Un bon petit diable/16

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XVI
madame mac’miche file un mauvais coton


Ces messieurs rentrèrent chez Marianne, où ils trouvèrent Mme Mac’Miche revenue de son évanouissement, mais d’une pâleur livide. En apercevant les rouleaux d’or que le juge de paix remit à Marianne, elle se dressa en poussant un rugissement comme une lionne à laquelle on arrache ses lionceaux, et retomba aux pieds du juge de paix.

« Malheureuse créature ! dit-il en la regardant avec dégoût. L’amour de l’or et le chagrin d’en perdre une partie sont capables de la faire mourir. Qu’allez-vous en faire, Marianne ?

marianne.

Si vous vouliez bien vous en charger, Monsieur le juge ? Ici nous n’avons pas de place ; impossible de la garder.

le juge.

Où est Betty ? Si on pouvait l’avoir, elle consentirait bien, je pense, à soigner son ancienne maîtresse.

charles.

Betty est restée chez sa sœur, la blanchisseuse.

marianne.

Veux-tu aller la chercher, Charlot ? Elle s’établirait chez la cousine Mac’Miche.

charles.

J’y cours ;… mais… si j’emmenais la pauvre Juliette, qui est si pâle : l’air lui fera du bien.

juliette.

Oh oui ! mon bon Charles, emmène-moi ! Je suffoque ! J’ai besoin d’air et de mouvement. »

Charles passa le bras de Juliette sous le sien, et ils allèrent ensemble proposer à Betty de reprendre son service chez Mme Mac’Miche. Betty refusa d’abord, puis elle céda aux instances de Charles et de Juliette.

« Écoute, lui dit Charles, en la soignant tu feras un acte de charité, et tu y seras bien plus agréablement, puisque nous sommes riches à présent et que tu ne manqueras de rien. D’ailleurs, si elle est trop méchante, si elle t’ennuie trop, tu t’en iras et tu viendras chez nous ou chez ta sœur. »

Ces raisons décidèrent Betty ; elle les accompagna chez Marianne. En route ils rencontrèrent le charretier qui avait eu jadis une bataille avec Mme Mac’Miche et qui était resté dans le pays ; Betty lui demanda de vouloir bien l’aider à transporter sa maîtresse chez elle. Il entra donc chez Marianne, pendant que Charles, qui redoutait de mettre Juliette en présence de Mme Mac’Miche, lui proposa de continuer leur promenade en dehors du bourg.

« Bien le bonjour, Madame, dit le charretier en entrant. C’est-y ça la bourgeoise qu’il faut ramener chez elle ? Qu’est-ce qu’elle a donc ? Elle est blanche comme un linceul. On dirait d’une morte !

betty.

Non, non, elle n’est pas morte, allez. Est-ce que les méchantes gens meurent comme ça ! Le bon Dieu les conserve pour leur donner le temps du repentir ; et puis pour la punition des vivants.

le charretier.

Voyons, faut-il que je l’emporte ?

betty.

Oui, si vous voulez bien ; elle n’est pas lourde, je pense ; elle vit d’air, par économie.

le charretier, riant.

Et si elle revient, et qu’il lui prenne envie de me battre, en répondez-vous ?

betty, riant aussi.

Oh ! moi, je ne réponds de rien ; c’est à vous à vous garer.

le charretier, de même.

Ah mais ! dites donc ! c’est que je ne voudrais pas sentir ses ongles sur ma peau ! Moi, d’abord je lâche, ni une ni deux ; au premier coup de poing je la fais rouler par terre !

betty.

Vous ferez comme vous voudrez ; ça vous regarde.

le charretier.

Bon ! j’enlève le colis !… Houp ! j’y suis. »

Et Mme Mac’Miche se trouva chargée comme un sac de farine sur le dos du charretier, ses jambes pendant par derrière, sa tête retombant sur la poitrine du charretier. Betty suivait. Ils eurent à peine fait cent pas, que le fardeau du charretier commença à s’agiter.

le charretier.

Hé ! la bourgeoise ! ne bougez pas ! C’est qu’elle remue comme une anguille ! Sapristi ! Tenez-lui les jambes, Mistress Betty ! Elle bat le tambour sur mes mollets à me briser les os… Allons donc, la bourgeoise !… Je vais la serrer un brin pour la faire tenir tranquille. »

Il la serra si vigoureusement dans ses bras d’Hercule, que Mme Mac’Miche reprit tout à fait connaissance ; et voulant se débarrasser de l’étau qui arrêtait sa respiration, elle serra et pinça cruellement le cou du charretier. Il poussa un cri ou plutôt un hurlement effroyable, et ouvrant les bras il laissa tomber sa vieille ennemie sur un tas de pierres qui bordaient la route. À son tour, Mme Mac’Miche cria de toute la force de ses poumons.

