Un cœur vierge/Texte entier

La bibliothèque libre.


EUGÈNE MONTFORT

Un cœur vierge


ROMAN
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue racine, 26



En souvenir de toi qui es morte.
E. M.


Un cœur vierge




I


Une fois, quand j’étais très jeune, il m’était arrivé de passer, aux îles Chausey, plusieurs jours qui m’avaient semblé très agréables. Je n’y suis jamais retourné et j’ignore ce que l’endroit est devenu. Alors il était sauvage, on y pouvait mener l’existence la plus libre. J’avais pêché au clair de lune par de magnifiques nuits d’été ; le jour j’avais vécu dans l’eau transparente, au milieu des rochers, en plein soleil et sous le vaste ciel… Il n’en fallait pas davantage pour rendre heureuse ma vingtième année robuste, avide de grande nature.

Comme j’avais écrit, à la louange de Chausey, quelques pages remplies de ce bonheur, et qui sentaient le sel et le varech, je reçus une lettre de Marcel Schwob, qui disait que certes Chausey était bien, mais que dans l’Atlantique il connaissait quelque chose de mieux encore, de plus isolé, de plus curieux : Hoedic et Houat.

Jamais je n’en avais entendu parler.

Pendant des années je rêvai aux deux îles qui avaient pu toucher ce grand rêveur. J’en visitai bien d’autres, — car les îles m’attirent — au hasard des voyages : et Groix, et Sercq, et Porquerolle, et Ischia… et les plus arides, les plus pierreuses, les plus perdues en mer, les plus oubliées du monde, mais je pensais toujours à Houat.

Je ne sais plus comment, cet été-là, je me trouvais à Quiberon : j’errais en Bretagne… J’avais traversé la mystérieuse langue de sable plantée de menhirs, et j’étais arrivé à ce petit port. Je me souvins que de là on pouvait gagner Houat, Houat, l’île de Schwob, Houat, ce rêve que j’avais fait… J’en parlai à des pêcheurs. Ils se contentèrent de hausser les épaules, comme si j’avais demandé quelque chose d’absolument insolite.

Ils étendaient le bras, ils montraient l’horizon, au bout de la mer. Ils ronchonnaient : « C’est par là »… Et c’était tout.

J’appris enfin qu’une fois la semaine, le jeudi, un homme arrivait d’Houat et qu’il y retournait le soir. S’il voulait m’emmener avec lui ?… On me montra le cabaret où l’on pouvait le rencontrer. Le jeudi, j’y étais. On m’avait dit le nom de l’homme : Toussaint Leblanc. Je le demandai à la fille qui servait :

— M’sieu Leblanc, v’là un mossieur por vous, s’écria-t-elle d’une voix un peu haute pour dominer le bruit des conversations.

Un homme, assis avec d’autres à une table, leva la tête et il me regarda sans parler. Je m’avançai et je répétai, comme la fille :

— Monsieur Leblanc ?

Il fit oui du menton. Il était assis, le dos rond, à la manière des marins. Je tirai un escabeau et me mis près de lui. Il portait un maillot bien propre, son béret, un pantalon de toile bleue. La cinquantaine. Il y avait un petit sac d’argent en cuir et des lettres, sur le banc, à côté de lui :

— Dites-moi, monsieur Leblanc, est-ce que vous voulez m’emmener à Houat ? articulai-je aussitôt, sans préambule.

Il fit la moue :

— À Houat, y a rien…

J’insistai :

— Tant pis : c’est pour voir…

— Mais où qu’vous coucherez ?

— Bah !… je trouverai bien un coin.

— Et qué qu’vous mangerez ?

Il m’expliqua alors qu’on ne pouvait rien trouver dans l’île. Il me fallait emporter des provisions si je voulais me nourrir.

Tout cela ne m’effrayait guère. Au contraire : Houat serait donc telle que je l’avais rêvée ?… Pour les provisions, il suffisait d’un tour ici chez l’épicier. Pour le logement : il faisait beau temps, il faisait chaud, je coucherais à la belle étoile si je n’obtenais aucun gîte dans l’île… Pour quelques jours…

Toussaint Leblanc ne fit pas d’autres objections : puisque j’y tenais… Sans doute avait-il jugé qu’après tout je n’avais pas l’air d’un étranger bien encombrant. Il partait vers les six heures. Je n’avais qu’à me trouver là.

Plus de jambon chez le charcutier, mais des boîtes de pâté, du saucisson et du gruyère. À l’hôtel on me donna du poulet froid. Je pris deux kilogrammes de pain à la boulangerie et j’arrivai en retard de cinq minutes avec mes colis. Toussaint Leblanc m’attendait, il me considéra sans malveillance et dit gaiement en clignant l’œil : « Cinq minutes de retard, quinze francs d’amende ! » Il avait une sorte de bonne humeur intérieure, — il ajouta, après un silence : « Ah !… je paye un verre !… »

Nous nous assîmes un instant, on trinqua sans rien dire.

Les pêcheurs qui buvaient là regardaient cordialement l’étranger rare qui voulait absolument aller à Houat ; apparemment, cela ne leur déplaisait pas.

Toussaint Leblanc se leva, grognant : « Les vents sont bons… à c’t’heure… » et nous marchâmes vers le port. Sur le cotre : le Stiren er Mor, l’Étoile de la Mer, il y avait un homme jeune, qui me fit un signe de tête. Je répondis de la même façon, à la muette. Puis je cherchai un coin pour ne pas gêner la manœuvre. Le bateau était propre, je m’allongeai sur le plancher contre le bordage. Les poulies grincèrent, et la voile que Toussaint et son gars hissaient ensemble monta le long du mât. Ils ne faisaient pas attention à moi. J’avais tiré un livre de mon sac, la traversée serait peut-être un peu longue : du côté où l’île devait s’élever, on ne voyait rien, jusqu’à l’horizon, que la mer. Il y avait encore deux heures de jour, on naviguerait donc surtout de nuit.

En attendant, je considérais Quiberon qui s’éloignait peu à peu, qui allait disparaître. La voile avait bien pris le vent, on avançait. Toussaint Leblanc était assis à la barre, la joue arrondie par sa chique. Je le rejoignis :

— On mettra combien de temps ?… demandai-je.

Il eut l’air de flairer la brise :

— Euh !… on peut rien dire…

— Nous marchons…

— Oui… oui… Et si ça calmit ?…

Après avoir longuement contemplé le ciel pareil à un brasier formidable, la mer en flammes et le globe qui descendait lentement et majestueusement au milieu de toutes les fanfares de sa gloire, j’ouvris mon livre et m’y enfonçai. Je lisais rêveusement tout en écoutant le joli murmure des eaux contre la coque, et je respirais profondément.

Soudainement, la voile claqua. Je levai les yeux. Elle flottait, dégonflée, molle comme une loque. Toussaint dit tout doucement, non pas comme un commandement, mais sans élever la voix ; il dit, entre haut et bas, à peine :

— « On vire de bord… »

Alors le garçon qui était couché sur le pont, qui dormait, se leva, réveillé aussitôt comme par enchantement, et il se mit à exécuter la manœuvre. Il ne dormait que sur une oreille. Nous cherchâmes le vent quelque temps. Rien à faire, on était en plein calme. Quand arriverions-nous ? On peut rien dire… Il avait bien raison, Toussaint Leblanc !…

Je patientais, en regardant autour de moi. Le soleil avait disparu. Si de la lumière, du rouge et de l’or, quelques flammèches restaient encore accrochées au ciel du couchant, en tournant la tête, on s’offrait à la nuit naissante, à la lune, pâle, s’élevant au-dessus du flot paisible. Toussaint Leblanc sentait-il ce moment ? Il avait craché sa chique dans son béret et, assis à son banc, les pieds nus, immobile, il regardait par-dessus bord silencieusement, tandis que le matelot s’était allongé de nouveau par terre et rendormi.

Enfin le dieu des navigateurs eut pitié de nous. Il nous redonna quelques souffles d’air. La voile parut revivre, elle palpita et se gonfla comme une poitrine, et notre barque repartit, tandis que la lune devenait brillante, et que toutes les étoiles s’allumaient dans le ciel.

L’enthousiasme me saisit alors. Cette solitude sur une coquille de noix, au milieu de l’immense mer étincelante, avec ces deux compagnons taciturnes, c’était exaltant ! Vers quelle terre voguais-je ? Pour quelle île m’étais-je embarqué, pour quel univers inconnu ? Pour quelle passion, quel malheur ou quel bonheur ?… Une émotion profonde m’avait envahi. Il me semblait que cette île si désirée, vers laquelle maintenant le vent me poussait, contenait une page de ma destinée. J’étais impatient, un peu anxieux et enivré…

Toussaint Leblanc avait étendu le bras : j’avais vu, au-dessus de l’eau laiteuse, là-bas, une tache noire. Houat ! La tache, d’abord un point, s’était élargie, petit à petit. Elle était devenue une masse obscure, puis, en approchant encore, une agglomération de rochers, précédée de récifs semés de-ci de-là, en éclaireurs. Notre pilote, penché sur son banc, regardait maintenant en avant avec attention. On longeait l’île, on passait entre des écueils. À la clarté de la lune, on avançait ainsi, dans un grand silence troublé seulement par le bruit léger des vagues sur les brisants et la plainte de l’eau refoulée. Cette terre sans maisons et sans feux me semblait mystérieuse et inhospitalière. Je la considérais avec un petit frisson. Je sentais un regret d’y aborder, et de voir consommé ce charmant voyage vers l’inconnu : bientôt tout se préciserait, le rêve était fini.

Cependant, depuis quelque temps, nous contournions l’île, déjà nous étions passés devant une baie où j’avais cru qu’on allait s’arrêter : Toussaint n’avait rien dit, il n’avait pas bougé, et le cotre avait continué droit. Toujours pas de maisons, pas de lumière… Mais le gars ne dormait plus, il s’était assis sur le bordage : on approchait donc du terme. Ils avaient l’air de chercher quelque havre. Il y eut un coup de barre soudain, et nous entrâmes dans une seconde baie éclairée par la lune ; le garçon s’était levé, il avait amené la voile. On jetait l’ancre. Toussaint descendait dans le canot avec les paquets et les lettres de Quiberon, puis le garçon, puis moi, — et pousse… On était tout près, et comme je faisais mine d’enlever mes chaussures, Toussaint dit : « Pas la peine… Allez, camarade, à cheval !… » Il me prit sur son dos et me déposa sur la plage. Puis on tira le canot sur le sable.

Ainsi, j’étais à Houat !…

De la grève, montait à main droite, une sorte de route sablonneuse où nous nous engageâmes.


II


Je suivais les deux hommes. Nous étions maintenant en palier. Il me semblait qu’à gauche s’étendait une lande, tandis que nous dominions la mer à droite. Bientôt, au bord de la route, j’aperçus une maison basse, qui semblait endormie profondément dans la nuit. Toussaint s’arrêta devant la porte et frappa. Nous attendîmes. On remua dans la maison ; la porte s’ouvrit ; mes deux compagnons entrèrent. Quant à moi je restais sur le seuil… J’entendis craquer une allumette : de la lumière se fit. Alors j’avançai, et je me trouvai dans une chambre assez grande, où il y avait trois lits bretons semblables à des armoires, qui paraissaient très pleins. Dans l’un, on dormait, on ne s’était point éveillé, la respiration régulière continuait ; dans un autre on se retournait en grognant. Du troisième une voix s’éleva, une voix de femme, et je compris que c’était la mère qui parlait. Elle s’inquiétait de cet étranger qui était là.

— « Il couchera dans le grenier, c’te nuit… Pas, l’ami ?… » fit Toussaint Leblanc.

Je répondis qu’oui, naturellement…

Nous étions autour d’une table ronde, au centre de la pièce, sous la lampe. Je voulus sortir mes provisions. Toussaint s’y opposa. Il avait encore du pain et du fromage. Nous mangeâmes paisiblement, tandis que la mère se rendormait.

— Au fait, je ne vous l’ai pas dit, c’est mon gendre, le gars, là… fit soudainement le brave Toussaint en désignant son matelot, lequel hocha la tête et me sourit, de même qu’à mon embarquement.

Là-dessus, Toussaint ajouta :

— Allons, j’m’en vas vous montrer vot’lit… Ah ! vous allez dormir sur la paille, pauvre homme !

Par un étroit escalier, nous gagnons le grenier ; la lumière de la lune s’y jetait par une lucarne. Toussaint me touche la main et disparaît.

Je m’allongeai, mais je ne m’endormis pas tout de suite. J’entendais la voix monotone de la mer très proche, les vagues qui se brisaient doucement sur le rivage… Ce voyage, cette arrivée, — et puis j’étais à Houat… À Houat !… Je me tournais et je me retournais sur ma couche craquante. Une sèche odeur me montait à la gorge et à la tête. Et un petit bruit incessant vrillait le silence du grenier : des insectes, sans doute, qui, tout près de moi, paraissaient remonter infatigablement, avec acharnement, des petites montres…


Quand je rouvris les yeux, à l’aube, je souris : j’étais au milieu de filets, de paires de bottes, d’une vieille carcasse de lit, de toutes sortes de choses cassées et abandonnées, et que mon sommeil fût agité, je roulais sûrement dans un tas de farine dont je me trouvais à peine à deux doigts et que je n’avais nullement aperçu la veille.

Je m’accoudai à la lucarne : quelques sillons de pommes de terre, un puits, un petit mur démoli. La mer semblait immobile, les rochers suspendus dans la brume.

Cependant, en bas, on remua ; j’entendis des galoches claquer sur le sol. Tout à coup la porte s’ouvrit, et une voix, la voix de la mère Leblanc que déjà je connaissais, cria :

— « Prenez-vous du café ou du lait chaud ?… »

— « Café !… »

Aussitôt, un moulin à café commença son bruit de crécelle.

Quand je descendis, il y avait une serviette blanche sur la table, un beau bol, la cafetière, du lait, du sucre, un petit pain ! J’étais émerveillé. Madame Leblanc, qui avait une bonne figure, me présenta sa fille, la femme du matelot, laquelle était jeune et fraîche… Je regardais autour de moi. Sur un lit s’étalait le courrier que nous avions rapporté hier de Quiberon. Peu important ce courrier ! Quelques journaux, deux lettres…

— On n’écrit pas beaucoup à Houat, fis-je.

— Oh ! mais non ! Il n’y a que le recteur et le comte de Kéras.

— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

— Un homme qui a eu une haute position. Il l’a perdue. Il s’est retiré du monde. Le v’là là avec sa femme et sa fille…

— Et qu’est-ce qu’il fait, il pêche ?

— Non. Il avait un canot, mais il l’a vendu. Ils élèvent des chèvres ; ils veulent faire une race, je ne sais pas quoi… Et puis ils ont de la volaille.

Je levai mon bol à deux mains, j’avalai la dernière goutte de mon café. Là-dessus je me mis debout et je m’approchai du lit. Je pris le journal, le Gaulois, qui était sous bande et je lus tout haut : « Madame la comtesse de Kéras. Château-fort du Goabren, île de Houat, Morbihan. »

— Alors ils habitent un château-fort ?

— Un château-fort !… s’écria la mère Leblanc. C’est un vieux fortin abîmé. Il y en a deux dans l’île, l’État les a vendus pour rien. Ça ne servait pas. Je crois bien qu’il l’a payé trois cents francs, son château-fort… Mais, dites, monsieur, vous voulez vous passer un peu d’eau sur la figure ?

Elle m’a préparé une cuvette au bout de la table… Je me débarbouille.

Toussaint entre. Il me dit bonjour. Il n’est pas content : aujourd’hui impossible d’aller à Hoedic où il a des lettres à porter. Calme plat et courants contraires… L’île d’Hoedic est toute voisine, c’est la jumelle d’Houat… Toussaint est là avec son fils, Yvon, un grand gars de dix-huit ans, déluré, à la physionomie ouverte. Ce gamin-là, parti à seize ans, a déjà fait le tour du monde.

Il me plaît et je sors avec lui.

Nous voilà dans le village. On y est affairé : on bat le blé. Au milieu des maisons, trois chevaux tournent en rond dans des pistes de paille sur des bâches étalées ; on ramassera le grain ensuite. Les femmes font le travail ; de la langue elles excitent les chevaux qui vont sans s’arrêter, d’un pas machinal.

Propre, le village. La plupart de ses petites maisons sans étage sont crépies de neuf.

Je veux voir le chemin que nous avons fait hier dans la nuit. Nous descendons à la grève. C’est là que Toussaint m’a débarqué sur son dos au clair de lune… Cinq ou six tonneaux se trouvent de-ci de-là, sur le sable.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Le vin du recteur, me répond Yvon.

Il paraît que c’est le recteur qui tient la cantine. Il vend à boire aux hommes. Il est d’usage à Houat que les hommes aillent manger à la cantine ; ils apportent de la maison une assiette avec leurs pommes de terre et leurs poissons, ils s’assoient et ils mangent ensemble en prenant une chopine. C’est une réunion : on cause, on se dit les nouvelles, on voit ceux qui sont allés sur le continent… Ses tonneaux, le recteur les envoie remplir de cidre ou de vin à Auray sur son bateau, le Grand-Saint-Gildas.

— Si on y montait, à la cantine ?… dis-je à Yvon.

— Y a point d’hommes à c’t’heure-ci…

Nous y allons quand même.

C’est une salle aux fenêtres grillées d’où l’on voit la mer. Des tables et des bancs. Nous prenons chacun un bol de cidre. Une religieuse en cornette nous passe nos bols d’une pièce voisine, par une demi-porte.

— Oui, il y a cinq sœurs à Houat… Il y en a une qui tient la boutique, elle s’occupe de l’épicerie. Une autre qui fait la classe aux filles. Une, aussi, qui est très utile : elle est pharmacienne, c’est elle qui soigne le monde. C’est qu’ici on est loin des médecins ! Aller chercher le docteur à Quiberon, — et s’il n’y a pas de vent ?… On a bien le temps de passer. La pharmacienne, elle a des remèdes pour toutes les maladies…

J’examinais les murs de la cantine. Quelques affiches manuscrites les ornaient. L’une signée de Toussaint Leblanc. C’était le tarif des commissions pour le continent… Mon Toussaint, décidément, est un des principaux de l’île. Je m’en suis déjà rendu compte ; toute sa famille, que je connais maintenant, comme lui-même, a un air respectable, vous a des façons bourgeoises de gens posés. Je suis bien tombé, j’ai eu raison de me fier à cet homme-là… À côté de l’affiche des commissions, une affiche du maire, qui défend de laisser brouter dans l’île les chèvres et les moutons sans qu’ils soient attachés à un piquet. Je lis aussi l’avis du syndic des gens de mer : l’avertir si on retrouve une torpille perdue, et, du même : formalités à remplir pour laisser à terre un homme blessé ou malade à bord, afin qu’il ait droit à une pension sur la caisse des gens de mer.

Quelque chose d’important plus loin : le tarif des transports de la marée par vapeur. Un bateau passe à Houat périodiquement, et transporte la pêche des habitants de l’île sur le continent, où elle est vendue.

J’ai l’impression qu’Houat est ordonnée, sérieuse, bien administrée. Ces gens perdus au milieu de la mer, si loin du monde, doivent former une petite république très sage, et ils doivent être heureux.


III


Je n’avais pas si mal déjeuné, avec mes provisions et le poisson bouilli que la mère Leblanc avait ajouté à mon menu. Les hommes étaient partis à la cantine. J’allumai ma pipe et je sortis pour errer un peu tout seul au hasard.

Le brouillard du matin s’était levé. Il faisait très beau. Hors du village, je regardai autour de moi. L’île semblait peu accidentée, mais en son centre elle se renflait et j’apercevais sur la partie la plus élevée un grand fort. Était-ce le château-fort du comte ? Je me dirigeai de ce côté. J’avançai à travers un champ de blé coupé, puis je fus dans la lande parsemée d’ajoncs. Plus loin, je traversai un pré peuplé de vaches noires et blanches, dont le gardien, appuyé sur un bâton, fumait sa pipe.

— Vous avez là un beau troupeau, lui dis-je.

— Ah bé ! vous n’en voyez qu’une partie, fit le vieux en secouant sa cendre. Hier, il y en avait cent quarante. Et elles ne sont pas commodes ! Elles veulent toujours aller dans le champ là-bas, dans ce champ de pommes de terre… Tenez, celle qui vous regarde, là, elle met ses deux pieds de devant sur le mur, et elle saute comme un chien. Voyez, maintenant, elle n’a l’air de rien, elle attend que je sois parti…

— C’est une coquine alors ?…

— Ah bé ! si elles sont coquines !… Elles me donnent du mal, allez. Vous savez, monsieur, — continue le bonhomme qui semble enchanté de parler, — vous savez que je suis garde-champêtre. L’autre jour, le maire a dit à l’adjoint : « On ne peut pourtant pas laisser les bêtes comme ça… » et il m’a dit à moi : « Roudil, chaque maison vous donnera cinq sous, vous allez les garder… » Il y a une soixantaine de maisons, je garde les bêtes de toute la commune, les uns en ont une, les autres deux, les autres…

Je l’interromps. Je lui montre le fort, le vaste fort désert :

— Hein, il est grand, il y a de la place là-dedans…

— S’il est grand, mon bon monsieur !… Il a coûté un million et cinq cent mille. La commune l’a racheté quinze cents francs. Le maître d’école y fait la classe…

— Mais alors, dites-moi : et le Goabren ?

— Le fort du Goabren. Oh ! c’est petit. C’est près de la mer. C’est le comte de Kéras qui y habite, avec sa dame et sa demoiselle… Pour y aller, vous prenez cette route-là, vous voyez une croix, là-bas, vous continuez, tout droit…

Je monte sur un glacis avec le garde-champêtre. D’ici je découvre l’île entière ; elle est petite. À mes pieds un rectangle blond : le champ de blé moissonné où paissent les vaches et quelques chevaux, puis le vert sombre des ajoncs ; au delà une pointe rocheuse s’avançant dans la mer qui dort sous le soleil : c’est l’ouest. En me tournant un peu, je vois le vert vif d’un champ de pommes de terre, puis le village avec son clocher, ses toits rouillés, ses petites maisons bien groupées… Ailleurs, une anse de sable. Dans la mer quelques îlots, des rochers.

Je vois aussi, sur l’eau bleue, la masse toute proche d’Hoedic, et dans le lointain, là-bas, au bout de la mer, comme un nuage, Belle-Isle et Quiberon…

Je respire de toutes mes forces. J’emplis mes poumons de cet air incorrompu, immaculé, qui ne circule qu’entre le ciel et l’océan, qui connaît à peine la terre. Je m’emplis en même temps de cette beauté, de cet éloignement, de cette solitude. La mer, la mer, tout alentour la mer. Un calme profond. Le silence.

Mais le vieux qui est debout à mon côté, et qui en même temps que moi a regardé autour de nous, ne peut pas rester longtemps sans parler :

— Vous avez vu le moulin ? demande-t-il. Et il me désigne, de son doigt tendu, les ailes du moulin… Ils y portent chacun leur blé à moudre, puis ils font leur pain chacun chez eux…

— Pas un arbre, dis-je tout haut, en me parlant à moi-même.

