Un conseiller de l’empereur Alexandre Ier - Le comte Paul Strogonof

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Un conseiller de l’empereur Alexandre Ier - Le comte Paul Strogonof
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 342-354).
UN CONSEILLER
DE
L’EMPEREUR ALEXANDRE Ier

LE COMTE PAUL STROGONOF[1]

On sait qu’en fait de communications de papiers d’État et de documens d’archives, la Russie a pris une large avance sur tous les autres pays d’Europe. Tandis qu’en France, ces communications n’étaient faites, il y a quelques années encore, qu’avec parcimonie, notamment en ce qui touche les temps postérieurs à la Révolution ; tandis qu’en Espagne, en Autriche, en Italie, en Allemagne même, les archives ne s’entr’ouvraient que par une sorte de faveur ; la Russie facilitait aux travailleurs l’accès de ses dépôts et encourageait leurs recherches. Le signataire de ces lignes en parle par expérience ; il a bénéficié, voilà déjà vingt ans, de ces dispositions libérales ; les archives de l’Empire russe lui ont été ouvertes sans restriction pour tout ce qui concernait les émigrés. D’autres historiens, des nationaux aussi bien que des étrangers, ont joui des mêmes avantages. Non seulement on ne leur a pour ainsi dire rien refusé, mais le gouvernement lui-même a pris l’initiative de publications propres à devancer les demandes des intéressés. Sous son patronage s’est formée une société de savans à laquelle a été confiée la mission de rechercher, de classer et de publier la presque-totalité des documens relatifs aux trois règnes de Catherine, de Paul Ier et d’Alexandre Ier. La volumineuse collection des « Archives russes » non encore achevée représente le résultat de ce laborieux effort. Entre temps, les archives Woronzof et les archives Nesselrode ont livré leurs trésors à la publicité. Enfin, dans ces dernières années, c’est un prince de la famille impériale de Russie, le grand-duc Nicolas Mikhailowitch qui vient prendre sa part dans ce grand mouvement de révélations historiques et contribuer dans une large mesure à l’ornementation de l’édifice documentaire que son pays est en train d’élever.

Ainsi que nous l’apprend M. Frédéric Masson dans l’avant-propos qu’il a mis en tête de la dernière publication du prince, — celle dont nous allons entretenir nos lecteurs, — le grand-duc Nicolas avait formé depuis longtemps, dans sa résidence de Borjom, une bibliothèque spéciale comprenant les livres, en quelque langue que ce fût, ayant trait aux années contemporaines de la Révolution et de l’Empire et une collection de pièces manuscrites originales trouvées dans les Archives de l’État et comblant les dernières lacunes que laissaient subsister les découvertes antérieures. Créée sous l’influence d’un désir passionné de trouver la vérité, de la divulguer, cette collection n’a guère de rivale en Europe ; elle atteste, autant qu’une rare compétence, une volonté ferme et persévérante constamment tendue vers un but précis. Grâce à la situation privilégiée du grand-duc, toutes les archives d’Etat, les plus secrètes et les mieux gardées se sont ouvertes pour lui, et « en accédant à des sources auxquelles, jusqu’ici, personne n’avait puisé, » il s’est familiarisé avee l’œuvre qu’il rêvait d’entreprendre.

Cette œuvre a commencé à prendre corps en 1901 par la publication d’un premier essai consacré aux princes Dolgorouki, collaborateurs de l’empereur Alexandre durant les premières années de son règne. Composé de notices biographiques, cet essai, qui malheureusement n’a pas été traduit en français, était accompagné de documens qui éclairent d’un jour nouveau les événemens survenus de 1801, date de l’avènement d’Alexandre, jusqu’à 1807. Quatre ans plus tard, c’est-à-dire il y a quelques mois, une publication nouvelle qui aura dix volumes, — trois ont déjà paru, — est venue affirmer le dessein du grand-duc de continuer sans relâche son entreprise ; c’est le recueil complet des rapports diplomatiques échangés de 1808 à 1812, entre Alexandre et Napoléon, par l’organe de leurs ambassadeurs. Quand on se rappelle les dramatiques agitations de cette période qui contient l’entrevue d’Erfurt, la brouille des deux Empereurs, et la campagne de Russie, on peut aisément se rendre compte de l’intérêt passionnant de cette longue suite de pièces révélatrices des circonstances naguère encore si peu et si mal connues qui aboutirent au sanglant conflit de 1812.