« Pourquoi l’avez-vous jetée ? dit Betty d’un ton de reproche.

le charretier.

Tiens ! j’aurais voulu vous y voir. Elle m’a pincé au sang, comme une enragée qu’elle est !

betty.

Pincé ! pas possible !

le charretier.

Tenez, voyez la marque sur mon cou !

betty.

C’est ma foi vrai ! Est-elle traître ! Elle n’avait que les doigts de libres, elle s’en est servie contre vous !

le charretier.

Je le disais bien ! J’en avais comme le pressentiment… Je ne m’en charge plus cette fois. Faites ce que vous voudrez, je ne la touche pas, moi. Au revoir, Madame Betty ; bien fâché de vous laisser empêtrée de cette besogne ! Vous ne vous en tirerez qu’en la laissant se calmer en se roulant sur ces pierres. Tenez, tenez ! voyez comme elle s’agite !

betty, d’un air résigné.

Envoyez-moi du monde, s’il vous plaît ; je vais la faire porter chez elle. »

Le charretier, qui était bon homme, s’en alla, mais revint peu d’instants après avec un brancard et un ami ; ils enlevèrent Mme Mac’Miche malgré ses cris, la posèrent sur le brancard et la déposèrent chez elle, sur son lit. En guise de remerciement, elle leur prodigua force injures.

le charretier.

Allez, allez toujours ! Je me moque bien de vos propos et de vos claques ; j’ai l’oreille et la peau dures. Ce n’est pas pour vous ce que j’en fais, c’est pour soulager Mistress Betty, qui est une brave fille et qui a une réputation bien établie dans le pays. Au revoir, Mistress Betty !

betty.

Au revoir, Monsieur Donald, et bien des remerciements.

le charretier.

Tiens ! vous savez mon nom ! Comment que ça se fait ?

betty.

Je l’ai su dès le jour où vous avez eu cette prise avec ma maîtresse ; on disait que vous deviez vous établir dans notre bourg ; et vous y êtes tout de même.

le charretier.

C’est vrai, et j’espère bien trouver une place et y rester. Allons, je vous laisse. Viens-tu, Ned ?

ned.

J’y vais, j’y vais. Bonsoir, Mistress Betty.

betty.

Bonsoir et merci, Monsieur Ned.

le charretier.

Ah çà ! mais vous connaissez donc chacun par son nom ?

betty.

Ce n’est pas malin ! Vous venez de l’appeler Ned : je le répète après vous.

— Elle a de l’esprit tout de même », dit Donald à Ned en s’en allant.

Betty, restée seule près de Mme Mac’Miche, lui donna quelques soins qui furent repoussés avec force injures.

« Je veux être seule ! criait-elle. Je veux être seule !

— Je ne puis vous laisser tant que vous n’êtes pas remise sur vos pieds, Madame.

Mme Mac’Miche essaya de se relever ; elle poussa un gémissement et retomba sur son oreiller ; elle ne pouvait ni se redresser ni se retourner sur son lit. Betty, inquiète et redoutant quelque fracture, proposa à Mme Mac’Miche d’aller chercher le médecin.

madame mac’miche.

Jamais ! Je ne veux pas ! Plutôt mourir que payer un médecin.

betty.

Mais Madame a peut-être quelque chose de dérangé dans les os. Il faut bien qu’on y voie. »

Et Betty s’esquive pour aller chercher M. Killer.

madame mac’miche.

Malheureuse, infortunée que je suis ! On me vole mon argent ; on veut me ruiner en médecins !… Mes pauvres cinquante mille francs ! Ils les ont volés !… Et l’or ! l’or ! Ces pièces si jolies, si charmantes, ils les ont prises ! Ah ! mon Seigneur ! ils m’ont pillée, assassinée, égorgée ! Ce gueux de Charles ! Cette scélérate de Marianne ! Ils ont tout raconté à ce juge ! Un méchant juge de paix de quatre sous ! Il m’a dévalisée !… Il m’a volée peut-être ! Il faut que j’aille voir !… Ma clef ! Ils m’ont pris ma clef ! Ils m’ont volé ma clef ! »

Mme Mac’Miche chercha encore à se lever, mais sans plus de succès que la première fois.

