Un crime étrange/Partie 2/Chapitre 5

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Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 175-192).


CHAPITRE V


LES ANGES DE LA VENGEANCE


Toute la nuit ils poursuivirent leur route en suivant, au milieu de gorges abruptes, des sentiers presque impraticables, semés partout d’énormes quartiers de roches ; aussi s’égarèrent-ils plus d’une fois ; mais Hope connaissait si bien cette région montagneuse qu’il finissait toujours par retrouver son chemin.

Au point du jour, un spectacle grandiose et sauvage s’offrit à leurs yeux. De tous côtés les pics couverts de neige se dressaient les uns à côté des autres, comme si chacun d’eux cherchait à dominer son voisin pour plonger plus avant dans les horizons lointains. La piste côtoyait d’immenses rochers à pic au sommet desquels les mélèzes et les pins semblaient suspendus sur les têtes des voyageurs et prêts, au moindre coup de vent, à venir s’abattre sur leur tête. Cette crainte n’était pas d’ailleurs tout à fait chimérique, car la vallée sauvage était à chaque instant barrée par des arbres ou des quartiers de rocs qui s’étaient détachés un jour de la montagne. Au moment même de leur passage, un grand rocher vint à rouler du haut en bas avec un grondement sourd et terrible qui, réveillant les échos des gorges silencieuses, détermina les chevaux à prendre le galop, malgré leur extrême fatigue. À mesure que le soleil montait lentement sur l’horizon, les capuchons, dont semblaient recouvertes les montagnes les plus élevées, s’éclairaient l’un après l’autre, — telles les lampes qu’on allume pour une fête mondaine, — jusqu’à ce qu’ils se fussent revêtus d’une couleur vermeille et brillante. La magnificence de ce spectacle réconforta les trois fugitifs et leur donna une nouvelle énergie. Bientôt ils firent halte au bord d’un torrent, dont les eaux rapides s’échappaient d’un étroit ravin, et, pendant que les chevaux se désaltéraient, ils déjeunèrent rapidement. Lucy et son père se seraient bien reposés plus longuement, mais Jefferson Hope s’y opposa énergiquement.

« Ils doivent être sur nos traces à l’heure qu’il est, dit-il ; tout dépend donc de la rapidité de notre course. Une fois sains et saufs à Carson, nous serons libres de nous reposer toute notre vie. »

Pendant la journée entière, ils cheminèrent à travers les défilés et vers le soir ils calculèrent que trente milles au moins les séparaient de leurs persécuteurs. À la tombée de la nuit ils choisirent une anfractuosité de rocher à l’abri du vent, et là, serrés les uns contre les autres pour mieux se garantir du froid, ils purent s’accorder quelques heures de sommeil. Mais avant le lever du jour ils étaient de nouveau en route. Rien jusque-là n’indiquait qu’ils fussent poursuivis et Jefferson Hope se prenait à espérer qu’ils avaient échappé enfin à leurs terribles ennemis. Il ne savait pas encore jusqu’où pouvait s’étendre la griffe impitoyable de cette association toute-puissante qui devait pourtant les étreindre et les broyer avant peu.

Vers le milieu du second jour leurs provisions commencèrent à s’épuiser ; mais un chasseur qui avait eu si souvent à ne compter que sur son fusil pour le nourrir et qui savait qu’on pouvait trouver du gibier dans ces montagnes, ne devait pas s’inquiéter pour si peu. Aussi Hope commença-t-il par choisir un endroit abrité ; après avoir fait une provision de bois mort, il construisit un bûcher sérieux dont la flamme réconfortante permit à ses compagnons de se réchauffer suffisamment. Ils se trouvaient en effet à une altitude de plus de cinq mille pieds et l’air commençait à mordre cruellement. Puis, les chevaux une fois entravés, et après avoir dit adieu à Lucy, il jeta son fusil sur son épaule et se mit en chasse, comptant sur son étoile pour lui faire rencontrer du gibier. À une certaine distance il aperçut encore en se retournant le vieillard et la jeune fille accroupis devant le feu, tandis qu’un peu plus loin il distinguait les trois chevaux immobiles. Il poursuivit alors son chemin et au détour d’un rocher il les perdit de vue.

