Un divorce (Bourget, 1904)/III

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Librairie Plon (p. 71-106).

III
berthe planat

Que de sentiments, et combien profonds, Gabrielle avait fait tenir, sans les exprimer, dans le demi-aveu de cette supplication ambiguë : l’angoisse de ses scrupules religieux, avivée par cette foudroyante survenue de l’épreuve, — l’appréhension des luttes déchirantes qu’elle devrait soutenir quand les troubles encore cachés de sa foi renaissante seraient révélés à son mari, — la certitude qu’ils le seraient, et bientôt, tant elle étouffait de se taire, — le remords anticipé de cette douleur qu’elle infligerait, malgré elle, à ce mari si généreux, si droit, si tendre, — avec cela, l’épouvante devant l’inconnu de cette passion de son fils pour une femme évidemment bien dangereuse ! De ces sentiments, le dernier était le seul qu’Albert Darras pût deviner. C’était aussi le seul qu’il partageât. Il l’éprouvait à un degré plus intense encore que la mère, ayant dans l’oreille les mots proférés par Lucien, lors de leur explication, avec quel regard et de quel accent ! Il s’était promis qu’il tairait à sa femme le détail de cette terrible scène, et l’entretien des deux époux s’acheva en effet sur un nouvel effort du beau-père pour rassurer la mère, alors que la soudaine découverte chez son beau-fils d’idées à son égard qu’il ne soupçonnait pas le rendait si inquiet. Cette inquiétude grandit durant l’après-midi, passée tout entière, pour lui, dans son cabinet de travail, soi-disant à étudier une affaire, et, pour Gabrielle, dans de petites occupations d’intérieur. En réalité, ils n’avaient l’un et l’autre de pensée que pour l’absent. Les moindres bruits de leur maison leur donnaient un battement de cœur… Une voiture roulait sur le pavé de la rue. Si elle allait s’arrêter ? Si c’était la sienne ?… Le timbre de la porte résonnait. Si c’était lui, ou un message venu de lui ?… Puis rien !… La mère n’y pouvait plus tenir. Elle retournait auprès d’Albert, lui répéter, pour la dixième fois, sous une autre forme, sa demande angoissée : « Où est-il ?… » Que répondre, sinon les mêmes mots de réconfort ? Mais, tout bas, Darras se posait aussi cette question à lui-même, et la dernière image qu’il gardait de Lucien s’évoquait dans son esprit avec une précision affreusement douloureuse. Le jeune homme lui apparaissait tel qu’il l’avait vu sur le seuil de son bureau du Grand-Comptoir, la haine aux yeux, la menace à la bouche. Était-il possible que cet enfant, son fils d’adoption, eût vraiment articulé ces phrases d’adieu :

— « Où je m’en vais ?… Chercher la preuve que tes espions t’ont menti, et, quand je l’aurai, il faudra bien que tu rétractes ces calomnies. Et tu les rétracteras, ou je ne te reverrai de ma vie. »

— « Je n’aurai rien à rétracter, » avait répondu le beau-père, à qui cette outrageante attitude enlevait son sang-froid ; « je sais trop quelles preuves tu trouveras. C’est toi, entends-tu ? qui reviendras me demander pardon d’avoir oublié que je suis le mari de ta mère. »

— « Je ne l’oublie pas… » avait dit Lucien. Il avait répété : « Je ne l’oublie pas, » — et, férocement : « Ne touche pas à cette autre plaie, si tu ne veux pas qu’il se prononce entre nous des paroles irréparables… »

Telle avait été la fin de ce tragique dialogue, où, pour la première fois, depuis que la mère de Lucien avait changé son nom de Chambault contre celui de Darras, le fils s’était permis de juger tout haut ce second mariage et de le condamner. Le beau-père en avait été frappé d’un saisissement qui se prolongeait à travers l’attente douloureuse de cette après-midi. Il se répétait en esprit ces mots d’une si redoutable signification, et toujours il retombait sur cette même sensation d’une stupeur indignée.

— « Comment a-t-il pu ?… » se demandait-il. « Comment ?… Il ne se possédait pas, c’est vrai, mais c’est précisément dans de telles minutes que l’on découvre le fond de ses pensées. Quelles sont donc les siennes ?… » Et Darras se perdait dans des réflexions, où il s’efforçait en vain d’appliquer son principe habituel, ce constant redressement de sa sensibilité d’après le type abstrait de l’homme de conscience, ce qu’il appelait, en sa qualité de mathématicien, sa limite « morale ». Comme il l’avait déclaré à sa femme, il aimait Lucien, tout simplement. Il l’avait considéré, tant d’années durant, comme le fils de son esprit ! Dans ces derniers mois, l’éducateur avait bien laissé une atmosphère de silence s’établir entre lui et son élève ; mais, que l’égarement qu’il soupçonnait fût mêlé à une aversion contre lui, il ne l’avait jamais imaginé. Cette découverte le faisait souffrir dans son cœur, presque dans sa chair, tant la rancune soudain manifestée contre son ménage par son beau-fils l’avait blessé au plus intime de sa vie conjugale ; et son affection pour ce cruel enfant restait si entière qu’il continuait de le plaindre malgré cela, d’une pitié aussi spontanée, aussi désintéressée que celle de la mère. L’idée de l’épreuve que Lucien traversait dans ces moments mêmes lui était horriblement pénible. Il avait dû être l’ouvrier de cette opération chirurgicale, — on se souvient qu’il avait défini en ces termes son rôle d’avertisseur. — Mis en demeure de recommencer, il eût recommencé, et de nouveau dénoncé l’indignité de cette Berthe Planat, sur laquelle il fallait que Lucien fût éclairé. Il ne doutait pas qu’il ne l’eût sauvé d’un grand danger, mais au prix de quelles larmes ! Il voyait en imagination ces larmes couler sur le visage du, jeune homme. Il les voyait, il sentait Lucien souffrir, et les questions angoissées de la mère éveillaient un écho douloureux au plus profond de son être. Comme elle, il se demandait : « Où est-il ? Que fait-il ?… » Et, en dépit de ses propres raisonnements, lui aussi, il avait peur.

