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Un chapitre de la poétique chrétienne

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Poèmes évangéliquesLévy frères (p. i-xx).
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Préface

Un chapitre de la poétique chrétienne


Est-il permis de reproduire sous forme de poëme les augustes récits et les enseignements de l’Évangile ? Le respect commandé par la parole divine s’accorde-t-il avec la liberté nécessaire aux œuvres d’art ? Soulevée dans le sein de l’Académie Française et débattue en sens divers par de grands esprits, cette question semble avoir été résolue par l’illustre compagnie lorsqu’elle a décerné une de ses couronnes aux Poèmes évangéliques. Nous restons, cependant, très-pénétrés des objections qui furent opposées, à notre essai. Ce livre commencé dans la ferveur et l’audace de la jeunesse, peut-être n’oserions-nous plus l’entreprendre aujourd’hui. Rassuré par les autorités les plus graves, et par la conscience d’une droite et pieuse intention, l’immense difficulté de l’œuvre suffirait pour nous arrêter,

On allègue, en faveur des poëtes, l’exemple des peintres qui se sont approprié les épisodes de la vie du Christ aux applaudissements de l’Église et du monde entier ; et leur succès paraît donner gain de cause aux libertés de la muse chrétienne. Sur ce point comme en beaucoup d’autres, le domaine de la peinture ne détermine pas celui de la poésie. Sans risque d’altérer ou d’affaiblir le texte sacré, l’artiste peut entreprendre de traduire les Évangiles dans le langage de la peinture. Un tableau, une statue, un bas-relief reproduisent un fait sans commentaire. La beauté toute seule suffit aux arts plastiques. Si le peintre veut davantage et vise à l’expression pathétique, il peut l’atteindre sans recourir à l’interprétation du récit dont il s’est inspiré. À moins d’une intention bien formelle d’hérésie, et quelle que soit sa naïve ignorance de l’exégèse adoptée par l’Église, un peintre ne court pas le danger de fausser le sens de l’Évangile ; car il n’est pas tenu d’en tirer autre chose qu’une émotion. Son art peut toucher au plus haut degré de la beauté qui lui est propre, sans effleurer un point de doctrine. L’artiste qui voudrait faire de la théologie avec ses pinceaux, si orthodoxe qu’il restât en matière de foi, cesserait promptement de l’être en matière d’art. Toute représentation par la statuaire ou la peinture d’une scène des livres saints ne saurait donc être qu’une simple traduction.

Mais l’idée de traduire en vers les Évangiles n’approchera jamais d’un poëte. Contraint de subir les difficultés de la prosodie française et la prolixité de notre langue, le plus habile écrivain ne saurait atteindre la sublime simplicité de la version originale ;. et plus son talent sera vrai, plus sévèrement il s’interdira tout ornement étranger. En quelques passages de ce livre, nous avons été contraint par la force des choses à cette lutte désespérante de la phrase poétique française avec le latin delà Vulgate, lorsque amené à citer une parole du Sauveur, nous sentions la nécessité et la convenance de calquer les expressions du livre saint. Tantôt c’était la valeur sacramentelle du texte, tantôt la poésie et l’élégance du vers que nous sentions échapper. Et quels tourments de conscience pour ne satisfaire qu’à demi les scrupules du croyant ou ceux du poëte ! Aussi n’avons-nous jamais songé à faire de notre livre une traduction en vers de l’Évangile.

Plus dangereuse encore qu’une traduction serait la pensée de chercher dans la vie du Christ le sujet d’un drame ou d’une épopée. La vraie notion de l’art est d’accord sur ce point avec le sentiment religieux. Les pages où sont gravées les inflexibles symboles du dogme ne doivent pas être assujetties aux caprices d’une mise en scène. En Grèce et dans l’Orient, les créations des poëtes ont pu prendre place parmi les livres sacrés du paganisme ; mais nos saintes Écritures ne peuvent se transformer en œuvres d’imagination, et figurer dans le bagage d’un poëte moderne. S’inspirer de l’Évangile, en exprimer le sens avec respect et avec amour, voilà ce qui est permis au poëte chrétien ; mais refaire l’Évangile en le soumettant aux lois de la tragédie ou de l’épopée, la religion ne le permet pas et l’art ne le conseillera jamais.