Pendant deux milles environ, les ravins se succédèrent sans qu’il eût rien rencontré. Cependant les marques empreintes sur l’écorce des arbres, aussi bien que les traces qu’il relevait à terre, prouvaient que cette région devait renfermer des ours en grand nombre. Enfin après avoir marché deux ou trois heures sans résultat, il allait se décider à revenir sur ses pas en désespoir de cause, lorsqu’en levant les yeux il aperçut un spectacle qui le fit tressaillir d’aise.

Sur la saillie d’un énorme rocher, à trois ou quatre cents pieds au-dessus de sa tête, se dessinait la silhouette d’un animal assez semblable à un mouton, mais orné d’une paire de cornes gigantesques. Ce mouflon, car c’en était un, était sans aucun doute la sentinelle avancée d’un troupeau invisible ; comme par bonheur il regardait dans une direction opposée à celle où se trouvait notre chasseur, il ne l’avait pas éventé. Jefferson Hope se coucha à plat ventre et appuyant la crosse de sa carabine dans le creux d’une pierre il visa longuement avant de presser la détente. Au coup de fusil l’animal fit un bond désespéré, chancela un instant sur le rebord du précipice, puis vint s’écraser lourdement au fond de la vallée.

C’était un gibier trop gros pour pouvoir l’emporter tout entier ; aussi le jeune homme se contenta-t-il d’en couper un cuissot et de détacher le filet. Jetant son butin sur son épaule il se hâta de revenir sur ses pas, car le jour commençait à tomber. Mais il s’aperçut bientôt qu’il allait avoir d’autres difficultés à surmonter. Son ardeur, en effet, l’avait emporté bien au delà de la contrée qui lui était familière et il lui était presque impossible de reconnaître le chemin qu’il avait suivi. La vallée dans laquelle il se trouvait était coupée et enchevêtrée par plusieurs gorges qui se ressemblaient toutes tellement, qu’on ne pouvait les distinguer les unes des autres. Il en suivit une pendant plus d’un mille, mais elle l’amena à un torrent qui s’échappait de la montagne et qu’il était certain de n’avoir pas rencontré en venant ; reconnaissant son erreur il suivit alors un autre ravin ; le résultat fut le même. La nuit tombait rapidement et l’obscurité était presque complète lorsqu’il se retrouva dans un défilé qu’il reconnut enfin. Mais alors même il était difficile de suivre le bon chemin sans commettre d’erreur, car la lune n’était pas levée et les grandes falaises qui se dressaient de chaque côté rendaient les ténèbres plus épaisses encore. Pliant sous le poids de son fardeau, exténué de fatigue, il ne pouvait faire un pas sans trébucher ; cependant la joie de revoir Lucy et la pensée qu’il rapportait des provisions suffisantes pour assurer la fin de leur voyage le soutenaient et lui donnaient des forces surhumaines.

Il atteignit enfin l’entrée du défilé d’où il était parti et qu’il reconnut aux hautes falaises que, malgré l’obscurité, on voyait se détacher sur le ciel. Songeant alors à l’anxiété avec laquelle ses compagnons devaient l’attendre — car son absence avait duré près de cinq heures, — il mit sa main sur sa bouche et lança un joyeux hallo pour signaler son arrivée. Il s’arrêta un instant espérant entendre un autre cri lui répondre. Mais rien, sinon son propre appel répercuté cent fois sur un ton lugubre par les échos de ces gorges sauvages, tout surpris d’être ainsi réveillés. De nouveau et plus haut encore il se mit à appeler, mais cette fois encore personne ne répondit, rien ne vint lui révéler la présence des êtres aimés qu’il venait de quitter. Une terreur vague, une terreur sans nom s’empara de lui et il s’élança dans une course folle laissant même, dans son trouble tomber le précieux butin qu’il rapportait.

