Un dirigeable au pôle Nord/3

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Ernest Flammarion (p. 91-120).


À TRAVERS LA BRUME POLAIRE

Dépêche au « Roi du cuivre ». — Procès-verbal de record. — Pour dominer le brouillard. — Montée a 2.000 mètres. — L’insupportable froid. — Coup de soupape fatal. — Pour enrayer la chute. — L’aérostat devient aéroplane. — Fuite de l’hydrogène. — L’intervention de Bob Midy.

Mistress Elliot répondit à cette triomphale constatation par un cri perçant. Dans la gamme de ses cordes vocales, ce cri donnait la note de la joie la plus intense.

Ils avaient gagné leur pari !…

Leur pari !… Ils l’avaient un peu perdu de vue, depuis le départ ; tant de sensations nouvelles s’étant interposées !

Il n’en constituait pas moins une aubaine formidable d’un million de dollars.

Par un de ces jeux auxquels se complaît le hasard, c’était à peu près au moment de la rencontre du Patrie avec la fameuse île Petersen que l’aérostat avait franchi la minute du méridien qui établissait le record du Pôle : 87 degrés 9.

Le célèbre navigateur Peary, avec ses 87 degrés 6, était dépassé.

Cinq millions de trames, c’était évidemment un beau denier, même pour un de ces potentats que la démocrate Amérique a baptisés Empereurs ou Rois, mais la confusion de sir Hobson, Roi du cuivre, devant son pari perdu, serait encore meilleure à déguster.

Une des clauses de ce pari était que sir Elliot devait tenir lui-même son adversaire au courant de tous ses déplacements, par le T. S. F. quand il serait au large ; par les bureaux télégraphiques, quand il relâcherait dans un port quelconque.

Conformément à cette clause, une dépêche avait été envoyée, via Hammerfest, au « Club de l’Industrie » de New-York l’avant-veille, et à cette heure, sir Hobson se frottait les mains, en constatant que l’Étoile-Polaire n’avait plus que quatre mois de répit, dont un d’été seulement, et qu’elle était a l’ancre dans un port norvégien.

Évidemment, il considérait son pari comme gagné.

Et la dépêche qu’il allait recevoir par le T. S. F. le plongerait dans une indicible stupéfaction.

L’Américain la rédigea de suite, aussi complète et aussi claire que possible, et elle fut expédiée par Georges Durtal, pendant que le savant remplaçait, pendant quelques instants, l’Américain de quart au baromètre et à la direction.

— C’est l’heure de son bridge, fit le Roi de l’automobile : il va recevoir cela au Cercle même : malgré son beau flegme, ce sera un coup : je donnerais dix ans de la vie de ma belle-mère pour voir d’ici sa tête.

— Aoh ! protesta Cornelia scandalisée.

À peine les dernières étincelles des ondes hertziennes venaient-elles de fulgurer dans la brume, que le premier mot de réponse de l’Étoile-Polaire arrivait dans l’appareil du Patrie.

C’était le mot : Hurrah !

Willy Harris faisait connaître qu’il arrivait en vue du Spitzberg, qu’il comptait atteindre la banquise polaire le lendemain lundi dans la nuit, et qu’il ne cesserait d’y croiser, en attendant les dépêches avec une fiévreuse impatience.

Sir Elliot pria Georges Durtal de télégraphier encore qu’il accordait double solde à l’équipage du yacht, à partir du jour où il avait gagné son pari et qu’il donnerait une gratification de mille dollars à chaque homme, s’il arrivait au Pôle.

Ce fut l’occasion pour les passagers de s’émerveiller à nouveau. des progrès fantastiques faits par la science depuis une trentaine d’années.

Ainsi, les explorateurs précédents qui avaient risqué leur vie dans les solitudes arctiques, étaient restés de longs mois, des années même, séparés du reste de l’humanité.,

Nansen, Cagni, Peary eux-mêmes, pour ne parler que des trois derniers, n’avaient pu faire connaître le point extrême atteint par eux qu’en regagnant, le premier la Norvège, et les deux autres leurs quartiers d’hivernage.

Pour l’expédition aérienne, le monde entier allait en connaître le résultat le lendemain même du jour où il serait obtenu.

Si le Pôle était atteint le dimanche, le New-York Herald ferait connaître au monde entier cette sensationnelle arrivée le lendemain lundi.

C’était inouï !

Le milliardaire eût bien voulu célébrer, la coupe en main, le gain de son pari ; mais Bob Midy expliqua, dans son sabir natal, que tout ce qui était liquide à bord, depuis l’extra-dry jusqu’au whisky, était solidifié, en même temps que les bouteilles étaient fendues.

Il en était tout le premier dans le marasme, car ces longues flasques exerçaient sur lui une véritable fascination.

Il fallut donc se contenter d’établir, sans toast préalable, le procès-verbal relatant le passage du 87° 9.

Le docteur Petersen en fut chargé, et, pour cela, admis sous la tente, où le poêle à pétrole élevait la température d’une quinzaine de degrés. Là, il rédigea, au crayon, le document qui devait faire foi au « Club de l’Industrie » de New-York.