Il manquait à Darras et à sa femme, pour se rendre un compte exact du drame qui allait se jouer dans le cœur de Lucien, une donnée essentielle. Les renseignements transmis à l’ingénieur du Grand-Comptoir par son policier ne lui avaient appris ni la nature vraie des relations qui unissaient le jeune homme à Berthe Planat, ni l’histoire complète de celle-ci. Qu’elle fût la maîtresse de son beau-fils, le beau-père n’en doutait pas. Il n’avait même pas discuté cette hypothèse, et, comme on l’a vu, la mère l’avait admise sans hésiter. Disons-le aussitôt, afin de poser du coup la situation dans sa réalité : non seulement Lucien n’était pas l’amant de la jeune fille, mais encore, follement épris d’elle et vivant tous deux une existence d’étudiants et dans cette familiarité quotidienne des libres mœurs du Quartier Latin, il ne lui avait jamais déclaré sa passion. Cette anomalie, — car c’en est une, même aujourd’hui où la nouvelle éducation des femmes tend à modifier beaucoup les relations entre les sexes, dans certains milieux, — cette anomalie donc dérivait, comme beaucoup d’apparentes singularités sentimentales, de causes très simples. Elles se découvriront elles-mêmes avec le développement de ces deux caractères. Il était nécessaire de signaler le fait dès maintenant, pour que l’on comprenne quelle extrémité de douleur cette conversation avec son beau-père avait infligée à Lucien. La phrase sur laquelle il était parti avait été le cri qu’une bête égorgée pousse sous le couteau, et qu’accompagne d’instinct une furieuse morsure. Un sursaut presque animal avait mis à la bouche du jeune homme, atteint en pleine chair, les mots qui devaient faire le plus de mal à son bourreau, et, tout de suite, une même frénésie l’avait précipité hors de la pièce. Il avait fui la réponse de Darras et sa propre colère. Lui aussi, ces paroles de haine, jetées à l’éducateur de son enfance, l’avaient stupéfié, à peine échappées. Elles traduisaient si peu les portions conscientes de sa pensée et de son cœur. Il avait toujours tant respecté son beau-père. Il en avait si profondément subi l’influence, si totalement accepté les idées. Mais quand une loi naturelle a été violentée dans les rapports de deux êtres, aucune bonne volonté, aucune vertu même, ne sauraient empêcher que, tôt ou tard, ils ne souffrent l’un par l’autre. C’est le cas, lorsque le second mari d’une femme divorcée élève l’enfant du premier lit, du vivant du vrai père. Ce second mari a beau déployer les plus touchantes délicatesses, faire preuve des plus délicats scrupules, son beau-fils et lui ne descendent jamais à cette profondeur d’intelligibilité réciproque absolument nécessaire à la famille et que produit seule l’identité du sang. Le beau-père reste le nouveau venu au foyer, l’étranger. La mère, de son côté, a beau envelopper son fils d’une atmosphère de tendresse, ce fils sait qu’il ne lui a pas suffi. La simple présence de son beau-père lui en est une preuve quotidienne. Il grandit. Il a des camarades. Il apprend par eux des détails sur leur intérieur. Il souffre dans son amour-propre d’abord, à constater que ses parents ne sont pas comme ceux des autres, puis dans son culte pour sa mère, quand il commence à tout comprendre. Il ne l’en chérit certes pas moins. Il aime aussi son beau-père. Il n’aime pas leur ménage. Cette sensation peut ne s’être jamais formulée. Elle s’est quelquefois distribuée, le long d’une enfance et d’une jeunesse, en des centaines d’incidents minuscules dont aucun n’a laissé une trace dans la mémoire de leur victime : ils l’ont tous imprimée dans l’arrière-fond obscur de son âme. Un dépôt de secrète amertume s’y est amassé, qu’une violente secousse amènera soudain à la surface en un flot de rancune absolument inattendue. Ainsi était-il arrivé pour Lucien. Quand il s’était retrouvé seul dans l’escalier du Grand-Comptoir, après cette dispute avec Darras, l’étonnement avait, pour une seconde, tout suspendu en lui, même la douleur de la hideuse dénonciation. Les dernières paroles échangées avec son beau-père étaient pourtant réelles. Il ne rêvait pas. Arrêté sur une des marches, parmi les allées et venues des clients qui affluent dans une grande banque à l’heure de la Bourse, le contraste entre cet endroit et la tempête de ses sentiments lui avait infligé, quelques minutes, une de ces paralysies de l’être intime, fréquentes dans les catastrophes subites. Brusquement, la vérité de la situation l’avait ressaisi. L’accusation, portée contre Berthe Planat, si précise, si nette, s’était représentée à sa pensée avec ce dur relief que prennent pour un amoureux les images où est mêlée celle qu’il aime : — le départ de Clermont, la vie à Paris avec Méjan, la rupture, la naissance du petit garçon, sa mise en nourrice à Moret… De nouveau, l’intolérable morsure avait déchiré le cœur du jeune homme. Un jet de haine en avait jailli contre le révélateur, et une volonté irraisonnée, impétueuse et aussitôt irrévocables : celle de le confondre. Le temps de descendre les degrés, trois par trois, de traverser, en courant, l’immense hall entouré de guichets, et il était dans l’avenue de l’Opéra, sur laquelle donne la colossale bâtisse que tout Paris connaît, à la poursuite d’un fiacre vide. Quelques minutes encore et déjà cette volonté se réalisait. Lucien était assis, dans une voiture qui roulait, au grand trot de son cheval, vers le coin perdu de la Montagne Sainte-Geneviève où habitait l’étudiante.