Lorsqu’il eut tourné l’angle du rocher il se trouva soudain devant les restes du brasier. Le feu achevait de se consumer et il était facile, de voir qu’il n’avait pas été entretenu depuis son départ. Un silence de mort régnait sur cette scène. Ses craintes se changèrent alors en certitude, il bondit en avant ; mais il ne vit rien, rien en dehors des cendres encore brûlantes. Le père, la fille, les animaux eux-mêmes, tout avait disparu. Cela n’était que trop clair ; une catastrophe soudaine, terrible, s’était abattue sur ses compagnons pendant son absence et les avait engloutis sans laisser d’eux aucune trace.

Anéanti par ce coup effroyable, Jefferson Hope sentit la tête lui tourner et dut s’appuyer sur son fusil pour ne pas tomber, Mais il était avant tout un homme d’action, et il surmonta rapidement cette faiblesse passagère. Saisissant dans le brasier un brandon enflammé, il souffla dessus pour en raviver la flamme et se mit à examiner minutieusement le lieu du campement. Le sol portait de nombreuses empreintes de pieds de chevaux ; c’était donc une troupe d’hommes montés qui auraient surpris les fugitifs et qui, d’après la direction des pas, avaient dû retourner ensuite à Salt Lake City. Avaient-ils emmené ses deux compagnons ? Jefferson Hope commençait à le croire, lorsque soudain en continuant à promener ses regards de tous côtés, il se prit à frissonner de la tête aux pieds ; près du camp, il venait d’apercevoir un renflement de terre rougeâtre qui certainement n’existait pas quelques heures auparavant. Il n’y avait pas à s’y tromper, ce ne pouvait être qu’une tombe fraîchement creusée. En s’en approchant, le jeune chasseur distingua un morceau de papier placé dans la fente d’un bout de bois fiché en terre et sur ce papier cette inscription laconique mais trop significative, hélas !

John Ferrier

De son vivant citoyen de Salt Lake City

Décédé le 4 août 1860.

Le robuste vieillard qu’il avait quitté si peu d’heures auparavant n’était donc plus et il ne restait de lui que cette brève épitaphe ! Blême d’effroi, Hope regarda de tous côtés, tremblant d’apercevoir une seconde tombe, mais aucun indice ne vint confirmer ses craintes. Lucy avait dû être ramenée par ses terribles persécuteurs pour accomplir la destinée à laquelle ils l’avaient vouée, pour être enfermée dans le harem du fils d’un des Anciens ! Devant la certitude de son malheur, devant sa propre impuissance, le jeune homme se prit à regretter amèrement de ne pas partager la dernière demeure du vieux fermier, la demeure où l’on trouve enfin le repos suprême.

Bientôt cependant son énergie naturelle lui fit secouer l’abattement où l’avait plongé d’abord son désespoir. Si tout était perdu, il pouvait au moins consacrer sa vie à la vengeance. À une patience incroyable, à une persévérance sans égale, Jefferson Hope était capable de joindre une puissance de haine et de ressentiment que n’auraient pas désavouée les Indiens au milieu desquels il avait vécu si longtemps. Assis près du foyer abandonné, il se dit qu’une seule chose pourrait adoucir sa douleur : la joie d’infliger de ses propres mains un châtiment complet, un châtiment terrible, à ses cruels ennemis. Il se fit donc à lui-même le serment de n’avoir plus que ce seul but dans la vie et d’y consacrer toute sa volonté, toute son énergie. La figure pâle, les traits contractés, il retourna chercher le cuissot de mouflon à l’endroit où il l’avait laissé tomber et, ayant ravivé les restes du feu, il le lit cuire de façon à assurer sa nourriture pour quelques jours. Puis il l’enveloppa soigneusement et, insoucieux de son immense fatigue, il se mit en marche à travers les montagnes pour suivre les traces de ceux qui s’intitulaient eux-mêmes les Anges de la Vengeance.

Cinq jours durant, il chemina harassé, les pieds en sang, à travers les défilés qu’il avait déjà traversés à cheval. Le soir il se laissait tomber dans une anfractuosité de rocher et dormait quelques heures, mais le lever du soleil le retrouvait toujours en marche.