— Pardon, monsieur, fait le brave homme. Et il me montre, en effet, dans le village, à côté d’une maison, un arbre… Oui, c’est le seul de l’île. Il se trouve dans le jardin du recteur. On peut le voir…

Je le remercie, je m’éloigne. J’avance à travers la lande. En somme, rien n’est cultivé : à peine quelques carrés à proximité du village, mais quand on a marché dix minutes, c’est le sol inculte, naturel, tel que l’ont fait les saisons, tel que l’ont modelé la pluie, le soleil et le vent. De cette île petite, il n’y a qu’une infime partie, qui soit peuplée, habitée, marquée par la vie humaine. Le reste est libre, le reste semble aussi vierge, aussi pur, aussi primitif que l’océan qui entoure l’île. Le sentiment de cette indépendance, de cette naissance, me grise, mon cœur se gonfle ; j’ai envie de jeter des cris, de pousser un chant sauvage… Seul ! seul ! loin des hommes ! Non, je n’irai pas aujourd’hui au Goabren ! Je marche droit au rivage.

J’arrive aux rochers, de beaux rochers rouges, rouges comme le feu et comme le sang. Ils forment une crique où le sable est blanc, lisse, fin, net et sans traces, tout neuf. Peut-être n’a-t-il jamais été foulé par d’autres pieds que les miens ?… Je le contemple. Je médite… Puis, tirant mon couteau, je cueille des moules sur les rochers. Je les ouvre. Le goût amer de leur chair mouillée me régale. Enfin je m’allonge sur le sable ; couché sur le dos, les yeux au ciel, je me crois dans l’azur, j’entends la mer et les cris des oiseaux au-dessus des vagues et je sens l’âpre odeur des herbes, du varech, de la mousse et du goémon, le parfum robuste de la marée.


Quand, vers le soir, je rentrai au village, je trouvai la fille de Toussaint sur un tabouret, occupée à traire les vaches devant la maison. Elle est gaie, bien propre, coquette, comme une jeune femme depuis peu mariée. On sent qu’elle se pare pour plaire à son homme, — son homme : le matelot taciturne. Ils ont une petite fille de quelques mois, Yvonne, qu’elle a installée par terre à côté d’elle pendant qu’elle trait les vaches de son père. Elle rentre les bêtes à l’étable, puis revient. Elle m’avait confié sa fille, elle la reprend. Nous avons sorti des chaises de la maison, nous nous sommes assis dehors. La mère Leblanc est occupée dans sa cuisine.

La fille de Toussaint — elle s’appelle Germaine — Germaine fait sauter son poupon sur ses genoux en chantant :

La baleine qui tourne, qui vire
Dans son joli p’tit navire
Prenez garde à votre doigt
La baleine vous le prendra.

Et elle fait mine de mordre la menotte de son enfant qui se débat en riant.

Nous causons. Elle parle comme une dame, comme une petite bourgeoise de petite ville. Elle choisit ses expressions. Ses idées sont convenables, justes et moyennes. C’est le ton posé, l’air bien, de la famille. Et en me rappelant ce que j’ai vu aujourd’hui, l’ordre, l’organisation, la bonne tenue de ce petit coin de la terre, je me demande si ce n’est point là le ton de toute l’île. Ce rocher perdu au milieu des flots, qui serait un rocher bourgeois, c’est assez drôle. En tout cas, Houat n’est pas une île d’écumeurs, ni d’aventuriers. Chacun son petit bien, sa maison, son champ de pommes de terre, son champ de blé, ses bêtes, et la pêche qui se vend régulièrement sur le continent, et qui produit régulièrement, grâce au vapeur qui vient la prendre à jours fixes. Ces trois cents pêcheurs, isolés là dans le vaste monde, seraient trois cents petits rentiers raisonnables et tranquilles… C’est tels du moins qu’ils m’apparaissent à travers la conversation de Germaine…

Mais voilà l’heure de manger. Toussaint, qui travaillait dans son jardin, arrive, la joue gonflée par sa chique. Il vient chercher son assiette et s’en va à la cantine avec le fils et le gendre. Je reste avec les femmes, devant mes conserves.

Quand les hommes reviennent, on s’asseoit tous devant la maison. Il fait très beau. Mais Toussaint n’est guère plus content que ce matin. Aucun pêcheur n’est sorti aujourd’hui à cause du calme. « Ce temps-là me rend malade », dit le gendre découragé. Car lui, il n’a pas la ressource de Toussaint lequel, dès qu’il quitte son bateau, va dans son champ. Il n’aime que la mer.

— Fait du vent ce soir, n’en fera pas demain… dit-il en regardant le ciel fixement.

Les femmes plaisantent :

— Vous dites toujours ça, et vous avez toujours beau temps…

— C’est la peur qu’on en a, répond Yvon, le fils.

Et Toussaint, bourru :

— Je préfère du vent debout, même, à pas de vent !… D’ailleurs demain, vilain temps, vous verrez.

Toussaint serait-il pessimiste ? Le ciel est magnifique ce soir.

Tout le monde a embrassé la petite Yvonne, et Germaine est allée la mettre au berceau, à côté, à deux pas d’ici, dans la maisonnette qu’elle habite avec son mari. C’est dans cette maison-là que je passerai la nuit. Ils avaient une pièce qui servait de débarras. On l’a vidée et arrangée pour que j’y puisse coucher. Braves gens décidément…

Je commence à avoir un peu sommeil. Je n’ai pas dormi beaucoup dans mon grenier, au total.

Mais Yvon m’intéresse. Il parle de son voyage autour du monde. On l’écoute avec plaisir. Toussaint, qui change de temps en temps sa chique de joue, dont la fluxion est mobile, le regarde avec cordialité. Il pense évidemment : « Ah ! cette jeunesse !… » Sa sœur, qui est revenue, l’admire ; la mère sourit avec satisfaction. Il se sent quelqu’un, il se sent un peu supérieur à sa famille, lui qui, si jeune, a vu tant de choses qu’ils n’ont jamais vues, qu’ils ne verront jamais… Il fait le récit de régates auxquelles il a assisté à Sydney. Sydney, l’Australie, c’est loin. Mais ce n’est pas la distance qui intéresse les marins, parce qu’on fait aussi bien trois mois de mer que trois jours, c’est la même chose : mêmes spectacles sous les yeux, mêmes incidents, mêmes risques, qu’on soit dans les eaux de la Chine ou dans celles de Bretagne. On vogue sur son bateau, avec les mêmes camarades, et la vie est pareille. Ce qui les intéresse, c’est la terre, c’est ce qu’on trouve là-bas quand on met le pied sur le bout du monde au lieu de le poser ici sur le Continent, à quelques milles d’Houat… Le fils raconte. Et puis il décrit aussi tous les bateaux qu’il a vus, ceux de la Méditerranée et ceux des Indiens, ceux des Chinois, et tous les autres : felouques, chebecs, saïques, pirogues, jonques et sampans… Toussaint et le gendre sont très intéressés. Ils exposent et discutent, en hommes du métier, les raisons de la forme des coques et celles des voilures particulières à chaque mer, chaque pays.

Yvon, avec les récits de son tour du monde, donne essor aux imaginations, recule les limites de l’île, recule même celles de la mer et de l’horizon… D’ailleurs ces gens-là ne sont point bornés. C’est étrange, les fausses idées qu’on se fait. Je les aurais cru tout différents, les habitants de cette île. Ils lisent le journal comme ceux de la terre, comme les gens de n’importe quel village. Ils ne l’ont pas tous les jours, régulièrement, voilà tout. Mais s’ils ne savent pas les nouvelles de la veille, ils savent celles de la semaine dernière. Ils sont au courant de la façon dont va le monde. Et si loin, si seuls et séparés, ils font partie du monde comme les autres, rattachés qu’ils sont à la grande communauté humaine par ce fil : le Petit Parisien ou le Petit Journal, et par ceci : savoir lire.

Je vais me coucher.


IV


J’avais dormi à poings fermés. En ouvrant les yeux, je ne compris pas tout de suite où j’étais. Je me trouvais entre quatre murs blancs, dans une pièce étroite comme une cellule, ornée religieusement d’un portrait de l’évêque de Vannes, et d’une image d’Épinal représentant le roi David. En outre, sur une tablette, je voyais une statuette en plâtre de la Sainte Vierge. Mon lit était dur, et juste de ma largeur.

Un couvent ?… Non, à présent la mémoire me revenait… J’étais chez Germaine, la fille de Toussaint Leblanc, à Houat. L’île, hier, me faisait l’effet d’un village de rentiers, vue d’ici, de cette chambre, de ce lit, c’était un monastère…

Mais je ne m’attardai guère à mes réflexions : je me levai, m’habillai rapidement et sortis. Hélas, fini le beau ciel pur d’hier ! Ce matin il pleuvait : une pluie fine et serrée ; je me rappelai la prédiction de Toussaint. Il était donc sorcier ce bonhomme ? — En tout cas, bien plus fort que le Vieux Major !…

J’arrivais chez lui. Sa mine était renfrognée ; il me dit bonjour en grognant.

— Les Houattais sont ennuyés, fit sa femme tandis que je mangeais. Avec ce temps-là ils ne pourront pas battre…

Mais ce n’était pas là ce qui taquinait Toussaint. Avec cette pluie, pas la moindre petite risée ; aujourd’hui, encore, calme plat. Aujourd’hui encore il ne pourrait pas aller à Hoedic…

— Je vous accompagnerai, patron, quand vous irez.

— Si vous voulez…

— Ah ! dame ! fit la mère Leblanc, les Hoedicais ne sont pas comme les Houattais. Vous verrez un autre pays qu’ici, dame oui !

— Comment cela ?

— Ah ben ! on n’a pas le même caractère, vous savez. Les hommes sont plus portés à la boisson, et les femmes moins soigneuses… Pour ça, on n’a pas le même caractère…

Et comme le chat rentrait par le trou de la porte, elle lui dit d’un ton badin :

— Ah ! vous, vous avez votre paletot mouillé, vous n’aviez pas mis votre cape cirée…

Pour moi, je m’enveloppai dans mon caoutchouc et je partis me promener. Certes non, les Houattais ne battraient pas aujourd’hui… Ce matin, la paille était ramassée devant les maisons, maintenue par des filets et recouverte par des voiles… En sortant du village, je repris le chemin d’hier. Je me dirigeai vers le fort. J’y retrouverais peut-être mon ami : le vieux garde bavard. Aujourd’hui, il n’y avait guère autre chose à faire qu’à bavarder, ou bien trouver un abri quelque part et fumer sa pipe en songeant.

C’est ce qui m’occupa premièrement, en effet. Autour du grand fort, rien sous la pluie que les vaches ; elles broutaient paisiblement. Je descendis dans le fossé, la solitude y était complète ; le fort abandonné devenait une chose de la nature, il avait perdu sa signification humaine, il n’était plus que de la pierre, de l’herbe, des talus. Il était pareil à une ancienne ruine, appartenant à une époque disparue, et destinée jadis à un usage qu’on ne comprenait plus très bien maintenant. Je réfléchissais, en froissant d’un pas rêveur, l’herbe mouillée des douves, tandis que la pluie fine continuait.

Cependant quelqu’un passa sur le pont de bois et alla s’abriter sous le renfoncement de la porte. Je reconnus le garde-champêtre ; je le rejoignis. Je lui parlai du fort :

— Mais je l’ai vu construire, moi, mon bon monsieur. Ce n’est point d’aujourd’hui, vous savez. J’étais gamin, quand on l’a commencé, et j’ai eu le temps de grandir, puisque ça a duré dix ans. Il y avait cinq cents ouvriers ici, monsieur, et six vaisseaux autour de l’île pour leur porter les matériaux… On en faisait un autre tout pareil, en même temps, à Hoedic, et en même temps le fortin du Goabren où se trouve aujourd’hui le comte de Kéras.

— Et quand les travaux ont été finis, on a mis une garnison ?

— Non, monsieur, non, jamais. Il n’y a jamais eu un soldat à Houat… On a mis au fort des gardes d’artillerie. Et puis on l’a vendu. Je vous l’ai dit hier : la commune l’a acheté quinze cents francs.

Et le brave Roudil m’offre de visiter ce monument. Je veux bien… Quand il est parti en vacances, le maître d’école a cloué une planche en travers de la porte, pour la fermer. Le garde-champêtre ramasse une grosse pierre, fait sauter la planche, et nous entrons.


C’est vrai qu’il est immense, ce fort. Il a deux étages, chacun comptant dix chambres de quarante hommes. Un sentiment amer, l’écœurement, le découragement vous envahissent devant un aussi grand, un aussi vain travail… Hier, comme aujourd’hui, on nous menait donc mal ? On nous a donc toujours mal menés ? Nous n’avons donc jamais eu que des gouvernements d’incapables et de voleurs ? Car enfin ce travail énorme n’était pas entrepris dans l’intérêt public, puisqu’il n’a point servi. Il a donc fallu que ceux qui l’ordonnèrent fussent au service d’intérêts particuliers… Ou bien ils étaient ignorants de ce qu’ils auraient dû savoir, à un point tel qu’ils commandaient des travaux dont l’inutilité devait être démontrée le lendemain de leur achèvement ?…

Jusqu’à Houat, jusque dans cette île perdue, rencontrer des preuves aussi fortes de la sottise et de la malhonnêteté des maîtres, des chefs, de la crédulité et de la passivité, de l’imbécillité des sujets, des peuples !

En bas du fort, on remarque une grande forge et un four de boulanger. Cela n’a jamais servi. Les chambrées, où personne jamais n’a logé, sont vides ; par les fenêtres brisées, des oiseaux sont entrés, ils se sont installés ; ils s’envolent, au bruit de nos voix, ils vont et viennent d’un bout à l’autre des immenses salles. On a placé dans l’une d’elles l’école et le logement de l’instituteur. Dans une autre on a garé toutes les charrettes de la commune. La mairie est installée dans une troisième, sur la porte de laquelle on lit encore en grandes lettres : CAPITAINE. Mais aucun capitaine n’est jamais venu ici… Tout le reste est vide, tout le reste est aux oiseaux.

Nous passons dans la cour du fort où se trouve la poudrière ; à côté, des carrés de choux et des plants de pommes de terre : le potager du maître d’école… À ce moment, un grand vent s’élève et fait se balancer des tamaris qui poussent là. Du vent !… Je suis content pour Toussaint.

— Toussaint Leblanc a logé ici avant de construire sa maison, dit le vieux. D’ailleurs, aujourd’hui, il est encore entre les pierres du fort…

Oui, il paraît que tout Houattais qui bâtit une maison n’a qu’à demander au maire l’autorisation de prendre des pierres au fort… Il élève sa maison avec. J’ai bien vu, en effet, des murs délabrés, des crêtes de parapets découronnées, mais c’est aussi insignifiant qu’une carrière dans une montagne, qu’une ébréchure au sommet d’un rocher. Pour que tout le fort y passât, il faudrait que l’île entière se couvrît d’habitations. Il faudrait que sa population décuplât.

Nous sommes montés sur le rempart d’enceinte. Je regarde l’île. Il ne pleut plus, mais l’aspect est bien différent de celui d’hier. Sous le ciel noir, avec des coulées et des trouées grises, la terre semble basse, hostile et mystérieuse. Elle est entourée d’une eau foncée, opaque et lourde. La tristesse me saisit. J’imagine la désolation de cette petite terre, en hiver, dans les mauvais jours… Je pense au comte de Kéras. Que fait-il alors ? Que font sa femme et sa fille ?

— L’hiver, il reste là-bas, dit Roudil. Il ne va presque pas au village, dans les trous du chemin on a de l’eau jusqu’aux genoux.

Novembre, décembre, janvier : trois mois — au moins — dans cette tanière, sur cette pointe à côté de l’océan, au milieu des sifflements du vent, du tumulte de la mer, du fracas de la tempête !… Quelle vie ! Quelle sauvagerie !…

— Ils sont arrivés ici avec deux garçons et deux bonnes, continue le vieux. Mais ils ont vite chassé tout cela : ça coûtait trop cher. Ils gagnent quéques sous, si vous voulez, avec leurs chèvres… Elles sont connues partout, à ce qu’il paraît, ils en envoient même en Suisse, et on dit que la comtesse a des médailles, des diplômes, pour ses poules et ses canards. Ils gagnent peut-être quéques sous, mais ils ont dépensé : ce mur qu’ils ont fait, et puis des réparations (il pleuvait partout chez eux) et puis une écurie : parce qu’ils ont un âne et une petite voiture, vous savez…

Le garde-champêtre s’interrompt pour dire :

— Son mur est sur le terrain de la commune, il a pris sur le terrain de la commune, et il ne l’a pas payé… Je ne sais même pas pourquoi que le Conseil… Mais il y a plus d’un an, maintenant, c’est fini…

Tout ce que raconte Roudil à présent m’intéresse. Cet abonné du Gaulois, l’homme du château-fort, m’apparaît de plus en plus curieux. Je fais parler le vieux :

— Eh bien, et la fille ?

— La fille du comte, avant, elle gardait les chèvres, maintenant ils ont pris un garçon. Mais il paraît que c’est lui, le comte, qui fait leur cuisine… Ah ! pour ça, ils ont une bonne citerne !… Il vient l’après-midi au village. Il blague avec les uns les autres. Il va à la cantine… Et pourtant, non, il n’est pas beaucoup aimé.

Je suppose que cela choque les Houattais de voir un noble pauvre, et un noble qui mène cette vie-là. Un noble qui travaille, et un noble qui blague avec eux, cela les gêne et cela les scandalise un peu. Il a déchu, il n’est plus à sa place. Il n’appartient plus à une catégorie sociale délimitée. Il est forcément seul au milieu de ces gens qui ne l’acceptent pas comme un des leurs. Et puis il est venu du dehors, c’est un étranger, il n’est pas Houattais. Et les deux femmes, la comtesse et sa fille, doivent se tenir à l’écart, ne pas frayer avec les femmes et les filles de pêcheurs, lesquelles pensent : « Elles ne sont pourtant pas plus riches que nous », mais sentent en même temps qu’elles ne sont pas pareilles à elles. C’est une vie difficile. Ils sont contraints de rester séparés. Comment en serait-il autrement ?…


Je suis rentré. J’ai mangé : du saucisson, du poisson bouilli, des pommes de terre. J’ai vu Toussaint. Il souriait : il paraît que le vent durera, demain on ira jusqu’à Hoedic… Puis je suis reparti. J’ai envie d’aller rôder du côté du Goabren cet après-midi.

J’avance dans la terre mouillée. Le ciel est bas, le vent souffle, il m’exalte, le paysage devient tragique. Mais le chemin dont parlait Roudil, à peine si c’est une piste. J’ai dépassé maintenant la croix. Je suis en pleine lande… Des touffes d’ajoncs, une herbe maigre, un sol sablonneux d’où, de loin en loin, émerge la roche. Trois petites filles me croisent, dont les jupes longues et les mouchoirs de tête volent à la bise. Elles se retournent sans s’arrêter et me regardent, étonnées. Je poursuis ma route. Cette île prend étrangement mon cœur et le vent me fait frémir. La mer semble aujourd’hui traîtresse et dangereuse. Je vois là-bas l’écume blanche sauter sur les récifs. Je songe aux pauvres corps gonflés et livides qu’elle roule dans ses fonds, qu’elle écorche aux pierres, qu’elle crève aux pointes, aux dures aiguilles du roc. Je songe à tous les drames de la mer, aux angoisses, aux épouvantes des naufrages, à l’étouffement atroce de ceux qui se noient. Je suis haletant. Mes tempes battent. Ce vent me souffle d’horribles pensées.

Mais j’ai beaucoup marché, je m’arrête. Je me retourne. D’ici on ne voit plus le village, on ne voit plus le grand fort. Il n’y a plus rien. Rien. Quelle solitude affreuse ! Quel désert !… Mais là-bas ne serait-ce pas ce que je suis venu chercher ? Ces taches blanches, mobiles : des chèvres ? Oui… Oui certainement… Et plus loin, au-delà, le fortin sans doute : ce carré gris, caché à demi dans un creux, et entouré de rochers rouges ?… Je m’approche. C’est bien cela. Et voilà le mur dont le vieux garde parlait ; il est percé d’une porte, un écriteau y est fixé : Défense d’entrer sur cette propriété. La construction a l’air abandonné. Où sont les habitants ? Personne. Je ne vois personne. Les chèvres se sont interrompues, elles ont cessé de brouter. Elles me regardent, farouchement. Je suis intimidé. Que dirait ce vieux loup de comte, s’il me surprenait là, épiant curieusement sa retraite ? J’ai eu honte. J’ai tourné les talons et je m’en suis allé.


V


Nous sommes partis au petit jour. Quand Yvon a frappé à ma fenêtre, il faisait nuit encore. Du vent comme hier, mais très beau temps. L’aube est sans nuages.

Nous avons retrouvé le Stiren er Mor dans la crique. On l’a rejoint en barque, à la godille. Quand on a levé l’ancre, la chaîne a fait un grand bruit dans le silence. Yvon a hissé le foc. On est sorti de la baie et le vent nous a soufflé aux oreilles. Je suis debout contre le mât. Je regarde l’horizon très clair. Le ciel est nacré, strié de mauve, de longues traînées comme des algues. Puis du rose naît, et du vert. Puis le fond devient d’or, et tout à coup, éclatant, formidable, triomphal, le soleil surgit de la mer. Mousse, tourné vers cette boule de feu, aboie de toutes ses forces, Mousse, c’est le chien d’Yvon, une petite bête agitée. Le soleil monte. Le père Leblanc le regarde avec une certaine sympathie ; il enlève son béret, en retire sa chique et se l’enfonce dans la bouche. Cependant il n’est pas absolument content, et après avoir dit : « Il fait beau… beau tout à fait… » il ajoute, en faisant une grimace : « Grand soleil, petit vent. »

Yvon qui tout à l’heure mangeait un gros bout de pain, après avoir bu un coup d’eau fraîche à la dame Jeanne, roule une cigarette. Maintenant il joue avec son chien, pour me montrer. Il tape sur le bordage, en disant : « Marsouin, marsouin ! » Alors Mousse court d’un bout à l’autre du bateau en aboyant, furieux. Car il est l’ennemi des marsouins, des marsouins terreur du pêcheur, des marsouins qui mangent tout, qui dévorent le filet avec le poisson.

Nous marchons, le courant porte sous Hoedic qui se rapproche rapidement.

Je regarde l’eau si calme, si unie, si pure, et je lance à Toussaint : « Bon temps pour la pêche ?… »

Il fait la lippe, hausse une épaule : « Peuh ! le poisson ne travaille pas, l’eau est trop claire, il voit les mailles… »

Nous sommes tous les trois, Toussaint et Yvon ; le gendre est resté à la maison. Yvon n’est point taciturne comme le gendre, comme son beau-frère ; lui, au contraire, il aime à parler. Il parle d’Hoedic : ce n’est pas là qu’il se mariera. D’ailleurs jamais les Houattais et les Hoedicais ne se sont mariés ensemble. Chacun dans son île. Ceux d’Houat ne se plaisent pas à Hoedic, ni ceux d’Hoedic à Houat. On se marie entre soi. Il n’y a que trois ou quatre noms de famille dans chaque île, tout le monde est cousin. Et personne de l’île ne s’en va sur la côte, ni personne de la côte ne s’en vient dans l’île. On naît, on vit, et on meurt à Houat ou bien à Hoedic.