— « 24, rue Rollin… » avait-il crié au cocher, auquel il avait dû donner des explications sur le plus court chemin à suivre. Il ne se doutait guère, tandis qu’il gagnait ainsi cette ruelle inconnue, débris de l’antique rue Neuve-Saint-Étienne où mourut Pascal, qu’à ce même instant, sa mère s’engageait dans une autre rue, contemporaine de celle-là, pour y avoir avec le religieux proscrit l’entretien sur lequel s’est ouvert ce récit. Cette similitude des décors autour de ces deux détresses était tout un symbole. Ne procédaient-elles pas d’une cause identique ? L’une et l’autre démarche n’aurait pas en effet eu lieu, sans le second mariage de Gabrielle. Mais quand Lucien eût connu ce détail, son esprit était trop profondément pénétré des doctrines de son beau-père pour rien voir là qu’une coïncidence fortuite. S’il avait toujours, et même sans s’en rendre compte, souffert de ce second mariage, c’avait été d’une peine uniquement instinctive, presque animale. Jamais le droit au divorce n’avait fait doute pour lui. Que la méconnaissance par ses parents du plus grand principe social pût entraîner pour eux et leur famille des conséquences de douleur, cette idée n’avait jamais traversé sa pensée. D’ailleurs, sa mère elle-même existait-elle pour lui, durant la brûlante demi-heure de cette course à travers Paris ? Son énergie était concentrée sur ce seul point : comment aborder cette explication avec son amie si indignement calomniée ?

— « Il faut qu’elle sache ces infamies, il le faut !… » s’était-il répété quand le coupé avait commencé de s’ébranler. « Nous chercherons ensemble d’où viennent ces abominables inventions. Elle m’aidera à le découvrir, et moi je l’aiderai à y couper court aussitôt… » La voiture n’avait pas contourné le Louvre que déjà une autre parole se prononçait en lui : — « Que ce sera dur de lui répéter de telles vilenies ! Pourvu qu’elle comprenne bien que je n’ai pas douté d’elle et que je ne viens pas lui demander de se justifier vis-à-vis de moi ? C’est pour elle, pour son avenir, qu’il importe de confondre les scélérats qui ont mis en circulation ces turpitudes… Qui est-ce ? Mais qui est-ce ?… » L’angoisse de cette question fut soudain si forte qu’une tentation assaillit le jeune homme : ordonner à son cocher qu’il retournât au Grand-Comptoir, monter au cabinet de son beau-père, lui arracher le nom de la personne ou des personnes dont il tenait ces immondes racontages. Sa main se leva vers le timbre et retomba sans que le signal eût retenti. — « Non. Je ne le reverrai pas ainsi, » se dit-il. « Après la manière dont je l’ai quitté, je me dois de lui apporter la preuve qu’il a été trompé, car il l’a été. Tel que je le connais, aucun motif ne l’aurait décidé à parler de quelqu’un comme il a parlé de Berthe, s’il avait eu même un doute. Il a été trompé… Par qui ?… » Le respect est, avec le mépris, le plus involontaire de nos sentiments. Toute la partialité de l’affection la plus passionnée ne peut détruire l’un, ni les violences de la rancune la plus inique abolir l’autre Le jugement que Lucien portait sur la loyauté de son éducateur n’avait pas été entamé par sa colère. Cette estime pour le caractère de Darras ajoutait, quoi que le jeune homme en eût, un poids singulier à son témoignage. Un scrupule en suppose d’autres. Quiconque est incapable de mentir l’est aussi de répéter des assertions non vérifiées. Lucien ne se formulait pas ce raisonnement, mais ce simple rappel des vertus de son beau-père suffit pour donner comme un autre ton à sa pensée. Involontairement, il se prit à repasser l’histoire entière de son intimité avec Mlle Planat, par un besoin passionné de trouver dans chacun des épisodes une nouvelle preuve que le diffamateur, quel qu’il fût, n’avait pas dit vrai. Qu’il s’était complu de fois, depuis qu’il aimait, à ces évocations rétrospectives, quand il allait rejoindre Berthe, ou quand il la quittait, jamais avec cette fièvre, et sans cesse un soupir lui montait aux lèvres : — « Mon amie ! Ma chère amie !… » Ou bien c’était, proférée à voix haute, cette exclamation : — « Non, c’est impossible !… » Contre quoi s’insurgeait-il avec cette violence ? Était-ce seulement la difficulté d’énoncer à la jeune fille les calomnies qui lui suggérait ce cri ? Ou bien jetait-il cette réponse à ces calomnies elles-mêmes au nom des souvenirs émanés de toutes ces rues ? Ils se faisaient de plus en plus nombreux, à mesure que le fiacre approchait de ce Quartier Latin où s’étaient déroulées les scènes de leur roman. Cette idylle entre un étudiant en droit et une étudiante en médecine avait été bien simple en son fond. Pourtant, elle ne se fût jamais produite à un autre moment de l’histoire de nos mœurs, avant que la logique du principe révolutionnaire d’égalité ne se fût attaquée à la plus antique des coutumes : cette différence d’éducation entre les sexes à laquelle une allusion a déjà été faite. Pareillement le drame des dissidences religieuses qui allait bouleverser le ménage des Darras eût-il jamais eu lieu, voici vingt-cinq ans ? L’une et l’autre analyse, si elle était poussée à fond, permettrait de mesurer le changement en train de s’accomplir dans notre pays, sous l’influence de lois dont les applications publiques atteignent par contre-coup les sensibilités privées. De tels exemples prouvent la justesse de l’axiome posé par le plus grand clinicien politique du dix-neuvième siècle : « L’homme est entraîné par la société. » L’avenir décidera si ce courant va vers le progrès ou vers cette décadence, barbarement, mais énergiquement définie par le même philosophe : une déconstitution.