Sur la rédaction détaillée qui en fut lue et où il était question de l’île Petersen, le lieutenant du génie fit remarquer qu’il était peut-être imprudent, dans un document officiel, où ne devaient figurer que des précisions géographiques, de faire mention d’une terre que nul n’avait vue et où l’expédition n’avait pas eu le loisir de s’arrêter.

— Nous ne l’avons peut-être pas vue, fit la voix aigre de mistress Elliot, mais nous l’avons sentie, et, pour mon compte, j’en rapporterai une luxation à l’épaule.

Sur cette affirmation péremptoire, le procès-verbal fut signé par les cinq passagers, Bob Midy n’ayant aucune espèce de valeur à bord comme facteur humain.

Puis on luncha rapidement. Mistress Elliot offrit à chacun un verre d’eau bouillante obtenue sur son fourneau, après y avoir fait dissoudre quelques cristaux de Sherry-brandy, et il fallut se hâter de l’absorber, car le froid avait atteint —37° et on risquait, en s’attardant à déguster l’excellente boisson une minute, à ne plus trouver qu’un petit bloc de glace colorée au fond de son verre.

Pour être certain de l’exactitude des données qui servaient au docteur Petersen à faire le point, Georges Durtal le pria de le faire à nouveau à dix heures précises.

La latitude trouvée fut 87° 50’.

— Avec quelle étoile opérez-vous, docteur ?

— Maintenant, toujours avec Pollux. Non seulement c’est une étoile de première grandeur et elle ne peut être confondue, dans cette région, avec aucune autre, mais encore elle a auprès d’elle l’étoile Castor, de troisième grandeur, que je devine plus que je ne la vois dans mon objectif, et qui me sert de contrôle.

— Ainsi donc, le Pôle ne serait plus qu’à 240 kilomètres, la distance de Paris à Verdun ou à Dunkerque, fit Georges Durtal en se tournant vers Christiane.

— Oh ! fit la jeune fille, je suis sûre maintenant que nous l’atteindrons !…

— Pardon, interrompit le savant, avez-vous tenu compte de l’aplatissement polaire ?

— Comment cela ?

— Vous n’ignorez point que, si un degré du méridien vaut dans la zone tempérée, à Paris par exemple, 111 kilomètres 132 mètres, il ne vaut plus que 110 kilomètres 560 mètres à l’Équateur, mais qu’en revanche il mesure 111 kilomètres 707 mètres au Pôle ?

— Parfaitement, mais à vous dire vrai, cette faible différence… 2 kilomètres au plus sur la distance qui nous reste à parcourir…

— Pardon ; j’ai la prétention, quand nous arriverons au Pôle, de vous fixer ce point géographique à 300 mètres près ; 300 mètres, vous entendez : la rigoureuse précision de mon instrument le permet. Deux kilomètres donc ont une réelle importance, et ce n’est pas à 240, mais à 242 kilomètres, que nous sommes du terme de notre voyage.

— Calmez-vous, mon cher docteur, dit en souriant l’Américain ; ces 2 kilomètres, le ballon vient de les franchir dans le temps que vous avez mis à les discuter.

Le voyage s’accomplissait décidément dans des conditions que nul n’eût osé espérer.

Le traîneau automobile, dont on avait pu craindre la chute, semblait être maintenu solidement par sa dernier-e courroie et, à moins de nouveau choc, Georges Durtal ne redoutait plus l’énorme et subit délestage de 380 kilogrammes, qui eût précipité le Patrie dans les abîmes de l’extrême froid.

Un seul malaise pesait sur tous : il était dû au brouillard, qui semblait s’épaissir encore.

Si on arrivait au Pôle sans rien voir, sans pouvoir, par conséquent, dans la relation officielle, décrire l’ensemble de la région découverte, le résultat de l’expédition en serait très diminué.

— Nous avons maintenant toutes chances d’arriver, observa le milliardaire ; mais si le temps ne se lève pas, nous passerons au-dessus de l’axe du monde à la façon d’un aveugle dans une galerie de tableaux.

Tout le monde fut de cet avis, et une discussion s’engagea sur ce qu’il convenait de faire pour que le passage du Patrie au Pôle Nord, où vraisemblablement il ne pouvait s’arrêter, fût autre chose qu’un vol rapide dans cette « nuit blanche ».

Le mot était de Christiane, et il rendait admirablement l’opacité du brouillard, qui déposait maintenant sur la nacelle et les agrès de véritables aiguilles de glace.

— Si nous descendions, fit l’Américain, nous y verrions encore moins, car évidemment cette brume doit être d’autant plus épaisse qu’on se rapproche de terre.

— Peut-être aussi serait-il imprudent de faire les 200 kilomètres qui nous restent à trop faible hauteur, observa Georges Durtal ; car, sommes-nous toujours au-dessus de la banquise, sommes-nous au-dessus d’une terre, nous n’en savons rien. À quoi bon risquer d’aller nous briser contre un relief inconnu ?…

— Comme nous avons failli le faire sur le pic de notre ami Petersen, appuya sir James Elliot.

À son tour, mistress Elliot prit la parole :

— Moi, fit-elle, je ne puis m’imaginer qu’il n’y ait pas au Pôle un renflement marqué.

