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Un disciple de Vinet : Edmond de Pressensé

La bibliothèque libre.
Portraits et Souvenirs
Calmann Lévy, éditeurs (p. 221-227).
UN DISCIPLE DE VINET


EDMOND DE PRESSENSÉ


Pour bien connaître la valeur d’un maître, il faut avoir pu juger son influence dans ses disciples. La haute idée que je me suis faite de la doctrine et de l’enseignement de Vinet, je ne l’ai pas prise seulement dans la lecture de ses écrits, mais dans la fréquentation intime et quotidienne de l’homme que je considère comme le plus fidèle et le plus éminent de ses disciples français, M. Edmond de Pressensé.

Beaucoup d’hommes gagnent à n’être pas connus tout entiers, à ne pas être vus de trop près ni dans l’intimité. Combien d’écrivains et d’artistes qui nous procurent par leurs œuvres les plus fortes et les plus nobles émotions et dont il vaut mieux ignorer la vie ! Combien d’orateurs et d’hommes d’esprit qui ont besoin des applaudissements publics pour exciter leur verve et qui réservent pour leur famille leurs silences, leur mauvaise humeur et leur ennui ! Combien même de philanthropes que leur amour pour l’humanité en général n’empêche pas de se montrer durs ou égoïstes envers leurs proches ! On peut dire au contraire d’Edmond de Pressensé que ceux qui ne l’ont pas connu dans l’intimité de la vie quotidienne et du cercle de famille n’ont pu se faire qu’une faible idée du charme, de la puissance et de la richesse de sa nature. Pour comprendre quelle intensité de vie était en lui, ce n’était pas assez d’avoir lu ses livres où tant de savoir s’alliait à un style si coloré et si chaleureux, ou entendu ses sermons et ses discours où une éloquence faite de foi et d’amour parlait si directement à l’âme et à la conscience ; il fallait encore l’avoir approché d’assez près pour savoir à quel point cette éloquence était spontanée, et son talent, son esprit, sa verve, la naturelle effusion d’une sensibilité toujours en éveil, d’une âme enthousiaste et désintéressée, constamment mue par l’amour de tout ce qui est beau et bon, par la haine de tout ce qui est laid et impur.

J’ai eu le grand privilège de passer deux années (1860-1862) dans la maison de M. de Pressensé à l’âge où les impressions toutes neuves restent ineffaçables dans l’esprit qui les reçoit ; et il avait bien voulu me permettre de continuer, pendant mes années d’École normale (1862-1865) à considérer sa maison comme un second foyer paternel. Je l’ai donc vu d’abord tous les jours, puis toutes les semaines, à l’époque où il était, je ne dirai pas dans la force de l’âge (car jusqu’au jour où il a été terrassé par la maladie, les années ne lui ont rien ôté de sa force et de sa jeunesse), mais au premier épanouissement de son talent et de sa renommée, où il s’avançait dans la vie, souriant, heureux, confiant dans la puissance de sa parole et de sa plume pour le triomphe des idées qui lui étaient chères, avide de jouir de toute chose intelligente et belle, de connaître et d’être connu, d’agir et de faire du bien. Tout en consacrant le meilleur de lui-même à la double cause du christianisme évangélique et du développement des Églises libres, tout en ne négligeant ni le soin des pauvres, ni la cure d’âmes, tout en jouant un rôle actif dans les Sociétés religieuses et les réunions pastorales, il ne croyait pas que rien de ce qui est digne de passionner l’humanité, liberté politique, réformes sociales, art, littérature, pût lui rester étranger. C’était bien l’âme la plus chrétienne à la fois et la plus séculière qui fût jamais. Sa foi religieuse était le foyer de sa vie ; mais il n’en enfermait pas les flammes derrière les murs du sanctuaire, il les laissait rayonner sur le monde. Tandis qu’il continuait son grand ouvrage sur les Trois premiers siècles de l’Église chrétienne, il entreprenait la première étude sérieuse qui eût encore été faite sur les rapports de l’Église et de l’État pendant la Révolution et l’Empire ; il visitait la Palestine, et, au retour, publiait un charmant journal de voyage, le Pays de l’Évangile, et une Vie de Jésus ; il s’associait à la campagne de propagande décentralisatrise et libérale de l’École de Nancy ; il dirigeait la Revue chrétienne, y écrivait sans relâche et y ajoutait un Supplément théologique ; il prenait une part active à la rédaction de la Revue nationale ; il faisait des cours de littérature ancienne, des conférences de philosophie religieuse, des conférences populaires ; il créait au faubourg Saint-Antoine des cours et une bibliothèque pour les ouvriers ; il suivait avec un intérêt passionné les débats parlementaires auxquels il sentait qu’il était destiné à se mêler quelque jour ; il se tenait au courant de toutes les manifestations intellectuelles, expositions, livres nouveaux, théâtre même, et il était un hôte aimé et recherché des salons littéraires qui existaient encore à cette époque à Paris, chez madame Hollond, chez madame d’Haussonville, chez le duc de Broglie.