Il est généralement admis que la lecture de documens de cette sorte n’est attachante que pour les hommes de métier, diplomates ou historiens, et que seuls ils peuvent se considérer comme dédommagés de ce qu’offre de technique et d’un peu ingrat une telle lecture, par les découvertes qu’ils y font et les conclusions qu’ils en peuvent tirer. Mais c’est là vraiment un préjugé, et jamais preuve plus éclatante n’en fut donnée au même degré que dans le recueil qui est sous nos yeux. Par des commentaires lumineux et un habile classement, le grand-duc a rendu ces papiers d’État accessibles à tous. Il est impossible de les parcourir sans être remué jusqu’au fond de l’âme par la violence des rivalités qu’on voit aux prises, par le déchaînement des ambitions qu’elles trahissent, par la multiplicité des ruses auxquelles recourent deux rivaux puissans qui, de bonne foi au début de leurs relations, ne cherchent ensuite qu’à se duper et à se tromper. Ne dussions-nous au grand-duc que cette publication des rapports des ambassadeurs français et russes qui se succédèrent à Saint-Pétersbourg et à Paris entre l’entrevue d’Erfurt et la campagne de 1812 que cela suffirait pour lui assurer la gratitude des historiens.

Aujourd’hui, un nouvel ouvrage inspiré par le souci de vérité qui caractérise les précédens nous fournit la preuve que le grand-duc Nicolas entend poursuivre jusqu’au bout l’exécution du plan qu’il a eu le mérite de concevoir et qui lui mit la plume à la main. « Dans la glorieuse pléiade qui entoure l’empereur Alexandre Ier, nous dit-il, au milieu des physionomies diverses des collaborateurs du souverain, la figure du comte Paul Alexandrowitch Strogonof se dégage avec un éclat particulier. Nul ne saurait lui être comparé au point de vue de l’étrangeté de la destinée, des curiosités de la formation intellectuelle, du développement et des revers de la fortune et l’on serait embarrassé de citer dans l’histoire un homme dont la vie pût passer pour analogue. »

C’en est assez pour éveiller notre intérêt. Mais ce qui l’excite davantage, c’est que ce conseiller d’Alexandre, le comte Paul Strogonof, avait eu pour précepteur un Français, Gilbert Romme, encore obscur à cette époque, mais qui devait plus tard siéger à la Convention et donner à son nom une illustration tragique en se tuant avec les derniers Montagnards. La correspondance de Romme avec le père et la mère de son élève ne constitue pas le moindre attrait de l’ouvrage que nous signalons. Elle nous révèle les procédés d’éducation qu’il employa pour façonner aux idées philosophiques du jour l’adolescent qui lui avait été confié. Laissé maître de l’élever à sa guise, il ne tarda pas à le conduire à Paris, après l’avoir fait passer successivement en Hollande, en Prusse et en Angleterre. Paul Strogonof avait quinze ans lorsqu’il fut mis dans les mains de Gilbert Romme. C’était un très joli garçon, nous dit-on, très vif, impressionnable et dont on pouvait être fier. Un séjour à Riom en Auvergne, pays natal de Romme, le familiarisa avec les habitudes françaises. En le présentant à ses amis d’enfance, son précepteur disait : « Mon élève sera digne de vous, car j’en veux faire un homme ; il sortira tel de mes mains. » Un voyage en Suisse qui se prolongea durant plusieurs mois précéda l’arrivée du maître et du disciple à Paris.