— Mais il me faut un monticule à moi, un mamelon, une élévation quelconque, pour y construire mon observatoire ! Car vous devez bien supposer que, si nous atteignons si aisément ce point aujourd’hui, je n’aurai plus qu’une idée : y revenir, pour y faire, avec mon instrument, les observations essentielles… Or, pour bâtir un observatoire, il faut une montagne… petite si vous voulez, mais il en faut une.

Christiane sourit.

— Supposez-le construit par une baguette de fée à l’instant, interrogea-t-elle ; qu’est-ce que vous pourrez observer par un brouillard pareil, monsieur le savant ?

— Espérons qu’il y a des saisons, ou des années, où l’atmosphère se dégage, comme partout ailleurs. Qui sait ? en hiver il fait peut-être ici, pendant la nuit de six mois, un temps magnifique, avec une limpidité d’atmosphère qui triple l’intensité lumineuse des étoiles… Non, je ne renoncerai pas aisément à ce rêve de voir au Pôle, dans un temps plus ou moins proche, une mission scientifique, étudiant l’hémisphère boréal et surtout le troublant problème de l’origine de l’humanité…

— Et vous accepteriez d’en être le chef ? demanda l’Américain.

— Avec une joie infinie… On se fait au froid. Voyez, Nansen a supporté 52° ; nous avons maintenant 43°, l’air de la marche nous fouette la figure : nous endurons cela fort bien, grâce à nos multiples pelures et à nos masques. S’il fait au Pôle en plein hiver 60, 65°, c’est un grand maximum. Or, à cette température, on peut vivre, et bien vivre, avec des provisions et de l’alcool.

— Je croyais que l’alcool était pâteux à 60°, fit l’Américain.

Non pas. Quand il est absolu, il devient visqueux dans un mélange de protoxyde d’azote liquide et d’acide carbonique, c’est-à-dire à 100° au-dessous de zéro. Il a d’ailleurs été solidifié à -130° ; mais, par les plus grands froid du Pôle, il pourrait servir à tous les usages, mécaniques, caloriques, etc.

L’avenir est à l’alcool, dit l’Américain. Il va supplanter l’essence dans les machines. C’est mon collègue, le Roi des pétroles, qui en fera une culbute ce jour-là !

— Sir James, interrompit soudain le savant, j’ai la réponse au problème que nous nous posions tout à l’heure.

— Quel problème donc ?

— Nous nous demandions que faire pour que notre passage au Pôle ne soit pas celui d’un fétu de paille emporté par le vent…

— Vous avez un moyen ?

— J’en ai un : si nous voyons, en passant au Pôle, ce que jamais un œil humain n’a vu, admettrez- vous que nous aurons rempli notre programme ?

— Certes !… Mais que voulez-vous dire ?

— Nul homme’n’a vu jusqu’à ce jour l’étoile polaire au zénith, sur sa verticale… Nous, nous pouvons, nous devons la voir…

— Comment ! avec ce brouillard ? Mais l’étoile polaire est de troisième ou quatrième grandeur seulement, je crois.

— Justement : dominons-le, ce brouillard ; il n’est pas tellement épais que nous n’en puissions sortir, en nous élevant d’un millier de mètres, par exemple. C’est une altitude que peut atteindre le Patrie. Puisque la lunette de mon instrument arrive à percer ce voile pour découvrir derrière lui une étoile de première grandeur, c’est qu’il n’a qu’une faible épaisseur au-dessus de l’aérostat. À terre, il s’épaissit, c’est entendu, et nous ne verrons rien ; mille mètres plus haut, nous devons trouver un ciel pur, et, par ce faible jour de l’été de six mois, l’étoile polaire sera visible à notre zénith.

— Mais, docteur, intervint Georges Durtal, notre zénith à nous, c’est le plafond du Patrie… Il nous cachera l’étoile polaire, et, à moins d’être juché là-haut sur la soupape, comme Bob Midy l’autre jour, nous ne la verrons pas.

Il y eut un silence. Le docteur n’avait pas prévu cette objection si simple, mais il ne se démonte point.

— Entendez-moi, fit-il. L’étoile polaire elle-même, nous ne la verrons pas, soit. Mais, scientifiquement, les observations que je ferai sur d’autres étoiles autour de la polaire auront une valeur équivalente. Si je rapporte par exemple une observation prouvant que j’ai vu à la même heure la Chèvre, de la constellation du Cocher, et Alpha, du Cygne, à la même hauteur zénithale, ou encore Argol, de Persée, à la même hauteur que Wega, de la Lyre, le monde savant ne pourra douter de notre passage au Pôle, puisque c’est du Pôle seulement, et de nul autre point du globe, que l’on peut faire cette constatation. Partout ailleurs, ces étoiles sont, pour l’observateur, à des hauteurs zénithales différentes.

— Si vous croyez cette démonstration réellement nécessaire, sir James, fit Georges Durtal, je puis essayer de dominer cette brume qui, en effet, ne peut avoir une bien grande épaisseur.

— Je m’en rapporte au docteur, fit l’Américain.

