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Un cœur virginal/02

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Mercure de France (p. 28-38).
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II

Il faisait déjà chaud. Ils s’assirent à l’ombre, sur un tronc d’arbre. De grosses fourmis innocentes le parcouraient, mais M. Hervart ne s’intéressait plus beaucoup à l’entomologie. Ils regardaient distraitement les petites bêtes affairées, coupant et recoupant leurs voies.

« Savent-elles ce qu’elles font ? Et moi, est-ce que je sais ce que je fais ? Une sensation les guide. Et moi ? Elles vont ici, parce qu’elles ont cru voir ou senti une proie. Et, moi ? Oh ! moi, je voudrais bien fuir ma proie. Moi, je raisonne, moi je délibère… Oui, je délibère, ou, du moins, j’essaie. »

Il leva la tête vers la jeune fille.

Rose arrachait des clochettes aux hampes des digitales et les faisait claquer dans la paume de sa main. Elle était sérieuse. M. Hervart put la regarder sans la distraire de son rêve.

L’ensemble était joli, à la fois doux et sauvage. Les traits, gardant encore quelque chose de puéril, s’accentuaient. C’était une femme. Quelle bouche rouge et voluptueuse ! M. Hervart se surprit à songer qu’elle donnerait d’excellents baisers. Et quel fruit à mordre, ferme et plein de suc ! Rose poussa un soupir et une grosse vague gonfla son corsage blanc ; tout le jeune buste avait semblé s’épanouir. M. Hervart eut la vision d’une blancheur rosée, tendre et vivante : il la désirait comme un enfant désire la pêche qu’il aperçoit au mur sous ses longues feuilles. Il se complut dans ce désir. C’est ainsi qu’il avait songé parfois devant la Jeune Femme du Titien. L’obstacle était aussi fort. Rose était pour lui une chimère.

« N’importe, se disait-il, je l’ai désirée, et cela n’est pas sage… Eh ! si je l’aimais, je n’aurais pas eu une telle vision, en ce moment. Donc, je ne l’aime pas. Heureusement ! »

Rose ne pensait à rien. Elle se laissait regarder. Ayant été vue, elle eut un sourire très doux, nuancé d’un peu de confusion. Par contraste, elle éclata de rire, soudain et, les mains retenues aux nœuds de l’arbre, se pencha en arrière. Son chapeau tomba, ses cheveux se dénouèrent. Elle se dressa, paraissant plus sauvage encore. M. Hervart crut qu’elle allait fuir, comme Galatée ; mais il n’y avait pas de saule.

— Tant pis, dit-elle pendant que M. Hervart lui présentait son chapeau, mes cheveux vont rester sur mes épaules. Ils sont bien là. Les épingles ne tiennent pas sur ma tête.

— Les épingles, dit M. Hervart, tiennent rarement sur la tête des femmes.

Elle sourit sans répondre et certainement sans comprendre.

M. Hervart trouva qu’elle souriait beaucoup, depuis ce matin.

« Mais son sourire est si doux que je ne m’en fatiguerais jamais. Tiens, je vais lui dire cela… »

— Que j’aime votre sourire ! Il est si doux que je ne m’en fatiguerais jamais.

— Si doux que cela ? C’est parce qu’il est tout nouveau. Je n’ai pas l’habitude de sourire.

Il y avait de quoi émouvoir un homme jusqu’au fond de l’âme. M. Hervart murmura spontanément :

— C’est vous que j’aime, Rose.

Elle répondit franchement, sans marquer nulle surprise :

— Moi aussi, mon ami.

En même temps, elle secouait sa robe, où erraient des fourmis égarées :

— Elles ne piquent pas, celles-là, heureusement. Elles sont douces…

— Comme vous.

« Quel compliment ! Quelle fadeur ! Que je suis ridicule ! »

— Il y en a une sur votre manche, dit Rose.

Elle la fit tomber.

— Maintenant, remerciez-moi.

Et elle présentait sa joue, où M. Hervart mit un baiser des plus fraternels.

Il songeait :

« C’est à n’y rien comprendre. Pourtant, je pense qu’elle n’aime pas. Si elle aimait, elle fuirait. Ce n’est qu’après le pas décisif que l’amour devient familier… »

— Si nous voulons aller à Cherbourg, dit Rose, il faut déjeuner de bonne heure.

Ils partirent, bientôt sortis du bois, entrés dans le jardin, qui n’était guère moins fruste. Il y faisait du soleil ; ils le traversèrent vite. Elle marchait devant. M. Hervart, en passant, cueillit une rose et la présenta à la jeune fille. Rose la prit, en cueillit une autre et, la donnant à M. Hervart :

— Celle-ci, c’est moi.

Alors, elle se mit à courir et gravit le perron sans se retourner.

M. Hervart dut recommencer son raisonnement. Il se sentait heureux, mais comprenait de moins en moins.

« Elle agit comme si elle m’aimait… Elle agit aussi comme si elle ne m’aimait pas. Ici, on dirait que je suis tout pour elle. Quelques pas plus loin elle me traite comme un simple ami de la maison… Et c’est elle qui me mène… Je n’ai jamais vu cela que chez les coquettes… Où aurait-elle appris cela ?… Les femmes sont comme les gentilshommes du temps de Molière ; elles savent tout sans avoir rien appris… »

M. Hervart, l’esprit alourdi, mais le cœur léger, monta à sa chambre, afin de méditer plus à l’aise. D’abord, il retoucha sa toilette, avec une certaine application. Il arracha de sa barbe un fil qui, sans être d’argent, était d’un or très pâle. Il vaporisa son gilet, mit à son doigt une bague aux ciselures compliquées.