« Mon Dieu mon Dieu ! s’écria-t-elle, éclatant en sanglots ! Je ne peux pas y arriver ! Je ne pourrai pas ouvrir ma caisse chérie ! Je ne saurai pas ce qu’ils m’ont volé, ce qu’ils m’ont laissé !… À deux pas de mon trésor, de ce qui fait ma vie, mon bonheur ! Et ne pouvoir y arriver ! ne pas pouvoir toucher mon or, le manier, l’embrasser, le serrer contre ma poitrine, contre mon cœur ! Mon or, mon cher et fidèle ami ! Mon espérance, ma récompense, ma joie ! Oh ! rage et désespoir ! »

Quand Betty rentra avec le médecin, ils la trouvèrent en proie à une violente attaque de nerfs accompagnée de délire. Elle ne parlait que de sa caisse, de sa clef, de son or. Le médecin examina la jambe gauche, qui ne faisait aucun mouvement ; il reconnut une fracture. Aidé de Betty, il déshabilla Mme Mac’Miche, la coucha dans son lit, fit le pansement nécessaire, mit l’appareil voulu pour que les os puissent reprendre, et recommanda du calme, beaucoup de calme, de peur que la tête ne s’engageât tout à fait.

Betty crut devoir avertir Charles et les miss Daikins de ce qui arrivait à la cousine Mac’Miche.

« Je vais profiter de son moment de calme, pensa-t-elle, pour courir jusque là-bas. »

« Vous voilà déjà de retour, Betty ? dit Marianne, qui, aidée de Charles, servait le dîner recuit, refroidi et réchauffé. Dînez-vous avec nous ?

betty.

Je ne demanderais pas mieux, bien sûr ; mais ne voilà-t-il pas que la cousine Mac’Miche a la jambe cassée à présent.

marianne.

Cassée ! C’est-il possible ! Quand donc ? Comment donc ?

Betty raconta ce qui était arrivé. « Quant au charretier, continua-t-elle, il n’est pas fautif ; c’est qu’elle l’a pincé ! Fallait voir comme son cou était noir ! La douleur lui a fait lâcher prise, et… par malheur elle a roulé sur les pierres ! C’est là qu’elle se sera fracturée, comme dit le médecin.

marianne.

Écoutez, Betty, dînez avec nous ; nous avons tout juste de quoi ; le juge nous avait donné un poulet que j’ai fait rôtir ; il est un peu sec à force d’avoir attendu, mais nous sommes tous jeunes, avec de bonnes dents et bon appétit. Et puis, voici une omelette pour fêter le retour de Charlot.

betty.

Et Mme Mac’Miche donc qui est seule ?

marianne.

Elle n’a besoin de rien, que de repos, a dit le médecin ; et vous, vous avez, comme nous tous, besoin de manger. Voyez donc ! Il est près de trois heures, et nous dînons d’habitude à une heure. Viens, ma Juliette, tu es pâle et fatiguée ! mets-toi à table. »

Marianne amena et établit Juliette à sa place accoutumée, s’assit à côté, et lui servit un morceau d’omelette bien chaude.

«  Eh bien, où est Charlot ? dit Marianne en regardant de tous côtés après avoir servi Betty.

juliette.

Il va revenir, m’a-t-il dit ; il nous demande de ne pas l’attendre. »

On ne fit plus d’observation, et les convives mangèrent avec un appétit aiguisé par un retard de deux heures.

« C’est singulier que Charles ne rentre pas, dit Marianne en réservant la part de poulet qui lui revenait. Pourvu qu’il n’ait pas été faire quelque sottise !

— Oh non ! répondit vivement Juliette. Au contraire !

marianne.

Comment, au contraire ? Tu sais donc où il est ?

juliette.

Oui, il me l’a dit.

marianne.

Où est-il ? Pourquoi ne le dis-tu pas ?

juliette.

Parce qu’il m’a demandé de ne le dire que lorsque Betty aurait fini son dîner, pour qu’elle pût manger tranquillement et à sa faim.

betty.

Tiens ! pourquoi cela ? Où est-il allé ?

juliette.

Il est allé prés de Mme Mac’Miche, dans le cas où elle viendrait à s’éveiller et qu’elle aurait besoin de quelque chose. Il m’a demandé la permission d’y aller. C’est un bon sentiment, et je l’y ai encouragé.

marianne.

Et tu as bien fait, Juliette ! et Charles est un bon cœur, un brave garçon ! C’est bien, ça ! Ce que tu me dis m’attache à lui et me fait bien plaisir ! »

Juliette embrassa sa sœur ; elle avait des larmes dans les yeux. Betty, qui finissait son dîner, ploya sa serviette, remercia Marianne et disparut.