— Nous aurons de plus une observation solaire importante à faire, quand nous verrons nettement les contours de l’astre, ajouta le savant. Le soleil, vu du Pôle à une heure déterminée, occupe une position qui ne laisse aucun doute aux astronomes sur le lieu d’où cette position aura été observée.

— Nous n’avons plus que 370 kilogrammes de lest, dit l’officier du génie, qui venait de faire le compte des sacs suspendus autour du bordage. Il faut l’économiser. Commençons donc par nous débarrasser du poids de givre accroché à la nacelle et aux agrès.

Tout le monde s’y mit, même mistress Elliot, dont la préoccupation principale était de pourvoir l’équipage de boisson chaude. Bob Midy, lorsqu’il eut vu ses compagnons procéder à cet émondage, grimpa sur le rebord de la nacelle, se hissa sur les trapèzes de suspension destinés à éviter aux passagers le contre-coup des heurts violents de la nacelle avec le sol, et bientôt, grattés comme un soulier boueux, nacelle et agrès furent délestés d’une trentaine de kilogrammes.

L’ascension commença…

Les ailerons horizontaux furent ensuite orientés dans le sens de la montée, et elle s’accentue. Enfin Georges Durtal jeta coup sur coup trois sacs de lest, et, à deux heures du soir, le Patrie arrivait à l’altitude de 1.920 mètres.

— Brr…, fit l’Américain ; et il montra du doigt la colonne d’alcool du thermomètre.

Elle marquait −57°.

Ce point devait être le minimum de température atteint par l’expédition, car, joint au vent de la marche, le froid constituait une souffrance qui ne pouvait être endurée longtemps.

Mistress Elliot et Christiane s’étaient réfugiées sous la tente ; chacun s’était appliqué sur la figure le masque de laine du passe-montagne, car on risquait, en quelques minutes, d’avoir le nez gelé. La vapeur de la respiration se solidifiait instantanément, formant sur les masques des stalactites de glace.

Le brouillard n’avait pas diminué : peut-être même était-il plus épais, et le docteur dut en convenir d’un air dépité, en constatant qu’il n’était pas aussi sûr de ses visées qu’à l’observation précédente : Pollux était à peine discernable…

On devait être a la latitude 89° 13’… à 47’ du Pôle !

Plus que 87 kilomètres !

Mais quand ce chiffre tomba dans le silence, aucune voix ne se leva pour applaudir ou s’extasier.

Pourtant, sur l’invitation de sir Elliot, Georges Durtal trouva dans sa volonté la force nécessaire pour télégraphier ces mots

« Nous serons au Pôle dans deux heures. »

Mais il dut lâcher le manipulateur et n’attendit pas la réponse de l’Étoile-Polaire.

Car le froid était devenu pour tous une souffrance aiguë. Les membres se raidissaient ; le mouvement devenait difficile et la respiration haletante, comme si une chape de plomb eût pesé sur les épaules. Sous le masque même, s’épaississaient des aiguilles de glace…

Peu à peu, l’insensibilité gagnait les extrémités.

— Je ne sens plus le volant, déclara Georges Durtal.

— Il faut descendre, fit l’Américain : c’est intolérable.

Le savant à son tour acquiesça du geste.

Mais les ailerons horizontaux abaissés ne donnèrent qu’une descente relativement lente et le thermomètre s’obstinait aux environs de 55°.

Alors Georges Durtal leva le bras vers la poignée de la corde de soupape.

Mais ce fut en vain qu’il essaya de tirer cette poignée : ses doigts raidis ne pouvaient la saisir…

— À vous, sir James… je ne puis.

Successivement, l’Américain et le savant tentèrent d’opérer la traction libératrice…

Ils n’y parvinrent point.

— Bob !… regarde, Bob !

Le nègre, roulé en houle sous le rebord de la tente, se leva z il ne semblait pas souffrir, au même degré que les autres passagers, de l’effroyable froid.

L’Américain lui expliqua ce qu’on attendait de lui.

À peine eut-il compris qu’il se suspendit à la corde et la tira brusquement…

Dans le silence profond des hautes altitudes, le bruit du gaz fusant par les clapets ouverts monta et grandit.

Quelques instants se passèrent à écouter ce ronflement qui ressemblait à celui d’une sirène lointaine.

— Faites-le lâcher, dit Georges Durtal, l’œil sur le baromètre. Nous voici à 1.600. La descente est commencée ; elle s’accélérera toujours assez vite…

Mais quand Bob eut lâché la poignée, le bruit continua, impressionnant…

Et Georges Durtal jeta un cri qui fit sortir aussitôt Christiane de la tente.

— Georges, qu’y a-t-il ?…

— La soupape ne s’est pas refermée… Le ballon se vide !…

Et la voix du jeune homme avait une expression d’angoisse indicible.

Presque aussitôt, l’œil au baromètre, il ajouta :

— Nous tombons !….

Il avait dit ce mot en français, car c’est toujours à sa langue maternelle que revient l’homme agité par un mouvement violent de l’âme.

Mistress Elliot avait cependant compris, car elle se montra, à son tour, effarée. On ne voyait que ses petits yeux gris, fixes comme ceux d’un oiseau hypnotisé par les serres d’un vautour.