Toussaint approuve, hochant la tête, et lentement il répète la phrase de sa femme, l’autre matin : « Dame, eux et nous… eux et nous, on n’a pas le même caractère… » Puis il regarde fixement l’île qui est maintenant tout près, et il donne des coups de barre pour éviter les récifs…

Je vois une terre sablonneuse, une dune à l’aspect ingrat. Nous abordons. Je marche. Yvon est resté à bord avec Mousse. Il va laver le pont pour s’occuper. Le père Leblanc, après avoir débarqué ses ballots, une caisse, trois sacs, sur un rivage qui semble tout à fait sauvage, s’en va je ne sais où. Je suis seul, j’avance dans un sable sec, où je n’aperçois même pas d’ajoncs, mais seulement des touffes de plantes piquantes, pauvres, auxquelles il ne faut presque rien pour vivre. Le soleil me tape sur la tête, la réverbération me pique les yeux. Je croise quelques naturels. Ils me disent tous bonjour, cordialement. Ils vont pieds nus, vêtus juste d’une chemise et d’un pantalon. J’engage la conversation. Ils me suivent. Ils ont l’air inoccupé, frustes et hospitaliers cependant. Me voilà tournant dans l’île, me déplaçant péniblement dans le sable qui enfonce. Le village est disséminé. Il n’est pas rassemblé comme à Houat. Je vois un bâtiment carré : la mairie… une église, un sémaphore… tout cela s’ensable, le sable monte. Il n’y a pas de terrain stable. On cherche le roc.

L’aspect est plus pauvre qu’à Houat, moins administré, moins tenu. Le grand fort est en ruines. Ici ce n’est pas la commune qui l’a acheté, c’est un monsieur de Quiberon. Alors les Hoedicais le démolissent peu à peu, pierre à pierre. Ils en emportent ce qu’ils peuvent. Le pont de bois a disparu, les escaliers sont partis, tout s’en va.

Ces pauvres gens sont autour de moi, bonnes gens, l’air un peu ivrogne, c’est vrai. Nous allons à une cantine. On boit, on boit à la bouteille, sans façons. Là encore ce n’est pas comme à Houat. C’est sale. Des coquilles de crabes, des arêtes et des têtes de poissons traînent par terre, il y a des mouches. Justement, dans la société avec laquelle je suis attablé, se trouvent le maire et l’adjoint. Ils se plaignent de l’abandon où on les laisse. Ils voient que j’ai un petit Kodak. Ils regrettent que, personne, jamais, ne les photographie. Il n’y a pas de cartes postales d’Hoedic… Eh bien, je vais faire leur portrait ! Les voilà enchantés. Ils sortent, ils se groupent, l’un d’eux va chercher son gosse, deux ou trois prennent à la main une bouteille, un verre. J’enverrai la photo au maire.

Puis nous causons.

Quand je dis : « Vous ne vous mariez pas avec ceux d’Houat… » ils font la grimace. Le ressentiment du pauvre contre le riche… Et quand je dis : « Il y a plus de sable à Hoedic qu’à Houat… » ils ajoutent : « Et ce n’est pas le même sable ! À Houat, il y a du sable rouge… »

De retour au Stiren er Mor, je retrouve Toussaint et Yvon. On hisse la voile, on démarre. Il y a cinq ou six Hoedicais qui nous regardent, alignés sur la triste plage.

Je dis à Toussaint Leblanc : « Ils sont bien pauvres… » Il me répond : « Ils boivent tout à la cantine… »

L’éternel argument du riche contre le misérable, de celui qui possède à l’égard de celui qui n’a rien. C’est sa faute… Toussaint Leblanc, qui pourtant est un brave homme, ne tient pas compte de la différence du sol à Houat et à Hoedic, de la terre ingrate, de la vanité ici de l’effort. Il ne voit pas qu’ici, à Hoedic, tout porte au découragement, et il ne se dit pas que l’alcool ou le vin donnent l’oubli…


VI


Je suis retourné au Goabren. C’est curieux, l’attraction que cet endroit exerce sur moi. Mais aujourd’hui le temps était radieux, je n’avais point de sombres et tragiques pensées. L’île ne me semblait pas mystérieuse, la mer me paraissait amie. Une grande torpeur envahissait tout. La lande était engourdie, au milieu de l’océan qui dormait, immobile et chaud.

Le fortin m’a paru moins hostile : les rochers qui l’entourent ne sont pas rouges, ils sont roses. Les chèvres m’ont regardé avec indifférence. Je me suis assis sur une pierre au soleil, puisqu’il n’y a pas d’arbres et que l’ombre est inconnue dans cette île. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, songeur. Les chèvres avaient fini par s’habituer tout à fait à moi, elles venaient jusque près de mes pieds, tirer du sol des pousses, de leurs longues dents. C’est vrai que ce sont de belles bêtes et qu’elles ne ressemblent pas à des chèvres ordinaires…

Il ne se passait rien dans le fort. Comme l’autre jour, on l’aurait cru inhabité. Mais tout à coup il est arrivé quelque chose, une chose que je n’attendais pas : la silhouette d’une femme s’est montrée, elle s’est avancée un peu dans la direction de la mer, elle a paru la considérer un instant, et puis elle est rentrée.

L’attention, l’avidité presque, avec laquelle j’ai regardé cette apparition est singulière. La forme était longue, gracieuse. Elle portait une robe blanche et un grand chapeau de paille avec des rubans qui flottaient. Je n’ai pas du tout distingué son visage, elle était trop loin. Je ne pense pas qu’elle m’ait vu. Ce doit être la fille du comte.

Je suis resté là longtemps encore. Sans doute que j’escomptais une nouvelle apparition. Mais ce fut tout. Le petit fort a repris son aspect abandonné. Pourtant il n’était plus pareil à mes yeux. Je savais qu’à l’intérieur respirait cette grande jeune fille, que ses salles basses et sombres étaient éclairées par une robe blanche.

Je me suis éloigné. Je suis allé à la plage que j’avais découverte le lendemain de mon arrivée, cette plage de sable vierge entourée de rochers sur lesquels j’avais cueilli des moules… Je me suis dévêtu, et je me suis baigné : l’eau était délicieuse ; après ce soleil brûlant, la fraîcheur du bain était voluptueuse. J’en suis sorti cependant, et me suis allongé sur la grève. Comme l’autre jour, j’ai noyé mes yeux dans le ciel, et j’ai rêvé à perdre haleine. Je ne sais pas pourquoi cette jeune fille m’a fait penser à Fleur-des-Bois. Fleur-des-Bois, l’héroïne des Boucaniers, un roman que je lisais quand j’étais enfant, dans un très ancien journal illustré, l’Omnibus, que ma grand’mère me donnait pour me faire rester tranquille. Il y avait des gravures qui représentaient Fleur-des-Bois, l’une entre autres où elle dormait dans une forêt au pied d’un arbre, sous la garde d’un nègre, fidèle comme un chien. Elle était aimée du Chevalier. On rencontrait aussi, dans ce roman passionnant, Montbard l’Exterminateur et, si je ne confonds pas, la prise, par la flibuste, d’une ville qui s’appelait Santiago. J’adorais Fleur-des-Bois, quand j’avais dix ans… Et maintenant il me semble que sur les images, elle avait un chapeau tout à fait pareil à celui que portait cette jeune fille… Dieu ! que je l’ai aimé, le chapeau de Fleur-des-Bois ! D’ailleurs tout ce qui la touchait et tout ce qu’elle disait me mettaient dans l’extase.

J’ai rêvé à cette jeune fille… Mais d’abord, voyons, quand je pensais que cette apparition je ne l’attendais pas, était-ce juste ? Je croyais ne pas l’attendre, je ne m’étais pas aperçu, je ne savais pas que je l’attendais… Cependant par quoi étais-je attiré vers le Goabren ? Vers qui mes pas m’y portaient-ils d’instinct ? La raison de cette attraction indéfinissable ? Pourquoi étais-je allé m’asseoir là, sur cette pierre au soleil, pendant des heures, avant qu’elle ne parût ?… Est-ce que je n’attendais pas ? Est-ce que je ne l’attendais pas ?

Je suis retourné au village, plein de réflexions. Je n’aurais pu dissimuler aux yeux de la famille Toussaint, ils auraient remarqué mon air absorbé. J’ai prétexté la migraine, j’ai dit que le soleil m’avait fait mal, et je suis allé me coucher sans m’être mêlé à la conversation du soir devant la porte.

Mais il s’est produit pourtant une chose extraordinaire. C’est demain que Toussaint Leblanc et le gendre vont faire les commissions et chercher le courrier au continent. Je pensais quitter Houat demain matin, je n’en avais pas encore parlé, mais je suppose que les Leblanc le croyaient aussi. Cependant, quand Toussaint a dit que demain il allait à Quiberon, au lieu de lui répondre : « Je vous accompagne », je lui ai demandé de passer chez le marchand de couleurs et de me rapporter des toiles. Ça m’a pris tout à coup, cette envie de peindre. J’ai plus envie de peindre que d’écrire. J’ai ma boîte et un carnet à croquis ici, mais je n’avais guère l’intention d’y travailler. Pourquoi ?… En somme on peut fort bien vivre à Houat — et c’est très beau… J’ai prié Toussaint de me rapporter des provisions en même temps.

Et il m’est venu une idée. Germaine, la fille des Leblanc, est charmante, et elle est bien aimable avec moi. Mais enfin je ne veux pas l’encombrer ; tout de même on n’est plus chez soi, quand on loge un étranger… Si j’essayais d’habiter dans le grand fort ?… J’en parlerai à Toussaint à son retour. Je ferai un petit don à la commune, et le maire m’accordera peut-être l’autorisation ?…


VII


C’est arrangé. J’ai la permission. L’affaire s’est conclue à la cantine. Toussaint Leblanc était là, car il est adjoint, — ce que j’ignorais, — avec le maire, un pêcheur sérieux et qui porte la barbe : le seul d’ici, je crois, car ils sont tous rasés. On a bu une chopine — ils ne sont vraiment pas buveurs — et on a topé là. Ils n’ont même pas voulu entendre parler d’un loyer. C’est tout simple : le maître d’école est au Continent, il rentrera seulement le 15 octobre. Je n’ai qu’à m’installer à sa place dans le fort, cela ne dérange personne… En sortant de la cantine, je suis passé à la boutique de la bonne sœur, et j’ai demandé des cigares, les plus luxueux de l’île : ce sont des demi-londrès. J’en ai offert une douzaine au maire et autant à Toussaint. Ils étaient ravis et reconnaissants, mais un peu scandalisés d’une telle prodigalité.

À la cantine, en même temps que nous, se trouvait un ivrogne. On refusait de le servir. Il insistait. Il répétait d’une voix pâteuse : « M’sieu l’recteur… M’sieu l’recteur… a pas dit… a pas dit… » J’ouvrais de grands yeux. Mais on m’a expliqué : « Ce n’est pas un Houattais, c’est un ouvrier d’Auray, un couvreur. Ceux d’Houat, on ne les rationne pas, ils boivent ce qu’ils veulent, puisqu’ils n’abusent pas. Celui-là il se saoûle, et il fait du potin quand il est saoûl, et il insulte les sœurs. Le recteur a dit qu’on lui serve six sous de goutte le matin, et un litre de vin en mangeant. « J’crois qu’il peut bien se contenter avec ça… » dit le maire en tirant sur sa barbe.

J’ai opéré mon déménagement avec Yvon. Ce n’était pas bien considérable. J’étais chargé de mon attirail de peintre et de ma musette à provisions, et lui il portait mes sacs. Pas très loin, mais c’est égal, nous avions chaud. Et j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas pris une bouteille de cidre. Nous aurions volontiers fait une libation en l’honneur des dieux lares de mon nouveau logis, afin de me les rendre favorables.

Donc, je suis dans la salle d’école des petits gars d’Houat, laquelle sert en même temps d’appartement à leur instituteur. C’est vaste. De grandes fenêtres grillées ouvrent sur le fossé du fort ; mais la lumière ne va pas jusqu’au fond de la salle où règne un apaisant demi-jour. Il fait une fraîcheur délicieuse. Le mobilier est tout à fait simple ; dans un angle sont rangés les tables et les pupitres des enfants avec le tableau noir ; au mur une grande carte de France : les cours d’eau, et un placard de propagande en couleurs contre l’alcoolisme. À l’autre extrémité, l’installation personnelle du maître : un lit-cage, une armoire et une table de cuisine, deux chaises de paille, et sur une tablette une cuvette et un pot à eau. Mais j’ai trouvé aussi une lampe, sur laquelle je pourrai faire cuire mes œufs, me faire du thé et du café, et une casserole. À la tête de son lit, mon prédécesseur a piqué une photographie d’amateur : un groupe de Bretons dans une cour de ferme, — probablement sa famille.

Je ne sais pas si cela tient aux gros barreaux des fenêtres et au fossé qu’on voit derrière : j’éprouve un peu l’impression d’être en prison. Le silence du fort est profond, l’épaisseur des murs énorme. On est accablé par cette masse formidable de pierres, de plâtre, de ciment et de terre accumulée au-dessus de votre tête : j’ai vaguement l’idée que je vis dans une grotte, sous une montagne. Mais tout cela, c’est de l’imagination, et certainement je m’habituerai vite à mon logement. Le soleil éclaire le fossé, de onze heures à trois heures, et j’entends dans l’herbe le chant des grillons.

D’ailleurs tout le fort est à moi. Mon cœur se serre un peu quand j’avance dans ces longues et sombres galeries voûtées où mon pas résonne trop, et où je devine que mon approche fait s’enfuir toutes sortes de bêtes qui sont ici chez elles ; mais si je sors dans la cour, quel éblouissement !… Là enfin je vois le ciel, que je ne puis apercevoir de ma chambre, caché qu’il est par les hauts talus du fossé. Et que je monte sur les remparts, je découvre toute l’île et toute la mer !… Et, par là, c’est le Goabren…

Dans la cour du fort, il y a une pompe qui fonctionne encore très bien. J’ai de l’eau autant que j’en veux.


VIII


Quand je reste un jour ou deux complètement seul, sans parler à qui que ce soit, sans voir âme qui vive, j’en arrive à une concentration sur moi-même qui ressemble presque à de l’hébétement. Je fixe longtemps les choses, je deviens sourd à tous les bruits. Je ne m’ennuie pas ; il me semble plutôt que j’approche du non-être, et je conçois l’état du fakir. D’ailleurs, je me suis mis à peindre comme une brute, car précisément je n’ai pas le moindre désir d’écrire, mais j’écrase des couleurs sur ma toile avec un plaisir sauvage. J’ai trouvé un coin superbe : au pied d’une petite falaise, une douzaine de rochers, mouillés par la mer, ronds, noirs et luisants comme des dos de morses qui folâtreraient dans la vague et, plus près de terre, d’autres pierres dont les formes, au contraire, sont infiniment bizarres, et où l’on peut voir tout ce qu’on veut : têtes de lions, sphinx, chiens, suppliants, et même une figure d’Hercule magnifique. L’eau va et vient là-dedans, siffle, bondit, et tire au soleil des feux d’artifice admirables. Je me régale… Devant moi, la mer s’étend jusqu’à l’infini, nue et sublime, sans une terre et sans une voile.

Quand j’ai passé tant d’heures, ainsi, dans la solitude, j’ai envie de crier, de remuer, de rire, de me battre. Il faut que je me dégourdisse. Je descends au village. J’entre à la cantine. J’offre une tournée générale aux bonnes gens qui sont là. Je crois même que je deviendrai vite très populaire. Mon genre a plu. Ils sont flattés que je trouve Houat si bien, et puis mon installation, à la bonne franquette, comme ça, à la place du maître d’école, tout seul dans le grand fort, cela leur va. Je ne suis pas fier, je ne suis pas un étranger comme les autres. En outre, je pense que Toussaint Leblanc, qui est écouté dans l’île, ne me dessert pas. Je sors de la cantine, j’entre chez la bonne sœur pour renouveler ma provision de tabac : causette. Puis je vais voir Germaine, je caresse sa petite Yvonne, je dis bonjour à Mme Leblanc, et si Yvon n’est pas trop occupé, je l’emmène faire un tour avec moi. Nous nous entendons très bien. C’est un brave petit. J’écoute tant qu’il lui plaît ses histoires de l’Océan Indien et du Pacifique, et moi, je lui parle de Paris qu’il ne connaît pas et dont il est curieux : il est le seul visiteur de mon logis. En buvant tranquillement un bol de cidre il regarde mes toiles, et il me dit des choses pas bêtes. Quant à Roudil, le garde-champêtre, je ne le vois plus, il mène paître ses vaches d’un autre côté, elles ne trouvaient plus rien à manger par ici.

C’est une vie paisible, une existence quasi monastique, qui convient assez à mon caractère. Je n’ai jamais été modéré. La passion me domine, les crises se succèdent au cours de mes jours. Il m’est arrivé de me donner entièrement au monde, ou à la débauche, ou à l’amour. Aujourd’hui je me livre sans restriction à la solitude. Vais-je m’incorporer complètement à la nature, vais-je devenir comme un fragment animé de cette île ? Quand je suis devant ma toile et que je peins, il me semble que je deviens pareil au soleil, à la lande, au vent et à la mer.


IX


Je travaillais. C’était le matin. Le ciel était encore doux et pâle ; l’eau était d’une couleur délicate comme un duvet d’oiseau. Je la contemplais avec extase, et j’essayais d’en rendre l’éclat et la finesse. J’étais absorbé, j’étais saisi par mon démon, et rien n’existait plus pour mon esprit, ni pour mes sens. Cependant je perçus derrière moi un bruit léger et je me retournai machinalement… Alors je crus que j’étais devenu subitement fou, ou bien que je rêvais tout éveillé ; je me frottai les yeux. Mon cœur se mit à battre démesurément, mes mains tremblèrent. Sur un rocher, dressée, immobile et toute blanche, et se détachant sur le ciel, elle était là. Elle était là, celle à qui je pensais sans cesse sans me l’avouer ! Celle pour qui j’étais resté dans l’île, et pour qui peut-être j’y étais venu, celle que j’avais à peine entrevue une minute, que je n’avais point approchée, à qui jamais je n’avais parlé, et que j’aimais…

Je n’avais pas bougé. Je m’étais retourné vers la mer que je regardais avec égarement, je poussais des soupirs, j’étais en proie à un grand trouble. Je la sentais derrière moi et elle me regardait silencieusement. Enfin je posai ma palette sur ma boîte. Je me levai et m’élançai. Poussé par une force inconnue, je crus que j’allais tomber à genoux comme devant une Vierge… Cependant elle était devant moi, me dominant, et telle que sur un socle. Les bras levés avec extase, je la contemplais. Je découvrais son visage qui était merveilleusement beau, et dans lequel, tout de suite, deux yeux immenses, clairs et profonds comme le ciel, me frappaient, ainsi qu’une bouche fraîche, puérile, et dont la lèvre supérieure avançait un peu, mobile et sensible. Du chapeau de Fleur-des-Bois, des boucles blondes s’échappaient. Elle ne faisait pas un mouvement, mais elle me regardait avec une attention, une gravité surprenantes.

Enfin je lui tendis la main pour l’aider à descendre. Elle s’y appuya et sauta légèrement sur le sable. Puis elle fit quelques pas dans la direction de ma toile qu’elle examina curieusement, ainsi que mon chevalet, mes pinceaux et toute mon installation. Là-dessus elle reporta les yeux sur moi d’un air intrigué, et demanda vivement :

— Que faites-vous donc ?

Je répondis :

— Je peins.

Elle fronça les sourcils, se mordit la lèvre, parut chercher, et reprit :

— Qu’est-ce que c’est ?…

Je la regardai avec stupeur, en m’écriant :

— Vous ne savez pas ce que c’est ?

— Non…

Je lui expliquai qu’avec mes pinceaux, à l’aide des couleurs qu’elle voyait sur cette palette, j’essayais de reproduire l’aspect des choses.

Elle semblait fort intéressée. Elle réfléchit une seconde, puis elle dit :

— Pourquoi faire ?

Je demeurais interdit, mais elle était penchée, attendant ma réponse :

— Pourquoi faire ?… Pour m’amuser… fis-je.

Elle se mit à rire. Puis elle examina mon tableau, reconnut la mer, mais ne dit mot.

À présent, appuyée contre un rocher, elle laissait ses regards errer sur les eaux. J’avais dans l’oreille le son incroyablement pur de sa voix, je l’écoutais se prolonger en moi, puis je regardais la bouche candide dont cette voix s’exhalait, le cou fragile, d’une blancheur de lait, les roses des joues, teintes par la marche, la grâce infinie de son attitude, et j’étais comme dans un songe.

Cependant elle se tourna vers moi, leva ses grands yeux vers les miens, eut un petit frémissement de la bouche et demanda :

— Mais pourquoi êtes-vous venu à Houat ?

Je lui répondis aussitôt avec feu :

— Ce matin, j’ignorais encore pourquoi. Et je viens de l’apprendre.

Cette singulière réponse ne sembla pas la surprendre ni la troubler. Mais ses yeux devinrent d’une douceur infinie et elle soupira :

— Je savais que vous étiez à Houat, murmura-t-elle enfin. Mon père avait parlé d’un étranger. Aucun étranger encore n’était venu ici.

Elle se tut et parut se perdre dans ses réflexions. Elle regardait fixement le sable.

J’étais adossé à une roche en face d’elle, et maintenant un grand calme, une sérénité délicieuse descendaient en moi. La mer était paisible. Une petite brise fraîche passait sur nous. J’aurais pu me croire seul au monde avec cette jeune fille adorable et d’une innocence si parfaite qu’elle était avec moi telle que si elle m’eût toujours connu. Je ne pus me retenir de prendre sa main dans la mienne et de la presser. Elle sortit alors de son rêve et m’illumina de son regard, et me sourit suavement ; puis, m’ayant adressé un signe de tête gracieux, elle sauta légèrement sur la pierre où elle m’était apparue, et elle s’évanouit.

J’écoutai un instant son pas s’éloigner. Puis je portai à mes lèvres la main qu’elle avait touchée et je la baisai avec ivresse.


X


J’étais rentré au fort. J’avais gagné ma chambre et m’étais jeté sur mon lit. Aussitôt je m’étais endormi profondément, comme si les émotions inouïes de cette matinée m’avaient épuisé.

Je m’étais éveillé vers le soir. J’avais ouvert une boîte de conserves et j’avais mangé. Puis j’étais sorti un peu dans la cour, et j’avais vaguement contemplé les étoiles, mais j’étais revenu vite à mon souterrain, et je m’étais rendormi.

Le lendemain, un soleil radieux montait au-dessus de l’île. Dès l’aube je marchais à travers champs. J’allais à grands pas, le cœur plein à déborder, dans une puissante allégresse. Le monde me semblait d’une beauté neuve, primitive, innocente. Je sentais voluptueusement glisser mon sang dans mes veines, mon cœur battait régulièrement, ma poitrine se gonflait de lumière. Au centre de la mer sans rides et dans l’île éclatante, j’avançais, jeune, triomphal, immortel.

J’étais allé m’asseoir au milieu des rochers, là où je l’avais vue hier, et maintenant j’attendais. J’attendais qu’elle parût, mais paisible et sans impatience, car je n’en doutais point : elle viendrait. Comme hier, je la verrais tout à coup s’ériger sur cette roche, pareille à une statue dans la splendeur du matin.

Je m’étais remis à ma toile, et, l’œil à demi fermé, j’épiais des mariages de tons délicieux à la surface de l’eau. Il n’y avait pas d’autre bruit que le murmure timide des vaguelettes qui se poursuivaient en jouant sur la mousse des mers. L’Été avait endormi le vieux Neptune qui avait laissé choir son trident dans l’abîme. Je souriais doucement.

Cependant, j’entendis un petit bruit qui me sembla un autre que celui d’hier. Je me retournai. Et sur la roche où je l’attendais, je vis, au lieu d’elle, campée sur ses quatre pattes, et qui me regardait, la barbe ironique, une chèvre, une belle, une satanique chèvre blanche et noire. J’étais interloqué. Après m’avoir considéré, la bête disparut. Mais un pas léger s’approcha, et ce fut elle-même aussitôt, elle-même souriante, rose de la course, agile et gracieuse, qui sauta près de moi, suivie de sa compagne, avant que j’eusse seulement remué, et qui me cria gaiement :

— Bonjour !