L’emploi du merveilleux chrétien dans la poésie soulève une question toute différente. Introduire dans un récit épique quelques-uns des personnages surnaturels du christianisme, c’est courir .moins de périls que de prendre directement pour sujet des faits divins, et pour héros la personne même du Sauveur. L’action de Dieu est mêlée à tous les événements humains ; il est permis au poëte de la faire apparaître sous des formes de son choix, mais en observant les traditions. Et cependant, combien reste difficile ce mélange des fictions de l’épopée et des saintes réalités de la théologie ! Quelques-uns des grands poëtes modernes l’ont essayé. Mais est-ce bien dans leurs mystiques hypothèses, dans leurs descriptions de l’inénarrable et de l’invisible, que se rencontrent leurs véritables, leurs solides beautés ? N’est-ce pas au contraire dans la partie la plus humaine de leurs drames, dans la peinture des passions et de toutes les choses qui tombent sous notre raison ou sous nos sens ? Boileau nous l’affirme de l’épopée du Tasse, et nous eût dit, sans doute, la même chose de Dante et de Milton. Si la froide et sévère théorie de l’Art poétique sur l’usage du merveilleux chrétien a dû être réformée dans ce qu’elle a de plus étroit, si avant et depuis Boileau d’heureux génies ont mis cette règle à néant, elle n’en renferme pas moins ; pour qui sait l’interpréter, un grand sens et un excellent conseil. Rendons hommage, même sur ce point, le plus vulnérable de ses doctrines, à la critique du XVIIe siècle. N’allons pas exclure de la poésie française le sentiment de la nature parce que Boileau et son temps ne l’ont pas connu ; n’enchaînons pas l’inspiration lyrique dans le cercle où se traîne l’Ode sur la prise de Namur ; donnons hardiment carrière à l’esprit religieux et au sentiment de l’infini, et n’admettons pas que le Lutrin doive consoler la France de n’avoir ni la Divine Comédie, ni le Paradis perdu ; mais retenons cependant de la prudente législation de notre vieux Parnasse, ce précepte qui s’adresse aux croyants comme aux poëtes, de n’user qu’avec la plus grande réserve du surnaturel et des terribles mystères de la foi chrétienne.

Est-ce donc la condamnation de ce livre que nous portons ainsi contre nous-même ? Par le simple exposé du plan de ces poëmes, nous allons nous mettre à l’abri des objections que soulèverait l’idée d’une épopée tirée de la vie du Rédempteur. Nous n’eûmes jamais si haute ambition. Des tableaux de piété empruntés à la vie de Jésus-Christ et tels qu’on les a permis de tout temps aux peintres- et aux sculpteurs ; des méditations, des larmes, des prières comme l’Évangile en inspire à la plus austère prose des moralistes chrétiens, voilà notre livre. Quoi qu’on puisse dire, ou par un rigorisme excessif, ou par dédain de l’inspiration chrétienne, une œuvre pareille est du ressort de la poésie. Y réussir est difficile, même aux plus fermes talents. Qu’on excuse notre insuffisance par la droiture et l’ardeur de nos convictions religieuses, par les nobles émotions que le poëte a voulu faire partager à ses lecteurs.

Devant une scène de l’Évangile naïvement peinte, racontée avec un scrupuleux respect de l’expression littérale, avec une recherche attentive du sens orthodoxe, l’artiste s’agenouille et prie dans l’humble sanctuaire qu’il vient d’édifier de ses mains. Il a parfois esquissé un paysage dans le fond du tableau comme pour convier la nature à prendre aussi sa part de la bonne nouvelle. Souvent, par un pieux anachronisme imité des vieux peintres, il a groupé près du cadre, dans l’attitude de l’adoration, quelques personnages modernes et lui-même au milieu d’eux. Il contemple énergiquement le fait auguste qu’il a rendu plus présent à ses propres yeux sous les couleurs dont son imagination l’a revêtu. La signification du divin récit lui apparaît alors plus claire ; le pathétique en rayonne, et sa méditation prolongée avec ferveur jaillit, tour à tour,. d’enseignements, de prières ou de larmes.