Lucien de Chambault avait rencontré Berthe Planat pour la première fois, dix mois auparavant, dans un cabinet de lecture, situé à l’angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue Antoine-Dubois. Cet établissement, célèbre depuis des générations dans le Quartier Latin, a la spécialité des livres de science. Aussi ses clients se recrutent-ils tous parmi les habitués de l’École pratique, à laquelle il est presque adossé. Lucien y était entré par hasard, ayant des notes à prendre dans un ouvrage de médecine légale, pour une conférence qu’il préparait, sur le « Droit de punir ». Il devait la prononcer dans un petit cercle que certains de ses camarades avaient fondé, rue Champollion, à deux pas de la Sorbonne, sous un vocable qui résume une époque : L’Impératif Catégorique ! Ce simple détail l’indique : le beau-fils d’Albert Darras n’avait pas grandi impunément dans l’atmosphère de vague religiosité philosophique, familière aux dirigeants intellectuels de la troisième République. Lucien appartenait par toutes ses idées à l’élite de cette génération, née aux environs de 1880, en qui se manifeste déjà le résultat d’un enseignement institué au rebours de nos traditions. Le gros de la troupe se compose de brutaux arrivistes. Le reste constitue un état-major inquiétant d’esprits mal équilibrés chez lesquels un sens critique, aiguisé jusqu’à la sécheresse, coexiste avec une candeur, naïve jusqu’à la badauderie. Ces jeunes gens sont incertains et dogmatiques, nihilistes et sectaires, d’un irréalisme égal à leur instruction qui est grande, violemment destructeurs et non moins violemment millénaires. Éperdus de nouveautés, leur énergie se dépense à se tracer entre eux, en s’échauffant les uns les autres, des programmes qu’ils prennent pour des actes, et où il n’est jamais question que de refaire, — refaire le pays, refaire la société, refaire l’humanité. Cette fièvre de réforme les voue par avance — ironie dont leur subtilité ne les avertit pas — à la duperie des utopies les plus vieilles et les plus décidément condamnées par l’histoire. Une des caractéristiques de cette jeunesse est le constant appel à la conscience ; mais l’exécrable discipline kantienne, dont ses aînés l’ont pénétrée, lui fait interpréter cette formule de la manière la plus étroite et la plus stérile. Sous le prétexte d’appliquer le fameux et funeste précepte : « Agis toujours de telle sorte que tes actions puissent servir de règle universelle, » ces jeunes gens s’habituent à l’idolâtrie béate de leur sens propre. Ils donnent une solennité de principes à des points de vue tout personnels, et ils arrivent à un fanatisme anarchique, si l’on peut dire, dont l’égoïsme étroit contraste singulièrement avec leurs parties de haute culture. Ils ont cependant une vertu qu’il n’est qu’équitable de signaler. Leur doctrinarisme d’une si pédantesque intolérance les rend souvent très scrupuleux pour ce qui regarde les choses de l’amour. Il y a du janséniste et du puritain en eux. C’est là une disposition d’âme qui se retrouvait déjà — on l’aura vu par la conversation de Darras avec sa femme — chez leurs prédécesseurs en moralisme athée. Il est nécessaire de créer des mots pour définir des mentalités très complexes, très factices aussi, où le dressage orgueilleux de l’intelligence, une haine secrète de l’instinct et de ses spontanéités, une rivalité jalouse avec les religions positives, peuvent aboutir à un véritable ascétisme. Ajoutons que les préoccupations ardentes de ces étranges garçons se tournent ailleurs. Les problèmes sociaux les intéressent trop pour que les rêveries romanesques, lot heureux de leur âge, aient le loisir d’éclore dans ces cerveaux saturés d’abstractions. C’est là pourtant un état de tension bien volontaire et qui comporte de subites volte-face, de déconcertantes surprises. La nature, comprimée et faussée, est toujours prête à prendre sa revanche dans un jeune cœur. Qu’une certaine femme se rencontre dans sa vie, à une certaine heure, et l’amoureux apparaît dans l’intellectuel, mais un amoureux qui ne dépouille pas pour cela ses façons habituelles de penser. L’on devine quels phénomènes inattendus doit inévitablement produire la rencontre de la passion avec un tour d’esprit si particulier !