En France, la Révolution venait d’éclater. On était au lendemain des élections de l’Assemblée Nationale. L’attente des événemens dont chacun pressentait le caractère destructeur surexcitait les esprits. Oubliant qu’il devait de bons exemples à son élève et entraîné par ce qui se passait autour de lui, Gilbert Romme abandonne alors ses études, ses devoirs pédagogiques, et se jette avec ardeur dans l’action. On le voit mêlé aux troubles de Versailles ; il assiste à la fête de la Fédération ; il fonde le Club des amis de la loi et, bientôt, il est populaire dans la foule tumultueuse et déchaînée qui demain proclamera la Terreur. Durant cette période agitée, l’élève ne se sépare pas de son précepteur ; il l’accompagne partout et, à l’aube de sa vie, ce jeune aristocrate, enfant d’un pays d’autocratie, se trouve brusquement associé à la plupart des manifestations de la démocratie victorieuse, qui est en train de s’emparer de la France, de détruire l’ancien régime et, sous prétexte de fonder un régime nouveau, ne parvient qu’à créer le chaos d’où, quelques années plus tard, le génie du Premier Consul fera surgir l’ordre et la sécurité. Un jeune homme moins bien doué que Paul Strogonof se serait promptement perverti au contact des étranges personnages que son maître fréquentait. Parmi eux se trouvait la fameuse Théroigne de Méricourt, et il semble bien que durant quelques semaines, sensible aux charmes de cette fougueuse amazone, Paul Strogonof, malgré son jeune âge, eut le droit de se croire payé de retour. C’est sans doute pendant cette période qu’il fut affilié au Club des Jacobins. Heureusement pour lui, un ordre venu de Russie coupa court à ses velléités amoureuses et démocratiques. L’Impératrice avait été avertie de ses incartades. En même temps que défense était faite au précepteur de rentrer en Russie, le père de l’élève était invité à le rappeler. Quelques mois plus tard, Paul Strogonof était à Saint-Pétersbourg ; il s’y mariait ; il devenait l’ami du grand-duc Alexandre qui, en 1801, lors de son avènement au trône, l’associait aux affaires de l’Etat.

Il est remarquable qu’à ce moment, en Russie, elles passaient aux mains de jeunes hommes auxquels on ne peut guère supposer assez d’expérience pour les bien conduire et qui cependant ne tardent pas à donner des preuves de cette prévoyance et de cette maturité qui sont le privilège de l’âge. Lorsque la mort de son père met la couronne impériale sur son front, Alexandre a vingt-quatre ans. Ses principaux conseillers sont aussi jeunes que lui. Leur aîné, Adam Czartoryski n’a pas trente ans ; Paul Strogonof, qui va tenir parmi eux une si grande place, en a vingt-cinq. Et ce n’est pas en Russie seulement que se produit ce phénomène ; on en retrouve l’équivalent en Autriche et en Angleterre. A Paris, tout ce qui compte sort à peine de l’adolescence. Bonaparte, en recevant les chefs chouans qu’il veut rattacher à son gouvernement, peut leur dire : « Venez avec nous ; nous sommes la jeunesse, nous sommes l’avenir. »

Paul Strogonof, à propos duquel le grand-duc Nicolas restitue à l’histoire tant de choses oubliées ou ignorées, figure avec honneur parmi cette légion d’hommes d’Etat qui se trouvèrent, à leur début dans la carrière, aux prises avec les innombrables difficultés dont Paul Ier léguait la solution à son successeur et que rendaient plus difficiles à résoudre les troubles déchaînés par la Révolution dans toute l’Europe. Imbu des idées humanitaires mises à la mode par Jean-Jacques Rousseau, l’empereur Alexandre, à son avènement, ne rêve que réformes dans son empire. Contrairement à son père, qui ne connut d’autres lois que son caprice, il fonde uniquement sur le respect de la loi la prospérité publique. Il entend subordonner à la loi non seulement sa volonté personnelle, mais jusqu’aux prérogatives de la souveraineté dont il vient de prendre la succession. A quelqu’un qui lui demande de la tourner en sa faveur, il répond : « La loi doit être la même pour tous. Si je me permets de l’enfreindre, qui donc se croira obligé de l’observer ? Être au-dessus des lois, alors même que je le pourrais, je ne le voudrais certainement pas, car je ne reconnais pas sur terre de pouvoir légitime qui ne procède de la loi. Je me sens au contraire le premier de tous obligé de veiller à son accomplissement et dans telles circonstances même où d’autres peuvent se montrer complaisans. je ne puis être que juste. »