Entre les mille révélations que fait à l’âme du chrétien chaque page du saint livre, l’artiste a le droit de choisir, selon le lieu et selon l’heure, renseignement qui répond le mieux aux besoins actuels de son cœur, à ses obscurités^ à ses douleurs, à ses aspirations personnelles, aux besoins, aux doutes, aux désirs des hommes de son temps. Mais dans ce vaste champ de l’exégèse poétique et morale, il faut savoir strictement se limiter. Autre est l’œuvre du poëte, autre celle du théologien. Le goût littéraire s’accorde avec la prudence orthodoxe pour ne soulever aucune question controversée, pour ramener l’imagination au point de vue le plus rationnel et le plus pratique, et ne permettre à la poésie que les passages les plus humains de la parole divine. L’arbre immense de l’Évangile tient ses rameaux à portée de notre main ; il cache ses racines en d’insondables profondeurs. La poésie ne doit toucher qu’aux fruits offerts à l’intelligence de tout homme de bonne volonté, et mûris pour nous à la lumière infaillible de l’Église. Il est permis à l’artiste de les cueillir ; mais ce n’est pas à lui de porter la bêche au pied de l’arbre en s’arrogeant les droits du céleste laboureur et de ceux qu’il a désignés pour cultiver son champ.

Le héros de cette divine histoire, écrite sous la dictée de l’Esprit-Saint, tient à l’homme par l’identité de la chair ; il en est séparé par l’infini. Il est voisin de nous comme un frère, il est au-dessus de nous comme un créateur. Aux pieds du Fils de Dieu l’intelligence adore et se prosterne ; devant le Fils de l’Homme le cœur s’émeut, les larmes jaillissent. Le Christ est notre force et notre exemple, la fin et le moyen de tous nos actes ; c’est de lui que la grâce découle, et c’est vers lui qu’elle nous porte ; et, du haut de sa divinité, il n’en est pas moins, sur la croix, l’humanité dans son essence, le type de notre, race, l’objet nécessaire d’une sainte et perpétuelle imitation. Par ce seul côté accessible, il est donné à la poésie de s’introduire dans la vie terrestre du Verbe, et de la raconter sans profanation. Cette douce et miséricordieuse figure du fils de Marie qui nous offre le modèle de toutes nos actions, de toutes nos pensées, de tous nos désirs, la forme idéale dont nous devons revêtir notre âme, tout chrétien a le devoir de l’étudier avec amour, tout poète peut s’attribuer la mission de la dessiner avec respect.

Mais dans l’humanité même et dans la vie terrestre de Jésus-Christ, il est des parts mystérieuses auxquelles l’artiste doit s’abstenir de toucher, et qui restent réservées à l’interprétation et à renseignement sacerdotal. C’est aux heures les plus humaines de l’histoire du Rédempteur, à# celles où il se met le plus à notre portée, où sa force peut servir d’exemple à notre faiblesse, où nous pouvons marcher du même pas que lui sur son Calvaire, que nous avons emprunté les sujets de nos tableaux. Nous avons pris pour règle invariable de nous placer toujours dans l’ordre des faits et des commentaires les plus humains et les plus naturels. Nous avons choisi toujours, à l’exclusion du sens théologique et de haute mysticité, le sens rationnel, clair, adapté à la pratique de chaque jour. C’était d’ailleurs nécessaire pour la variété, la liberté, l’intérêt des applications. La poésie ne rend fortement que ce qui a fortement ému le poëte, c’est-à-dire les émotions et les idées qui ont pu lui devenir personnelles. Il fallait donc, en si redoutable sujet, se tenir assez loin du sanctuaire et des éblouissements de la vision pour conserver le droit d’avoir, sur toute matière, un sens personnel et de parler en son propre nom à un auditoire contemporain.