Elle ajouta, sa main droite posée entre les cornes de la chèvre :

— Voilà ma favorite. On la nomme : Laouen, parce qu’elle est toujours contente[1].

Je souris à demi, disant :

— Et vous : Laouen ?

Un voile passa sur ses yeux, et feignant de ne pas comprendre ma question, elle répondit :

— Je m’appelle Anne.

Elle s’était assise sur le sable, simplement, et caressait doucement sa chèvre. Comme hier j’avais naturellement posé mes pinceaux et je la regardais. Mon regard la gêna peut-être, car elle dit :

— Voyons, peignez un peu…

Je m’assis sur mon pliant et me remis au travail. Mais je n’y étais guère attentif. Pourtant, à chaque touche sur la toile, elle applaudissait, elle s’exclamait :

— Comme c’est drôle ! comme c’est drôle ! C’est donc ainsi que vous faites !…

Je me retournai de son côté. Elle souriait, de cette bouche charmante d’enfant et qui, entr’ouverte, découvrait des dents éblouissantes. Elle levait sur moi de grands yeux émerveillés, et il me semblait qu’elle me considérait un peu comme un magicien. Cependant je ne l’effrayais point. Et d’ailleurs je le lui demandai.

Elle devint sérieuse et elle répondit : non, en haussant les sourcils, comme si elle n’y avait pas encore songé ; elle trouvait tout à coup étonnant qu’en effet je ne l’intimidasse pas davantage. Puis cette réflexion lui fit baisser la tête, elle était confuse.

Je lâchai décidément ma peinture et je courus m’asseoir près d’elle. Alors, elle releva son visage, et les rubans flottants de son grand chapeau s’agitèrent. Je lui racontai l’histoire de Fleur-des-Bois, qui portait un chapeau pareil au sien, et à laquelle j’avais tant songé quand j’étais un petit garçon.

Elle m’écoutait avec un air de plaisir qui me ravissait. Mais quand je lui dis qu’à côté de la Fleur-des-Bois elle était, elle, la Fleur-de-l’Île, elle remarqua qu’elle n’avait jamais vu de bois. Et elle me confia qu’elle était venue à Houat toute petite, et qu’elle n’en était plus jamais sortie.

En l’entendant, je fus profondément touché. Voilà donc pourquoi, hier, en me voyant peindre, elle ne comprenait pas ce que je faisais… Cette jeune existence s’était toute écoulée entre les limites de cette petite terre. Ah ! quelle âme neuve, que de choses à lui découvrir, et en elle quelle mine vierge de sensations, d’émotions, de vie !… Tout apprendre à ce cœur et lui dévoiler le monde !… Mais, cependant, comme elle était pleine d’élégance native, et combien à cette spontanéité, à ce naturel d’exquise sauvageonne se mêlaient de distinction, de politesse, de souvenirs inconscients d’une race ancienne et raffinée !

Je restais silencieux, je la considérais avec émotion, avec admiration, telle qu’une fleur d’un parfum unique.

Elle, au contraire, s’était mise à parler, d’abondance, et de tout son cœur, comme quelqu’un qui a toujours gardé le silence, et qui s’ouvre un jour, qui s’épanche, et laisse déborder son âme. Je l’écoutais avec délice. Elle me contait sa vie entière, son enfance, et comment elle avait grandi ici, seule à la pointe de l’île entre son père et sa mère… C’est sa mère qui lui avait appris à lire, à écrire et à compter, à coudre, à broder. Quand elle était toute petite, et qu’ils étaient encore sur le Continent, dans un grand château près de Vannes, elle avait une vieille nourrice, une bonne vieille qui lui faisait beaucoup de contes. Et elle avait un livre de contes de fées aussi, dans lequel elle apprenait à lire. D’ailleurs elle n’avait jamais lu rien d’autre, sauf son Atlas et son histoire sainte, car son père et sa mère possédaient des livres, mais ils ne les lui donnaient point. Quelquefois, cependant, il arrivait que M. de Kéras laissât traîner son journal, elle l’avait regardé. Il était question d’une foule de choses qui n’avaient point de signification pour elle. Cela la laissait indifférente. Elle avait, au contraire, la tête pleine de la Princesse Carpillon, de Belle-Belle, de la fée Tulipe, de Finette, du Prince Marcassin. Elle avait lu et relu son livre tant de fois que tous les personnages en étaient devenus les chers compagnons de son existence, et qu’elle parlait d’eux comme s’ils étaient vrais. Elle parlait aussi de ses chèvres qui l’intéressaient et qu’elle aimait… Et puis elle me décrivait la vie dans l’île, les saisons, l’hiver surtout, l’hiver, quand elle était bloquée au Goabren, qu’elle ne pouvait pas sortir, parce que l’île, alors, n’était plus qu’un vaste marécage, les jours courts et sinistres, et la mer méchante, la tempête, le sifflement des vents, les coups de tonnerre de l’eau dans les couloirs des roches, et les nuits effrayantes où, tenue éveillée par l’affreux déchirement de la nature, elle tremblait dans son lit, pensant à tous ceux qui voguaient sur la mer et priant pour eux. On restait sans nouvelles des Houattais, pendant des semaines, on n’en savait rien. Enfin arrivait une éclaircie, le comte pouvait aller jusqu’au village. Quand il revenait, c’était toujours très triste : il y avait eu des barques perdues et des pêcheurs noyés.

Elle me parlait, les yeux levés sur moi, si grands, si purs, si confiants, si sincères que je soupirais d’émotion et que j’avais envie encore de me jeter à ses pieds et de baiser le bas de sa robe. Elle se confiait à moi. J’étais son frère. Cet inconnu, qui était venu dans l’île, était celui à qui elle avait à parler. Il lui semblait qu’il fallait me dire tout, m’ouvrir son cœur. Elle le faisait spontanément, naïvement, et elle me parlait comme jamais de sa vie elle n’avait parlé à personne. Et moi, je l’écoutais comme jamais de ma vie je n’avais écouté personne. J’étais suspendu à ses lèvres, je buvais cette voix pure comme un cristal. Il me semblait entendre le son même de son âme. Ce que j’entendais dépassait les paroles, les objets, le réel. C’était le plus profond d’elle-même qui s’exprimait, qui s’exhalait, dans une musique adorable… Je m’étais déjà donné entièrement à elle ; j’étais transporté ; j’étais élevé au-dessus de la terre et de moi-même. Il n’y avait plus de barrières entre nous : nous étions cœur à cœur. Divinement nos âmes se parlaient, et nous volions en plein ciel, dans l’infini ciel bleu sur l’infinie mer bleue…


XI


J’étais dans mon lit, la nuit, au milieu du lourd silence du fort. J’avais les yeux clos, mais je ne dormais pas : le bonheur me tenait éveillé. Insomnie que je bénissais. Car j’étais encore avec elle… Anne ! Je ne l’avais point quittée. Nous étions à côté l’un de l’autre, sur le sable, dans cette anse étroite, et pour moi comme une baie du Paradis. Je respirais son parfum. Je baignais dans l’atmosphère divine que créait sa présence, tout devenait d’une beauté surnaturelle, tout rayonnait, tout était suave et harmonieux… Je la regardais : qu’elle était belle, et comme ses gestes étaient parfaits ! Elle était debout. Je l’admirais, grande, fine, délicate, élancée, ses deux bras tombant si naturellement le long de son corps, aux mouvements si simples, si libres et si aisés. Elle n’était pas une créature épanouie, pareille à un beau fruit mûr, velouté et savoureux, sensuel et voluptueux. C’était une jeune fille, pleine encore des grâces de l’enfant, déjà femme cependant, et sous sa fragile apparence, robuste, nourrie par la mer, fortifiée par le sel de l’air, ayant poussé dans la nature et, comme une liane, flexible et résistante.

Elle était assise. Je l’admirais. Elle était assise, la tête un peu penchée, s’inclinant comme une rose trop lourde, le buste long et d’une ligne pure, avec ses deux seins mignons de vierge que je devinais sous la blanche étoffe. Chastement, je la déshabillais : une adorable nymphe de Jean Goujon naissait. Je regardais ses attaches fines, ses mains petites, ses petits pieds. La race était inscrite partout sur elle. Et jusqu’en cet îlot perdu, sa mère, qui l’avait élevée, avait dû conserver ses anciennes habitudes de femme élégante : Anne était fraîche et nette comme une Anglaise, sa robe était immaculée.

Je ne savais plus si je dormais, si j’étais éveillé. Mon songe m’emportait. Anne était penchée sur moi : je me perdais dans ses yeux. Sur son visage, j’épiais la moindre de ses impressions : tout s’y lisait. Un sourire voltigeait sur ses lèvres enfantines : il se posait à peine, puis s’envolait. L’âme s’ouvrait entièrement, puis soudainement se repliait, infiniment confiante, infiniment farouche. Mon regard la caressait, la flattait, la charmait, mais parfois, subitement, elle restait interdite, vaguement effrayée, parce que je lui avais souri avec trop de douceur, que mes yeux avaient été trop tendres ou ma voix trop tremblante. Alors, je prenais bien garde de ne pas recommencer, pour la rassurer, pour l’apprivoiser, pour qu’elle, si disposée à s’ouvrir entièrement, ne se refermât plus… Et, enfin, elle avait eu entièrement confiance. La vierge innocente s’était rassurée, et elle s’était laissée aller, sans plus une arrière-pensée, au plaisir d’être avec moi.

Et elle s’était mise à parler à cœur ouvert, et d’abondance. Et sa voix m’avait transporté, comme une musique d’ange.

Et une âme, telle que j’en avais jamais connue, une âme d’une essence unique s’était exprimée pour moi. Et cela était devenu divin.

Et, maintenant, j’entrais dans une vie nouvelle. Et j’y entrais de plain pied. J’y entrais par une porte d’or sous un soleil éclatant… Je savais bien que c’était l’amour, et j’allais aimer comme jamais je n’avais aimé !

Mais j’abordais cet amour avec allégresse, je n’en redoutais rien, on eût dit que je ne devais connaître par lui nulle souffrance, nulle tristesse. Je pénétrais dans l’éden : l’air serait toujours doux, l’horizon toujours lumineux. Je ne redoutais rien, je n’hésitais pas, je donnais ma vie avec enthousiasme.

Je n’étais pas incertain, inquiet, anxieux. Je n’étais pas à la fois attiré et effrayé. Je n’éprouvais pas un vertige contre lequel je me défendais. Je ne me demandais point si ce Seigneur qui m’appelait et qui me semblait si beau, n’allait pas me faire bien du mal. Et, en franchissant le seuil de l’amour, je n’avais pas le cœur serré, regardant derrière moi pour voir encore la vie que je laissais, le passé, puis, devant moi, un avenir obscur, enveloppé de nuages. Je ne m’interrogeais pas sur la suite, ni l’issue. Non, je courais droit, les bras levés, et le visage au ciel. Je chantais un chant d’allégresse, car j’aimais, car ma vie allait s’épanouir, car j’allais connaître le suprême bonheur !

Et je m’élevais, je me dépouillais comme dans une transfiguration. Toutes les petitesses de ma vie tombaient autour de moi comme des guenilles. Mon existence passée était lointaine, était achevée. Je montais dans la lumière vers l’extase. Je m’élançais vers la réalisation parfaite de moi-même. Les ailes de mon âme s’ouvraient. J’allais connaître l’harmonie divine. J’étais prêt à vivre dans un univers sublime au milieu des pures essences.

J’éprouvais un grand calme. Je n’avais aucun doute. Je sentais ma destinée s’accomplir. Cela était écrit… Je comprenais maintenant… Lorsque je voguais vers Houat : ce sentiment singulier que quelque chose de considérable m’y attendait… Puis, tout de suite, chez Toussaint, la conversation sur le comte de Kéras, puis Roudil, puis moi tournant autour du Goabren. C’est vers le Goabren que j’allais quand je venais vers Houat. C’est vers le Goabren que me dirigeait Marcel Schwob, dix ans auparavant. Je le savais maintenant. Cela était clair. Je comprenais tout.

Oui, en remontant plus haut, en considérant toute mon existence antérieure, je la voyais se combiner, se déterminer, en vue de cet amour. Ce n’était point par hasard que je n’étais pas venu plus tôt à Houat, à laquelle je songeais si souvent. Je n’y devais venir que pour Anne, et quand elle serait prête pour moi. Elle grandissait ici solitaire. J’existais là-bas inconnu. À présent, c’était l’heure. L’heure avait sonné de m’approcher du Goabren. Alors, je m’étais mis en route et de loin j’étais venu. Et, maintenant, par une volonté supérieure, s’effectuait la conjonction de nos chemins. Il n’y avait point là de hasard. Cela était écrit. La destinée s’accomplissait.


XII


Elle me regardait peindre. Cela demeurait pour elle étonnant et légèrement mystérieux. Elle suivait tous mes gestes avec attention, les sourcils levés, la bouche entr’ouverte, et si j’avais posé un ton qui précisait pour elle un détail, qui rendait plus lisible telle ou telle partie de ma toile, elle battait des mains en riant, son plaisir éclatait. C’était une enfant, l’enfant la plus vraie et la plus adorable… Je m’amusais à provoquer sa surprise, son admiration, en étalant sur ma palette les couleurs les plus vives, en y disposant les arcs-en-ciel et les feux les plus éclatants. Elle était sensible à cette beauté, elle s’extasiait.

Je lui parlais de tous les pays où j’avais peint, je les lui décrivais. Je lui expliquais la différence qu’il y a entre la Méditerranée et cette mer-ci, et comment là-bas est le ciel, et comment est la terre. Elle m’écoutait en rêvant, s’abandonnant à l’imagination. Mais si elle ne trouvait à Houat aucun point de comparaison pour se représenter ce dont je lui parlais, elle mettait son front dans sa main, elle devenait triste. Elle ne pouvait plus me suivre. Tout à coup, l’infinité des choses qu’elle ignorait lui était apparue, le monde dont elle était séparée, le monde était devenu immense et incompréhensible, elle était écrasée, elle était perdue ; elle avait envie de pleurer. Alors, j’allais m’asseoir près d’elle, je tirais mon crayon, mon carnet à croquis, et ce qu’elle n’avait pu imaginer, je le lui dessinais. Et déjà le plaisir, l’étonnement qu’elle éprouvait en voyant sortir de ma main tant de formes et d’aspects effaçait sa tristesse, elle l’oubliait. Si mobile et si entièrement à l’instant présent, déjà elle ne pensait plus qu’aux objets qui naissaient de mon crayon, elle était encore une fois émerveillée, elle me regardait avec bonheur.

Me rappelant ce qu’elle m’avait objecté la veille quand je lui parlais de Fleur-des-Bois : qu’elle, elle n’avait jamais vu de bois, j’avais dessiné un bois… Et je lui disais la douceur de l’ombre fraîche, la mollesse de la mousse, le murmure des ruisseaux, le chant des oiseaux cachés dans les feuilles. Puis j’avais fait des arbres pour lui montrer les différentes espèces, celles qui poussent en Bretagne, celles qui viennent dans le Midi : un chêne, un peuplier, un pin, un oranger. Je lui avais parlé des fruits aussi : elle ne connaissait guère que les fraises que ses parents cultivaient dans l’île, et les pommes dont ils faisaient rapporter du continent des paniers par Toussaint. J’avais peint des cerises, des pêches, des oranges, du raisin. Je me perfectionnais dans la nature morte… Elle connaissait presque toutes les bêtes par son livre de contes, mais elle en savait mal la forme. Je lui fis le portrait de Babiole, la petite guenuche, et celui du gros singe Mirlifiche. Cela l’amusa.

Je la regardais avec ravissement. Était-il jamais arrivé à personne une pareille aventure ?… À celle que j’aimais j’apprenais tout. Je lui apportais véritablement l’univers.

Et maintenant que sa curiosité était éveillée, et que j’avais trouvé ce moyen de lui dessiner ce qu’elle ne pouvait se représenter, et ainsi d’écarter d’elle le découragement, elle me questionnait à perte de vue. Tout l’attirait, tout l’intriguait, tout la séduisait. Elle voulait tout connaître. Son premier éblouissement était déjà passé ; elle avait soif de savoir. J’avais la clef du monde : j’avais ouvert la porte ; elle était entrée, d’abord timidement, à pas hésitants ; maintenant elle n’avait plus peur, elle se lançait, elle voulait aller partout, elle voulait que je lui montrasse tout.

Elle était suspendue à mes lèvres. Les yeux brillants, elle m’écoutait avec enthousiasme. Quand je m’arrêtais, elle me prenait la main et disait d’un ton mutin et suppliant : « Encore, encore, encore… »

Alors, je me promenais avec elle dans les villes, je lui montrais les maisons, les rues, les automobiles, les monuments, les places, les parcs, les passants. Je la conduisais au bord du fleuve, et je la faisais passer sur un pont, puis je suivais avec elle le cours de l’eau jusqu’à la sortie de la ville, dans la campagne, au milieu des champs. Elle regardait les chalands chargés de marchandises. Ensuite, nous grimpions sur une montagne, nous découvrions un glacier, nous voyions à nos pieds une vallée profonde…

Enfin, elle était un peu étourdie, elle était fatiguée ; son entrain diminuait ; son attention commençait à baisser… Alors, pour la reposer, la distraire, j’esquissais sur mon carnet la silhouette de Laouen. Elle se levait, elle riait, elle trépignait et courait sur place comme une petite fille. Il lui fallait maintenant se délasser. Elle avait besoin de mouvement. Son sang ardent et jeune voulait dépenser de la vie : elle sautait avec sa chèvre de roche en roche, et je tremblais qu’elle ne tombât. Mais non, elle était d’une souplesse et d’une adresse infinies !


XIII


Elle arriva ce jour-là toute changée. Elle était pâle et abattue, elle avait la figure défaite. Je fus effrayé… Quoi ? Qu’était-il arrivé ? Est-ce que mon bonheur était déjà condamné ? S’était-il passé une chose grave ? Ses parents l’avaient-ils surprise, confessée ? Lui défendaient-ils ces entrevues qui étaient devenues toute ma vie ? Avais-je fait un rêve, et rien qu’un rêve ? Et allais-je brusquement être précipité des hauteurs où je planais ? Me retrouverais-je seul, désespéré, chassé du paradis que j’avais entrevu ?… J’étais bouleversé.

À toutes mes questions, elle répondait : non, de la tête, l’air triste et boudeur. Qu’avait-elle ? Était-elle malade ? — Non. — Avait-elle éprouvé une contrariété, un chagrin ? — Non. — Redoutait-elle quelque chose, ou ne lui plaisait-il plus de me voir ? — Non, non !

Elle avait une mine singulière. On eût dit qu’elle n’osait plus me regarder. Elle détournait ses yeux des miens. Que signifiait cela ? Serait-elle capricieuse ? Aurais-je cessé de l’intéresser, ou bien, hier, avais-je dit un mot qui l’avait fâchée, qu’elle avait mal interprété ? Je ne savais que penser.

Elle s’obstinait à ne pas répondre. Elle ne me regardait pas. Penchée sur sa chèvre, elle lui tirait machinalement la barbe.

Le temps était radieux. Mais je ne le remarquais pas : je ne voyais plus le ciel pur, ni la mer. Pour moi tout s’était couvert d’un voile noir, je souffrais.

J’osai la prendre dans mes bras, tout doucement, ainsi qu’une enfant. Elle ne se détendit pas. Elle avait fermé les yeux, comme infiniment lasse. Enfin elle les rouvrit, et me regarda avec une expression de douceur et d’anxiété telle qu’elle perçât mon cœur. Je m’écriai, la pressant contre moi :

— Qu’avez-vous, qu’avez-vous, petite Anne ? Dites-le, je vous en supplie. Voyez combien je suis inquiet et malheureux parce que vous êtes triste ? Qu’avez-vous, dites-le-moi, je vous consolerai, Fleur-de-l’Île, délicieuse petite Fleur-de-l’Île…

Alors, enfin, elle sourit, et elle fit d’une voix adorablement enfantine :

— Alors, tu ne vas pas t’en aller ?

M’en aller !… Comment cela ?… Une seconde je restai interloqué, puis j’éclatai de rire, d’un rire énorme, plein de bonheur, d’allégresse, de triomphe. Ah ! que j’étais heureux ! Après ma crainte, après mes alarmes de tout à l’heure, quelle joie ! quelle délivrance !… Je respirais. Tout était redevenu magnifique, le ciel, la mer, la vie !

Anne, en me voyant rire, se mit à rire, elle aussi. J’avais ouvert mes bras, elle s’était redressée, elle prenait sa chèvre par le cou et l’embrassait.

Elle revint s’asseoir près de moi. Elle avait retrouvé son air gai, ses beaux yeux étaient de nouveau remplis de lumière. Je lui pris la main et je lui dis :

— Anne ! Anne ! divine petite enfant, ainsi vous avez cru que je pourrais vous quitter !… Et pourquoi ?

Cette idée que c’était la crainte de mon départ qui l’avait ainsi désespérée, m’enivrait, me transportait.

Elle me raconta alors, peu à peu, tout ce qu’elle avait pensé depuis hier… Parfois, confuse, elle s’arrêtait, et elle couvrait son visage de ses mains, ou bien, par un geste encore plus exquis et qui m’émouvait infiniment, elle se blottissait contre moi et se cachait la face contre ma poitrine… D’abord, quand elle s’était couchée, elle n’avait pas pu dormir. Elle se répétait tout ce que je lui avais dit, elle revoyait toutes les choses que je lui avais montrées et qu’elle ne connaissait pas. Les arbres, les bêtes, une ville, et la montagne et le fleuve… Elle avait mal à la tête. Tout cela dansait autour d’elle et lui donnait la fièvre. Elle avait cru qu’elle allait devenir folle. Elle se tournait et retournait dans son lit, elle était agitée… Ainsi tout cela existait, il y avait tant de choses qu’elle n’avait pas soupçonnées, le monde était si rempli de merveilles ! Elle ne s’en doutait pas, elle vivait paisible, insouciante à Houat, et en même temps tout cela existait aussi sur la terre, et elle en était aussi ignorante, aussi éloignée, que si ç’avait été dans une étoile !

Et puis, elle s’était mise à penser à moi, à moi qui lui avais appris tout cela, qui lui révélais tout cela. Et puis elle s’était dit que moi, qui connaissais tout cela, qui avais vu tout cela, je devais la trouver bien niaise et bien sotte… Et puis… et puis… elle s’était dit (elle se cachait la tête dans ma poitrine) elle s’était dit que je ne pouvais pas rester bien longtemps ici, dans cette île, ici où il n’y avait rien, que je m’en irais, que je retournerais au milieu de toutes ces belles choses, dans ce monde si beau, si beau, si étonnant…

Et alors elle avait commencé à pleurer.

Et elle ne s’était plus arrêtée.

Elle avait pleuré toute la nuit…

Sa mère, pourtant, lui avait dit bien souvent, qu’il ne fallait jamais pleurer, car cela abimait les yeux…

— Mais alors, c’était vrai, je n’allais pas partir ?…

Je m’approchai de son oreille, et tout bas, en la tutoyant tendrement à mon tour, je lui dis :

— Puisque je t’adore, comment, mais comment pourrais-je m’éloigner ?…


XIV


Maintenant, elle parlait des choses auxquelles elle pensait avant de me connaître. Je lui demandais si elle avait envisagé qu’elle resterait toujours à Houat, si elle avait réfléchi à l’avenir qui l’attendait.