Voilà de belles paroles et il semble bien que celui qui les prononçait ait tenu à honneur d’en faire la règle de sa conduite. Mais à cela ne se borne pas son ambition ; il poursuit deux autres buts. Il veut procurer le bien-être à ses sujets par une constitution sage et libérale qui leur assure à la fois les services d’un pouvoir fort et les bienfaits de la liberté ; il veut aussi l’affranchissement des paysans. Paul Strogonof, appelé à siéger dans un « Comité secret » où seront étudiées ces grandes réformes, en accepte le principe avec enthousiasme. Préoccupé de les rendre efficaces et durables, convaincu qu’une Constitution est la reconnaissance légale des droits d’un pays et des formes dans lesquelles il peut les exercer, il cherche à assurer la validité de ces droits en créant une garantie qui ne permette pas au pouvoir souverain d’en empêcher l’effet. On reconnaît à ce trait l’influence qu’il a subie durant son séjour en France au début de la Révolution. Il ne s’effraye pas des conséquences qu’aura pour la Russie courbée jusque-là sous la puissance autocratique une Constitution qui donnera des droits au peuple, les lui garantira et lui apprendra à en faire usage. Il ne s’effraye pas non plus de l’affranchissement des paysans, « cette classe nombreuse d’individus doués pour la plupart d’une grande intelligence et d’un esprit entreprenant, mais condamnés à croupir, sans état fixe, sans propriété, tant qu’ils resteront plongés dans l’ignorance dégradante à laquelle ils ont été toujours asservis. » Toutefois, il entend qu’on ménage les propriétaires, qu’on aille au but poursuivi peu à peu, de manière à ne pas les choquer et que l’amélioration qu’il convient d’apporter au sort du paysan se produise progressivement. « Il ne faut pas que des mots imprudemment employés puissent faire fermenter les têtes et par là avoir les suites les plus fâcheuses. » Telles sont les idées que, dans le Comité secret dont il fait partie, Paul Strogonof s’efforce de répandre avec une ténacité qui range promptement à son avis ses collègues. Malheureusement, les habitudes anciennes, les positions acquises, les opinions reçues dressent devant lui un mur qui ne pourrait être renversé que si l’Empereur persévérait dans ses premiers projets. Son appui persistant est la condition nécessaire de l’œuvre qu’il a entreprise. C’est cet appui qui va manquer aux collaborateurs qu’il s’est donnés.

Paul Strogonof avait prévu cette défaillance ; il s’était même efforcé de la conjurer : « L’Empereur, écrivait-il, est monté sur le trône avec les meilleures dispositions pour rétablir les choses sur le meilleur pied possible. Il n’y a que son inexpérience, son caractère mou et indolent qui s’y opposent. Pour faire le bien, il faut donc vaincre ces trois empêchemens. Puisqu’il a un caractère mou, le moyen d’avoir sur lui l’empire nécessaire pour faire le bien est de le subjuguer. Comme il est d’une grande pureté de principes, le moyen de le soumettre plus sûrement est de rapporter tout à des principes très purs et de la justesse desquels il ne puisse pas douter.