Sir James s’était élancé vers Georges Durtal, et, d’une voix étranglée :

— Que dites-vous ?

— Nous tombons, sir James… La soupape est restée ouverte, vous entendez bien…

Quant au savant, il semblait comme rivé à son banc, une main sur le plateau horizontal de son instrument, et le terrible froid, qui figeait toutes les volontés, rendait plus tragiques les attitudes et les tentatives de mouvements, car, au lieu de s’agiter, comme ils l’eussent fait dans une température leur laissant la liberté de leurs membres, tous les passagers semblaient frappés d’un commencement de paralysie.

— 1.000 mètres !… Nous tombons !…

L’officier du génie répète les deux mots fatidiques d’une voix blanche, les oreilles tendues vers ce grondement qui vient d’en haut et que le bruit du moteur n’empêche pas de discerner, car c’est un bruit très particulier, et à cette heure, c’est le soupir d’agonie de l’aérostat.

Déjà, l’air venant d’en bas se fait sentir.

D’ailleurs, le baromètre est là qui parle ; son aiguille sautille de 750 à 700… Tout à l’heure on était à 1.900 !…

Dans ces instants tragiques, dont la durée échappe à l’entendement, le Patrie a baissé de 1.000 mètres, et, suivant les lois d’accélération de la pesanteur, il descend toujours plus vite…

Christiane, silencieuse, est venue se serrer contre son fiancé.

— Georges, que faire ?

Elle parle à voix basse, comme si le son de sa voix l’effrayait, dans cet abîme où ils s’enfoncent.

Il lui montre le trapèze de suspension et explique d’une voix sourde par phrases brèves, hachées…

Il faut qu’elle s’accroche, se suspende à cette barre, pour éviter le choc, le contre-coup qui leur brisera les jambes quand la nacelle heurtera le sol.

Mais elle est dans l’impossibilité de bouger…

Ce n’est pas seulement le froid qui la raidit, c’est l’hébétement, qui l’empêche de faire un mouvement, et qui ne laisse en son cerveau qu’une idée surnageant dans le désarroi de toutes les autres : rester là, près de lui, et partager son sort quel qu’il soit.

L’Américain répète, comme un phonographe enrayé :

— Commandant ! Commandant ! Commandant !

Et mistress Elliot, écroulée devant la tente, prie, la tête dans ses mains.

Seul, Bob Midy reste épanoui, regardant d’un air satisfait la poignée de la corde de soupape à laquelle il s’est suspendu tout à l’heure.

Il a servi à quelque chose dans la manœuvre et il en éprouve une satisfaction béate.

Il ne comprend rien à ce qui se passe ; les masques qui cachent en partie les visages bleuis l’empêchent de voir les traits convulsés de son maître. Il a conservé, lui, une souplesse relative, et manifestement, le froid l’éprouve beaucoup moins que les autres. C’est même cette particularité qui a décidé en partie sir James à l’emmener. Il est né dans les Montagnes Rocheuses, a couru presque nu dans la neige. Il est le seul qui dispose de ses membres, le seul qui puisse agir.

Mais le seul mouvement qu’on lui ait demandé a déterminé la perte du Patrie !

500 mètres ! dit l’aiguille du baromètre.

Maintenant Georges Durtal, par un effort violent de volonté, s’est ressaisi…

Comme aux créatures d’élite, le calme lui revient avec le sentiment de la responsabilité. D’ailleurs, le froid terrible, qui le glaçait aux altitudes de 2.000 mètres, semble tomber tout d’un coup. Ce n’est pas une apparence : la température remonte de 20 degrés dans le court intervalle qui sépare 1.800 de 500 mètres ; les poitrines se soulèvent, haletantes, sous cette brusque détente, et il semble à l’officier du génie qu’il recouvre soudain la liberté de ses doigts…

— Le lest ! sir James…

Il parvient à détacher un des sacs supendus au bordage et à le lâcher au dehors. L’Américain l’imite. Trois, quatre, cinq sacs sont détachés.

La chute est certainement ralentie, mais la soupape reste ouverte ; le ballon se creuse par en dessous… Le gaz continue à s’échapper, dans un ronron lugubre…

Plus que 300 mètres jusqu’au sol. Que faire pour enrayer ce choc ?…

L’officier du génie a songé à couper l’allumage, à arrêter la machine, car il songe aux hélices dont l’une peut toucher le sol et éclater en mille morceaux.

Puis il réfléchit qu’en laissant courir l’aérostat il atténuera la violence du choc de toute la rapidité de translation. Le ballon glissera, le danger le plus grand sera dans les éclats d’acier de l’hélice.

Maintenant, il voudrait obliger Christiane à se baisser au fond de la nacelle. Tout à l’heure, il eût voulu qu’elle se suspendit à l’un des trapèzes.

Ces idées contradictoires n’ôtent rien à la lucidité de son cerveau. Les yeux sur le baromètre, il serre nerveusement le volant, satisfait de retrouver l’usage de ses doigts. Car le terrible froid lui avait forgé des gants d’acier semblables à ceux des anciens chevaliers, avec les articulations en moins.

Que faire encore pour enrayer cette descente ?