Cette esquisse d’un type psychologique très récent, mais assez multiplié pour qu’il domine l’avenir immédiat de la bourgeoisie française, mériterait d’être creusée dans ses lignes profondes. Ce tracé suffira pour caractériser la nuance des émotions qui ressuscitaient dans le cœur de Lucien, tandis qu’enfoncé dans l’angle de son fiacre il revivait cette journée où il avait rencontré Berthe pour la première fois et reçu le coup de foudre de cet amour. Il revoyait la vaste pièce du « Salon littéraire et scientifique » dont les murs disparaissaient sous des rayonnages. Sur des planchettes s’allongeait la file des reliures en toile grise ou noire brutalement numérotées. Sur les tables de bois souillées d’encre s’entassaient les journaux et les revues. Il se revoyait lui-même, attendant les ouvrages qu’il avait demandés et considérant d’un regard distrait les quelques lecteurs clairsemés dans la salle. C’est alors qu’il avait remarqué, dans l’angle de droite, à côté de la fenêtre du fond, la jeune fille occupée à prendre des notes dans un fort volume posé devant elle. Son joli et pâle visage aux traits fins exprimait cette fervente application des véritables tâcherons de bibliothèque, pour qui rien n’existe dans les instants de travail, que l’objet actuel de leur étude. Durant l’heure entière que Lucien, saisi par la grâce et le mystère de cette physionomie, demeura à l’examiner, tout en affectant lui-même de lire, pas une seule fois les yeux de l’inconnue ne se détournèrent de la besogne entreprise. Ses paupières attentives étaient bordées de cils très longs, presque bouclés, dont la nuance sombre s’harmonisait à ses prunelles, détachées sur la blancheur de son teint comme les taches brunes des yeux sur les fonds décolorés des anciens portraits. À de certains moments de réflexion plus intense, et lorsque, ayant lu un passage important, elle se préparait à en faire le résumé, ces paupières se relevaient, son regard fixait sa pensée. Elle mordillait l’extrémité de son porte-plume, et ses dents apparaissaient, blanches et bien rangées, entre ses lèvres qui se fermaient aux coins dans un pli amer. Elle avait ôté son chapeau et la forme ovale de sa tête intelligente se dessinait sous ses cheveux, divisés par une raie. L’épaisseur de sa natte brune à reflets clairs, qui retombait par derrière en un simple catogan, disait la force de la vie ; mais c’était une vie déjà touchée par la fatigue, comme l’attestaient la ligne mince des joues, la gracilité du cou et de la nuque, la sveltesse amaigrie du buste penché sur la table. Les mains, très belles, avaient une énergie presque masculine, qui se retrouvait dans le menton un peu fort, comme dans le front large et puissant où brûlait une flamme d’intelligence virile. L’ensemble, pourtant, restait très féminin, par l’élégance frêle de la taille, la souplesse mesurée des gestes et ce je ne sais quoi de trop délicat qui appelle la protection. L’étudiante était simplement, presque pauvrement mise ; mais son col était d’une irréprochable netteté. Les manchettes de lustrine noire qu’elle avait eu soin de passer à ses bras pour préserver sa robe et ses poignets dénonçaient un souci d’épargne à la fois et de tenue, répandu d’ailleurs sur toute sa personne. Ses pieds étaient finement chaussés de souliers à talons plats, qui en découvraient les jolies attaches. Cette apparition d’une fille de cet âge et de cette beauté, dans ce cadre d’un laboratoire intellectuel et dans cette attitude d’une ouvrière d’idées, était bien faite pour surprendre d’abord, pour intéresser ensuite un garçon de vingt-trois ans, très laborieux lui-même, très intellectuel et chez lequel des convictions tout idéologiques avaient comprimé, jusqu’ici, les ardeurs du cœur et des sens. Les femmes qui composaient le monde de sa mère avaient trop déplu à Lucien, les unes par leur frivolité, les autres par leur niaiserie. Les créatures galantes qu’il avait pu connaître dans la compagnie de ses camarades l’avaient dégoûté par leur vilenie. Des réalités de l’amour, il ne savait que le remords de quelques rencontres brutales, dont il avait été curieux une heure, puis écœuré des mois. Le charme paradoxal de l’inconnue, qui penchait sur des livres de science un profil de médaille, émacié par la pensée, devait donc agir et agit aussitôt sur lui avec une puissance souveraine. Cette vision réunissait les attraits complexes dont il rêvait à son insu depuis très longtemps. Il ne s’aperçut de la révolution, soudainement accomplie dans sa sensibilité, qu’au moment où Berthe Planat commença de ranger ses papiers pour se retirer. La certitude qu’elle allait disparaître lui infligea ce serrement de la gorge, ce spasme de la poitrine qui décèlent le désarroi produit dans notre système nerveux par un choc trop intense. Il eut une seconde la tentation de sortir avant elle, de l’attendre dans la rue et de la suivre. Un invincible instinct de timidité l’immobilisa sur sa chaise, tandis qu’elle enlevait ses manches, reprenait son chapeau accroché à une patère, et se recoiffait avec autant de calme que si elle eût été seule dans la pièce. Elle sortit après avoir reporté au bureau les deux volumes dont elle s’était servie. Elle avait fait à la vieille dame qui se tenait là une recommandation sans doute afférente à ces livres, car celle-ci les mit à part, avec un signe d’assentiment familier qu’elle n’aurait pas eu pour une cliente de passage. Lucien conclut qu’il avait une certitude de revoir la jeune fille en revenant lui-même dans cet endroit. Ce signe indubitable qu’elle était une habituée fut pour beaucoup dans la tranquillité apparente avec laquelle il la vit disparaître derrière la porte vitrée, et au tournant de la rue. Allait-il interroger l’homme de service ou bien la vieille dame ? La délicatesse l’en empêcha. Il fut cependant au-dessus de ses forces de ne pas aller, cinq minutes plus tard, sous le prétexte d’un renseignement à demander, jusqu’à ce bureau, sur la planche duquel les deux volumes étaient toujours placés. Pendant que la préposée aux emprunts de livres cherchait dans le catalogue un titre donné par lui au hasard, il eut le courage de prendre un de ces deux volumes comme distraitement. Ce fut un premier contact physique avec l’absente, et dont tout son être tressaillit, que de feuilleter ces pages, maniées par elle tout à l’heure. Il constata, non sans une surprise, qui lui fut aussi une douceur, car ce détail ajoutait à ses chances de la retrouver, que ce volume était le premier tome de la Clinique de l’Hôtel-Dieu par Trousseau. L’inconnue était donc une étudiante en médecine. Un morceau de papier laissé entre deux feuilles attira l’attention de l’amoureux. Il était placé vers le milieu de la célèbre leçon sur la Scarlatine, et ces quelques mots y étaient tracés au crayon : « p. 29. devoir médical, à relever. » C’était la jeune fille qui avait jeté là l’indication d’une note à prendre. Lucien parcourut la page des yeux, avec une avidité singulière du regard. Il tomba sur ces lignes, qui lui firent battre le cœur, tant il éprouva de plaisir à associer leur fierté professionnelle et l’image de l’énigmatique et jolie étudiante : « … Depuis longtemps j’emploie ces effusions. Je les ai employées dans ma pratique particulière avant de les administrer à l’hôpital. Car je n’ai jamais rien osé pour la première fois que je ne l’aie fait dans ma clientèle privée. En agissant ainsi dans le monde, ma réputation courait de grands risques, et souvent aussi j’ai été mal récompensé du bien que ma conviction profonde me disait de tenter. Mais je suis resté ferme dans cette ligne que mon devoir me traçait… »