Elle m’avait d’abord répondu avec un peu d’embarras. Et bientôt j’avais compris que ses idées étaient si étranges, si romanesques, toutes formées par la solitude, par le souvenir des récits de sa vieille nourrice, dans sa petite enfance, et par la lecture de ses contes, qu’elle osait à peine les avouer. Mais je l’avais pressée, je lui avais fait comprendre qu’au contraire tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle pensait me semblait délicieux, me ravissait, et à la fin, elle m’avait tout dit.

Elle n’avait jamais eu beaucoup de crainte. Elle redoutait à peine l’avenir. D’abord elle ne s’ennuyait pas à Houat entre son père, sa mère et ses chèvres. Elle travaillait, on faisait venir des étoffes et de la toile et c’est elle qui cousait le linge et toutes les robes de la maison. Elle aimait à coudre et à broder, parce que cela ne l’empêchait pas de rêver. Elle rêvait beaucoup, elle rêvait au prince Pigeon, à Dandinardière, à Belle-Étoile, à Zélonide, et il y avait tout un univers où elle vivait, qui était complètement ignoré de ses parents, car elle ne leur en avait jamais parlé, et où elle éprouvait mille plaisirs. Tout en travaillant, au dedans d’elle, elle faisait la conversation avec Gracieuse et elle lui demandait des nouvelles de Percinet, ou bien se promenant avec la Belle aux cheveux d’or, elle jouait avec Cabriolle, le petit chien si sage et si malin.

Dans ses contes, elle avait toujours vu que les jeunes filles rencontraient un Prince Charmant, qu’elles l’épousaient et qu’elles avaient beaucoup d’enfants. C’était là ce qui lui arriverait, c’était ce qui arrivait aux jeunes filles. Elle ne savait pas d’où, ni comment cela arriverait, mais sûrement cela arriverait un jour.

Et elle, sa destinée ressemblait à celle de la princesse Violette qui était enfermée dans un château. Et un jour un dragon était venu, et il l’avait délivrée.

Non, elle n’avait guère craint l’avenir. Une heure devait sonner où tout changerait. Certains jours d’hiver seulement, jours affreux, elle avait été sur le point de désespérer, elle s’était dit : Non, cela n’arrivera jamais.

Mais le lendemain elle pensait de nouveau : Mais si, patience,… un jour viendra !

Je la faisais parler de moi, elle me disait des choses délicieuses. En apprenant qu’un jeune étranger était arrivé dans l’île, elle avait tout de suite pensé que c’était pour elle. Aussi elle n’avait pas été surprise de me voir, ni de la façon dont je lui avais parlé : elle s’attendait à tout cela.

Et cette occupation bizarre que j’avais, peindre, cela qu’elle ne connaissait pas, lui avait en somme paru naturel. Parce que, dans ses contes, les princes déguisés avaient toujours une occupation singulière, éloignée de leur condition… Pourquoi n’aurais-je pas été un prince, qui aurait su d’un génie, le secret de sa retraite, et qui viendrait la délivrer ?… Son existence à elle-même, à Houat, n’était-elle pas étrange ? N’était-ce pas une existence de conte de fées ?

Elle me disait aussi que d’abord elle s’était demandé si je n’étais pas un magicien. Cette faculté extraordinaire que j’avais de dessiner exactement les choses lui semblait surnaturelle. Et la peinture elle-même, ce que je faisais là, c’était peut-être une opération magique, que j’entreprenais dans un but qu’elle ignorait. Elle s’était demandé si je n’allais pas changer subitement en jeunes gens et en jeunes filles toutes les chèvres du Goabren, et si le Goabren lui-même ne se métamorphoserait pas en un palais superbe, où son père et sa mère seraient un roi et une reine entourés d’une cour brillante, — et regardant sa chèvre, elle disait :

— Laouen, Laouen, ne serais-tu pas une jolie jeune fille qu’une méchante fée a changé en bête ?…

De ma baguette de peintre, je touchai le front de Laouen et je dis :

— Reste chèvre, Laouen… Laouen aimée de la plus délicieuse enfant de la terre entière !


XV


— Que vas-tu m’apprendre aujourd’hui ?

Elle avait sauté près de moi, et s’était assise à mes pieds. Elle levait ses beaux yeux vers les miens en souriant. Elle était reposée, rose et fraîche. Son âme charmante transparaissait sur son visage.

Nous reprenions, au milieu de l’azur, notre divin bavardage.

Ce matin, elle pensait que je n’étais ni un magicien, ni un prince déguisé. Non. J’étais bien un peintre — un peintre ! elle éclatait de rire — j’étais venu à Houat par hasard, et je l’avais rencontrée par hasard, c’était plus étonnant encore que ce qu’elle avait rêvé. D’ailleurs le monde, le monde que je lui décrivais était plus extraordinaire que celui des contes. Mais comment moi, moi qui le connaissais, qui y vivais, qui parcourais ce continent peuplé de merveilles, comment pouvais-je me plaire ici, dans cette île primitive ? Et quand je lui disais que je la trouvais jolie, est-ce que j’étais sincère, est-ce que je ne me moquais pas d’elle, moi qui devais avoir rencontré là-bas tant et tant de femmes si instruites et si élégantes, si brillantes et si belles… À côté de pareilles femmes, qu’était-elle ? — Une pauvre petite sauvage.

Elle faisait une légère moue, inquiète, mais moins inquiète maintenant, que coquette, peut-être Alors je prenais sa main droite, je la posais sur mon front, et je disais, à moitié plaisant, à moitié sérieux :

— Je vous appartiens, Anne. Ma Dame, je suis votre chevalier.

J’avais commencé son portrait. Elle était assise sur un rocher, Laouen couchée près d’elle. Mais à chaque instant, elle se dérangeait pour venir voir la toile, sa chèvre la suivait, la pose était interrompue. Alors je faisais ma grosse voix, pour qu’elle retournât à sa place. Elle s’installait, tranquille quelques minutes, pendant lesquelles je la pouvais contempler à mon aise. Passionnément, je détaillais sa beauté : l’ovale de son visage ombré par son chapeau, ses cheveux blonds légers, l’arc parfait des sourcils, son nez aux narines délicates, la forme puérile et tendre de sa bouche, son joli menton. Elle était toute fraîche et rose. Elle respirait la jeunesse, une divine jeunesse.

Mais elle ne pouvait demeurer longtemps immobile. Elle était impatiente de revenir auprès de moi… Elle disait avec vivacité :

— Combien de temps encore ?

— Deux minutes…

Un moment après, et comme une enfant :

— Il y a deux minutes !

— Je vous en prie, ne remuez pas…

— Oh ! j’en ai assez, j’en ai assez !

Enfin je donnais le signal : « Là, vous pouvez bouger… » Elle faisait ouf, se levait et, d’un bond, sautait jusqu’à mon chevalet. Elle regardait ma toile en poussant des exclamations. Puis elle disait, tendrement : « J’avais tellement envie d’être à côté de vous… » Nous nous asseyions sur le sable, je prenais ses mains dans les miennes et nous nous regardions. Un long silence. Elle soupire, ses yeux se voilent, ses narines battent un peu. Alors je passe mon bras autour de son cou, elle appuie sa tête sur mon épaule, et je lui dis tout bas, comme hier :

— Oui, je t’adore !

Elle, doucement :

— On n’adore que le bon Dieu.

Je répète :

— Je t’aime, je t’aime, je t’aime… Et toi ?

— Je ne sais pas. Je ne pense qu’à toi. Je ne suis heureuse qu’avec toi. Je ne désire que d’être avec toi. Quand je te quitte, je suis impatiente de te revoir. Le temps me dure sans toi. Je le passe à me rappeler toutes tes façons, comment tu t’asseois, comment tu te lèves, comment tu vas et viens, comment tu parles, comment tu souris, et hier quand tu m’as prise dans tes bras, et le bonheur que j’ai eu quand tu as dit que tu ne t’en irais pas. Je me répète toutes tes paroles, tout ce que tu dis, et je cherche longtemps s’il y a une chose que j’ai oubliée. Je suis absorbée. Il me semble que je n’aime plus mes parents, cela m’ennuie…

— Anne, Anne ! mon beau petit oiseau, ma jolie fleur, mon parfum, ma lumière, ma rose, mon cœur…

— Si tu partais, je mourrais…

— Je ne partirai pas, car je mourrais aussi…

Je me suis penché sur sa bouche. J’ai respiré son souffle pur, et j’ai posé mes lèvres sur les siennes.

Elle a fermé les yeux. Elle est devenue pâle comme si la vie se retirait d’elle, et sa tête pareille à un lys trop lourd est tombée sur son épaule. Deux larmes ont glissé sur ses joues, que j’ai bues avidement. Elle était toujours immobile. Je lui ai demandé :

— As-tu mal, mon amour ?…

Elle a rouvert lentement ses yeux troublés, elle a soupiré profondément, elle m’a souri avec extase, et elle a répondu en tremblant :

— Non ! non !… Je suis trop heureuse !

Puis elle s’est blottie dans mes bras contre ma poitrine, et elle n’a plus bougé.

J’ai murmuré :

— Es-tu bien dans mes bras ?

— Ah ! délicieusement bien !

Nous nous sommes allongés sur le sable. J’ai serré chastement contre moi avec émotion, avec respect, ce trésor, ce corps souple et fragile, ce corps admirable de vierge dont je sentais battre le cœur, et nos bouches se sont unies encore dans un long baiser, dans un baiser qui semblait ne devoir jamais finir. Quand enfin elles se sont séparées, mon amour a passé la main sur son front. Elle était étourdie, elle était épuisée.

Je lui ai dit :

— Aimes-tu ce baiser ?

Elle a répondu, comme dans un rêve :

— Je me crois transportée au ciel.

— M’aimes-tu ?

— Je t’adore !

J’ai répété ce qu’elle avait dit tout à l’heure :

— On n’adore que le bon Dieu…

— Je t’adore. C’est ce mot-là qui monte à présent de mon cœur.

Et elle a dit encore deux fois :

— Je t’adore, je t’adore.

Je lui ai demandé :

— Pensais-tu à l’amour avant de me connaître ?

Elle a répondu :

— J’y pensais. J’y ai souvent pensé. On en parlait dans mes contes, mais je ne savais pas que cela était si délicieux.

J’ai repris :

— Quand tu es arrivée ce matin, tu m’as demandé ce que j’allais t’apprendre aujourd’hui. Je t’ai enseigné à dire : je t’adore.

Alors elle a pris ma main, elle l’a portée à ses lèvres, et sans rien dire, elle l’a baisée.


XVI


« Je t’aime… Je t’adore. »

Ces mots merveilleux, elle ne se lasse pas de les répéter. Ils débordent de son être. Sa voix pure les pare d’une beauté inouïe : vraiment, c’est son âme qui parle. Quels mots ! Ils me grisent, ils me transportent au paradis. La solitude où elle a vécu, cette existence repliée sur elle-même, l’a dotée d’une sensibilité unique. Un trésor de passion s’est accumulé en elle, il vient au jour, il est d’une incroyable richesse… Depuis toujours, une mine de diamants était enfouie sous terre dans la nuit ; quelqu’un entre avec une lampe, tout scintille, tout éclate, c’est un éblouissement.

Mais qu’elle est belle ! qu’elle est belle depuis que l’amour l’habite !… Sa beauté est surnaturelle. Comme un rayonnement se dégage d’elle ! Elle répand un parfum suave. Je suis à genoux, je joins les mains, je voudrais chanter le plus doux cantique, et je pleure d’adoration tandis qu’elle murmure encore la parole prodigieuse à laquelle son cœur aspirait depuis si longtemps.

Ce mot dont elle est remplie, qui la ravit, qu’elle chérit, quand nous sommes séparés et qu’elle ne peut pas me le dire, elle me l’écrit.

C’est le matin seulement qu’elle se promène, il faut qu’elle reste au Goabren l’après-midi. Alors, si elle est seule, si personne ne l’observe, vite un crayon, du papier, et un griffonnage pour moi. Nous avons convenu d’un creux dans un rocher, où, pouvant s’échapper un instant, elle court déposer son message. Le soir, j’enfonce ma main dans ce trou, je frémis de bonheur si je sens le contact d’un billet.

C’est une ligne, une phrase,… non, c’est un cri, c’est toute sa vie exprimée et, de ce griffonnage, je suis fou !… Je ne me rassasie pas de le lire et de le relire, de le baiser toujours, sans fin, avec transport :

Je t’adore, tu es tout mon bonheur, je ne pourrais plus vivre sans ton amour.

Toute ma vie t’appartient ! Je t’aime ! mon bien-aimé.

Je voudrais te dire combien je t’aime. Je t’aime trop. Je t’aimerai toujours. Et toi ?… Ah ! si seulement je savais que tu m’aimes autant que je t’aime et que tes craintes ressemblent aux miennes !… Je t’adore, mon amour.

Je n’ai jamais aimé, et je t’aime !

Dieu ! que je t’aime ! Je suis fiévreuse. Cette nuit encore, je ne dormirai pas, car je passe presque toutes mes nuits à penser à toi à qui j’ai donné mon cœur. Par la pensée je me blottis dans tes bras.

Je me laisse bercer par un doux rêve qui occupe tous mes instants.

Je m’ennuie aujourd’hui, mon amour. Toutes ces heures perdues, toutes ces heures sans toi. C’était si délicieux, ce matin. Mon chéri, que je t’aime ! je ne cesse de penser à toi ! Ce soir, je vais me coucher de bonne heure, pour que demain vienne plus vite, — si je dors ! Je t’envoie un long, long baiser en attendant demain.

Je t’aime, mon adoré, d’un amour ardent qui durera toujours. Reste pour moi toujours, mon bien-aimé, ce que tu es à présent, je t’adore. J’évoque la sensation délicieuse de tes lèvres sur les miennes, de ton cœur contre le mien, de mes bras autour de ton cou. Sur les petites fleurs qui sont dans ce papier, j’ai posé un long baiser que tu cueilleras.

Je vous aime, mon aimé, de toutes les forces de mon cœur et de ma vie. Je n’ai pas d’autre désir que de vous rendre heureux. Je veux que vous soyez toujours à moi comme je serai toujours à vous. Votre amour est un trésor pour moi. Je vous aimerai jusqu’à la mort.

Que pourrais-je lui dire, sinon que je l’aime, que je l’adore, qu’il est tout mon bonheur et toute ma vie !…

Ces mots adorables, je les baisais cent fois, mille fois. Je les plaçais sur mon cœur. Puis, pour les relire encore, je les retirais. Avec eux, les heures passaient comme dans un rêve. Tout seul, je lui parlais. Je lui parlais sans cesse. En me couchant, je plaçais ses billets sous mon oreiller. Je les relisais dans mon lit. Je songeais qu’elle non plus, sans doute, à présent, ne dormait pas, qu’elle pensait à moi. Quel long temps encore jusqu’à demain, que de minutes, que de secondes !…

Une nuit, ainsi, que je ne pouvais m’endormir, que j’avais lu et relu et baisé passionnément ses billets, que tout occupé d’elle, que l’évoquant, soupirant, je me tournais et me retournais sur mon lit, il faisait un clair de lune admirable, dont je voyais l’éclat par la fenêtre, dans le fossé du fort. Je me levai. À peine vêtu, je sortis. J’avais besoin d’air et de mouvement. Il me fallait calmer ma fièvre.

J’allai. J’allai dans la nuit muette, sans but, sous l’enchantement de la lune. C’était un spectacle de rêve, une vision mystérieuse et surnaturelle. Un silence magique enveloppait l’île. En haut de la voûte profonde, la lune éclatante et pâle brillait silencieusement. Des millions d’étoiles scintillaient. Mon ombre noire marchait devant moi sur le sol laiteux. J’avançais dans un paysage supra-terrestre, dans l’au-delà, dans un songe. L’air me semblait tiède, et je frémissais.

Je gagnai le bord de la mer. La mer immense paraissait dormir d’un sommeil magnétique. De toutes petites vagues se brisaient sur la grève, murmurant à peine.

Cependant, mes pas me portaient vers l’endroit où j’avais pris l’habitude de la rencontrer chaque matin. Je m’y rendais sans le savoir, marchant en somnambule, ignorant vraiment si j’étais éveillé ou si je dormais.

Tout à coup, devant moi, comme si elle était, par un prodige, subitement sortie de terre, une forme blanche m’apparut. Une forme toute blanche sous la lune, une forme toute blanche, qu’une roche jusque là m’avait masquée… Je mis la main sur mon cœur, je poussai un cri, je tombai à genoux. Elle, c’était elle, elle qui, par cette nuit d’été miraculeuse, s’était levée comme moi, était sortie comme moi, m’avait rejoint sans le savoir. Elle se tenait droite, longue, pareille à un lys, dans sa chemise virginale qui tombait jusqu’à ses pieds nus chaussés de sandales. Ses cheveux étaient épars sur ses épaules. Phœbé la douce éclairait ses grands yeux pleins de trouble.

Je m’étais redressé. Je l’avais prise dans mes bras. Nos bouches s’étaient unies dans un baiser ardent, profond, passionné. Je sentais son corps contre le mien, sa forme et sa chaleur. Je respirais son odeur. Sous mon baiser, elle gémissait, elle roucoulait, elle se pâmait. Elle était toute à moi. Et la nuit merveilleuse avait répandu tous ses charmes, distillé tous ses philtres, fait brûler tous ses parfums pour nous, pour le couronnement de notre amour. L’ivresse m’envahissait, ma tête bouillait, j’étais fou, bientôt je n’allais plus pouvoir me dominer…

Enfin, par un effort violent, terrible, je me suis repris, j’ai descellé mes lèvres des siennes, ce corps qui ne faisait presque plus qu’un déjà avec le mien, je l’ai écarté. J’ai repoussé Anne, mon amour, mon adoration, ma bien-aimée !… Elle a soupiré, elle m’a regardé avec stupeur. Dans son innocence, dans sa pureté, elle ne savait pas ce qui se passait en elle, ni ce qu’elle désirait, ni ce qui se serait accompli. Interdite, elle me regardait d’un air d’interrogation et de reproche, de chagrin. Je m’étais ressaisi. J’étais apaisé. Je mis un chaste baiser sur son front, la fis rentrer au Goabren, puis retournai moi-même me coucher.


XVII


Je n’aperçois plus jamais Roudil. Mais aujourd’hui, vaguant aux environs du fort, j’ai fait une autre rencontre. Une petite fille blonde suivait aussi la sente, ses deux minces nattes de cheveux pâles sautant derrière sa tête. Elle était petite, toute petite, elle me venait bien au genou.

J’étais surpris de voir quelqu’un par ici.

— Où vas-tu donc ? lui demandai-je.

Elle gazouilla :

— Au Goabren.

— Tu portes ça ? (Elle avait au bras un petit panier).

— C’est du poisson que mon père m’a dit de porter.

Elle parlait lentement, puérilement, détachant chaque syllabe.

— Et quel âge as-tu ?

— Cinq ans.

— Et comment t’appelles-tu, petite fille ?

— Fran-ci-ne Bi-hic.

— Moi, sais-tu comment je m’appelle ?

Elle me regarda :

— Vous, vous êtes le monsieur du grand fort…

— Qu’est-ce que je fais ?

— Vous allez tous les jours par là…

De sa petite main, elle désignait, en effet, la direction de l’anse où je rencontre Anne le matin.

Ainsi il y a d’invisibles petits yeux qui nous voient, car si cette mignonne m’a vu, elle a dû voir Anne aussi. Et d’autres enfants nous ont vus sans doute comme elle. Ils parlent, ces petits. Le village saura. M. de Kéras saura. Notre secret ne peut pas demeurer toujours gardé.

J’étais contrarié. J’étais inquiet. Je décidai de descendre tout de suite au village. À la mine que me feront les uns et les autres, je verrai bien si l’on se doute de quelque chose.

Courbées dans leurs carrés de pommes de terre, les femmes relevaient la tête pour me dire poliment bonjour. Je voyais de loin les toits rouges et les toits bleu ardoise des maisons basses et bien propres. Une cheminée fumait, une mince colonne s’élevait dans l’air calme du soir. Des voix montaient dans le crépuscule, voix d’enfants, voix de femmes, extraordinairement nettes au milieu de cette paix. Dans un sentier, je croisai une vieille toute cassée, pliée sous un faix de broussailles sèches… J’allais entre deux bas talus de pierres et de terre où poussaient l’épine et le mûrier sauvage. Le sentier serpentait entre les maisons. Je jetais un regard d’amitié sur les petits jardins, m’amusant du porc à l’engrais vautré dans sa bauge, du chapelet de poissons séchant sur le mur, du linge étendu, des filets, du chat noir pelotonné et à l’affût…

La fille de Toussaint, Germaine, était sur sa porte, son poupon sur les bras, comme d’habitude. Je m’arrêtai, je fis un brin de causette avec elle : elle ne me parut nullement changée. Je vis Toussaint et la mère Leblanc. Je passai chez la bonne sœur acheter du tabac. J’emmenai Yvon prendre un verre à la cantine… Chacun avait avec moi exactement les mêmes façons qu’auparavant. Sûrement, on ne savait rien encore au village. Francine Bihic n’avait rien dit. Elle était encore trop petite pour comprendre ; elle n’avait pas encore l’âge de la curiosité et du bavardage. Et le hasard bienveillant avait peut-être voulu qu’elle seule eût surpris quelque chose. N’importe, c’était là un sérieux avertissement, la prudence me paraissait à présent nécessaire. Si écarté et si désert que se trouvât l’endroit où je rencontrais Anne, on y pouvait cependant être vu…

Je remontai au grand fort avec Yvon. J’ai toujours plaisir à le voir. C’est une nature droite, un cœur sincère et spontané. Il m’a plu dès le premier instant, et je crois qu’il m’aime bien, lui aussi. Nous devisions en marchant. Les jours étaient déjà beaucoup plus courts ; mon compagnon parlait de la saison qui allait changer, de la mer qui bientôt deviendrait méchante… Nous portions chacun des bouteilles, du pain, quelques provisions que je ramenais chez moi. Le soleil s’était couché, il faisait presque nuit quand nous arrivâmes.

J’entrai, j’allumai ma lampe, et nous préparâmes le dîner. Puis, dans un angle de la grande salle qui me servait de logis, nous nous mîmes à manger en tête-à-tête, amicalement, fraternellement. J’étais content de partager mon repas avec ce brave garçon, dont la figure honnête me faisait plaisir à voir. Cela rompait pour quelques heures ma solitude qui, sans que je me l’avoue, commençait à me peser, encore que d’une manière presque constante elle fût peuplée par la pensée de mon amour. Mais ce soir, j’étais presque mélancolique. L’incident de la petite Bihic m’avait inquiété. Puis ce qu’avait dit Yvon sur la fin prochaine de l’été, en remontant, à cette heure voisine de la nuit où le cœur est disposé à s’émouvoir, à se serrer…

Je ne sais point ce que j’avais. Je passais par un instant de découragement. Je sentais mon bonheur menacé, tout à coup j’éprouvais que cette idylle en plein ciel ne pouvait pas toujours durer, que maintenant elle demandait une conclusion, qu’il conviendrait bientôt de prendre une résolution. Aussi bien, depuis l’autre nuit, cette nuit où je tenais Anne presque nue dans mes bras, et où les sens avaient parlé, quelque chose de nouveau était né. Ma bien-aimée était devenue une femme, j’étais redescendu sur la terre ; notre dialogue, dès la minute où je l’avais désirée, où j’avais senti la réalité de son corps, avait cessé d’être celui de deux âmes perdues dans l’azur. Nous étions un homme et une femme, nous vivions dans le monde réel, nous étions attachés à la famille humaine, nous faisions partie de la société, il allait falloir y penser… J’avais comme un pressentiment de tout cela, je n’y avais pas encore réfléchi, mais je comprenais que je devrais y réfléchir, que les soucis approchaient.