Enfin le sixième jour, il atteignit le col de l’Aigle, ce col qui avait été le point de départ de leur fatal exode et de là il put apercevoir la demeure des saints. Brisé par la fatigue, obligé de s’appuyer sur sa carabine, il brandit son poing décharné dans l’espace et menaça la grande ville qui s’étendait silencieuse à ses pieds. En regardant plus attentivement de ce côté il distingua des drapeaux déployés dans les rues et de nombreux signes de réjouissances. Il était à se demander ce que cela signifiait lorsqu’il entendit le pas d’un cheval et vit un cavalier qui s’avançait vers lui. Bientôt il reconnut un Mormon du nom de Cowper auquel il avait, à plusieurs reprises rendu quelques services ; aussi l’aborda-t-il sans hésiter pour tâcher de se renseigner sur le sort de l’infortunée Lucy Ferrier.

« Ne me reconnaissez-vous pas, dit-il ? Je suis Jefferson Hope. »

Le Mormon le regarda stupéfait. Il était difficile en effet de retrouver dans ce misérable tout déguenillé, dans ce vagabond à la figure hâve et farouche, aux yeux égarés, le jeune et élégant chasseur d’autrefois. Mais lorsqu’il l’eut à la fin reconnu, la surprise du Mormon se changea en consternation.

« Vous êtes fou de vous aventurer jusqu’ici ! s’écria-t-il. Le seul fait d’être vu causant avec vous peut me coûter la vie ; ne savez-vous pas que les Quatre Saints ont prononcé contre vous la fatale sentence pour avoir assisté les Ferrier dans leur fuite ?

— Je ne crains ni eux ni leur sentence, répondit froidement Hope. Vous êtes sûrement au courant de ce qui s’est passé, Cowper ; aussi par tout ce que vous avez de plus sacré au monde, je vous conjure, de répondre à quelques-unes de mes questions. N’avons-nous pas toujours été bons amis ? Pour l’amour du ciel, ne me refusez pas ce que je vous demande.

— Que désirez-vous savoir ? demanda le Mormon avec embarras. Dites-le vite, car ici les rochers ont des oreilles et les arbres des yeux.

— Qu’est devenue Lucy Ferrier ?

— Elle a épousé hier le jeune Drebber…. Mais, allons, du courage, mon ami, du courage, vous allez vous trouver mal !

— Et qu’importe ! » dit Hope faiblement.

Il était devenu en effet d’une pâleur effrayante et s’était laissé tomber au pied du rocher contre lequel il s’appuyait jusque-là.

« Elle est mariée, dites-vous ?

— Mariée depuis hier, voilà pourquoi vous voyez ces drapeaux sur l’hôtel de ville. Il y a bien eu discussion entre le jeune Drebber et le fils de Stangerson pour savoir qui l’épouserait. Ils avaient fait partie tous les deux de la troupe qui vous avait poursuivis, et comme Stangerson avait tué le père il pensait que ses droits devaient primer ceux de son compagnon ; mais lorsque l’affaire fut portée devant le grand Conseil, la majorité se prononça en faveur de Drebber et alors le Prophète lui accorda la jeune fille. Seulement je crois bien qu’avant peu elle ne sera plus à personne ; car hier j’ai vu distinctement la mort peinte sur sa figure. Elle ressemble plus à un fantôme qu’à un être humain, Et maintenait allez-vous repartir ?

— Oui, oui, je pars », dit Jefferson Hope qui s’était levé.

Sa figure semblait être devenue de marbre tant l’expression en était dure et immobile ; les yeux seuls brillaient d’une lueur sinistre.

« Où allez-vous ? demanda le Mormon.

— Qu’importe ! » répondit le chasseur ; et jetant sa carabine sur son épaule, il redescendit la pente du ravin, puis se perdit au milieu des montagnes, dans les gorges profondes où seules les bêtes féroces établissent leurs repaires ; à cette heure, il était devenu plus dangereux et plus cruel que tous les fauves au milieu desquels il allait vivre !