Voilà dans quelle atmosphère de hautes et sévères idées vivait cette jeune fille ! Dix mois s’étaient écoulés depuis cette minute où Lucien avait surpris cette fiche oubliée dans ce livre, et avec elle le secret des préoccupations morales de l’étudiante. Bien peu de jours de ces dix mois avaient passé sans qu’il la vît, et, durant tous ces jours, elle n’avait pas fait une action, pas prononcé une parole, pas ébauché un geste qui ne corroborât ce jugement qu’il avait porté sur elle, d’instinct. Les images se succédaient, se pressaient et d’abord celles des semaines qui avaient suivi cette première rencontre et précédé leur premier entretien. Lucien était revenu au cabinet de lecture toutes les après-midi à partir du lendemain. Pour s’assurer le droit d’y passer des journées entières sans compromettre la jeune fille, il avait donné à la préposée sa qualité d’étudiant en droit et prétexté une thèse à faire qui nécessitait des recherches prolongées. Pour plus de précautions encore, quand il eut constaté que l’étudiante arrivait régulièrement vers les quatre heures, — c’était le moment où elle sortait de l’École pratique, — il prit l’habitude d’y arriver à trois. Il se plaçait de manière à la voir dans la rue. Elle apparaissait, toujours seule. Elle entrait, échangeait quelques mots avec la dame du bureau, s’asseyait dans le même coin où sa place était marquée par une chaise appuyée contre la table, ôtait son chapeau, passait ses manches, et elle commençait de travailler. Sa façon de s’isoler du monde extérieur était si totale que personne parmi les habitués, dont quelques-uns étaient de très jeunes gens, comme Lucien, ne semblait même la remarquer. Ce détail ne prouvait-il pas qu’elle s’était toujours comportée dans ce milieu comme elle s’y comportait maintenant ? Dix-huit jours après l’avoir vue pour la première fois, Lucien ne savait même pas son nom. Il n’avait entendu personne ni la saluer ni parler d’elle, parmi ces assidus de la bibliothèque. C’est vers ce moment qu’ils avaient fait connaissance, dans des conditions si accidentelles qu’elles excluaient, de sa part à lui, la préméditation, et, de sa part à elle, toute coquetterie. Combien vivement cette scène se représentait à l’imagination du jeune homme !… Une après-midi encore, c’était vers le début de mai, et comme il arrivait rue Monsieur-le-Prince, en proie à cette fièvre intérieure de la passion qui n’en est qu’au désir et au rêve, il avait trouvé le cabinet de lecture fermé. Les volets mis en dehors portaient sur un de leurs panneaux un carré de papier collé au moyen de pains à cacheter, avec ces mots écrits à la main : Pour cause de décès. Lucien apprit par la concierge que la vieille dame du bureau était morte subitement la nuit précédente. Rendons-lui cette justice : le projet qu’il conçut et réalisa aussitôt de stationner sur le trottoir et d’attendre l’inconnue que dans sa pensée il appelait déjà « son amie » ne lui fut pas dicté par le seul désir d’utiliser une occasion peut-être unique. Il se dit que la jeune fille paraissait avoir de la sympathie pour la vieille dame et que cette mort serait annoncée par lui avec plus de ménagement. Quand il la vit qui traversait la rue de l’École-de-Médecine, et se dirigeait du côté du cabinet de lecture, il s’approcha du pas d’un homme qui vient de se heurter à un obstacle inattendu :

— « La bibliothèque est fermée, mademoiselle, » lui dit-il. Et comme la jeune fille, surprise par la nouvelle, ne pensait pas à s’étonner qu’un habitué de l’endroit en avertît un autre habitué, l’amoureux ajouta : « Il y a eu un malheur cette nuit. La personne qui tenait le bureau… »

— « Mme Barillon ?… » interrompit la jeune fille. « Elle est morte ?… » Lucien fit signe que oui, et le visage de l’étudiante, si réfléchi et si calme d’ordinaire, s’altéra d’un coup. Ses traits laissèrent deviner la sensibilité passionnée qu’elle se tendait sans cesse à masquer. Elle eut des larmes au bord des yeux, quoique la vieille dame ne fût pour elle qu’une connaissance de hasard, et avec qui elle causait si peu. Elle se dompta d’ailleurs aussitôt, et elle exprima une réflexion d’un ordre tout technique : — « Je l’avais prévu depuis longtemps. Elle souffrait d’une angine de poitrine arrivée au dernier période. »

— « On ne s’en serait guère douté à la voir, elle avait l’air si gai !… » interrogea Lucien, pour continuer la conversation.

— « Elle ne connaissait ni la nature ni la gravité de son mal, » répondit la jeune, fille. « Le médecin qui la soignait lui faisait croire qu’il s’agissait de névralgies intercostales. Je ne me suis jamais permis de le démentir. Il était chargé du traitement, il le conduisait comme il l’entendait. Pourtant Mme Barillon se défiait. Elle avait cherché et découvert dans des livres quelques-uns des symptômes qu’elle éprouvait… »

— « Ne trouvez-vous pas qu’un malade a toujours droit à la vérité, du moment qu’il veut la savoir, et même sans cela ? » dit le jeune homme.

— « C’est une question, » fit l’étudiante.

— « Pas pour moi, » reprit-il vivement, « et je ne saurais avoir d’estime pour un médecin qui me mentirait. Sans vérité, il n’y a pas de conscience, et quand on se donne des raisons pour manquer à la vérité sur un point, on y manque bientôt sur tous… »

Il avait parlé en pensant tout haut, d’un ton si convaincu que la jeune fille en fut frappée. Elle leva les yeux sur lui. Lucien comprit qu’elle le regardait pour la première fois. Il n’avait pas plus compté pour elle, jusqu’ici, que les autres figurants du cabinet de lecture. Cette constatation, pénible sur l’instant, lui était douce à se rappeler, maintenant qu’il allait cherchant dans ce court et cher passé de quoi défendre l’honneur de Berthe. Il lui plaisait que les premières paroles échangées entre eux eussent été de cet ordre scientifique et impersonnel. Il lui plaisait que l’attention de la jeune fille eût été attirée sur lui par une profession de foi qui l’autorisait à lui parler aujourd’hui en pleine franchise. Il lui plaisait surtout qu’elle eût accepté cette conversation avec la simplicité d’un camarade. Ces manières, si contraires aux préjugés reçus, pouvaient, certes, prêter à la calomnie. Il savait, lui, par sa propre expérience, combien une espèce de compagnonnage presque masculin est le plus sûr moyen d’empêcher la familiarité. Il semble supprimer la différence des sexes, tandis que la réserve trop effarouchée l’exagère. Dès ce premier entretien, le jeune homme avait senti chez Mlle Planat cette totale absence de coquetterie, d’autant plus marquée qu’elle était plus naturelle. Toujours mû par le désir de ne pas la quitter si vite, et aussi d’en savoir un peu plus sur elle, il lui avait dit :

