur le baron, je vous la vends.

La Palude, charmé et troublé.

Mais ne serait-ce pas me parer des plumes du paon ?

Michel.

Plumes de paon, plume de journaliste, vous veniez acheter de la plume, n’est-ce pas ? D’ailleurs, si vous avez des scrupules, on peut vous donner un droit légitime sur l’œuvre, une part réelle de collaboration. Vous prendrez place auprès de Pierre, dans l’expérience définitive.

La Palude.

À la bonne heure.

Michel.

Vous fermez ainsi la bouche à vos envieux, vous rétorquez victorieusement mes articles, et vous forcez les portes de l’Institut. Quant à mon silence et à celui de Pierre, il vous est assuré par ce que le marché a de fâcheux pour nous, car je ne me dissimule pas…

La Palude.

Quelle folie !

Michel.

Non… J’ai même peur d’encourir votre mépris.

La Palude.

Moi, vous mépriser… mon cher Michel, mon ami, mon sauveur !

Michel.

Oh ! monsieur le baron…

La Palude.

Appelez-moi La Palude tout court, je vous en prie.

Michel.

Eh bien, mon cher Alfred, voici la chose… Je ne crains pas d’indiscrétion. Le raisonnement a conduit Pierre à conclure que le gaz carbonique, cette substance invisible et intangible, devait se liquéfier par la compression. Vous ne vous en seriez pas douté… ni moi non plus. Nous avons fait construire ce cylindre de fonte, qui se ferme avec une clef à vis graissée de suif. (Ils s’approchent de l’appareil.) Nous le remplissons aux deux tiers d’un mélange d’eau et de bicarbonate de soude pulvérisé, que nous combinons avec de l’acide sulfurique par un mouvement d’oscillation graduelle imprimé à l’appareil.

La Palude.

Il doit, en effet, se dégager une quantité de gaz effroyable.

Michel.

Qui, s’entassant dans le petit espace resté vide, arrive à une pression de quatre cents atmosphères. L’opération est très simple et dure en tout sept minutes.

La Palude.

Très simple… mais très dangereuse ! Quatre cents atmosphères ! Il n’en faut que dix pour faire marcher les chemins de fer. C’est horriblement dangereux.

Michel.

Oh ! l’explosion n’est réellement à craindre qu’entre la sixième et la septième minute, quand on renverse tout à fait l’appareil, comme il nous est arrivé avant-hier.

Il montre le cylindre éclaté.
La Palude.

Ah ! déjà avant-hier… Quand faites-vous l’expérience ?

Michel.

Tout de suite.

La Palude.

J’ai justement un rendez-vous…

Michel.

Nous vous attendrons.

La Palude.

À quoi bon ? Ma présence n’est qu’une formalité.

Michel.

Car le traité tient toujours, n’est-ce pas ?…

La Palude.

Sans doute…

Michel.

Eh bien, monsieur le baron, vous demandiez comment on fait accepter un marché honteux : voilà.

La Palude.

Vous moquez-vous de moi, monsieur ?

Michel.

Depuis un quart d’heure !

La Palude.

Têtebleu !

Il se couvre.
Michel.

Ne mettez donc pas votre chapeau : il cache votre sauf-conduit. Adieu, monsieur le baron ; prenez la peine de sortir par la porte, et sans rancune. Une autre fois, quand vous irez chez de pauvres diables comme moi, regardez bien s’il y a un bouchon de paille à la sonnette.

La Palude, sur la porte.

Monsieur ! je me retire dans mon indépendance et dans ma dignité. Je vous abandonne au tribunal de votre conscience.

Il sort.



Scène VII

MICHEL, puis PIERRE.
Michel, seul.

Un homme d’esprit n’aurait pas trouvé un mot : celui-là sort majestueusement… la bêtise est une belle chose !

Pierre, entrant.

Il est parti !…

Michel, riant.

Figure-toi qu’il venait me corrompre !…

Pierre.

J’ai entendu la scène. Nous en rirons ce soir. Pour le moment, nous avons quelque chose de plus sérieux à faire. À l’ouvrage !

La physionomie de Michel devient grave ; il casse sa pipe en deux et en jette les morceaux dans la cheminée. Pierre s’approche de l’appareil et se met en devoir de le charger. Michel lui donne à mesure le flacon de bicarbonate, l’entonnoir et l’eau.
Pierre.

L’acide sulfurique ? (Michel le lui donne.) La clef ? (Ils la vissent tous deux avec effort.) Et maintenant, à la grâce de Dieu !

Michel, avec un demi-sourire.

Cent sous que ça n’éclatera pas !