Yvon mangeait de bon appétit notre humble festin d’œufs et de conserves, et il buvait sec le vin de la cantine. Il avait l’air heureux de son âge. Je crois qu’il était assez flatté de voir que je le traitais tout à fait comme mon ami. Dame ! un monsieur de Paris !… Il est vrai que lui, il n’était pas le premier venu ; il était le fils de Toussaint Leblanc, de l’un des hommes les plus considérés d’Houat, et puis, tout jeune, il avait déjà fait le tour du monde. Il connaissait déjà bien des choses. C’est égal, se voir là mon camarade, sur le même pied que moi, traité d’égal à égal, je crois qu’il en concevait une petite pointe d’orgueil.

Il avait fait le café, je lui avais versé un verre de rhum, et maintenant nous fumions paisiblement tous deux, tandis qu’il me décrivait un typhon que son navire avait essuyé un jour dans l’Océan Indien. Je l’écoutais un peu distraitement, mais il n’y faisait pas attention, parlant autant pour lui que pour moi, cherchant à bien se rappeler tous les détails.

Emporté par son récit, il finit par se lever, et par marcher de long en large dans la pièce en faisant de grands gestes. Comme il longeait le mur contre lequel par terre, étaient posées mes toiles, il les remarqua, et son histoire finie, les porta l’une après l’autre près de la lampe pour les regarder. Il faisait sur chacune d’elles des remarques qui n’étaient pas dénuées de finesse, ni d’un certain goût naturel. Il avait vu ainsi plusieurs paysages, quand il arriva, sans que j’y eusse pensé, au portrait d’Anne :

— Mais c’est la demoiselle du Goabren ! s’écria-t-il étourdiment.

Là-dessus il réfléchit, craignit sans doute d’avoir commis une indiscrétion, n’osa plus regarder le tableau et releva la tête avec un peu de gêne.

Sa spontanéité et sa délicatesse me touchaient. Il m’inspirait confiance. Après tout, quel meilleur confident pouvais-je souhaiter ? Je n’étais pas mécontent qu’il connût mon secret.

Je dis donc lentement, en le regardant bien dans les yeux :

— Oui, c’est elle, Yvon.

Il soutint mon regard sans affectation. Puis s’écoula un assez long silence, pendant lequel nous réfléchîmes l’un et l’autre.

À son air sérieux, je voyais qu’il avait compris.

Et bien que fort jeune, bien que sans doute il n’eût point encore aimé, ce Breton ne pouvait pas envisager avec légèreté les questions de sentiment. Certainement il avait le respect de l’amour comme de la religion. Il avait l’intuition, l’intelligence naturelle des choses du cœur.

Je le regardais, le coude posé sur la table, mais droit sur sa chaise, avec son visage à la fois décidé et rêveur, et son aspect de fraîcheur et de santé, le cou nu sortant du maillot, le profil net, les cheveux drus et bien noirs, et je ne doutais pas de lui.

Je ne lui donnai naturellement aucun détail sur mes relations avec Anne, mais je lui racontai l’incident d’aujourd’hui, ma conversation avec la petite Francine, qui m’avait décidé à descendre au village. Il m’écoutait avec attention ; il saisissait toute l’importance de cette vicissitude. Il se frotta le menton un instant en réfléchissant, puis il me dit :

— Je crois bien que je connais un endroit qui vous conviendra.

— Où est-ce ? On peut y aller maintenant ? demandai-je vivement.

— Si vous voulez…

Je pris ma casquette et mon bâton, et nous sortîmes. Ce diable d’Yvon connaît l’île comme personne, il a passé son enfance à en fouiller tous les coins et recoins. Je l’avais bien explorée ; je croyais l’avoir vue tout entière. Il m’a cependant mené par des creux que je ne soupçonnais pas. La nuit était claire, on y voyait assez. Tout à coup il s’est arrêté.

— C’est là… a-t-il dit.

— Quoi donc ?

Nous étions dans une sorte de cuvette, au milieu de pierres éboulées. Je ne distinguais rien de particulier.

Cependant, arc-bouté contre un gros rocher, il poussait. Et à mon grand étonnement, le rocher tournait comme sur un gond. Derrière il y avait un trou.

— C’est un couloir qui mène à une grotte, dit Yvon. Il y a une ouverture sur la mer. Je crois que personne d’Houat ne connaît cela.

Il remit le rocher en place. Puis il m’apprit à le manœuvrer, en me montrant le point exact sur lequel il fallait peser. L’équilibre de cette pierre avait été calculé par la nature mieux que par le plus habile ingénieur.

Nous nous en retournâmes. Je notai des repères pour retrouver mon chemin au jour. Puis, après une forte poignée de main, nous nous séparâmes, mon brave Yvon rentrant au village et moi au grand fort.


XVIII


J’avais fait tourner la pierre. J’avançais dans la nuit à tâtons, avec répugnance, avec précaution, avec crainte. Je croyais sentir sur mon visage, sur mes mains, des contacts gras ou bien soyeux qui me donnaient la chair de poule et faisaient que, tout contracté, les dents serrées, je m’arrêtais brusquement. J’étais entré dans le royaume des araignées, des rats, des chauves-souris. Il me semblait entendre des battements d’aile précipités, et des fuites éperdues le long des parois et sur le sol. Je venais troubler l’existence paisible de tout un petit monde nyctalope que personne, depuis des années, n’avait dérangé. Cependant, au bout de l’ombre, là-bas, là-bas, je distinguais comme une étoile… Il devait y avoir quelque fente, un trou par où filtrait la lumière. Je continuai à avancer courageusement. Enfin, je fus récompensé. Tout à coup le couloir s’élargit et je me trouvai dans une caverne ronde où régnait un étrange demi-jour qui me permit de reconnaître les lieux. Le mur était d’un granit rugueux, accidenté, percé de mille anfractuosités, et comme corrodé, usé, mangé par la mer, laquelle sans doute jadis montait jusque-là, et peu à peu s’était retirée au cours des siècles. Cependant elle n’était pas loin : je l’entendais gronder. Aussi bien, la lumière qui pénétrait ici passait-elle par un étroit boyau où je me glissai, pour accéder bientôt à une seconde grotte qui me parut, celle-ci, fort curieuse et jolie.

Elle était tout humide encore, le flot venait à peine de la quitter. La voûte était brillante, parée de gastéropodes aux plus belles couleurs, de petites conques, de coquillages, de plantes marines. Du sable fin la tapissait. Une lumière verte qui jouait, réfractée par les angles, réfléchie par les cristaux et les dépôts de sel, éclairait féeriquement l’endroit. C’est que la lumière, pour pénétrer dans cette grotte, traversait la mer, l’ouverture par laquelle elle glissait se trouvant au-dessous de la surface des eaux. Tout était vert : on se serait cru à l’intérieur d’une émeraude. Je considérais avec admiration cette grotte bien digne en vérité de servir de gîte à une demi-déesse, à quelque suivante de Vénus. Je ne me lassais pas d’en contempler tous les détails.


Cependant l’heure passait. J’étais venu ici très tôt. Mais mon exploration avait été longue. Anne, sans doute, ne tarderait point à gagner la petite anse où nous nous retrouvions chaque matin. Il était temps d’aller la chercher.

Quand je lui parlai de ma découverte, elle battit des mains. Elle avait grand’hâte de voir cela. Nous nous mîmes donc en route, mais séparément, et moi marchant à bonne distance en avant d’elle, afin que si l’on nous rencontrait, du moins ne nous vît-on pas ensemble.

Lorsque je fis tourner la pierre, elle demeura bouche bée et me regarda fixement, se demandant encore, j’en suis sûr, si je n’étais pas ce magicien qu’elle m’avait supposé être, la première fois qu’elle m’avait vu. Cent fois elle était passée dans ce sentier, devant cette pierre : elle n’avait jamais rien soupçonné. Nous nous glissâmes dans le trou noir. Elle avait peur, je la tenais par la main, je la sentais trembler ; elle se rassura un peu lorsque nous arrivâmes à la seconde grotte. Mais alors elle fut saisie ; elle se mit à considérer tout avec une extrême surprise : cela décidément ressemblait trop à un conte. Elle jetait autour d’elle des regards inquiets ; elle ne savait plus que penser ; elle était désorientée, égarée plutôt que charmée. À la fin elle se jeta dans mes bras, haletante, effarouchée et se blottit contre moi :

— Où sommes-nous ? où sommes-nous donc ? répétait-elle d’une voix anxieuse.

— Que crains-tu, mon ange ?… Tu es avec moi ? Et n’est-elle pas jolie cette grotte toute verte ? lui demandai-je très doucement.

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Cela me fait peur. Il me semble que je rêve. Je ne sais plus où je suis, et toi, je ne sais plus qui tu es…

Je l’écoutais, en regardant ses yeux que cette lumière rendait glauques. Puis je les baisais… Alors elle sortit brusquement de son rêve. Elle s’écria en riant :

— … Mais non, c’est toi, toi mon amour, toi que j’adore !… Oh ! oui, c’est joli, c’est délicieux ici ! Mon Dieu ! que c’est beau !

Maintenant ses yeux étaient éblouis. Elle les ferma, posa sa tête sur mon épaule et murmura : « Je suis heureuse, heureuse, heureuse !… »

Elle ajouta, presque tout bas, en poussant un soupir :

— Cela m’effraie d’être si heureuse…

Nous abandonnâmes l’anse où nous nous rencontrions jusque-là et j’aménageai dans la grotte un coin bien sec où l’eau ne montait jamais. Là j’entassai des herbes sur lesquelles je jetai une couverture : cela pouvait servir de siège ou de sofa. Sur le mur de granit j’avais fixé un miroir. Enfin, j’avais apporté des toiles, et ma boîte de couleurs ; je voulais essayer de peindre, de fixer cette extraordinaire vision qui m’émerveillait.

Nos premiers matins ce fut exquis. Il faisait dans la grotte une fraîcheur d’éden. Toute parée de reflets, Anne semblait transparente comme une pierre précieuse. Elle riait de sa frayeur ; elle était maintenant tout à fait rassurée. Nous nous amusions à agiter l’eau des mares qui se remplissait alors de flammes vertes. À ma bien-aimée je décrivais la vie des tritons et des sirènes, et elle m’écoutait avec un sourire enchanté. La voix prenait d’ailleurs sous cette voûte humide une sonorité inconnue. Et pendant que je parlais, nous regardions autour de nous : tout scintillait, tout resplendissait, baigné d’une lumière surnaturelle. Nous nous croyions dans un palais au fond des eaux. Neptune en personne aurait pu nous apparaître, il ne nous eût pas surpris.

Tout le jour, Anne rêvait de sa grotte, elle ne songeait qu’à l’instant où elle s’y retrouverait. Aussi nous y rencontrions-nous chaque matin plus tôt. Je finis par y arriver dès l’aurore.

Nous faisions d’abord le tour de notre domaine et nous poussions quelques exclamations, car nous découvrions toujours des choses nouvelles et admirables.

Puis elle s’asseyait. Je faisais couler du sable sur ses mains, lentement, du sable très fin, très doux. Mais cela évoquait pour moi irrésistiblement la fuite continue des heures : une tristesse m’envahissait ; je laissais ce jeu. J’eusse voulu qu’il n’y eût ni passé, ni avenir, mais un présent éternel. À cette pensée je soupirais. Elle me demandait la raison de mes soupirs. Je ne répondais point. Elle était étendue sur notre lit d’herbes marines ; elle était adorable. J’étais penché sur elle et je regardais longuement dans ses yeux. Je souhaitais de m’y perdre, de m’y noyer, et par eux de pénétrer tout entier dans sa vie… En cette grotte silencieuse, retirée du monde, nous écoutions battre ensemble nos deux cœurs ; rien ne nous distrayait ; notre pensée ne s’éparpillait plus, partagée entre le ciel, l’air bleu, la mer : elle se concentrait. Nous étions seuls l’un en face de l’autre, dans une demi-lumière, loin du soleil, loin du grand jour, limités par ces murs de granit qui se refermaient comme un tombeau sur nous, et tout l’univers se réduisait à nous.

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi, en de profondes rêveries, en une existence qui semblait un songe, en un recueillement infini. Quand nous sortions du souterrain, nous vacillions. Nos yeux papillotaient, se fermaient à la lumière. Nos pas étaient incertains. Nous retrouvions la vie avec hésitation, avec appréhension : il nous semblait alors que nous nous éloignions de nos âmes.

Cependant j’avais le sentiment d’un péril ; cette béatitude, cet engourdissement qui, dans la grotte d’émeraude, nous saisissait, me causait des craintes. N’allions-nous pas trop oublier la vie ? Je voulus retourner à la petite anse qui avait abrité nos premiers bonheurs. Je ne redoutais plus, à présent, Francine Bihic.

Ce fut comme si nous remontions au soleil après avoir été enfouis dans un puits. C’était un des derniers beaux jours de la saison, on se serait cru encore au cœur de l’été. La mer semblait une soie d’un bleu ancien ; les îles avaient l’air de voguer, posées sur l’eau. Le ciel se confondait avec la mer. Une brume légère régnait, et une torpeur heureuse enveloppait tout.

Un chant d’allégresse s’éleva dans nos âmes, et une soif ardente de vivre nous envahit.

Je pris Anne dans mes bras avec emportement. Je la serrai contre moi. Elle frémissait ; elle me donnait sa bouche avec passion. Son parfum me grisait. Comme la nuit où j’avais eu peur de moi, j’éprouvais une fièvre intense, une folie m’entraînait.

Cependant je me contins.

Nous nous assîmes.

Et je la regardai.

Elle était toute rose, ses narines battaient un peu, elle haletait ; elle fermait les yeux. Puis elle mit ses mains sur son visage et je crus qu’elle allait pleurer… Je réfléchissais. Elle avait beaucoup changé depuis le premier jour de notre rencontre ; elle était alors une enfant ; aujourd’hui c’était une femme.

Mais avait-elle réellement changé ? Naguère pour moi elle était tout âme ; son corps n’était rien que l’enveloppe charnelle de son âme ; sa voix, ses regards, ses gestes, étaient l’émanation d’un être intérieur que j’adorais ; sa forme n’avait qu’une signification spirituelle. Anne me semblait immatérielle, mon sentiment pour elle était tout à fait pur. À genoux, je la respectais tout entière. C’était une vierge immaculée, un agneau blanc, une idée.

Comment donc s’était-il fait que cet ange fût devenu pour moi une femme ? Je la considérais. Maintenant j’étais sensible à toute la signification sensuelle de sa beauté. Sa peau blanche, sa chair tiède me paraissait appétissante et savoureuse comme un fruit ; j’avais envie de me plonger dans sa chevelure blonde, d’en aspirer voluptueusement tous les parfums ; sa jeune poitrine m’attirait, son corps si souple et si parfait était pour ma pensée comme un jardin de délices.

Elle avait retiré ses mains de dessus son visage. Elle levait vers les miens des yeux songeurs. Elle était adorable. Mais la façon dont je la regardais la gêna sans doute, car elle se détourna en rougissant.


Maintenant il y avait quelque chose de nouveau entre nous. Notre amour était troublé. Elle ne se sentait plus avec moi dans cette aisance complète qui la rendait si heureuse ; elle souffrait d’un mal inconnu ; elle devinait qu’elle commettait des actes qu’elle aurait dû s’interdire. Me fuir ? Mais elle était sans force…

Depuis la nuit où je l’avais repoussée, elle avait compris que nos baisers, cela était mal. À présent, quand je voulais l’embrasser, d’abord elle se défendait, et puis, ensuite, elle me baisait avec une fougue désespérée.

Et personne qui pût la conseiller ! Elle n’avait que moi… Ce que je faisais était bien fait pourtant : si je le faisais, cela devait être fait… Alors, pourquoi, par cette nuit si belle, lorsque je la tenais si étroitement serrée dans mes bras, l’avais-je écartée brusquement, tout à coup ?…

Elle ne savait plus. Elle n’était plus sûre de rien. Elle entrevoyait quelque chose de blâmable, de honteux même, dans l’amour. Elle me craignait. Elle se demandait si elle m’aimait encore. Mais moi je savais bien que nous nous adorions.


XIX


En somme, jusque là, porté par la vie, j’avais laissé aller les choses sans penser à la suite qu’elles comportaient, sans examiner leurs conséquences logiques.

J’étais grisé. Sorti de la réalité, je ne réfléchissais plus : je me jetais à corps, à âme perdue, dans l’aventure. Il m’avait semblé que j’étais entraîné par une puissance surnaturelle, que ma destinée me poussait, que quelque chose au-dessus de moi, au-dessus des forces humaines, me guidait… Je me rappelais toute cette extraordinaire histoire… quand j’allais vers Houat, dans la barque de Toussaint Leblanc, et qu’il me semblait voguer vers une vie nouvelle, puis la sorte d’avertissement intime que je recevais en entendant parler du Goabren, du comte de Kéras, puis le rêve dans lequel j’écoutais le vieux Roudil, et ce sentiment étrange que j’avais que c’était par là que la vie m’appelait… Et ensuite, quand j’avais été épier Anne auprès du Goabren, et ma rencontre avec elle, et alors mon absence de surprise, ma soumission devant le fait dont j’avais eu le pressentiment, et tout de suite, cette intimité avec elle, et bientôt ce dialogue comme au paradis… Pendant tous ces événements j’avais été enlevé à la vie. J’avais vécu hors de tout, dans une atmosphère surnaturelle. Je planais, j’existais en plein ciel, je n’avais plus d’attaches avec la terre.

Mais à présent je redescendais sur la terre. Je l’avais oubliée ; je la retrouvais. Je discernais que nous n’étions point deux âmes détachées du monde, libres, sans attaches avec le reste. Ayant désiré Anne, désiré passionnément, j’avais compris qu’elle était une femme. Cela m’avait rendu à la vie, remis en face de la réalité.

J’étais transféré sur un autre plan. Un glissement s’était produit, d’où naissait un changement de point de vue : je me replaçais, et je la replaçais dans la société.

À présent je réfléchissais… Houat n’était pas située au ciel. C’était une île qui se trouvait sur notre globe. Nous étions de pauvres humains, dans une société organisée. Il fallait rester dans les cadres de cette société.

J’examinais ma situation vis-à-vis d’Anne. L’idylle supraterrestre, le dialogue céleste, éthéré, ne pouvait pas se poursuivre éternellement : je n’étais point, et elle n’était point tout âme.

Les paroles d’amour, la musique de l’amour, notre colloque dans le ciel devait se continuer sur la terre : la nature l’ordonnait.

Si j’enlaçais Anne, il fallait que je m’unisse à elle : tel était le complément, la perfection de l’amour, et ce que réclamaient impérieusement toute ma vie et la sienne. Elle vibrait contre moi, je frémissais contre elle. Aucune force qui ne nous poussât à nous unir : notre jeunesse nous précipitait irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre. Elle était mon épouse et j’étais son époux. Dieu le voulait…

Je voyais clairement cela… Je voyais encore que l’été donnait des signes d’agonie, que la possibilité de l’idylle sous le grand dais du ciel, dans l’éblouissement de la lumière, au bord de la mer radieuse, allait s’évanouir.

Je voyais aussi — Francine Bihic m’y avait fait songer — que notre accord ne pourrait pas toujours demeurer inconnu, insoupçonné. On saurait. On rattacherait notre grand rêve à de petites choses, à des médiocres pensées,… commérages, sottise, bassesse humaine. Je réfléchissais.

J’aimais Anne de tout mon être. Il n’y avait plus maintenant pour moi d’existence possible, imaginable, en dehors d’elle ; nous étions unis pour toujours ; je ne concevais mon existence que liée à la sienne ; sans elle, je ne voyais plus rien. Plus d’avenir ; la nuit ; la mort…

Il fallait qu’il se créât entre elle et moi un lien solide, indestructible.

J’étais seul. Elle était celle que toujours mon âme avait obscurément, inconsciemment cherchée, à la poursuite de laquelle j’étais allé sans cesse, secrètement, depuis la première minute de mon âge viril… Mon idéal trouvé, le complément de moi-même enfin rencontré…

Il fallait qu’elle devînt ma femme. Elle l’était, puisque nous formions, elle et moi, de toute évidence, le couple, le couple désiré par la nature, voulu par Dieu. Cela, je l’avais pressenti, je l’avais deviné, je l’avais vu dès le premier jour.

Mais aujourd’hui, en face des faits que j’examinais d’un esprit net et précis, je cherchais le moyen d’en tirer une réalité exacte, concrète, située dans le monde, enregistrée, indiscutable.


Il fallait qu’elle fût ma femme. Ma femme devant Dieu et devant les hommes… Tout mon être me le criait. Voilà pourquoi je la respectais obstinément ; quand elle s’abandonnait à moi tout entière, avec candeur, suivant le vœu de son instinct, tombant dans mes bras, haletante et les yeux fermés, appelant de tout son désir le couronnement de mes baisers, je la repoussais ; je voulais qu’elle fût ma femme. Je ne voulais point la prendre, et puis partir… Il fallait qu’elle quittât l’île avec moi. Et alors j’épouserais celle que j’avais choisie. Je posséderais dans son corps celle que je possédais déjà dans son âme.

Voilà, je me trouvais en face de ceci : il fallait qu’Anne devînt ma femme.

Je poussais jusqu’au bout ma pensée. J’inscrivais la conclusion : nous ne pouvions rester à Houat. Elle devait venir avec moi. Il fallait l’enlever. Cette idée s’imposait à moi.

La demander à son père ?… Il ne consentirait pas à ce qu’elle quittât l’île. C’était un égoïste, un féodal, un tyran. Sa vie qu’il avait faite telle, sa femme et sa fille devaient la partager. Il était le maître de ces deux existences. Puisqu’à Houat il n’y avait personne qu’elle pût épouser, elle devait rester fille, et passer ses jours avec lui au Goabren, pour le servir. D’une race de reîtres et de chasseurs, il ordonnait. On ne discutait point. La femme était un être inférieur qui devait obéir. Sa fille n’avait pas à parler. Il ordonnait… Je comprenais bien cela : je ne pouvais pas demander Anne à son père… Il me fallait l’enlever.


XX


Elle était assise à mes pieds dans le sable, sa tête appuyée sur mes genoux dans une attitude adorable d’enfant… Un sourire heureux flottait sur ses lèvres. Elle avait retiré et posé près d’elle son grand chapeau à brides, et des boucles légères encadraient son bien-aimé visage. Je la considérai pensivement un instant, puis je dis d’une voix sérieuse :

— Écoute, j’ai à te parler.

Elle devint subitement très pâle, me regarda avec angoisse et gémit :

— Cela va me faire souffrir ! Ne me dis rien… ne me dis rien ! J’aime mieux que tu ne me dises rien.

Je l’attirai doucement sur mon cœur en répétant :

— Écoute-moi.

Mais elle posa une main sur ma bouche, s’écriant plaintivement :

— Non ! non ! tais-toi… Je sais ce que tu vas dire… Tu vas me faire pleurer.

Et tout de suite elle ajouta :

— Tu veux partir !

Alors je secouai vivement la tête :

— Mais non, mon amour ; je t’ai dit que je ne te quitterais jamais…

Le sang remonta brusquement à ses joues. Elle mit la main sur son cœur comme pour l’empêcher de battre trop fort, puis de ses grands yeux elle me fixa passionnément. Je souriais. Son émotion s’apaisa un peu et elle murmura :

— Si ce n’est pas cela, dis-moi tout ce que tu voudras, cela m’est bien égal.

Je pris ses deux mains dans les miennes :

— Écoute-moi, petit oiseau chéri, je ne veux pas te quitter, mais comment cette existence durerait-elle ?