— « Puisque vous vous occupez de médecine, mademoiselle, peut-être me rendrez-vous le service de me renseigner… Je travaille à des recherches sur le droit de punir et la responsabilité, qui m’ont conduit à étudier le problème du crime chez les aliénés. Le cabinet de lecture est fermé. Où croyez-vous que je pourrais consulter des livres de cet ordre, Legrand du Saulle, par exemple, que j’étais en train de dépouiller ici ?… »

— « À la bibliothèque de l’École, » répondit-elle ; « j’y vais justement de ce pas. C’est un endroit que je n’aime guère, il est fréquenté par trop de gens. Mais, on y est très complaisant et le catalogue est très riche. »

— « C’est que je suis étudiant en droit… » fit-il, et il avait tiré de sa poche le carnet qui contenait ses cartes de visite. Il en tendit une à la jeune fille, comme s’il tenait à ne pas rester, pour elle, un inconnu. Elle la prit, et, la regardant, elle dit simplement : — « Je crois que ceci suffirait. Mais si vous voulez venir avec moi, je vous introduirai sans difficulté… »

Il l’avait suivie, le cœur battant, en proie à une émotion paralysante à force d’être douce. Ils avaient traversé ensemble cette petite rue de l’École-de-Médecine, si sévère d’aspect avec ses rez-de-chaussée où des boutiques de libraires spéciaux confinent à des magasins d’instruments de chirurgie. Lucien n’y avait vu que sa compagne et la grâce d’une démarche qui révélait de séduisants détails : une taille ronde et longue, des jambes un peu hautes et fines, une pose du pied droite et légère. Que lui dire ? Comment ne pas craindre d’exorciser d’un mot le charme de cette minute inespérée ? Et déjà ils avaient pénétré dans la cour, gravi ensemble le grand escalier. Ils étaient dans la bibliothèque. Là il avait enfin appris le nom et l’adresse de l’inconnue, Berthe Planat ayant dû montrer à l’entrée sa carte d’étudiante, en même temps qu’elle présentait son compagnon. Une fois admis, elle l’avait quitté, en le saluant d’un signe de tête, et elle était allée s’asseoir à l’une des tables, où elle s’était installée comme elle faisait au cabinet de lecture, avec son impressionnante simplicité d’appliquée chercheuse. Lucien n’avait pas osé, lui, se mettre auprès d’elle. Il avait demandé un volume pour la forme, l’avait à peine ouvert ; puis, la voyant absorbée dans son travail, il était sorti de la bibliothèque. Il s’était acheminé vers la rue Rollin, où il savait maintenant qu’elle habitait, poussé par un irrésistible besoin de voir sa maison, de regarder de ses yeux le décor des choses parmi lesquelles elle vivait. Par ces premiers jours de mai, ces pentes de la Montagne Sainte-Geneviève sont comme parcourues d’un souffle de jeunesse insouciante et de libre amour. Il était cinq heures. L’azur du ciel enveloppait le dôme du Panthéon et sa colonnade grise d’une clarté fraîche et douce. Les feuilles verdoyaient aux branches des arbres dont les racines chétives plongent dans un sol où la terre végétale existe à peine. La sève immortelle du monde trouve pourtant le moyen d’animer ces maigres troncs. Elle palpite de même dans les sensibilités appauvries des étudiants et des filles qui rient en plein air, assis aux tables des cafés. Cette griserie de vivre, éparse dans l’atmosphère, Lucien l’avait respirée avec cet orgueil de l’amoureux chaste et qui porte en lui une émotion sacrée, alors que tant d’autres ont déjà profané leur cœur. Il était arrivé ainsi jusqu’à la rue de la Vieille-Estrapade et à celle de la Contrescarpe. Leurs noms pittoresques et leur physionomie antique l’avaient charmé, par cette sensation d’un très ancien et très obscur passé autour d’une naissante espérance. Puis la pauvreté de la rue Rollin l’avait attendri, et son silence. Elle n’est traversée que par des piétons, aboutissant comme elle fait à un escalier qui tombe à pic sur la rue Monge. Le soleil couchant prenait en écharpe la partie de la ruelle où se trouvait la maison de Berthe. C’était une de ces vieilles demeures, l’abri jadis de larges existences, qui gardent, même dans leur ruine, des traces et des touches d’aristocratie. Celle-là montrait une façade presque renflée par l’affaissement du terrain, mais une porte cochère d’un noble style, — une cour sur laquelle ouvraient des hangars encombrés de débris, mais de hautes fenêtres. L’amoureux s’était assis sur une borne adossée à la rampe de l’escalier de la rue Monge. Il était demeuré là jusqu’à la nuit noire, absorbé dans une contemplation dont l’ivresse inondait son âme d’une joie presque surhumaine. Les invasions d’un grand amour ont de ces heures d’une intensité inexprimable et qui contraste d’une manière étonnante avec la médiocrité des événements qui en sont la cause ou mieux le prétexte. Qu’était-il arrivé à Lucien ? Il avait appris le nom de la jeune fille qu’il aimait, sa profession, sa demeure, et il lui avait parlé. Ce n’était rien, et ce rien suffisait pour que des flots de poésie ruisselassent dans ses veines. Berthe était jeune, il était jeune, et c’était le printemps ! Les profondes identités d’esprit, les ressemblances fraternelles de pensées devinées chez elle, tant de grâce unie à tant de sérieux, la violente antithèse de sa beauté et de ses travaux, la fraîcheur et la délicatesse de ses traits associées à des visions de maladies et de mort, de lits d’hôpital, de tables de dissection, l’étrangeté de leur rencontre et son manque complet de tout élément conventionnel, l’appréhension et le désir de leurs prochaines entrevues, — que de principes de passion pour un enfant de cet âge et qui n’avait jamais aimé ! Comme il les avait sentis remuer en lui et quels instants il avait passés là ! Ils flamboyaient dans sa mémoire comme une aurore. N’avait-ce pas été celle de son bonheur ? Oui, il avait été heureux, bien heureux, comme on l’est à vingt-trois ans, lorsque la fraîcheur intacte du désir, la confiance dans le tendre génie féminin, et aussi l’indéfini du temps devant la passion permettent au cœur de s’épanouir par la seule présence de ce qu’il aime, et de s’en contenter. Plus tard, l’expérience désabusée de la vie, les exigences de l’orgueil viril, l’impression poignante des jours comptés, s’insurgeront contre les romanesques et naïves ivresses de l’amour sans aveu et sans possession. Mais, à l’orée de la jeunesse, le cœur étouffe de timidité devant cet aveu, tant il tremble de déplaire. Cette possession le brûle à l’avance de telles ardeurs qu’il lui est presque doux de la reculer. Il sait si bien que l’avenir lui appartient, que dans un an, dans deux, dans dix, il n’aura point passé la saison d’aimer et d’être aimé. Il éprouve à palpiter dans l’attente, à reculer l’heure des paroles décisives, à prolonger les délices du rêve et de l’espérance, cette sensation qui fait le charme unique des fiançailles, et c’était bien comme une fiancée que Lucien avait aimé Berthe dans le silence d’une adoration chaque jour plus émue, depuis ce soir de printemps. Ce soir-là, il n’avait pas essayé d’en apprendre plus long sur elle, d’interroger par exemple le concierge de la maison. Une pareille enquête lui aurait semblé un sacrilège. En eût-il eu seulement la force ? Pour les amoureux de cette ferveur, prononcer devant une tierce personne le nom de celle qu’ils aiment est une véritable souffrance. La voix leur manque pour parler d’elle. À quoi bon d’ailleurs ? Que lui aurait-on dit qu’il ne connût d’avance ? La vie étroite de la jeune fille, son assiduité au travail, l’idéalisme de ses pensées, il savait cela par l’aspect de cette demeure, par son attitude au cabinet de lecture, par les lignes qu’elle avait notées dans Trousseau. Dès ce premier soir, il lui voyait, par intuition, toutes les qualités d’âme qu’il avait trouvées chez elle, à l’épreuve, durant les dix mois écoulés depuis, et ils les avaient vécus dans cette liberté où il n’y a pas de place pour le mystère. Le seul fait que leur intimité fût restée absolument pure n’était-il pas le plus éclatant témoignage de la valeur morale de la jeune fille ? Et les scènes par lesquelles cette intimité s’était établie ressuscitaient devant la pensée de Lucien, toutes distinctes… C’avait été d’abord, après leur premier entretien, l’habitude prise d’un salut échangé au cabinet de lecture, à chaque arrivée et à chaque départ de l’un d’eux, quand l’autre était là. Pas une de ces inclinations de la petite tête pensive, que Lucien n’eût interprétée, tantôt, avec une joie exaltée, dans un sens de sympathie, — tantôt, avec angoisse, dans un sens d’indifférence. C’avait été ensuite leur second entretien, pas beaucoup de jours après le premier. L’amoureux avait imaginé, pour l’engager, un procédé qui symbolisait bien le paradoxe de cet amour, fleur de songe soudain poussée entre ces deux cérébraux, parmi ces livres de science. Il avait demandé à la jeune fille, au moment où elle se levait pour sortir, si elle pourrait lui rendre le service de lui traduire dans leur vrai sens deux mots techniques qu’il ne comprenait pas, et il lui avait soumis, — ô ironie ! — une phrase rencontrée dans cet énorme traité de Le grand du Saulle qu’il faisait semblant de dépouiller, sur les maladies latentes et les maladies larvées. Le temps de formuler sa demande et ils étaient dans la rue. Berthe marchait en lui répondant, et, tout naturellement, il l’accompagnait :