La prédiction du Mormon ne se réalisa que trop bien. Accablée, soit par l’effroyable mort de son père, soit par le mariage odieux auquel on l’avait contrainte, l’infortunée Lucy ne releva plus la tête. Elle languit encore un mois, puis mourut. La brute qu’elle avait pour mari, et qui l’avait épousée surtout à cause des biens que possédait John Ferrier, ne manifesta pas le moindre chagrin de cette mort ; mais les autres femmes de Drebber la pleurèrent sincèrement et, selon la coutume des Mormons, elles voulurent la veiller pendant la nuit qui précéda les funérailles. Elles se trouvaient toutes réunies autour de sa bière quand, aux premières lueurs du jour, elles virent, à leur inexprimable terreur, la porte s’ouvrir brusquement et un homme, à l’air féroce, tout hâve et déguenillé, se précipiter dans la chambre.

Sans un regard, sans un mot pour les femmes effondrées devant lui, il s’avança vers le corps blanc et immobile d’où venait de s’envoler l’âme si pure de Lucy Ferrier. Se penchant sur elle, il baisa avec respect son front glacé, puis saisissant sa main il en arracha l’anneau de mariage : « Du moins elle ne portera pas cela dans la tombe », cria-t-il d’un ton de défi. Et avant que l’alarme ait pu être donnée, il avait déjà dégringolé l’escalier et avait disparu. Tout cela s’était passé si vite, d’une façon si étrange que les témoins de cette scène auraient eu de la peine à croire eux-mêmes à sa réalité, s’ils n’en avaient eu une preuve indéniable : l’anneau de mariage de Lucy avait bien été enlevé de son doigt.

Pendant plusieurs mois, Jefferson Hope erra dans les montagnes, menant une véritable vie de sauvage et berçant dans son cœur le désir immodéré de vengeance qui le possédait tout entier. Bientôt des récits étranges commencèrent à circuler dans la ville ; on parlait d’une espèce de fantôme qu’on voyait, tantôt ramper près des faubourgs, tantôt errer comme une apparition dans les gorges solitaires et les ravins abrupts. Un jour Stangerson entendit siffler à ses oreilles une balle qui, traversant la fenêtre, vint s’aplatir contre la muraille à quelques pouces de lui. Une autre fois, comme Drebber passait au pied d’une falaise, un quartier de roc se détacha du sommet et l’aurait entraîné dans le précipice en le vouant à une mort effroyable s’il n’avait eu la présence d’esprit de se jeter à plat ventre.

Les deux jeunes Mormons ne tardèrent pas à découvrir quel était l’auteur de ces attentats ; ils firent plusieurs expéditions dans les montagnes dans l’espoir de capturer ou de tuer leur ennemi, mais toujours en vain. Alors ils se résignèrent à ne jamais sortir seuls, ni après la chute du jour, et à faire monter la garde autour de leurs demeures. Au bout d’un certain temps ils se relâchèrent un peu de leurs précautions ; car personne n’avait plus vu leur adversaire, on n’en avait plus entendu parler et ils pouvaient espérer que le temps avait enfin calmé sa soif de vengeance.

Il n’en était rien cependant ; le ressentiment de Hope n’avait fait que s’accroître ; sa nature inflexible et farouche était possédée tout entière par le désir de la vengeance et il n’y avait plus dans son cœur place pour aucun autre sentiment. Mais il était doué d’un sens éminemment pratique. Il s’aperçut bientôt que sa constitution de fer, quelque solide qu’elle fût, ne pourrait résister longtemps à la tension constante à laquelle il l’astreignait. Cette vie de périls et de privations l’affaiblissait trop rapidement. S’il mourait comme un chien dans les montagnes, que deviendrait alors sa vengeance ? Et cependant telle était la fin qui l’attendait s’il persistait à mener la même existence. C’était trop bien faire le jeu de ses ennemis ; il le comprit et alors le cœur déchiré, il reprit le chemin des mines de Nevada pour y refaire sa santé et aussi pour y amasser l’argent qui lui permettrait de poursuivre enfin son but par tous les moyens.