— Comment ? Que veux-tu dire ?… Et pourquoi ?… C’est que tu ne peux pas rester à Houat ?… Ah ! je le pensais ! Je savais bien que tu partirais.

— Mais, même si j’y restais, même si nous y restions, mon amour…

Je lui contai alors ma rencontre avec la petite Bihic. Je ne lui en avais point parlé encore pour ne pas l’inquiéter. Puis je montrai l’hiver qui approchait, qui nous séparerait, qui l’empêcherait de sortir, qui suspendrait nos entrevues. Elle m’écoutait attentivement. Elle se demandait où je voulais en venir.

— Mais alors, comment faire ?

Elle tenait son menton dans sa main droite et levait sur moi de grands yeux interrogateurs.

— Comment crois-tu que nous puissions faire ? repris-je. Est-ce que tu penses que nous pourrions vivre sans nous voir ? Est-ce que, au contraire, tu ne désires pas être toujours avec moi ?…

— Oh ! toujours ! toujours ! s’écria-t-elle ardemment.

— Alors si je te propose de vivre toujours avec moi, accepteras-tu ?

— Mon adoré !… fit-elle dans une sorte d’extase. Et ses yeux se voilèrent comme si elle rêvait.

— Est-ce que tu n’aimerais pas à connaître le monde, à voir tout cela dont je t’ai parlé ? Tu le connaîtrais avec moi. Je te mènerais partout… Nous ne nous quitterions jamais…

Ses lèvres se mirent à trembler, puis elle couvrit son visage de ses deux mains et elle s’écria en haletant :

— Tais-toi ! tais-toi ! ne me tente pas ! Ne dis pas des choses impossibles.

— Impossibles… Pourquoi ?

— Parce que je suis condamnée à vivre toujours à Houat ?

— Condamnée par qui donc ?

— Et mon père, et ma mère ?… Je dois rester ici avec eux…

Je me tus. J’étais troublé. Que devais-je faire ? Continuer à la tenter, à l’attirer ? N’était-ce pas mal agir ? Mon amour avait-il plus de droits sur elle que l’amour de ses parents. Elle se tenait au milieu : eux d’un côté, moi de l’autre. Je l’adorais… Mais l’enlever à eux, cela m’était-il permis ? J’étais tremblant, j’étais hésitant. Cependant je l’aimais trop. Et c’est toute ma vie que je jouais… Il me semblait qu’une force supérieure à moi-même, que la raison du monde, que l’Esprit me poussait. Comment n’aurais-je pas été jusqu’au bout ?

Elle était absorbée à présent. Les visions que j’avais animées pour elle s’attardaient devant ses yeux : elle les voyait. Je laissais le prestige agir. Je n’avais plus à parler. Un démon s’était levé dans son cœur et dans sa pensée.

J’écartai ses deux mains qu’elle conservait toujours sur son visage. Je regardai longuement dans ses yeux, je bus un peu de son âme. Puis je la pris dans mes bras, je baisai doucement ses lèvres. En silence elle s’abandonnait, je ne la sentais point présente, elle était comme anéantie.

Elle s’écarta de moi pourtant et soupira profondément :

— Alors, demanda-t-elle, tu voudrais que je quitte mes parents et que j’aille avec toi ?

— Préfères-tu que j’aille demander ta main à M. de Kéras ? répondis-je.

Elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine avec découragement.

Cependant le temps avait passé. Il lui fallait rentrer au Goabren.

En la baisant chastement sur le front, je lui dis :

— Songe à tout cela. Pèse tout. Réfléchis, décide…

Elle posa sa tête sur mon épaule et me regarda divinement, avec une franchise, avec une confiance adorable :

— Tu sais bien que cela est déjà fait, que je ne peux pas hésiter, que je suis à toi… me dit-elle.

Et elle s’éloigna très lentement.


XXI


Septembre était né, septembre avait grandi, septembre !… Je n’avais pas senti tout de suite le mal dont l’été était frappé, mais à mesure que passait ce mois hésitant, ce mois trouble, je devenais sensible à des détails, à des nuances, lesquels peu à peu se liguaient contre ma quiétude et contre mon bonheur. Les jours étaient plus courts, le temps avait changé. Ce n’était plus ce temps radieux, chaud, qui semble immuable, qui paraît devoir durer toujours, devoir ne jamais finir, dans l’allégresse constante de la nature, dans un épanouissement absolu. Maintenant aux plus belles journées il se mêlait un sentiment subtil de fin prochaine, de froid à venir, d’hiver possible. Le ciel était bleu, le plein soleil était brûlant, — mais les matins étaient acides. L’avertissement des mauvais jours flottait épars dans les plus beaux. D’ailleurs ceux-ci étaient entrelacés de jours de brume et de pluie… Ils devinrent bientôt rares, et je les attendis. Puis ils furent l’exception. Si alors un beau jour arrivait, j’en jouissais tant que je pouvais, dans la pensée qu’il était le dernier peut-être. Et si, par hasard, il s’en suivait deux, je les comparais, je supputais de combien le second était moins pur, moins chaud, moins vrai que le premier… Car c’était à présent de fausses journées d’été, il y avait un ver, à présent, dans le fruit. L’été agonisait, son glas sonnait ; les jours mélancoliques d’automne, et puis les jours désespérés d’hiver étaient proches. On avait encore de délicieuses matinées : l’eau bleue, comme en Méditerranée, d’un bleu épais, le ciel plus pâle : laiteux, aucune brume, l’atmosphère complètement nettoyée et, sur une mer saphir, un ciel turquoise… mais c’était un faux matin d’été, tout n’était plus que tromperie, tout qu’apparence : un jeu cruel pour nous illusionner, pour endormir notre inquiétude, pour engourdir notre pressentiment…

Le vent se leva… le vent méchant, le vent sinistre, le vent si dur aux gens de l’île… Il soufflait sans cesse, tantôt grondant sourdement, d’une voix basse et continue, tantôt furieux, comme s’il eût voulu tout enfoncer et tout crever, arrivant au grand galop, avec un roulement de canon… Je me tenais dans la salle du fort, j’étais triste et inquiet, j’étais énervé. J’écoutais, assis, les yeux fixés au sol. Dehors, je ne sais quoi de disjoint, de descellé, de démanché, tremblait, cliquetait, tapait à petits coups… J’écoutais. Le vent bougonnait. Il élevait la voix, il se fâchait, il grondait, puis, subitement, baissant le ton, il susurrait, sifflait, prenait un accent pleurnichard, pour redevenir bientôt autoritaire, impétueux et dominateur. Alors toute la troupe des autans se mettait à crier, à grogner, à huer, dans un vacarme, dans une cacophonie sauvage, jusqu’au moment où une voix surpassait peu à peu les autres, telle que la voix d’un orateur qui fait enfin entendre ses raisons, donne des coups de gueule, hurle, et puis subitement se tait.


Une accalmie, le vent est tombé, grand silence… Je sors. Le temps est gris, l’humidité me pénètre, tout est triste… Le ciel est une voûte grise d’où ne tombe aucune lumière… pas un trou, pas une percée claire dans cette morne grisaille uniforme…

Parfois, quand il soufflait ce vent violent, je m’allais gîter dans un trou de rocher pour regarder la mer. Le ciel était ballonné de gros nuages noirs, l’eau sombre, glauque, dans une agitation perpétuelle, moutonnante, encrêtée, écumeuse, balancée par un écœurant mouvement… Les vagues couraient perpétuellement à l’assaut du rivage, se chevauchant, se dépassant, entêtées, hardies, méchantes, menaçantes, grosses et puis se brisant en dessinant de blanches volutes… Autour des rochers qu’elles submergeaient, sur lesquels elles se roulaient et s’étiraient, tous les verts d’émeraude, d’absinthe et d’opale, tous les bleus, et des blancs de savon, d’écume et de dentelle.

J’écoutais le bruit de la mer, suçant et roulant les galets, et les explosions dans les fosses des rocs. J’écoutais ce bruit profond et tragique. Le vent me claquait, j’avais le visage mouillé par les embruns, mais je continuais à écouter, et je continuais à regarder le spectacle passionnant des vagues qui se dressaient comme des chevaux sur leurs pattes de derrière pour bondir en avant, ou bien tout à coup, dans une accalmie, mutines et redevenues petites, qui jouaient, félines avec des mouvements de jeunes chats…


XXII


Je levai sur elle un regard un peu inquiet. C’est ce matin qu’elle devait me répondre. La nuit porte conseil : quel conseil en avait-elle reçu ? Qu’avait-elle décidé ?

Elle se jeta dans mes bras, en criant d’une voix joyeuse :

— Partons ! partons tout de suite.

Je pris sa tête dans mes deux mains, je regardai son visage. Il était pâle, comme après une nuit sans sommeil. Et tandis que sa voix feignait l’allégresse, je voyais un voile sur ses yeux :

— As-tu bien réfléchi, mon petit amour ? Es-tu bien sûre de vouloir partir ?

Je la serrais contre moi avec une tendresse infinie.

— Ne me le demande plus, je t’en supplie, répondit-elle en tremblant. J’ai bien réfléchi. Je sais ce que je fais. Je veux partir avec toi.

La matinée était grise, l’air un peu aigre. Ils avaient fui, nos beaux matins d’été ! Une détresse vague enveloppait toutes choses : la mer et les rochers.

Anne avait posé sa main sur le cou de Laouen, elle caressait sa chèvre machinalement.

— Si tu savais quelle nuit j’ai passée, disait-elle. Comment veux-tu que je reste ici, maintenant que je te connais ?… Si tu dois partir, comment demeurerais-je ? Tu es devenu tout pour moi, le reste ne compte plus. Je n’ai presque pas dormi. Mais un instant je me suis assoupie, et j’ai rêvé que tu étais parti, que tu étais loin, et que j’étais toute seule ici. J’ai trop souffert. Je me suis réveillée, je sanglotais. Je veux partir avec toi. Je n’ai que toi.

— Mais tes parents…

— Je les ai regardés hier soir, tandis que nous dînions. Papa est dur, il est sombre. Il n’a jamais eu de tendresse pour moi ; jamais il ne me parle. Même quand j’étais toute petite, il ne me caressait pas. Je pense qu’il aurait préféré un garçon : il m’en veut d’être une fille. Il mange sans rien dire. Puis il se lève et il s’en va. Maman s’occupe à peine de moi, elle ne se confie pas à moi. Je suis là pour coudre… Non ! non, ils ne n’aiment pas !…

— Et Houat ?

Elle soupira :

— J’y penserai quelquefois, peut-être souvent. J’y étais bien seule, mais justement, comme je n’avais personne pour m’aimer, mon cœur en connaissait, en aimait chaque pierre et chaque trou. Comme je n’avais personne avec qui causer, je parlais toute seule, je parlais à l’herbe, aux ajoncs, à la terre, au sable, aux gros crabes et aux petits lézards. Mon île, je l’aimais bien, mais toi, je t’adore… Mais il y a Laouen, Laouen…, dit-elle d’un air pensif, en tirant doucement la barbe de sa chèvre.

— Nous l’emmènerons, fis-je.

— Oui ! tu veux ! Oh ! que tu es bon ! Laouen, Laouen, ma chère Laouen, je ne te quitterai pas !…

Elle sauta de joie, et me regarda en riant. Sa tristesse s’était envolée. Ce cœur charmant revivait.

Puis elle s’assit à mes pieds. Elle prit ma main, la baisa et la posa sur son front qui brûlait un peu. Et elle me dit avec un mélange de bonheur et de mélancolie :

— Alors tu m’aimeras toujours… toujours autant qu’aujourd’hui ?

— Davantage encore.

— Ah ! toi ! Tu seras tout pour moi ! Toute ma famille, toute ma vie… Tu ne me feras jamais pleurer ?

— Jamais. Jamais, je te le jure.

— Je le crois. Je me confie à toi. Il faudra être bon pour moi, très bon, tu sais, puisque je n’aurai que toi.

— Je serai de tout mon cœur à toi.

— J’en suis sûre… Mais quel est ton caractère ? En somme je ne le connais pas. Je ne te connais pas. Je ne connais que ton amour…

— Tu ne connaîtras jamais que lui. L’homme que j’ai été, le caractère que j’avais, je n’en sais plus rien. Maintenant mon être, ma nature, mon caractère, c’est toi, bien-aimée. Rien en moi n’existera plus que ce que tu peux désirer, que ce qui peut te plaire. Puisque je t’adore, puisque je passerai ma vie à tes pieds, puisque je ne penserai à rien qu’à satisfaire le moindre de tes désirs…

— Ah ! comme nous allons être heureux !… Trop heureux. Heureux à rendre tout le monde jaloux. Et cependant serons-nous jamais heureux comme nous l’avons été ici ?…

— Bien plus, puisque nous serons toujours ensemble et que jamais rien ne nous séparera.


Maintenant je ne sentais plus la tristesse de l’automne approchante. Mon âme était toute à son grand bonheur. Je ne distinguais plus le ciel gris, la détresse des choses. Mieux que lorsqu’il brillait sur le monde, un grand soleil m’illuminait : un radieux soleil éclatait dans mon cœur. Il me semblait que j’aimais ma bien-aimée plus encore que je ne l’avais aimée. En moi naissait pour elle un nouvel amour. En même temps que son amant, je devenais son père. Pour la protéger, pour la défendre, pour la soigner. C’était ma petite fille…

Je la serrais bien doucement contre moi. J’essayais de la rassurer. Au seuil de ce vaste monde où elle allait se trouver seule avec moi, en plein inconnu, perdue loin des siens, de sa maison, des paysages familiers, de la vie habituelle, elle tremblait un peu. Elle se blottissait dans ma poitrine, pelotonnée et craintive. Je la serrais contre moi.

Puis, à l’idée des merveilles qu’elle verrait bientôt, de tout ce qu’elle allait connaître, sa jeune vie se redressait, alors elle se levait, éclatant de rire et trépignant de joie.

Après, comme une enfant prise en faute, elle se mordait les lèvres, baissant la tête et faisant mine de me regarder en dessous, espiègle. Elle s’approchait de moi à petits pas : « Mon baiser !… » disait-elle. Je la baisais de toute mon âme. Je l’adorais. J’étais en extase devant elle. Tous ses gestes, toutes ses paroles remplissaient mon cœur de délices.

— Alors nous irons à Paris ? demandait-elle… Paris ! Comment cela peut-il être ?

Je parlais. Je lui décrivais ma ville, dont rien ici ne pouvait lui donner idée, qu’elle ne pouvait imaginer absolument que d’après ce que je lui disais.

Elle m’écoutait, tout interdite, osant à peine respirer, ouvrant de grands yeux.

— Comme ce doit être beau ! murmurait-elle.

… Et avec toi. Toujours !… toujours ! Ah ! que je suis heureuse !… soupirait-elle.

… Mais comment allons-nous partir d’ici ? Comment vas-tu faire ?

— Ne t’inquiète pas, mon amour. Tout ira bien, tu verras…


XXIII


C’est vrai que j’étais tranquille à ce sujet, bien que l’entreprise présentât, en somme, de grosses difficultés. Je ne les envisageais pas. D’ailleurs, je n’avais encore aucun plan ; je ne savais pas comment je procéderais. Seulement je comptais sur Yvon.

Oui, c’était lui qui nous emmènerait. Il en trouverait le moyen, j’en étais sûr. J’avais confiance en son intelligence, en son habileté. Je ne lui avais parlé de rien, mais je ne doutais pas que, dès qu’il serait au courant, il ne consentît à m’aider de toutes ses forces. C’était un de ces hommes sûrs qui donnent entièrement leur amitié, et qui, s’ils ont un ami, pensent qu’ils ne peuvent faire moins pour lui qu’ils ne feraient pour eux-mêmes.

C’était un cœur de marin, Yvon, et un cœur de Breton. Un cœur fort, un cœur droit.

Nous n’avions pas échangé de grands mots. À peine même si nous avions causé tous les deux. Est-ce qu’il m’avait jamais parlé d’autre chose que de son tour du monde ? Et moi, que lui avais-je dit ? Quand il avait vu le portrait d’Anne, il s’était écrié : « Mais c’est la demoiselle du Goabren ! » Je l’avais regardé bien dans les yeux : « C’est elle, Yvon ! » Voilà tout. Pourtant, j’en étais certain : maintenant, il serait disposé à tout risquer pour nous servir, Anne et moi. Yvon m’appartenait, je n’en doutais point. Peut-être dans son sentiment entrait-il un peu de cette raison d’une race logique, disciplinée, intelligente qui, d’instinct, croit à l’utilité de la hiérarchie, des chefs, qui est sûre que des hommes existent pour commander et d’autres pour obéir, et qui s’incline devant les supériorités en les tenant pour nécessaires. Et à cause de son âge, parce qu’il était plus jeune que moi, il me traitait en chef. Peut-être, d’autre part, survivait-il encore dans son cœur un peu de cet antique respect pour le noble que ressentaient autrefois si vivement ceux de cette vieille terre, et il voudrait tenir Anne pour sa comtesse ?…

J’ignorais ses raisons. Mais je ne balançais pas sur son aide. Elle m’était acquise à l’avance, à tel point que déjà j’en cherchais les causes, me disant d’ailleurs, en dernière analyse : Allons, Yvon m’aidera d’abord et surtout parce qu’il est mon ami, et encore parce que cette aventure romanesque frappera sa jeune imagination, et qu’il ne lui déplaira pas d’y être mêlé… Enfin parce qu’il voudra servir l’Amour, parce qu’il est sentimental, parce qu’il est idéaliste, parce qu’il est Breton…

Je le trouvai au village avec Toussaint Leblanc, revenant de la mer. Nous parlâmes un peu tous les trois de la pluie et du beau temps. Je les avais invités à venir prendre avec moi un verre de vin à la cantine. Je regardais autour de nous les bonnes têtes des buveurs. Je les regardais en rêvant un peu, en me disant que je ne les reverrais peut-être plus jamais. Et ils m’inspiraient de la sympathie, ils m’attendrissaient doucement… Braves gens, décidément, ces Houattais !…

Yvon avait deviné que j’avais quelque chose à lui dire. Mais naturellement discret, il n’en laissait rien paraître. Il me semblait distinguer cependant une légère complicité dans ses yeux lorsqu’ils se croisaient avec les miens. Et quand je dis à Toussaint :

— Père Leblanc, j’ai bien envie de vous enlever encore Yvon ce soir, et de l’emmener manger avec moi… Veux-tu, Yvon ?

— Tiens, avec bien du plaisir ! s’écria-t-il chaleureusement.

Alors Toussaint fit :

— Bien sûr, emmenez-le ; on n’a plus rien à faire à présent. Vous ne devez point vous amuser là-haut tout seul. Et puisque vous vous plaisez tous les deux…

Et, comme l’autre jour, nous remontâmes vers le grand fort, avec des bouteilles et quelques provisions.

Dès que nous avions été seuls, Yvon m’avait dit :

— Eh bien ! la grotte ?

Je lui tapai sur le bras :

— C’est une merveille. Tu m’as rendu service, matelot. Qui pourrait jamais venir me dénicher là ?

— Ah ! fit-il, pour ça, je crois bien que personne à Houat ne la connaît…

Lui-même n’y était pas rentré depuis des années. Et, ma foi ! il l’avait oubliée. C’est ma question de l’autre jour qui l’en avait fait ressouvenir… Je la lui décrivais. Elle était bien telle toujours qu’il l’avait vue autrefois, quand, enfant, il l’avait découverte, alors qu’il s’amusait à fouiller, comme une fouine, tous les coins et les recoins de l’île.

Nous nous attardions sur ce sujet. Je reculais devant l’autre, je n’osais pas l’aborder. J’étais pris d’une singulière timidité. La demande que je voulais faire à Yvon m’apparaissait à présent énorme, exorbitante. Je n’y avais pas encore bien réfléchi. À présent les difficultés me semblaient considérables, presque insurmontables. Et si la chose n’allait pas pouvoir se faire !… J’avais peur, je repoussais l’instant pénible où l’impossibilité de mon projet me serait démontrée. Nous nous assîmes, je me mis à manger en silence. J’étais soucieux… De temps en temps, je levais la tête, je regardais Yvon, j’étais sur le point d’ouvrir la bouche pour lui parler, je ne m’y décidais point et je revenais à mon assiette sans rien dire. Yvon m’observait sans en avoir l’air. Il avait compris que c’était pour une raison sérieuse que je l’avais fait monter au fort ce soir. Il remarquait mon souci et ma gêne, il était gêné lui-même.

Il fallait tout de même en sortir. À la fin du dîner je me secouai ; je pris sur moi, je surmontai mon hésitation. J’allumai une cigarette, je me versai un verre de rhum, je mis les coudes sur la table et je regardai mon ami :

— Écoute, Yvon, voilà ce que j’ai à te dire. Il faut que nous partions d’ici.

— Que vous partiez ?…

— Oui, cette demoiselle et moi.

Il ne dit rien. Mais je vis à son sourcil soudain froncé, à un mouvement machinal de ses lèvres, que cela lui paraissait immense, extraordinaire… Cela signifiait que j’allais enlever Mlle de Kéras… Alors cette jeune fille allait s’enfuir comme cela !… Par exemple !… Il était bouleversé. Il y avait là quelque chose qui le heurtait, quelque chose à quoi il n’aurait jamais pensé. Enlever une jeune fille ! Cela bousculait toutes ses idées, son respect naturel de l’ordre, de la règle, de la propriété, de la société.

Il hochait gravement la tête, évitant de me regarder. Et il se demandait pourquoi je lui avais dit cela : je n’avais pas besoin de son avis pour agir à ma guise…

Contraint, il fumait en silence. Il n’osait point parler. Il ne se serait pas permis de dire que j’avais tort, de me désapprouver. Il était triste d’avoir à me donner tort au dedans de lui-même.

Je devinais tout ce qui se passait dans sa tête. Je le regardais doucement. J’avais lâché le principal, le plus dur ; j’étais tranquille. J’étais trop sûr d’avoir raison, je convaincrais Yvon. D’abord il se cabrerait, car ma volonté allait trop à l’encontre de ses habitudes, de sa façon de penser, des idées dans lesquelles il avait été élevé par ses parents si raisonnables, au milieu de cette île si sage. Mais je ne m’adresserais pas à son esprit. C’est à son cœur que je parlerais ; par là, j’étais bien certain de réduire ses scrupules, d’emporter finalement son adhésion.

Je me mis alors à lui raconter toute mon histoire, et je m’abandonnai à lui comme à un vieil ami. Depuis si longtemps je n’avais pas parlé, pas parlé humainement, à un homme !… Avec Anne c’était un dialogue divin : nous nous exprimions dans le langage de l’âme. À Yvon, je m’adressais comme à un autre moi-même. Je descendais au fond de mes pensées, j’analysais mes sentiments. Je m’épanchais. Je disais l’être que j’étais auparavant et celui que j’étais devenu. Je répétais l’appel que j’avais entendu sortir pour moi du Goabren, j’exposais ma conviction profonde que j’étais venu à Houat expressément afin d’y rencontrer Anne. J’expliquais à Yvon l’amour, je lui décrivais la vie nouvelle dans laquelle j’étais entré.


Premièrement, il m’avait écouté de mauvaise grâce, méfiant, et toutes ses préventions dressées contre moi. Mais je parlais avec tant de chaleur, avec une telle sincérité qu’il n’avait plus songé bientôt à se défendre. Il m’écoutait, son cœur m’écoutait. Comme je l’avais deviné, il comprenait d’instinct la langue des sentiments. La beauté de l’amour, ainsi qu’il la pressentait, je la lui faisais toucher du doigt, cette révélation merveilleuse, ce suprême bien dont son âme avait besoin, je l’avais connue, moi : maintenant il m’écoutait avidement. La bouche entr’ouverte, ses yeux francs fixés sur les miens, il m’écoutait presque avec bonheur, comme un croyant sans doute écoute un prêtre.