Si l’on pouvait lancer à temps le guide-rope… Il est remonté, roulé contre le bordage, et il suffit de couper la petite ficelle qui le retient pour qu’il se déroule, touche le sol avant la nacelle et la déleste des 50 kilos que représente son extrémité épaissie à dessein, le serpent, comme l’appelle les aéronautes.

L’Américain a compris. Lui aussi a recouvré en partie l’usage de ses mains, mais c’est en vain qu’il essaie de briser cette petite ficelle ou de défaire avec ses doigts gourds le nœud qui retient le lourd cordage…

Que de fois le salut d’un être humain a dépendu d’un détail infime comme celui-là !

— 150 mètres ! Dans une minute le ballon va toucher le sol…

Ce sol, on le voit maintenant, c’est la banquise… la banquise toute blanche, toute plate, steppe de neige aux horizons infinis, car, bizarrerie météorologique, le brouillard est infiniment moins opaque au niveau de la glace qu’à 1.000 mètres d’altitude.

Là haut, il y avait comme de la neige en suspension dans l’atmosphère, il semblait qu’on se mût dans de l’ouate. Sur la banquise, c’est un air plus fluide, plus léger, et l’aérostat, dont les passagers distinguent à peine la masse au-dessus d’eux, leur apparaît… creusé de plis, déjà déformé, mais continuant a voler sous la poussée de ses hélices.

Dérisions des précautions et des recherches compliquées : c’est pour essayer de mieux voir les étoiles de l’hémisphère boréal que le savant a demandé cette ascension à 2.000 mètres, et voilà que, au niveau même de la banquise, il serait mieux placé pour les observer.

C’est pour obéir à sa demande inutile que cette expédition, jusque-là conduite, pour ainsi dire, par la main de la chance, va s’achever en drame !…

Mais au moment où, à 150 mètres de terre à peine, le Patrie continue son angle de chute vers la banquise, Georges Durtal remarque la position des ailerons horizontaux.,

Occupé à délester l’aérostat, il n’a pas réfléchi que, tout à l’heure, quand il s’est décidé à descendre de l’altitude de 1.900 mètres sous la morsure du froid, il a mis ces ailerons à la position de descente, leur plan incliné vers la terre.

En ce moment donc, ils contribuent à accélérer la chute.

L’officier manœuvre brusquement le second volant qui fait pivoter ces espèces de nageoires autour de leur axe commun : elles se relèvent, et soudain la descente paraît comme enrayée…

À 100 mètres à peine de la banquise, le Patrie court parallèlement à elle.

L’aérostat est devenu aéroplane.

Grâce à sa vitesse qui atteint 80 à l’heure, il obéit maintenant à la commande de ses gouvernails horizontaux, qui agissent à la façon d’un cerf-volant.

Georges Durtal a le sentiment qu’il vient de créer une nouvelle force.

Il sait que le ballon lui obéira d’autant mieux que la vitesse sera plus grande, et il met l’avance maxima à l’allumage. Le moteur ronfle formidablement, les hélices tournent à 1.400 tours…

Le grand oiseau blessé précipite son vol…

Et l’officier, à qui sont venues coup sur coup ces deux inspirations tutélaires, en a une troisième : il embraye la courroie du ventilateur sur le moteur, et l’air afflue dans le ballonnet.

Pendant un instant, le volume de cet air compense celui de l’hydrogène qui fuit et maintient au ballon sa forme fuselée.

Enfin, par une chance inespérée, la pointe de l’aérostat ne s’est pas déformée ; c’est entre cette pointe et le plan de raccord de la carcasse métallique du Patrie que se dessine le vide produit dans l’enveloppe par la diminution du gaz. Un large méplat se forme ainsi sous l’aérostat et son plan, s’ajoutant à celui des ailerons si heureusement relevés tout à l’heure, aide encore à la puissance de relèvement du système.

Cette fois c’est bien un aéroplane, un plus lourd que l’air, qui file à une prodigieuse vitesse.

Dès lors son point de chute recule indéfiniment.

Pourtant il faut qu’il tombe, et insensiblement Georges Durtal voit la terre se rapprocher, mais il a le temps maintenant de jeter le guide-rope, et, presque tranquillisé désormais, il vient en aide à l’Américain, lequel s’obstine à essayer de briser la ficelle qui retient le lourd paquet de cordes.

L’officier se souvient qu’il y a dans une cantine à vivres plusieurs couteaux de table, parvient à en atteindre un, coupe la ficelle, et le lourd serpent tombe en frétillant dans la neige durcie…

Au même moment, Georges Durtal coupe l’allumage, le moteur s’arrête, les hélices ronronnent encore pendant une centaine de mètres et ne battent plus l’air que faiblement ; la nacelle touche le sol, et le choc est à peine sensible, car un autre poids a contribué à délester au dernier moment le ballon : c’est le traîneau automobile, suspendu par son unique courroie et dont les 380 kilos constituent le meilleur tampon qui se puisse imaginer…

— Tenez-vous bien !…

La nacelle pique du nez, est traînée une centaine de mètres encore, mais derrière elle, traîneau et guide-rope font frein et contribuent à la ralentir.