Qu’on ne s’étonne donc pas des libres allures que gardent dans notre livre la méditation et la prière, des légendes inattendues que le peintre enroule autour de ses figures, et qui, supportées par des apôtres ou par des anges, sortent parfois des mains mêmes du Sauveur. Tantôt c’est une effusion de joie vers la nature, un hymne de reconnaissance à Dieu pour la beauté de la création ; tantôt c’est un cri d’angoisse, une larme qui s’échappe, une humble confession, un remords ; c’est un cantique à l’amitié, une épitaphe sur une chère tombe à peine fermée ; c’est une consolation à la faiblesse, un encouragement après la chute ; c’est un fier et stoïque conseil de travail et de pauvreté ; c’est une apostrophe aux bassesses du temps, une aspiration fervente aux splendeurs de la patrie éternelle. Rien de ce qui est humain n’a été laissé par Jésus en dehors de ses enseignements, de sa grâce et de ses exemples. Après la moisson que les Docteurs et les Pères ont tirée de l’Évangile, et celle que l’Église en suscite et en récolte chaque jour, Dieu a voulu qu’il restât encore pour d’humbles glaneurs quelques épis oubliés. Les oiseaux du ciel et le poète y viennent ramasser leur part du bon grain. Nous y Sommes entré avec confiance, connaissant la bonté du maître à qui le champ appartient. Nous avons pu recueillir, dans ces épis abandonnés, non pas seulement une mystique nourriture pour l’âme et la volonté, mais un aliment pour 1’imagination et la poésie. Nous y avons cherché le pain vivant du citoyen de l’éternité, et celui du soldat de la cité des hommes ; le gâteau de lait et de miel que les enfants demandent à leur mère, l’aliment du penseur et celui de l’artiste épris des œuvres visibles de Dieu. Sans risque d’adresser à l’Évangile des questions indiscrètes et qui resteraient sans réponse, nous l’avons interrogé sur tous nos enthousiasmes et sur nos colères elles-mêmes ; sur la vie du foyer et sur celle de la place publique, sur la politique et sur l’art ; en un mot sur tout ce qui peut se trouver en apposition ou en harmonie avec l’idéal chrétien.

L’avons-nous bien sentie cette beauté chrétienne, et dans l’ensemble de ce livre, malgré telle ou telle défaillance de l’imagination et du style, l’avons-nous sainement exprimée ? Retracer pleinement d’après l’Évangile le type de Pâme et de la vie chrétienne, c’est plus que la poésie ne peut faire et nous n’y prétendons pas. Avons-nous, du moins, pour justifier notre essai, esquissé quelques-uns des traits essentiels de ce noble modèle ? Ne pouvant qu’effleurer ce champ de la vérité infinie, avons-nous su reconnaître ce qu’il importait le plus d’y recueillir pour nous-mêmes et de rappeler sans cesse aux hommes de notre temps ? Peut-être avons-nous eu ce dernier et mince mérite. Certaines critiques nous portent à croire que nous avions touché juste à la plaie de notre temps.

On nous a fait un crime d’avoir divinisé la douleur ; on nous affirme que le progrès social effacera de cette vie l’effort, la pauvreté, la souffrance sous toutes ses formes. Un tel reproche adressé à des tableaux que domine le Calvaire, à d’humbles méditations sur la parole d’un Dieu qui vécut pauvre et mourut sur la croix, témoigne surabondamment de cette grande hérésie morale que nous attaquons, et qui se rencontre au fond de toutes les erreurs modernes. Le culte exclusif du bien-être, un âpre désir de jouissance, l’idée chimérique d’abolir la lutte dans la conscience et l’effort dans le travail, voilà le principe des criminelles utopies qui ont fait courir tant de dangers à la civilisation et de toutes les bassesses qui cherchent leur excuse dans ces périls.

Serions-nous donc, après dix-huit siècles de christianisme, tombés jusqu’à une conception de la société dont se fussent indignés les législateurs païens, à une philosophie que les derniers sectateurs de la sagesse antique eussent rejetée avec dégoût ? Dans quelle cité païenne eut-on pour suprême but de produire et de partager la plus grande somme de jouissance et de luxe ? Était-ce là l’idéal dont s’inspirèrent les premiers fondateurs de villes et d’institutions ? Lisez leurs écrits, voyez leurs œuvres vivantes dans l’histoire des peuples. Non, ce n’est pas dans l’unique pensée de se garantir une vie plus opulente et plus facile que se réunirent sous des lois les hommes, même les moins avancés dans la vérité religieuse. Ce n’était pas pour l’abondance du pain et des voluptés que mouraient tous les grands martyrs du patriotisme antique ; c’était pour assurer aux citoyens à l’abri d’une protection mutuelle, le libre développement des nobles instincts de l’intelligence et du cœur, la répression des basses et sordides passions, le règne des vertus difficiles.