Comment, au milieu de tous ces travaux, de cette existence en apparence dispersée en tant de sens divers, il trouvait moyen d’être encore l’homme de la famille et du foyer, je ne saurais le dire ; et pourtant il me semble qu’il était toujours au milieu de nous, animant notre vie à tous, nous faisant participer à tout ce qu’il voyait, pensait, sentait, nous faisant vivre dans la vibration de son esprit, dans le rayonnement de son cœur. Son image est mêlée à tous mes souvenirs de ce temps ; je le revois toujours présent, non seulement chez lui, mais dans toutes les réunions de famille, chez son ami, parent et collègue M. Bersier, chez sa sœur, chez son excellent père et son admirable mère que nous perdîmes en 1865, qui lui disait sur son lit de mort. « Tu as toujours été un bon fils, me disant tout ; j’ai vécu avec toi. Combien plus maintenant serai-je unie à toi ! » Il avait la faculté de se donner à tous et d’être tout entier à chacun. Sa porte était toujours ouverte comme son esprit et son cœur ; on le trouvait toujours prêt à vous écouter, à vous parler, à vous conseiller, comme s’il n’avait rien eu d’autre à faire. Aux repas et le soir sa conversation, aussi brillante, aussi animée pour les siens qu’elle l’était dans les cercles étrangers les plus choisis, tour à tour spirituelle ou pathétique, grave ou enjouée, fréquemment mêlée de lectures à haute voix, nous ouvrait tous les horizons de la vie et de la pensée. Théologie, philosophie, politique, poésie, tout ce qui est digne d’être admiré et aimé, il nous le faisait admirer et aimer avec lui, soit qu’il nous parlât de Vinet ou de Neander, soit qu’il nous répétât, en rentrant des séances du Palais-Bourbon, les protestations éloquentes des Cinq contre le despotisme impérial, soit qu’il nous lût des fragments des Misérables, des articles de Sainte-Beuve ou des vers de la Légende des Siècles. Tous les quinze jours il réunissait chez lui quelques jeunes gens pour discuter avec eux des questions de littérature, de philosophie ou de morale.

C’était en somme un merveilleux éducateur que cet homme pourtant si peu pédagogue, si peu capable de diriger les détails de la vie, d’épier les défauts des autres ou de les réprimander. C’était l’éducation par l’enthousiasme et l’exemple. Les pensées vulgaires, impures, égoïstes, ne pouvaient pas naître auprès de lui, ou si elles naissaient, elles étaient balayées par le souffle purifiant de cette âme où la candeur de l’enfant se rencontrait avec l’énergie du héros, où les talents les plus éclatants et les plus divers étaient rehaussés par une simplicité charmante, où la haine du mal s’associait à une exquise indulgence pour les hommes, où un amour naïf de la gloire était ennobli par un désintéressement absolu, où tant d’esprit était uni à tant de bonté et à une sincérité si ingénue. Il n’avait ni goût ni aptitude pour cette partie de l’éducation qui consiste à surveiller les petites choses, à mettre des lisières, pour prévenir les chutes ; mais la plus noble partie du rôle de l’éducateur, qui consiste à inspirer, par l’exemple plus encore que par la parole, l’amour de la vérité, l’amour de la liberté, l’amour des hommes, à faire haïr le mal et l’égoïsme, il le remplissait sans effort, en laissant rayonner autour de lui son âme ardente, pure et généreuse.

Vivre auprès de lui était une joie et un bienfait.

Il ne serait pas juste, en parlant de la vertu éducatrice de son influence, de ne pas ajouter que cette influence ne peut pas être séparée de celle qu’exerçait à côté de lui une femme éminente par l’esprit comme par le cœur, qui a été associée à toutes ses pensées et à tous ses actes. Il est impossible à ceux qui ont eu le bonheur de vivre auprès d’eux de distinguer ce qu’ils ont reçu de l’un de ce qu’ils ont reçu de l’autre, comme de dire ce que chacun d’eux pouvait devoir à l’autre dans une existence conjointement consacrée aux travaux de l’intelligence, au bien des âmes et au soulagement des souffrances humaines.