Elle s’arrête enfin, sa béquille traçant dans la neige un sillon profond.

Elle s’incline vers la gauche et se redresse, encore soutenue par le ballon qui se vide et va se déformer plus rapidement, puisque le ventilateur ne fonctionne plus.

Mistress Elliot, qui, s’est retirée sous la tente pour ne pas voir la chute, appelle désespérément :

— James !… James !…

Maintenant, c’est fini… Tout danger a disparu, et cette chute, qui devait être mortelle, s’est terminée, grâce à la présence d’esprit du jeune officier, par une expérience des plus saisissantes et une descente presque classique.

Les naufragés du Patrie ont d’ailleurs une autre chance qu’ils ne sauraient assez apprécier : il n’y a pas un souffle d’air dans l’atmosphère, et l’énorme masse gît sur la banquise sans un soubresaut, dans une immobilité d’épave.

Mais ce n’est plus qu’une épave…

Le bel aérostat, qui a franchi victorieusement l’Océan polaire et qui a amené ces audacieux jusqu’aux environs du Pôle, ne remontera plus dans l’espace.

Son gaz continue à fuir par la soupape ouverte et le bruit lugubre qu’il fait en sortant arrache Georges Durtal à cette sorte d’exaltation, d’attendrissement qui suit les catastrophes évitées.

Christiane et lui se regardent sans mot dire, comme étonnés d’être là, mais c’est une extase de quelques secondes à peine. Le sentiment de sa responsabilité revient au commandant du Patrie. Il a recouvré, sinon la souplesse, du moins l’usage de ses membres, et d’ailleurs le froid, tombé de 58 à 32°, n’est plus du froid. Ce qui provoquait la souffrance et la paralysie, c’était, au moins autant que le formidable abaissement de température, le violent courant d’air provoqué par la marche du ballon. Maintenant que l’air est calme, il n’y a plus sensation de froid.

Nansen raconte que, pendant son séjour de deux ans sur la banquise, il vit maintes fois Hansen, le lieutenant du Fram, se lever la nuit en manches de chemise et, constatant qu’il n’y avait pas de vent, monter sur le pont pour consulter les instruments, par 36° de froid.

Georges Durtal est d’ailleurs dans un état physiologique tel que, seule, cette idée de la soupape ouverte et qu’il faut refermer à tout prix, le sollicite.

Il écoute le bruit sinistre, et se creuse pour trouver une solution.

Sa lourde pelisse de fourrures l’engonce, lui pèse ; il s’en débarrasse, sort de la nacelle, court à l’aérostat qui se plisse à vue d’œil, et en fait le tour.

Comment la soupape est-elle restée ouverte ? Bob a dû tirer trop brusquement la corde.

Mais cette raison ne suffit pas à expliquer pourquoi les clapets ne se sont pas relevés, pourquoi ils n’ont pas obéi aux puissants tirants de caoutchouc qui doivent les ramener après chaque traction, à leur position de fermeture.

L’officier ne s’attarde point, d’ailleurs, à sonder ce pourquoi.

Une pensée vient de surgir en lui.

Ces clapets, on doit pouvoir les ramener à la main à cette position de fermeture, car ils portent des poignées extérieures ; des qu’ils seront refermés, ils seront maintenus par la pression intérieure du gaz.

Cet objet, une fois entré dans le cerveau du jeune homme, le martelle et rend à tout son être des forces insoupçonnées.

Mais comment atteindre la soupape ?

L’échelle qui permet d’y accéder est hors de portée, car elle ne descend pas plus bas que la ligne de raccord entre le fuseau gonflé et la carcasse métallique, à laquelle est suspendue la nacelle… C’est une échelle mise là pour les réparations d’atelier ; on ne s’en sert qu’au hangar, et quand Georges Durtal a pu, grâce à elle, aller vérifier la soupape avant le départ du Cap Nord, il s’est fait aider par des matelots de l’Étoile-Polaire pour en atteindre les premiers échelons.

Il y a bien une autre échelle, mais c’est celle qui conduit au ventilateur : elle n’aiderait en rien à l’accession de celle qui va à la soupape.

Pour arriver à cette dernière, il faudrait se hisser par les amarres jusqu’à la ralingue d’acier, faire un rétablissement sur le plan stabilisateur et gagner ainsi le dernier échelon de l’échelle.

Après quoi l’ascension n’est plus qu’une question de sang-froid.

Mais l’officier a beau avoir recouvré l’usage de ses membres, il se sent incapable de réaliser de tour de force avec des gants. Or ces gants, il est obligé de les conserver, car le contact du métal, au delà de 30 degrés, est interdit, sous peine de « brûlure ».

Un des chiens de Nansen, ayant eu certain jour la malencontreuse idée de lécher, par 32 degrés de froid, un anneau faisant saillie sur le pont du Fram, ne l’en put détacher, et dans les bonds désordonnés qu’il fit pour se libérer, il se fût arraché la langue, si un matelot n’avait échauffé l’anneau avec ses moufles pour délivrer le pauvre animal.

Georges Durtal connaît ce détail, et il a vu la même aventure arriver au docteur Petersen sur le limbe de son instrument.