En Grèce, à Rome même avant la décadence, l’idée sociale ne fut jamais le bien-être, mais la grandeur de l’homme. Il n’est pas interdit, sans doute, d’aspirer par les institutions sociales, à la richesse, aux jouissances d’une vie aisée ; mais le but véritable et primordial de toute législation, c’est l’accomplissement du droit, la pleine possession de la liberté morale, l’élévation des âmes, l’agrandissement des esprits. Dieu l’a marqué si fortement dans la conscience humaine que les sociétés antiques ont péché, peut-être, par un trop grand oubli du réel, en sacrifiant trop à l’idéal, et par un excessif dédain du bien-être commun qu’elles immolaient à l’accroissement des rares vertus et des rares génies.

La raison encore incomplète des temps qui ont précédé le Christ avait pressenti cette loi de toute grande œuvre dans la politique, dans la morale, dans l’art lui-même : cherchez premièrement le royaume de Dieu, c’est-à-dire la justice, c’est-à-dire la vérité, c’est-à-dire la beauté, et le reste vous sera donné par surcroît. Tout ce qui est contraire à la beauté, à la vérité, à la justice, voilà le mal ; voilà l’ennemi que les hommes combattent en se liguant par la société. Celui-là vaincu, tôt ou tard les autres seront terrassés. Si le vrai mal, ici-bas, était la pénurie du corps, la rudesse du travail et la lutte incessante, comment l’humanité tout entière et le monde païen lui-même eussent-ils réservé les noms de héros et de sages, depuis Hercule jusqu’à Épictète, à ceux-là surtout qui allaient au-devant des privations, des combats et de la douleur ?

Au moment où s’écroulait la société antique, où la sagesse humaine .s’affaissait épuisée de ses propres chefs-d’œuvre, en attestant la nécessité d’une réparation divine ; où les arts, la philosophie, la civilisation tout entière disparaissaient dans l’ignominie du césarisme romain, quelques nobles esprits, issus de la sagesse hellénique, se tinrent debout au milieu des ruines ; ils donnèrent au monde les suprêmes exemples d’une grandeur morale tirée des seules forces de la volonté et de la raison. Les derniers, ils combattirent pour le règne des lois, ou régnèrent en obéissant à la conscience. Sous la toge républicaine, sous la pourpre impériale et sous le sayon de l’esclave, ils ont fait éclater la plus haute vigueur de caractère qui ait été accordée à l’homme en dehors du christianisme. Ces héros de la volonté dont l’âme resta libre dans un temps où les passions seules ne connaissaient pas de frein ; ils avaient proclamé, à la dérision de leur époque, et presque au mépris de la conscience universelle, cette audacieuse et sublime sentence : « Non, douleur, tu n’es pas un mal ! » Par la vertu de cette noble idée, ces hommes atteignirent une grandeur morale que la sainteté chrétienne pouvait seule dépasser.

Ce rare apanage de quelques âmes héroïques, l’Évangile est venu le mettre à la portée des plus humbles ; il en fait, à l’heure voulue, le don des enfants et des femmes. Pour élever ainsi notre âme au-dessus d’elle-même, par le mépris de la douleur, par cette aspiration vers le beau moral plus forte que toutes les privations et tous les périls, la religion s’est emparée du principe st oïque, et, lui donnant son sens véritable, elle l’a rattaché aux dogmes essentiels que tant d’illustres sages avaient méconnus. Ce défi lancé à la douleur, qui dans la bouche du stoïcien partait de l’orgueil autant que de la sagesse, et n’était souvent qu’une explosion passagère de l’énergie individuelle, il est devenu, sur des lèvres chrétiennes, l’acte le plus habituel de la foi, sans cesser d’être la merveille du courage. Il atteste en même temps la puissance de la volonté humaine et sa merveilleuse union à la volonté divine. Mais afin d’opérer un tel prodige, il a été nécessaire qu’acceptant lui-même toutes les misères et tous les combats, un Dieu fait homme vînt proclamer du haut de la croix cette vérité contre qui la chair se révolte : la douleur n’est pas le mal ; elle est le remède.