Pierre.

En tous cas, mon vieux…

Il lui donne une poignée de main.
Michel.

En avant !

Pierre.

Compte les minutes.

Il met un genou en terre près du cylindre et commence à le faire osciller. Michel est debout, de l’autre côté, sa montre à la main ; tous deux tournent le dos à la porte d’entrée.



Scène VIII

Les Mêmes, CLÉMENTINE, une lettre froissée à la main.
Elle entre avec précaution et regarde par le coin du paravent.
Clémentine, à part.

Dieu soit loué ! j’arrive à temps

Michel, comptant les minutes.

Une.

Clémentine, lisant la lettre.

« Quand vous lirez ces lignes, vous serez veuve. » Non, tu ne mourras pas seul. « Je vous pardonne tout ce que j’ai souffert par vous ou à cause de vous, et je remercie la mort de l’autorité qu’elle prête à mes dernières paroles. »

Michel.

Deux.

Clémentine.

« Vous me croirez maintenant, quand je dis que je vous ai aimée de toute mon âme et que je vous aime encore. »

Michel.

Trois.

Clémentine.

« Nous aurions été heureux sans votre fortune ; c’est elle qui vous a rendue injuste, c’est elle seule que je maudis. »

Michel.

Quatre.

Clémentine.

« Adieu, chère bien-aimée ! que ma bénédiction vous protège. »

Elle baise la lettre.
Michel.

Cinq. (Un silence.) Six !

Pierre, prenant l’appareil dans ses bras.

Tiens, mon vieux, va-t’en ! il y a assez de moi ici.

Michel hausse les épaules, met un genou en terre de l’autre côté et aide Pierre à renverser le cylindre. Clémentine s’approche vivement et se tient droite derrière eux.
Michel.

Sept !… ça y est !… lâche tout !

Clémentine, d’une voix étranglée.

Sauvés !…

Pierre, se relevant, avec terreur.

Clémentine !

Clémentine, se jetant dans ses bras en sanglotant.

Ô Pierre, mon amour ! ma vie !… nous serions morts ensemble !… mais tu m’es rendu ! Quel bonheur ! que Dieu est bon ! que je t’aime !… — Pardonne-moi ! je t’ai cru lâche… je t’ai cru vil !… je t’ai méprisé, toi ! toi que j’adore… ô courage ! ô génie ! pardonne, Pierre !… pardonne à ta compagne ! à ta servante… (Mouvement de Pierre qui se dégage de son étreinte.) Sois tranquille… Je ne viens pas te demander de rentrer chez ma mère… Je connaissais ta résolution, et loin de la combattre, je la soutiendrais si elle venait à faiblir… car elle est mon honneur, puisqu’elle est le tien. — Mais si tu ne peux pas partager ma fortune, je peux, moi, partager ton dénuement… Je suis ici chez moi, et j’y reste.

Michel.

Ah ! madame, voilà une noble inspiration.

Clémentine.

Appelez-moi Clémentine, mon bon Michel.

Michel.

Que je vous appelle Clémen… Clémen…

Il frappe du pied et se retourne pour cacher son émotion.
Pierre.

Ô chère Clémentine, c’est digne de toi de vouloir partager mon existence ; mais…

Clémentine.

J’en ai la force, va ! Tu ne me connais pas… Personne ne me connaît. — Par désespoir de rencontrer mon vrai maître, j’enveloppais d’ironie et de dédain tout ce que j’ai de précieux, faisant bon marché du reste au premier venu… Je te prenais pour le premier venu ! mais tu t’es révélé, mon cœur s’ouvre, j’appartiens… et je ne veux plus d’autre bonheur ! — Rends-moi ta main, Pierre, cette main virile, et sois sûr qu’elle ne sentira pas trembler la mienne.

Pierre.

Tu le veux ! eh bien ; soit ! En acceptant ton sacrifice, je contracte une dette immense… Mais cette reconnaissance-là me gonfle le cœur de courage et de fierté ! Merci !…

Il la prend dans ses bras.
Michel, à Clémentine.

Je vais avertir madame votre mère de ne pas s’inquiéter, n’est-ce pas ?…

Clémentine, regardant son mari en souriant.

Allez !


FIN D’UN BEAU MARIAGE.


NOTE.

Rendons à César ce qui est à César. La découverte de la liquéfaction du gaz carbonique, plus connue des savants que du public, n’appartient pas à notre héros, comme un pourrait le croire, mais au célèbre Faraday. L’appareil dont nous nous servons au quatrième acte a été inventé par Thilorier, dont il a tué le préparateur, Hervy.