Mais soudain il se souvient ; Bob Midy est cuirassé contre le froid ; seul, il est capable de ce tour de force.

L’officier appelle sir James, le prie d’expliquer à Bob ce qu’on attend de lui.

Cette soupape qu’il connaît bien, pour en avoir fait jouer les clapets avec ses pieds, il faut qu’il l’atteigne et que, saisissant les deux clapets par les poignées, il les tire à lui et les ramène a leur position de fermeture.

Le nègre a compris.

Il semble vraiment avoir un grand singe pour ancêtre, car d’un bond il est sur le plan stabilisateur et il grimpe rapidement le long de l’échelle de corde.

Le voila qui disparaît au sommet de l’aérostat…

Près d’une minute encore se passe qui paraît un siècle à l’officier du génie. Dans le grand silence des solitudes boréales, le gaz, en fusant, produit un bruit de tonnerre lointain.

Ce gaz, il est aussi précieux, pour les naufragés du pôle, que l’oxygène de l’air est nécessaire à leurs poumons…

Il n’existe aucun moyen de le remplacer, les tubes d’hydrogène comprimé, qui se trouvaient au départ dans la nacelle du Patrie, ont été utilisés pour son regonflement, concurremment avec le gaz fabriqué par le docteur Petersen.

Il n’en reste rien ; vides, ils ont été laissés là-bas.

Manifestement, et tel qu’il est déjà, le ballon est incapable de s’enlever avec ses six passagers.

L’angoisse de Georges Durtal atteint son paroxysme, car les conséquences de cette effroyable situation lui apparaissent dans une lueur sinistre.

Le ballon impuissant, c’est la mort fatale, inéluctable, pour tous, aussitôt que les provisions seront épuisées.

Car, même avec l’aide du traîneau automobile, susceptible seulement d’emmener deux personnes, Comment espérer franchir les mille kilomètres qui séparent maintenant les naufragés de l’air de la terre François-Joseph ?…

Si encore le ballon était refermé sans tarder, il pourrait peut-être emporter deux personnes, quatre même, à condition de sacrifier les provisions, la tente, le guide-rope et quantité d’organes utiles.

Mais qui abandonnerait-on ?…

C’est là que la question de propriété interviendrait, âpre, terrible….-

Et l’imagination de Georges Durtal, surchauffée, lui montre tout un avenir de luttes, de sauvagerie, de struggle for life

Soudain, le grondement cesse.

Bob se montre au sommet de l’aérostat. Sa face est épanouie, et dans cette blancheur du paysage où les ours, les renards et les oiseaux sont blancs, sa tête d’un noir de cirage, piquée de trois taches qui sont les yeux et les dents, détonne comme un contre-sens de la faune populaire.

Le nègre redescend satisfait, sans se hâter. Son corps creuse dans l’étoffe jaune de vastes poches, accusant l’anémie de l’aérostat.

Il explique à son maître avec force gestes dans quel état il a trouvé les soupapes et sir Elliot, après l’avoir écouté, explique à son tour à l’officier aérostier ce qui est arrivé.

C’est sous l’action de puissants tirants de caoutchouc que les clapets doivent, après chaque coup de soupape donné de la nacelle, reprendre leur position de fermeture.

Or, ces tirants sont tous rompus.

— Rompus par le froid, ajoute l’Américain. Tous les explorateurs polaires connaissent cette particularité. Au-dessous de 50 degrés, le caoutchouc perd toute élasticité et devient cassant. Il eût fallu à votre soupape des ressorts en acier.

Eh oui, il eût fallu au Patrie des ressorts en acier ! mais ses constructeurs ne l’avaient pas destiné à affronter de pareilles températures et c’est d’ailleurs une inconcevable fatalité qui a décidé son commandant à aller chercher aux altitudes de 2.000 mètres le froid qui l’a précipité à terre.

Maintenant, bien que l’angoisse de Georges Durtal ait pris fin, sa conclusion de tout à l’heure est la même :

Le Patrie est cloué au sol.

Tout espoir de le voir remonter dans l’espace avec ses organes essentiels doit être abandonné…

Il y aurait peut-être un moyen, sacrifier la machine, les hélices, transformer cette épave aérienne en un ballon non dirigeable et se confier au vent.

Mais s’il n’y a pas de vent ?

Ou si le vent emporte l’épave indirigeable vers ce réseau complexe d’îles qui bordent l’Amérique du Nord et qui sont autant de déserts ?…

Georges Durtal s’absorbe dans la solution de l’effroyable problème, car cette solution est dominée pour lui par une pensée unique :

Sauver Christiane !

N’emmener qu’elle au besoin, mais la sauver coûte que coûte.

Le Pôle Nord, sa proximité, la gloire entrevue, tout cela ne compte plus !…

Et si profonde est sa préoccupation qu’il n’entend rien de ce qui se passe autour de lui, qu’il ne perçoit rien des exclamations du savant et qu’il semble sortir d’un rêve, quand Christiane, après s’être écartée un instant, revient à lui.

— Georges, dit-elle, le Pôle n’est plus qu’à trois milles d’ici… Sir James est déjà parti pour vous y devancer !