Voyez, depuis la chute originelle, quelle place immense tient la douleur dans le plan de la création 1 N’y serait-elle donc qu’une fantaisie cruelle du maître souverainement bon ? Puisque le Créateur l’impose à son œuvre, n’est-ce pas parce qu’elle est nécessaire à notre perfectionnement ? Ce que Dieu a créé, la douleur l’achève. C’est par elle que se constitue cette personne humaine qui doit devenir capable de goûter l’infini, de se plonger en lui sans s’y confondre. La douleur nous fait sentir à la fois notre limite et notre grandeur, notre faiblesse et notre force. L’homme apprend d’elle qu’il est un être borné, mais qu’il est une volonté libre à l’image de l’être sans bornes.

Toutes les opérations merveilleuses de la douleur au sein de la création, et tous les prodiges qu’elle accomplit dans l’âme humaine, tout ce qu’elle suscite d’activité, d’intelligence et d’amour dans la vie sociale, tous les trésors dont elle enrichit la vie mystique, il ne nous appartient pas de les décrire, et ce n’est pas ici le lieu. Cette philosophie, cette poésie de la douleur, elles ont trouvé déjà leur éloquent interprète ; nous n’affaiblirons pas ici ses belles pages en les résumant ; nous renvoyons les lecteurs amis à ce grand penseur chrétien [1].

Dans notre glane poétique à travers les livres saints, nous avions plus à faire qu’à récolter cet amer et salutaire dictame. Si l’état des esprits demande surtout des leçons de courage et d’austérité, si nous-même, en écrivant ce livre, nous avions surtout besoin de larmes, nous ne prétendons pas que l’Évangile soit un livre tout de pleurs et de sang. La vision du Thabor s’y place en face du Golgotha. Mais l’homme et la société de nos jours ont rêvé pour atteindre le ciel un autre chemin que celui du Calvaire, et c’est la double hérésie d’un futur paradis sur la terre et d’un paradis facile que le poète et le penseur chrétien doivent combattre. « Mon royaume n’est pas de ce monde ; » telle est la parole du Christ, et nulle utopie ne prévaudra contre cette parole.

Ne semble-t-il pas cependant que, parmi les chrétiens eux-mêmes, cette sévère doctrine soit oubliée ? Sans remonter jusqu’à ces âges héroïques de l’Église, trop éloignés et trop au-dessus de nous pour que nous y cherchions d’impérieux exemples, quelle distance entre la forte et virile piété du XVIIe siècle et la dévotion efféminée qui tend à prévaloir dans le nôtre ! On dirait que la raison affaiblie, que l’imagination, de plus en plus dominée par les sens, ne peuvent plus envisager la religion du Christ par ses grands aspects. La pensée de Dieu nous écrase, et nous nous jetons sur des rêveries ; l’infini disparaît pour nous sous les petitesses d’un culte tout extérieur. Nous n’osons plus gravir jusqu’au sommet du Calvaire ; nous nous arrêtons aux fleurs du chemin et aux molles épines qui les entourent. Voyez aujourd’hui, dans ce qu’on appelle la littérature chrétienne, quel déluge de pieuses fadeurs ! à quels ruisseaux de petit-lait et de miel sans parfum vont s’abreuver les âmes qu’exaltait jadis le torrent des Pères et des Docteurs ! Croyez-vous donc que l’esprit et la société moderne soient assez jeunes pour être mis au régime des peuples enfants ? Dans ces prétendus retours à la naïveté de la foi primitive, dans ces fêtes puériles que se donne une fausse sensibilité au préjudice de la raison, dans ce besoin de s’attacher aux accessoires de Dieu plutôt qu’à Dieu lui-même, ne faut-il pas, au lieu d’un symptôme de renaissance et de jeunesse, reconnaître une décrépitude qui menace l’esprit humain dans les bras mêmes du christianisme ? Mais ces questions sont périlleuses, et notre poésie n’y touche pas. Nous n’avons essayé d’appliquer l’esprit de l’Évangile, qu’aux matières où l’imagination et la raison peuvent se mouvoir librement. C’est dans leur vie extérieure et civile que nous suivons les chrétiens de nos jours ; c’est aux dangers de la société temporelle que nous cherchons un remède dans les enseignements du livre divin. Depuis trente ans, le nombre s’est accru en France, dans les classes cultivées, de ceux qui font une franche et pratique profession de catholicisme. Heureux de voir se multiplier les soldats du Christ, et dans ce jeune enthousiasme qui croit à la solidarité de toutes les grandes causes, nous étions convaincu que l’État s’était accru de fermes et intelligents citoyens, à mesure que l’Église s’enrichissait de croyants fidèles. Dans notre pensée, un chrétien véritable était inaccessible à cet amollissement des mœurs, à cette idolâtrie du bien-être qui fausse l’idée du progrès chez les utopistes modernes, comme à ces défaillances du courage qui livrent tous les droits à la force triomphante en échange d’une trompeuse et passagère sécurité. Est-ce bien là l’exemple qu’a donné dans notre pays la société chrétienne depuis le moment où elle a semblé refleurir ? Avec la foi et la dévotion renaissantes avons-nous vu se former, dans la ruine des institutions et des partis, une tribu d’âmes d’élite faite pour résister à la décadence qui nous menace, étrangère aux calculs sordides, méprisant le luxe, indifférente à l’ambition, passionnée pour la grandeur morale et la dignité humaine ? Un chrétien a-t-il tout fait quand il s’est sagement occupé de son salut, sans préjudice de son avancement dans le monde. Lui serait-il interdit d’apporter dans les affaires publiques autre chose qu’une résignation passive à tout ce qui ne trouble pas l’exercice de son culte et le soin de sa fortune ? Doit-il accepter tout ce qui l’avilit comme citoyen sans intéresser directement sa foi ?