Son intention avait d’abord été de ne pas rester plus d’une année absent, mais par suite d’une série de circonstances imprévues il ne put quitter la mine qu’au bout de cinq ans environ. Et cependant après ce long temps écoulé, le ressentiment de tout ce qu’il avait souffert et sa soif de vengeance étaient aussi vifs, aussi ardents, qu’au moment même où dans une nuit inoubliable il s’était agenouillé sur la tombe de John Ferrier. Il revêtit un déguisement, prit un faux nom et retourna à Salt Lake City se souciant peu de risquer sa vie, pourvu qu’il arrivât enfin à se faire justice. Mais là de mauvaises nouvelles l’attendaient. Quelques mois auparavant un schisme avait divisé les Élus. Plusieurs parmi les plus jeunes membres de l’Église s’étaient révoltés contre l’autorité des Anciens et il en était résulté une scission à la suite de laquelle les mécontents avaient quitté l’Utah pour redevenir Gentils. Parmi ces derniers on comptait Drebber et Stangerson, mais personne ne savait de quel côté ils s’étaient dirigés. La rumeur publique disait seulement que Drebber avait pu réaliser une grande partie de ses biens et qu’il était parti à la tête d’une réelle fortune, tandis que son compagnon Stangerson était presque ruiné. Aucun indice, d’ailleurs, ne faisait présager qu’on pourrait un jour retrouver leurs traces.

En présence de pareilles difficultés et malgré le ressentiment le plus violent, plus d’un aurait abandonné toute pensée de vengeance ; mais Jefferson Hope n’eut pas un instant de défaillance. Avec le petit pécule qu’il possédait, cherchant de plus à travailler partout où il passait, il voyagea de ville en ville à travers les États-Unis toujours à la recherche de ses ennemis. Les années succédaient aux années, les cheveux gris aux cheveux noirs, mais il suivait toujours sa voie, comme un bon chien de chasse âpre à la curée, sa volonté tendue vers le but auquel il avait consacré sa vie. Une telle persévérance fut enfin récompensée. Un jour il aperçut simplement une tête se profiler un instant derrière une fenêtre, et cette apparition d’une seconde lui suffit ; il savait désormais que c’était à Cleveland dans l’Ohio que s’étaient retirés ceux qu’il poursuivait. Lorsqu’il rentra dans son misérable taudis, son plan de vengeance était déjà tout fait. Mais le malheur voulut que Drebber en regardant par la fenêtre avait de son côté reconnu ce vagabond et dans ses yeux il avait eu le temps de voir luire une pensée de meurtre. Aussi accompagné de Stangerson, qui était devenu son secrétaire particulier, il se précipita chez un des juges de la ville pour lui expliquer qu’un ancien rival les poursuivait de sa haine et que sa présence à Cleveland leur faisait courir les plus grands dangers. Le même soir, Jefferson Hope fut arrêté et, n’ayant trouvé personne pour lui servir de répondant, il demeura en prison pendant plusieurs semaines. Lorsqu’il fut enfin relâché, la maison de Drebber était vide ; son secrétaire et lui venaient de partir pour l’Europe.

Une fois de plus les projets de vengeance de Hope se trouvaient déjoués ; mais sa haine était trop forte pour lui permettre d’abandonner sa poursuite. Comme cependant l’argent lui faisait défaut, il fut pendant quelque temps obligé de se remettre au travail, économisant sou par sou en vue de prochains voyages. À la fin, ayant amassé assez pour aller jusqu’en Europe, il se décida à partir. Bientôt il retrouva la piste de ses ennemis ; de ville en ville il les traqua, travaillant partout pour gagner sa vie, mais sans jamais pouvoir les atteindre. Lorsqu’il parvint à Saint-Pétersbourg ils venaient de repartir pour Paris et quant à son tour il y arriva, ils étaient déjà en route pour Copenhague. Ce fut encore quelques jours trop tard qu’il débarqua dans la capitale du Danemark, car ils avaient fait voile pour Londres. Mais là enfin il réussit à sonner l’hallali. Pour avoir l’historique des derniers événements nous ne pouvons faire mieux que de transcrire le récit du vieux chasseur lui-même, tel que le docteur Watson l’a reproduit dans ses notes auxquelles nous avons déjà tant d’obligations.