« Cette même mollesse fait qu’il est très essentiel de ne pas perdre de temps pour éviter d’être prévenu par d’autres qui doivent indubitablement travailler et qui rendraient ce travail d’autant plus difficile. L’indolence de son caractère fait qu’il doit naturellement préférer ceux qui, saisissant son idée avec facilité, l’exprimeront comme il l’aurait voulu faire lui-même et lui offriront sa pensée avec clarté, et même s’il est possible avec élégance. Cette condition de lui épargner ce travail est absolument nécessaire. Comme son inexpérience l’expose à avoir une grande défiance de lui-même, il faut, pour le raffermir et lui donner le moyen de savoir par où commencer, le mettre en état de pouvoir envisager d’un seul coup d’œil toute la masse de son administration, ce qui ne pourrait se faire qu’en lui offrant un tableau raccourci de l’état où se trouve l’Empire dans le moment où il en a pris les rênes. »

Nous avons cité cette page tout entière, non pas seulement parce qu’elle atteste chez le jeune homme de vingt-cinq ans qui l’a écrite une rare sagesse et un don de pénétration plus rare encore, mais aussi parce qu’elle nous montre sous un jour clair et précis le caractère de l’empereur Alexandre, mélange singulier d’indolence et d’énergie, de volonté et d’indécision, sa mobilité et le peu de prise qu’il offrait à ceux qui tentaient de lui arracher des décisions fortes et définitives. Il était de bonne foi lorsque, à son avènement, il proclamait la nécessité de réformes immédiates ; mais ce ne furent là que des velléités généreuses ; il les eut bientôt oubliées, et bien qu’il eût pris une active part aux nombreuses séances que durant deux années tint le Comité secret, il perdit de vue ce qu’il avait dit comme ce qu’il voulait faire ; il ne parla plus que vaguement de Constitution ; il cessa même d’y penser ; l’affranchissement des paysans resta à l’état de rêve et la création d’une classe de cultivateurs libres fut l’unique résultat des laborieuses études auxquelles s’était livré le Comité secret. Il en fut de même des autres projets de réformes, qui avaient été abordés dans l’intention de réorganiser le Sénat et les ministères. Ces projets ne furent pas exécutés ou le furent incomplètement et ils entraînèrent dans la suite plus d’inconvéniens que d’avantages. De si maigres résultats couronnant tant de longs et laborieux efforts, il y avait bien là de quoi décourager le collaborateur impérial dont le grand-duc Nicolas vient de nous révéler le rôle et les aspirations. Aussi ne doit-on pas s’étonner de le voir, après un passage au ministère de l’Intérieur comme ministre-adjoint, accepter en février 1806 d’aller à Londres en qualité de plénipotentiaire extraordinaire.

Pour permettre d’apprécier l’importance de la mission qu’il allait y remplir, il faut rappeler brièvement quel était à cette époque l’état de l’Europe. Depuis 1802, une nouvelle passion était née dans le cœur d’Alexandre. Jaloux de la gloire de Napoléon, il voulait entrer en lutte avec lui et jouer le premier rôle dans la coalition qui se préparait contre la France. Lorsque ces visées ambitieuses s’étaient emparées de son esprit, le Comité secret n’était pas encore dissous et il avait eu à se prononcer sur l’opportunité d’une rupture finale avec la France. Alexandre n’y trouva que des encouragemens, sinon pour la manière dont il entendait exécuter ses projets, mais du moins quant à leur principe même. Les membres du Comité se trouvèrent d’accord pour reconnaître qu’il fallait mettre un terme aux vues ambitieuses de la France et que la Russie pouvait faire plus de mal aux Français qu’ils jne pouvaient lui en faire. La campagne de 1805 fut la conséquence de cet état d’esprit commun à l’Empereur et à ses conseillers. On sait que cette campagne se termina par la défaite des armées alliées à Austerlitz. C’est au lendemain de cet événement que Paul Strogonof fut envoyé à, Londres afin d’expliquer au gouvernement anglais la situation politique de l’Europe telle qu’elle résultait de la mémorable victoire de Napoléon et l’influence que cette victoire avait exercée sur l’esprit de l’empereur Alexandre. Jusqu’à ce moment, les diplomates russes s’étaient efforcés de prouver à l’Angleterre que la Russie n’avait aucun intérêt personnel dans la lutte entreprise contre Napoléon. Maintenant, le Tsar ne pensait plus de même, et le comte Strogonof venait parler à Londres au nom d’une Russie placée dans l’absolue nécessité de sauvegarder ses intérêts primordiaux. Austerlitz signifiait qu’il était désormais difficile de prétendre que la situation de la Russie pouvait la mettre à l’abri de l’ambition de Napoléon. L’armée française approchait de la Pologne, et non content d’annoncer le prochain relèvement de ce pays, Napoléon ] marchait à la conquête des rives orientales de l’Adriatique ; il allait devenir le voisin de la Turquie. Il ne s’agissait donc plus uniquement de maintenir l’équilibre politique de l’Europe : la question de Pologne et la question d’Orient étaient posées ; il s’agissait des intérêts immédiats de la Russie. Telle était la pensée d’Alexandre et telle était aussi celle de son envoyé.