Sauf leur adhésion à l’autorité catholique, beaucoup de chrétiens se reposent avec complaisance dans un matérialisme véritable. Le mal s’est montré dans toute son étendue le jour où l’indifférence politique a été proclamée comme un droit et un devoir du fidèle. Il était facile de prévoir que l’égoïsme et la peur triompheraient bien vite de cette indifférence. Mais en vertu du principe posé, toutes les nobles et périlleuses aspirations du citoyen à la liberté ont été taxées de démence et d’orgueil. Indifférent, disait-on, à toutes formes de gouvernement, il en est cependant que l’on n’hésite pas à condamner : toutes celles qui exigent des hommes le sentiment de leur dignité, l’activité et l’indépendance du caractère et de l’esprit. L’alliance avec les pouvoirs despotiques, si naturelle au matérialisme de tous les temps, est préconisée par les chrétiens du nôtre comme le refuge et l’honneur de la religion. Il est plus facile de renoncer aux luttes qui remplissent la vie du citoyen dans les États libres, que da résister à l’oisiveté, au luxe, aux gains faciles qui s’accommodent si bien du contraire de la liberté. En haine du péché d’orgueil, on se garderait bien de se faire serviteur obstiné d’un droit vaincu, d’une liberté détruite ; mais l’on devient, par résignation, courtisan de la force triomphante. On gémit des hardiesses de la raison et de la science, on parle avec dédain de leurs conquêtes et de leurs œuvres ; mais transformées en instruments de richesse et de luxe, on les applique au gain avec âpreté ; et, tout en méprisant le noble génie qui les produit, on s’asservit aux vulgaires jouissances qu’elles procurent.

Cette indifférence pour les devoirs politiques, pour les mâles plaisirs de la liberté et les joies de l’intelligence, livre aux soucis de l’égoïsme, aux puériles distractions, aux futilités mondaines, l’immense part de la vie que n’emploient pas les pratiques dévotes. Il s’est ainsi formé de nos jours ce que j’appellerais, si ces deux mots ne hurlaient ensemble, un épicuréisme chrétien. Toute une littérature douceâtre et nauséabonde a pullulé de cette école : plats romans, fades poésies. Les chemins sanglants du Calvaire ont été inondés d’une pluie de fleurs artificielles et de grossières parfumeries. Au lieu de ces diadèmes de carton doré, nous avons essayé de rendre à la Muse chrétienne son diadème véritable, la couronne d’épines. En ce moment, où les dévotions de fantaisie prédominent sur la sérieuse piété, il importe de rétablir dans les esprits au-dessus de toutes les vaines images, la sainte figure de la croix, et de présenter aux hommes le christianisme par son aspect héroïque. Voilà pourquoi l’idée de la douleur, de la douleur fécondée par l’amour, revient si souvent dans notre livre en opposition à ce culte des jouissances, prêché par les sectes antichrétiennes, et pratiqué par la société tout entière.