« Cela peut servir, quand les conversations sont difficiles. »

Il allait commencer à méditer, quand on frappa à la porte. Le déjeuner était prêt.

M. des Boys, malgré le dérangement que sa fille lui imposait, paraissait heureux. Il déclara qu’une promenade lui ferait du bien. Il en avait besoin, puis il y avait droit. Il annonça :

— Je viens de terminer le neuvième panneau de ma vie de sainte Clotilde. Elle entre au monastère de Saint-Martin, à Tours.

M. Hervart manifesta beaucoup d’intérêt pour cette composition, qu’il avait admirée la veille, avant les dernières retouches. Il souhaita la voir bientôt en son vrai cadre, à côté des autres, en l’église de Robinvast.

— Il y en aura douze, déclara M. des Boys.

— On viendra les admirer, dit M. Hervart, comme la Vie de saint Bruno, aux Chartreux et maintenant au Louvre.

— Je l’espère.

— Mais on y viendra moins.

— Oui, Robinvast est un peu loin. Mais qui va au Louvre ? Quelques artistes, les badauds en voyage. Personne en France ne s’intéresse à l’art.

— Personne au monde, dit M. Hervart, excepté ceux qui en vivent.

— Et ceux qui en meurent ? demanda Rose.

Mme des Boys regarda sa fille avec surprise.

— Je n’ai jamais entendu dire que la peinture fût une industrie dangereuse.

— Quand on y croit, dit M. Hervart.

— Comment, pas dangereuse, dit M. des Boys, et le blanc de céruse ?

— Il faut croire, dit Rose, en regardant M. Hervart.

— Voilà, reprit M. des Boys, où en est le public. Ma femme, par un coq-à-l’âne merveilleux, a traduit son sentiment.

On raconta des anecdotes sans aucun sel sur les distractions coutumières à Mme des Boys. M. Hervart fut sur le point d’oublier de rire : il pensait à ce que venait de dire Rose.

— Ma fille, dit M. des Boys, demande à Hervart si nous n’étions pas croyants, quand nous nous promenions au Louvre ? Nous en avions la fièvre. Hervart est mon élève, c’est moi qui ai formé son goût pour les belles choses. Malheureusement, j’ai quitté Paris, et il a mal tourné. Moi, je suis resté fidèle, malgré tout.

— Mais, dit M. Hervart, la fidélité ne commence que le jour où l’on est entré dans sa vocation véritable.

Rose parut donner à ces paroles un sens que M. Hervart n’y avait pas mis consciemment. De grands yeux infiniment doux semblèrent se poser sur les siens comme des baisers.

« C’est, songeait-il, comme si j’avais fait une déclaration. Je suis fou. Mais comment éviter telle phrase que l’on va prendre pour une allusion préméditée ?… »

Il trouva cependant le jeu très amusant. On pouvait ainsi parler en public et dire ses véritables sentiments sous le couvert des banalités de conversation. Rose lui en avait donné l’exemple ; il l’avait suivi sans y penser, mais une telle docilité était un symptôme grave.

« Je suis perdu. Me voici en train de devenir amoureux. »

Mais, pareil aux buveurs qui, sentant venir l’ivresse, voudraient se retenir, et obéissent encore au désir, amollis qu’ils sont par la sensation même qui éveille leur conscience, M. Hervart, ayant jugé qu’il fallait lutter, céda.

Il but un grand verre de vin, et dit :

— On peut se tromper à ses débuts dans la vie, et longtemps encore après. J’ai gardé pour l’art un goût vif, mais je n’étais appelé qu’à lui faire des visites. Nous sommes des amis, non des époux. J’ai fondé ma maison sur un autre terrain ; elle vaut ce qu’elle vaut, mais j’y demeure fidèlement moi aussi. On ne peut tenir qu’à ce que l’on aime. Pour conserver un trésor, il faut l’avoir trouvé.

Il avait parlé avec feu.

— Quelle éloquence ! dit M. des Boys.

Rose, tout à coup, se mit à rire, mais d’un rire si heureux, si reconnaissant, que M. Hervart ne s’y trompa nullement.

— On se moque de toi, mon pauvre ami, reprit M. des Boys.

À cette méprise, le rire de Rose redoubla. Il devenait joyeux, enfantin, fou.

— Voici, dit Mme des Boys, quelque chose qui vous consolera, j’espère. Mais quel diable, que ma fille !

Par pitié pour sa mère, Rose voulut se contraindre. Elle y réussit, après quelques soubresauts, et dit, s’adressant à M. Hervart :

— Qu’en pensez-vous ? Vous avez peur, hein ?

— Plus que vous ne croyez.

— Moi, aussi, j’ai peur de moi-même.

— Voilà un mot raisonnable, dit Mme des Boys. Allons, sois sage.

Le gâteau, fait à la maison, ayant été trouvé excellent, elle commença d’en donner la recette. Un repas finissait rarement sans que Mme des Boys énonçât quelque mystère culinaire.

La voiture passa devant les fenêtres. Le déjeuner s’acheva sans guère plus de paroles. Rose était devenue songeuse. M. Hervart constatait :

« Notre accord a fait, en quelques instants, d’effrayants progrès. »