Le comte Strogonof pensait encore que la défaite des troupes russes à Austerlitz serait moins douloureuse qu’elle n’était apparue au premier abord, si elle avait pour résultat de détruire la confiance d’Alexandre dans ses aptitudes militaires, de le convaincre lui et tous les Russes qu’il ne serait pas facile de venir à bout de Napoléon et qu’ils devaient s’affranchir de l’idée erronée qu’ils se faisaient de leurs propres ressources et de celles de l’adversaire, car c’est là ce qui allait leur permettre de chercher d’autres moyens pour la lutte. Il n’y a pas lieu de s’attarder aux événemens qui suivirent la mission de Paul Strogonof en Angleterre. En ne désarmant pas, la Russie se préparait de nouveaux déboires et se mettait elle-même dans l’impossibilité de se soustraire à la paix qui fut signée en 1807 à Tilsitt.

Déçu dans ses illusions et découragé par l’inutilité de ses patriotiques efforts, Paul Strogonof n’avait pas -attendu cet événement pour abandonner la carrière diplomatique. Le 16 mars, il s’était mis en route avec l’Empereur pour rejoindre l’armée. En y arrivant, il sollicita l’autorisation de s’engager comme volontaire. Elle lui fut accordée, « bien qu’à regret, » nous dit son éminent historien. Dès lors, il se voua d’une façon définitive à la carrière militaire où, jusqu’en 1814, il allait rendre de nouveaux et glorieux services à son pays.

Ce n’est pas une chose peu surprenante de voir un personnage aussi considérable que l’était le comte Strogonof s’engager dans l’armée sans avoir pris la précaution de s’y faire assurer un grade en conformité avec le rang qu’il occupait dans l’Etat comme conseiller privé et sénateur. Mais il ne faut pas oublier qu’on était dans un pays et dans un temps qui virent des choses plus extraordinaires encore. Strogonof avait agi, en quittant la diplomatie, sous l’influence de la déception que lui causait la tournure prise par les événemens. Il n’aimait pas la France ; Napoléon lui inspirait une véritable haine et les dispositions du Tsar lui faisaient craindre d’être contraint d’entrer en rapport avec « le Corse » qu’il considérait comme l’ennemi de l’Europe et de la Russie. Tout lui semblait préférable à cette humiliation et il n’était pas le seul parmi les conseillers d’Alexandre qui la redoutât. Il y avait alors à Saint-Pétersbourg tout un parti qui prêchait le rapprochement avec l’Angleterre. Strogonof y tenait une place importante et avec tant d’éclat que, dans le parti contraire, on lui reprochait son anglomanie. Ce fut le principal motif de sa résolution. Il voyait en outre se retirer de lui la faveur d’Alexandre. Ce prince ne se distinguait pas, — et cela résulte des commentaires du grand-duc Nicolas, — par son empressement à témoigner de la gratitude à ceux dont il avait eu à se louer. Parlant de son état d’âme à la veille de Tilsitt et alors que, par un dernier effort, il disputait à Napoléon, les armes à la main, la suprématie en Europe, un de ses historiens fait la remarque suivante : « Les hommes qui l’avaient servi avec mérite furent écartés ou se retirèrent d’eux-mêmes. » C’est ainsi que Paul Strogonof s’éloigna de lui et, ne voulant solliciter que l’indispensable, ne prit même pas la peine de lui demander un grade. Il le trouva néanmoins à son entrée dans les rangs de l’armée active. Platof, l’ataman des Cosaques, qui commandait l’avant-garde des troupes engagées contre la France, le mit à la tête d’un de ses régimens.