Il y a dans ces poëmes, nous le confessons, bien des larmes et des plaintes étouffées ; l’auteur s’est trop souvenu, peut-être, qu’au moment de l’épreuve, Jésus lui-même a prié son Père de retirer l’amer calice. Et cependant, nous en avons la ferme conscience, à quiconque lira ce livre avec sincérité, nos vers n’inculqueront jamais le découragement et la faiblesse ; ils sont dictés par une ferme et chrétienne résignation. Ce mot pour nous ne veut pas dire indifférence ou passif recueillement. Loin de nous l’idée d’absorber les âmes dans un tête-à-tête avec la douleur, même en l’ennoblissant par la présence de Dieu. Nous l’avons dit déjà : les méditations et les prières qui composent ce livre ne s’enferment pas dans le cercle de la vie mystique. Sans oublier jamais cette patrie idéale dont la patrie terrestre n’est que la figure et l’apprentissage, c’est aux affections, aux combats, aux souffrances de la cité et de la famille que nous avons mêlé la religion et demandé la poésie. Nos paroles auraient bien trompé notre pensée, si en invoquant l’objet suprême de l’enthousiasme et de l’amour nous n’avions aussi rendu témoignage à tous les nobles enthousiasmes dont l’amour de Dieu est le principe et la fin : enthousiasme de la famille, de l’amitié, de la patrie, de la liberté, de toutes les grandes causes qui peuvent foire battre un noble cœur.

Montrer aux hommes avec la croix le plus sublime exemple de douleur héroïquement acceptée, c’est leur » dire assez combien il est beau de braver la douleur. Au matérialisme qui s’empare de nous, qui rend ceux-ci efféminés et ceux-là féroces, qui donne aux uns l’insolence, aux autres la bassesse, opposons le dédain des jouissances et des misères de cette vie, le mépris du fait, et le culte inflexible du droit et de l’idéal. Ne défendons pas à la résignation chrétienne d’avoir ses audaces. La douleur, la pauvreté, la défaite doivent être portées avec humilité devant Dieu, avec fierté devant les hommes. En des jours tristement analogues à ceux où brilla le stoïcisme antique, le plus ferme secours que puisse trouver le monde moderne ballotté entre le despotisme et l’anarchie, il est dans ce mépris de la force au nom de la justice, dans cette négation de la douleur, dans un nouveau stoïcisme appuyé sur la foi chrétienne.

Si la société ne s’arrête sur la pente funeste où la matière entraîne l’intelligence, où le déchaînement des appétits et des passions vulgaires condamne à la servitude les nobles sentiments et les grands esprits, toute liberté sera impossible dans les âmes comme dans l’État ; car la liberté c’est la domination de la raison sur les instincts, l’ascendant légitime des hommes de bien sur les médiocres et sur les pires. Dans un âge ainsi condamné à passer des tempêtes démagogiques au calme étouffant des dictatures, combien d’âmes sauront se tenir debout ? Voici quel est sur ce point notre ferme foi. Malgré le divorce qu’on veut établir entre la religion et la liberté, le petit nombre des grands cœurs qui résisteront à la servitude, qui se refuseront à l’apothéose de la violence populaire et de ses tyranniques incarnations, qui porteront plus haut que toutes les séductions et toutes les craintes leur persévérant idéal, ces âmes fortes seront des âmes chrétiennes. Pour elles et par elles on aura vu naître une nouvelle poésie, la vraie poésie religieuse. Les semences de fermeté et de grandeur que dépose en nous la foi, une sérieuse éducation et la littérature elle-même les auront cultivées. La mission de la poésie est de tirer des bons sentiments cette fleur du bien qui se nomme la beauté ; de la droiture elle fait la noblesse, du respect elle fait l’enthousiasme, de la compassion elle fait l’amour, de la constance elle fait l’héroïsme. En dehors de ces viriles émotions, il n’y a pas de poésie chrétienne. Quand seront venus les tristes jours que l’on peut prévoir, si quelques-uns des nobles survivants du spiritualisme et de la dignité humaine reconnaissent dans nos poëmes leurs propres aspirations, s’ils y trouvent de quoi raviver un moment leur foi et leurs espérances, c’est assez pour notre livre, et nous ne lui souhaitons pas d’autre succès.

Août 1859.

  1. De la Douleur, par B. Saint-Bonnet.