Yvon ! je ne m’étais pas trompé sur toi !

Ah ! mon ami, tu pouvais m’entendre !

Il était touché. Il était ému. Il comprenait qu’il y avait quelque chose de plus grand et de plus puissant que les conventions sociales, qu’elles n’étaient rien, que la vérité était au delà.

Cependant, je lui expliquais que mon départ d’Houat avec Anne, c’était l’unique solution possible. Je définissais mes scrupules, mais j’exposais mes raisons : M. de Kéras me refuserait la main de sa fille. Alors ?… Nous ne pouvions plus vivre l’un sans l’autre : il nous fallait donc quitter l’île.

Il n’hésitait plus ; il était convaincu. Maintenant il pensait comme moi, il m’approuvait. Il se disait que j’avais raison, que j’agissais bien. Il était sûr, lui aussi, que le maître souverain des hommes, c’est l’amour.

Sans que je lui dise, il avait compris ce que j’attendais de lui. Il réfléchit. Puis, tirant une bouffée de sa cigarette, sans se hâter, d’un air presque absent, il laissa tomber simplement ces mots :

— À présent les vents ne sont pas mauvais…

Il ne parla pas davantage. Déjà une joie profonde s’était répandue en moi, m’avait illuminé. J’avais son acceptation, je pouvais compter sur lui !

Là-dessus, il dit de temps en temps une phrase… Quand il avait réfléchi, il parlait. Il dit :

— Ça peut…

Il se tut, puis reprit :

— Bien sûr, faudrait pas que le père sache que je vais prendre le Stiren

Un silence… Il continua.

— Mais en partant vers les dix heures… Ça peut se faire dans la nuit, aller et retour. Moi revenu le matin, bateau à l’ancre, tout paré…

Il ajouta :

— Seulement voilà, faudrait pas attendre. Le temps pourrait bien changer.

Je lui dis :

— Mais demain, si tu veux. Nous sommes prêts.

— Demain, non. On sort avec le père. Après-demain.

— Soit, après-demain.

Je n’ai pas osé l’embrasser. Mais je n’avais de ma vie serré avec autant de cœur la main d’un homme.


XXIV


Je ne pouvais pas croire à un tel bonheur. Il était trop grand… J’étais inquiet, je n’avais pas confiance.

Anne, ma femme ! Anne à moi pour toujours !… Alors, j’allais entrer vivant au paradis ; je quittais la terre ; je m’élevais au-dessus du monde, je me libérais de la pauvre condition humaine. Ah ! ce n’était pas possible ! On n’est pas si heureux ici-bas, cela serait injuste… Quelque chose allait tout faire manquer. La destinée subitement se retournerait et de mon grand bonheur ferait un grand malheur.

Je songeais à mon ange avec adoration. Mais qu’elle fût si belle, si pure, si divine, cela m’effrayait encore. « Elle est trop aérienne pour vivre. Non, elle n’appartient pas à ce monde… »

C’est que l’homme n’est pas créé pour être heureux ; c’est que, toujours, à l’instant où il va atteindre le fruit, la branche se rompt et il se brise sur le sol. Je savais cela. Je craignais cela.


Je m’énumérais tout ce qui pouvait faire échouer notre projet : ses parents s’apercevant d’un changement dans sa manière d’être, prenant l’éveil, la surveillant, fermant les portes, l’empêchant de sortir… Ou, du côté d’Yvon : il ne pouvait nous mener, il était retenu à terre, par un accident, un malade à soigner, un travail que Toussaint lui donnait inopinément, que sais-je ?… La chose la plus insignifiante, la plus misérable, pouvait tout faire manquer. Et le temps, le temps n’allait-il pas changer ?

Je regardais le ciel. Il faisait beau ; une brise régulière soufflait. Cela me redonnait confiance.

Après tout, il y a des hommes très heureux, il y a des existences délicieuses. Pourquoi craindre toujours la méchanceté du sort ?… Quoi ! le bonheur est aussi normal que le malheur. Plus normal, même. Jeunesse, santé, beauté : le total doit faire bonheur. Il est dû à Anne d’être heureuse. Et son bonheur et le mien se confondent. Après tout, que faisons-nous ? Nous réalisons le vœu de la nature. Nous permettons à notre vie de s’épanouir. La plante est créée pour fleurir, les êtres jeunes pour l’amour : l’amour est une rose.

Mais tout de suite après cette réflexion, je songeais que les vœux formés par la nature, c’est le hasard qui permet qu’ils se réalisent, ou qui le défend. Tous les rosiers ne donnent pas de roses. Il y a des amours malheureuses… Je me sentais entièrement dans la main du Hasard. S’il m’en voulait, les choses seraient contre moi. Alors je suppliais ce dieu inconnu, je me sentais accessible à toutes les superstitions, je considérais les moindres incidents de ma journée solitaire comme des présages, je cherchais à les interpréter, à leur donner un sens. J’aurais volontiers, pour me la rendre favorable, offert un sacrifice à la Fatalité. Car, je me le répétais : ce que j’allais tenter, c’était un enlèvement et une évasion ; pour réussir, il fallait que toutes les choses inertes et aveugles fussent consentantes.


Et puis, cette idée me venait qu’elles étaient indifférentes à nous, que leur existence était séparée de la nôtre, qu’elles étaient complètement étrangères. Alors il n’y avait rien à faire : il n’y avait qu’à attendre. Dormir, dormir, pour que ces milliers de minutes anxieuses disparussent plus vite !…


XXV


Le matin du grand jour s’était levé. Naturellement je n’avais pu fermer l’œil de la nuit. Et bien avant l’aube, j’étais monté sur les talus du fort, fiévreux. Le ciel blanchit, l’aurore parut. Il faisait beau !

En voyant le soleil monter dans un ciel sans nuages, mon cœur bondit d’allégresse et de reconnaissance. Je tombai à genoux. Est-ce que vraiment quelque puissance divine nous protégeait ?

Je ne doutais plus à présent, j’étais sûr du succès. La journée s’annonçait belle comme un jour d’été. Je voyais clairement que j’avais raison, que j’agissais bien, que c’était mon devoir d’écouter mon cœur, d’enlever Anne. J’obéissais aux forces mystérieuses de la vie et de la nature. Ces mêmes forces, d’accord avec moi, me soutenaient dans mon entreprise. Le soleil m’approuvait : il m’offrait son alliance.

Je me sentais léger, triomphant. Dans les sombres escaliers du fort, je volais. Je parcourais en chantant ses galeries presque obscures. Je n’avais pas été long à faire mon sac, à ranger ma boîte de couleurs, à ficeler mes toiles, et maintenant je marchais de long en large dans cette vaste casemate qui m’avait servi de chambre. Je l’examinais d’un œil à moitié ironique, à moitié attendri. Je regardais les cartes de géographie au mur, les pupitres et les bancs des écoliers dans un coin ; je considérais le parquet de terre battue, la fenêtre grillée, la vue sur le fossé, arrêtée par les fortifications gazonnées, et je faisais la grimace. Ce n’était vraiment pas confortable, ici, et maintenant, avec l’arrière-saison, cela devenait assez sinistre. Mais je pensais à tout ce que j’avais vécu, à tout ce que j’avais éprouvé, à tous les sentiments qui m’avaient ému, à tous les rêves qui m’avaient visité sous ces voûtes, entre ces murs épais, et je fermais à demi les yeux, en souriant tendrement.

J’avais rejoint Anne, entre les roches, devant la mer, à l’endroit où nous nous retrouvions chaque matin, où nous nous étions tant aimés, où nous avions connu un bonheur si pur… Elle était pâle, elle était fragile. Je n’oublierai pas l’expression de ses beaux yeux levés sur moi, lorsqu’elle me vit. Je la pris dans mes bras ; elle s’abandonnait, elle se blottissait contre moi comme une enfant. Je sentais toutes les émotions par lesquelles elle passait en ces dernières heures. J’étais sa force, j’étais sa vie… Mais nous nous redressâmes. Je lui montrai le soleil éclatant, la mer radieuse, nous sourîmes, remplis de bonheur et d’espoir. Maintenant elle parlait, fébrile, un peu tremblante, agitée jusqu’au fond d’elle-même par ce départ, par cette fuite, le premier événement d’une existence toujours si simple et si unie, auparavant.

Nous arrêtions les détails de l’opération. Ses parents se couchaient aussitôt après dîner. Elle attendrait qu’ils fussent endormis. Puis elle se glisserait hors de sa chambre, sortirait du Goabren, et me rejoindrait dans une petite crique où Yvon, avec le Stiren er Mor, devait venir nous prendre, et où je serais à partir de 9 heures… C’était facile. Il faudrait un funeste hasard pour que cela ne réussît pas. Les Kéras dormaient bien. Ils ne s’apercevraient de la disparition d’Anne que le lendemain matin. Nous serions déjà loin. Et d’abord on la chercherait dans l’île ; on ne pourrait supposer qu’elle en était sortie. Ce n’est que plus tard, après des jours peut-être, qu’on comprendrait, qu’on entreprendrait sans doute des recherches sur le continent. À ce moment-là, nous serions tout à fait hors d’atteinte. Et nous serions déjà mariés en Angleterre… D’ailleurs le monde est vaste. Retrouver Anne : autant espérer retrouver un diamant dans la mer !

Nous nous embrassâmes passionnément. Elle reprit le chemin du Goabren. Je me dirigeai vers le grand fort. Je désirais transporter tout de suite mes bagages à la petite crique, afin d’en être débarrassé. Cela se passa sans anicroche, je ne rencontrai personne. Un trou dans une roche me servit de consigne.

À présent, je n’avais plus qu’à attendre le soir. Mais j’avais faim : sans doute l’insomnie et l’inquiétude de ce départ me creusaient. Quelques provisions me restaient ; je les attaquai avec appétit. Puis je m’allongeai sur mon lit, j’aurais voulu dormir un peu… je n’y réussis pas encore. Alors j’essayai de lire. Mais je ne pus rassembler mon attention sur une page.

Je sortis. Je me mis à marcher. Je n’osai pas descendre au village, de crainte qu’on y remarquât ma surexcitation. Et, aussi, je préférais éviter l’émotion que j’éprouverais peut-être devant le calme quotidien de ces braves gens, pour qui ce jour était un jour comme les autres, tandis que pour moi c’était un jour unique entre tous les jours. Je ne voulais pas non plus, que plus tard, ils pussent penser que je les avais trompés, que je leur avais joué une comédie. Je marchais donc à travers l’île déserte, à grands pas, pour vaincre mon énervement. Je considérais tout, de ce regard rêveur qu’on pose sur les lieux que l’on va quitter, et que l’on contemple pour la dernière fois. L’immobilité, le silence, la paix profonde de l’île me pénétraient, s’enfonçaient en moi. Je songeais au grand bonheur que j’avais rencontré ici, alors que j’étais loin de tout, alors que j’étais séparé du monde… Le monde : je me demandais ce que j’y trouverais en y rentrant avec Anne. Que nous réservait la destinée capricieuse ? J’examinais la mer qui, de tous côtés, m’entourait, qui était autour de moi comme une ceinture infranchissable, qui semblait m’interdire de sortir d’ici. Mais non ! le temps était beau, le ciel pur, l’eau inerte. Aucune difficulté à craindre de ce côté ; tout irait bien. Pourvu, seulement, que les parents de ma bien-aimée ne se doutent de rien, qu’ils se couchent de bonne heure, comme d’habitude, et qu’ils s’endorment… Quant à Yvon, j’avais sa parole, il n’y avait qu’un cataclysme pour l’empêcher de la tenir…

J’avais revu chacun des paysages que j’aimais, qui m’étaient devenus familiers depuis tant de semaines que je vivais ici. J’avais examiné de loin le village, j’avais rôdé, aussi, aux alentours du Goabren. Rien d’insolite nulle part : l’île vivait son existence calme de tous les jours et, certainement, personne ne se doutait de ce que j’avais préparé pour cette nuit.

… Pour cette nuit qui, enfin, maintenant, approchait. Le jour diminuait. Le soleil était très bas sur l’horizon, il allait disparaître.

Bientôt, l’obscurité, propice à l’amour, régnerait sur la terre et la mer.


XXVI


Assis dans l’herbe, sur un talus du grand fort, je regardais mourir le jour. Encore quelques heures et nous allions entrer dans l’action… Soudainement, je sentis une humidité froide me tomber sur les épaules, m’envelopper ; puis des nuées qui venaient de derrière moi me dépassèrent, s’étalèrent sur l’herbe, remplirent l’atmosphère et, presque aussitôt, je me trouvai au milieu d’une brume épaisse. J’avais entendu parler de ce phénomène, assez fréquent à cette époque proche de l’automne : il arrivait parfois qu’un brouillard se levât tout à coup sur la mer et envahît l’île ; cependant, je ne l’avais pas encore vu. Ce soir, il se produisait : je ne distinguais plus rien, j’étais muré dans une ouate glaciale… Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Je décidai de profiter des dernières lueurs du jour pour aller immédiatement à la petite crique où nous devions attendre le Stiren er Mor, et je me mis à descendre le talus avec précaution pour gagner la campagne. Je m’orientai soigneusement pour ne pas m’égarer ; je partis et j’eus la chance, en effet, dans ce brouillard, de suivre exactement la bonne sente et d’arriver.

En marchant, je n’avais guère réfléchi. J’étais trop occupé par l’idée de ne pas sortir du droit chemin. Lorsque je me trouvai assis sur un rocher, à côté de mes bagages, dans la nuit et, avec la perspective de rester là sans bouger une heure ou deux, je commençai à m’inquiéter. Quelle malencontre que cette brume ! Est-ce qu’elle n’allait pas faire échouer nos plans ? Moi qui avais été si heureux dans la journée, en voyant le beau temps, et qui m’étais persuadé que toutes les puissances mystérieuses, que tous les hasards s’étaient ligués pour me faire réussir ! À présent, n’étais-je pas en face d’un coup traître du sort ? La mer était toujours calme, je l’entendais se briser faiblement sur le sable, la tempête que j’avais redoutée jusqu’au dernier instant ne s’élèverait sans doute pas… Mais cette brume n’était-elle pas aussi dangereuse ? N’allions-nous pas naviguer à l’aveuglette ? Et d’abord, Anne, ma bien-aimée Anne, pourrait-elle trouver cette crique, ne se perdrait-elle pas dans l’obscurité et le brouillard ? Je tremblais, à présent, je n’étais pas éloigné de tout croire compromis… Et alors, il faudrait retarder notre fuite, la remettre à plus tard ? Mais quand, désormais, se présenterait-il un jour favorable ! Ne serions-nous pas contrariés encore par le mauvais temps ? Et Yvon, pourrait-il de nouveau prendre les dispositions qu’il avait arrêtées pour ce soir ? Et si les choses traînaient en longueur, notre projet ne risquait-il pas d’être découvert, d’être rendu impossible ? Ce contre-temps était décourageant. Comment traverser, une fois encore, ces alternatives brisantes d’espérance et de déception ?… Cela épuiserait Anne. Cela m’épuiserait. Cela userait notre énergie et notre volonté. J’étais désespéré ; de sombres pensées m’assiégeaient. J’étais malheureux ; je tremblais.

Cependant, j’entendis un petit bruit, comme un piétinement léger sur la roche, et une ombre basse s’approcha de moi, me frôla : je reconnus Laouen. Puis Anne tomba dans mes bras, le cœur battant, palpitante. Je la sentis vêtue d’un épais manteau et sa tête n’était plus coiffée du chapeau de paille de Fleur-des-Bois, mais d’un feutre entouré d’un voile. Elle était mouillée par le brouillard, mais elle m’embrassait, et un immense bonheur rentrait dans mon cœur.

Subitement, toutes mes appréhensions s’évanouissaient. Elle était là : tout allait bien, tout réussirait, plus rien à craindre. Je la baisais longuement, ne pouvant détacher mes lèvres des siennes. J’y parvins enfin et je lui parlai. Elle avait posé sur mon bagage un petit paquet de linge qu’elle avait pu emporter et son livre de contes de fées qu’elle n’avait pas voulu laisser. Elle paraissait joyeuse. Je lui disais qu’Yvon ne tarderait certainement pas, que cette brume tombait à merveille, qu’elle nous cacherait, qu’ainsi personne ne pourrait nous voir, et que rien ne pouvait mieux convenir à notre départ.


Et, à présent que je disais cela, je le croyais. En convainquant Anne, je me convainquais moi-même. En effet, il ne s’écoula pas un bien long temps jusqu’à ce que nous entendîmes, venant de la mer, une voix qui faisait doucement : Ho ! Ho ! Ho !

Je reconnus la voix d’Yvon. Je dis :

— C’est toi, Yvon ?

Il répondit :

— C’est moi…

Et il continua à faire de temps en temps : Ho ! Ho ! Ho ! pour que nous sachions où se trouvait le bateau.

Je repris :

— Nous venons tout de suite.

Je me déchaussai et remontai les jambes de mon pantalon. Puis je me chargeai de nos bagages et j’entrai dans l’eau. Je fis quelques mètres, sentant le sable sous mes pieds nus, et me guidant sur la voix de mon ami. J’aperçus bientôt l’ombre du bateau. Je l’atteignis, j’y vidai mes bagages, puis je revins à terre.

Alors, je pris Anne dans mes bras, ce cher fardeau, ce léger fardeau de mon amour, et je retournai à la barque. Et en la portant, et en quittant la terre d’Houat, je me rappelais la nuit déjà si lointaine, dont il me semblait que des siècles maintenant me séparaient, cette nuit où j’avais débarqué sur les épaules de Toussaint Leblanc.


XXVII


Yvon était assis sur le banc de barre.

Je lui dis, en guise de bonsoir :

— Eh bien ! bon temps, ami ?

Il me répondit par un grognement. Il avait l’air d’exécrable humeur.

Je n’y fis pas autrement attention. S’il était venu, c’est qu’il comptait bien nous mener à bon port.

Je l’aidai à hisser la voile. Puis je ne voulus plus penser qu’à mon bonheur. Je m’assis, je pris contre moi et je serrai tendrement mon adorable épouse frissonnante.

Ainsi nous étions partis ! Le sort en était jeté. Nous entrions dans notre nouvelle existence. Très doucement. Car le Stiren er Mor glissait sur l’eau sans bruit. J’écoutais attentivement : rien d’autre que la plainte de la mer que fendait notre barque. La nuit était profonde. Je me demandais comment Yvon pouvait se diriger, il est vrai qu’il connaissait toutes les passes, tous les entours de l’île : il lui était permis d’y naviguer les yeux fermés. Je me sentais maintenant pleinement rassuré. Je tenais Anne sur mon cœur. Nous étions enveloppés dans la même couverture. Il me semblait que désormais personne au monde ne pourrait me l’enlever.

Nous ne parlions pas. Mais je la devinais heureuse. Bien qu’elle vécût dans une île, elle était allée rarement en barque. Ce léger bercement, cette douceur de voler sur l’eau, emportée par la voile, cela qui était nouveau pour elle, elle s’y abandonnait avec délice ; cela accompagnait son rêve. Sans voir ses traits, je savais qu’elle souriait. Elle me pressait tendrement la main, et je baisais ses yeux. Elle n’éprouvait aucune crainte. De quoi eût-elle pu avoir peur, puisqu’elle était avec moi, puisqu’elle était dans mes bras ?…

Je songeais au bonheur vers lequel Yvon, à la barre, nous menait… Quelle vie parfaite serait la nôtre ! Quelle félicité ! Nous vivrions, cœur à cœur, elle et moi, nous ne ferions plus qu’un seul être… Devant nous s’ouvrait une large et lumineuse carrière, de longues années d’amour, de joie, de possession complète.

À la pensée de cet avenir si pur, de ce ciel sans nuages, mon âme se dilatait, elle se gonflait d’allégresse, je poussais de profonds soupirs, je serrais contre moi ma bien-aimée, je lui répétais tout bas : « Je t’adore ! »

J’étais loin de cette barque, du brouillard qui nous transperçait, de la mer obscure sur laquelle nous voguions. J’étais en plein éden, j’étais au paradis des âmes bienheureuses.

Cependant Yvon que, depuis notre départ, je n’entendais pas davantage que s’il n’eût point été là, se mit tout à coup à siffloter rageusement, puis il marmotta je ne sais quoi entre ses dents.

Au même moment, une grosse vague souleva le Stiren er Mor qui monta sur sa crête, puis redescendit profondément, comme au fond d’un abîme.

Un grain s’était élevé subitement.

Je serrai Anne contre moi.

J’entendis Yvon jurer, et aussitôt après un craquement affreux, terrible, qui me fit penser que le bateau était en deux. Il avait dû toucher un récif. Avant que j’eusse eu le temps de me rendre compte de rien, je me trouvai dans la mer, glacé et suffocant…

Le brouillard s’était dissipé : la nuit semblait moins noire. Des vagues d’une hauteur prodigieuse me soulevaient comme une bille de liège, puis me précipitaient dans des gouffres sans nom, parmi des avalanches et des cataractes, au milieu d’un tumulte épouvantable…

La lune parut à cet instant, et me fit voir, flottant comme une épave, ses cheveux allongés sur l’eau comme des algues, Anne !…

Je poussai un cri de douleur, et de toutes mes forces, je me mis à nager pour l’atteindre… Arriverais-je, arriverais-je à temps ?… J’étais éperdu. Je donnais dans le flot des coups de pied furieux. Je me ramassais sur moi-même, puis je me détendais, forcené, farouche. Mais il ne me semblait pas me rapprocher d’elle. Je hurlais. Je maudissais la mer atroce, j’injuriais Dieu. J’étais fou. Cependant une vague me jeta contre elle. Je la saisis avec passion, avec désespoir. Elle avait les yeux fermés ; sa tête retombait en arrière : était-elle morte ? J’essayai de la maintenir au-dessus de l’eau, et je continuai à nager, mais j’étais épuisé, je n’avais plus de force… Les vagues, comme des montagnes, continuaient à m’entourer, à m’attaquer, à s’écrouler sur moi. Au sommet de l’une, un instant, j’aperçus Yvon accroché à une planche je l’entendis me hêler. Mais un formidable mur liquide s’effondrait. Tout s’évanouit, tout disparut…


Quand je me réveillai, j’étais dans un lit.

Je vis, penchés sur moi, les sourcils froncés, des visages inquiets : la mère Leblanc, Toussaint, Yvon.

Plusieurs minutes, je les regardai sans comprendre. Puis, tout me revint en même temps. Alors je n’eus plus qu’une pensée : Anne ! Anne !

Hélas ! ils n’ont pas répondu ! Hélas ! j’ai bien vu leurs figures !… Ah ! pourquoi Yvon m’a-t-il sauvé ? Yvon !… Yvon qui était mon ami !…

Elle est morte. Mais pourquoi ne suis-je pas mort ? Pourquoi, mon Dieu ! m’avoir conservé la vie, cette vie qui ne peut plus être pour moi qu’un supplice ?… Pourquoi ? En châtiment ? J’aurais injustement agi ?… Alors il y a un Dieu, et qui juge ?

Non, c’est un mauvais dieu plutôt, un dieu sauvage et lâche, un dieu qui hait.

Ou rien ?… Le ciel vide…

Oui : rien là-haut et, ici-bas, de pauvres hommes, au milieu d’un univers aveugle.

FIN
Paris et Marseille,
Juin-décembre 1919.

  1. En langue bretonne, laouen signifie joyeux, content, heureux.