Le 24 mai, le nouveau colonel prouva ce qu’on pouvait attendre de lui. Il attaqua les bagages du maréchal Davout, mit en déroute l’escorte qui les protégeait. 300 soldats français furent tués ou blessés et le reste du détachement, au nombre d’environ 500 soldats dont 46 officiers, dut se rendre. La chancellerie du maréchal, ses équipages, son uniforme, son chapeau et jusqu’à l’étui de son bâton tombèrent au pouvoir des Russes. Les descendans du comte Strogonof sont restés en possession de ces trophées et le bâton de Davout se trouve toujours à Notre-Dame de Kazan. La paix de Tilsitt mit un terme aux exploits de Strogonof contre la France. Mais ils lui valurent le commandement des grenadiers de la Garde impériale. A la tête de ce régiment, il fit la campagne de Suède et la campagne de Turquie avec le même éclat. Nous le retrouvons, quelques années plus tard, lieutenant général, jouant un rôle actif dans la campagne de 1812. Il était à Borodino, à Jaroslavetz, à Krasnoié où il contribua à anéantir le corps du maréchal Ney. Il prit part à la campagne de France en 1814. Il combattit à Champaubert, à Montmirail, à Vauchamp et à Craonne. Dans cette bataille dirigée par Napoléon en personne, il commandait la réserve. C’est là que, dans le feu de l’action, lui parvint une affreuse nouvelle. A une courte distance de lui, son fils unique, un tout jeune officier, avait eu la tête emportée par un boulet. « Son désespoir est extrême, écrivait quelques jours plus tard le prince Adam Czartoryski… Rarement quelque chose m’a causé autant de chagrin. L’Empereur veut envoyer Strogonof à Pétersbourg ; c’est ce qu’il y aurait de mieux à faire. Le malheur de cette famille est affreux ; cela vous fend la cœur, ce malheur auquel on ne peut apporter aucun remède et qui frappe des amis comme ceux-là. » La vie du comte Strogonof était brisée ; il souhaitait la mort. Il la chercha vainement à la bataille de Laon. Les balles ennemies ne voulurent pas de lui. Il retourna en Russie où il avait à consoler une mère dont l’âme n’était pas moins déchirée que la sienne. Mais ce grand devoir ne lui rendit pas la force de vivre et, en 1817, à peine âgé de quarante-quatre ans, il mourut en mer, tandis qu’il se rendait de Cronstadt à Copenhague avec l’espoir d’y trouver le repos, l’apaisement et l’amélioration de sa santé détruite.

L’existence que nous venons de résumer à la lumière des documens réunis par le grand-duc Nicolas et des commentaires qui les accompagnent suffirait à expliquer l’attachant intérêt que nous présente son livre. Mais cet intérêt déjà si puissant a encore une autre cause : c’est ce qu’il nous révèle du caractère de l’empereur Alexandre et qui vient compléter si heureusement ce que le grand-duc nous en avait déjà laissé voir dans l’introduction générale aux rapports des ambassadeurs du Tsar et de Napoléon. La mobilité de ce caractère, la haute opinion qu’Alexandre avait de lui-même, la spontanéité de ses résolutions, la rapidité avec laquelle il les oubliait et, enfin, l’esprit de ruse qui était au fond de cette nature ondoyante, nous apparaissent ici dans le cadre d’événemens mémorables où ses qualités et ses défauts trouvèrent pour s’exercer le terrain le plus propice. Longtemps et avant que les beaux travaux de MM. Albert Sorel et Albert Vandal eussent éclairé les obscurités de cette époque, on a pu croire que dans les rapports d’Alexandre et de Napoléon, c’est celui-ci qui avait été le trompeur et l’autre le trompé. Cette thèse dont ces éminens historiens avaient déjà démontré la fragilité ne peut plus se soutenir quand on a lu les pages que consacre le grand-duc Nicolas à la rivalité des deux Empereurs. Sa sincérité, dont le rang qu’il occupe dans la famille impériale de Russie double le prix, ne constitue pas le moindre mérite de son œuvre. Par le rapprochement qu’il fait de certains rapports de Caulaincourt avec les propos tenus par Alexandre, il nous démontre que, si l’enthousiasme qu’inspirait Napoléon au souverain moscovite fut d’abord aussi sincère que spontané, il dégénéra bien vite en une véritable défiance qu’il parvint à dissimuler en la couvrant d’un langage qui ne pouvait guère la laisser deviner. « Il fallait bien de l’empire sur soi-même, écrit le grand-duc Nicolas, pour aller à Erfurth affirmer aux yeux du monde entier l’alliance avec Napoléon, en ayant par devers soi des intentions radicalement contraires. »

Il serait aisé d’établir que ces intentions suivirent de près l’entrevue de Tilsitt. On les aperçoit à travers « les tergiversations excessives et le caractère évasif des conversations d’Alexandre avec l’ambassadeur de France. » Elles furent déterminées sans doute, moins encore par la lenteur, que mettait Napoléon à réaliser les beaux rêves qu’à Tilsitt il avait faire luire aux yeux de son allié que par l’influence de Metternich. L’homme d’État autrichien suivait de près à Paris les rapports franco-russes et employait sa plume experte à entretenir dans Alexandre des sentimens de défiance à l’égard de Napoléon, lesquels furent si bien cachés que, même dans l’entourage du Tsar, on ne les devina pas toujours.

Ces révélations ne sont pas entièrement nouvelles, mais on ne saurait nier qu’elles tirent une autorité particulière de la confirmation que leur apporte le grand-duc Nicolas. Il semble bien que se soit faite maintenant sur la grande crise que traversa l’Europe, durant les premières années du XIXe siècle, toute la lumière que l’on pouvait souhaiter. Du reste, le grand-duc ne s’en tiendra pas aux publications que nous lui devons déjà, et la suite du recueil dans lequel il réunit les rapports des ambassadeurs impériaux nous apportera sans doute des confirmations nouvelles, peut-être même des surprises. En tout cas, on lui doit, dès maintenant, la justice de reconnaître que ses travaux révélateurs de son indépendance et de son souci de vérité auront rendu à l’histoire un service inappréciable. Cette justice, M. Frédéric Masson, dans l’avant-propos dont nous parlions plus haut, la lui a déjà rendue en lui exprimant la reconnaissance des lecteurs qui, à une culture générale, joignant une intelligence avertie, prennent leur plaisir à recevoir directement des contemporains l’impression et le récit des événemens et mettent les correspondances qui la reflètent sur l’heure au-dessus des mémoires qui l’arrangent. « L’historien dit-il, ne peut prétendre à convaincre s’il ne présente ces deux garanties : l’indépendance de l’esprit et la liberté de la plume. » Ces garanties, le grand-duc Nicolas nous les donne, et on ne saurait faire un plus complet éloge des publications qui sont sous nos yeux.


ERNEST DAUDET.

  1. Le comte Paul Strogonof, par le grand-duc Nicolas Mikhailowitch de Russie, traduction française de F. Billecocq, précédée d’un avant-propos par Frédéric Masson, de l’Académie française ; 3 vol. in-8o, Paris, Imprimerie nationale 1905.