— « Latente se comprend de soi, » avait-elle dit ; « une maladie latente est une maladie qui ne se manifeste pas encore. Une maladie larvée, au contraire, se manifeste hautement, mais elle emprunte la forme d’une autre. Ainsi une goutte qui se manifeste par des vertiges est une goutte larvée, qui se déguise, quae induit larvam. Larva, vous vous le rappelez, c’est le masque de théâtre dans l’antiquité… »

— « Je l’avais oublié, je vous l’avoue… » avait-il répliqué, et, presque étourdiment : « Vous savez le latin, mademoiselle ?… »

— « J’ai passé mon baccalauréat, » avait-elle répondu.

— « Ma question n’avait pas de sens, » avait-il repris. « Vous ne feriez pas votre médecine sans ce diplôme. Mais, en France, on est si peu habitué encore à voir les femmes acquérir certaines connaissances. »

— « Les choses sont en train de changer, » avait-elle dit, « et c’est très heureux. La Science est la grande libératrice, et la femme a plus besoin d’être libérée que l’homme. »

— « Ce sont tout à fait mes idées, » avait dit Lucien, « et j’espère aussi que l’on ira de plus en plus dans cette voie. Je m’étonnerais pourtant, mademoiselle, si les étudiantes en médecine ne restaient pas l’exception. »

— « À cause de l’amphithéâtre et de l’hôpital, sans doute ? » avait-elle demandé.

— « Précisément. »

— « Vous n’avez jamais disséqué, monsieur, » avait-elle reparti. « Sinon, vous sauriez que c’est une très petite impression à vaincre et simplement physique. On ne voit plus dans le cadavre et bien vite qu’une leçon d’anatomie à vérifier. On ne réalise pas que ce débris ait été un homme… L’autopsie est plus pénible. On s’est intéressé à un malade, on a reçu ses confidences. Vingt-quatre heures après, on le retrouve, sur une table, inerte, glacé, son cerveau ici, son cœur là, son foie ailleurs… Pour moi, ç’a été et c’est encore l’impression affreuse, mais la seule, car, si à l’hôpital on assiste à des spectacles tristes, on peut y faire tant de bien, par un mot, un geste, une attention !… »

Elle avait donné ces détails sur ses impressions professionnelles, avec une simplicité singulière. Elle n’avait ni dans son regard, ni dans sa voix. cet air de défi, si déplaisant chez la plupart des adeptes du féminisme. Elle disait ce qui était, tranquillement, comme c’était, sans se soucier non plus de l’effet dépoétisant que la mention des plus répugnantes besognes de son métier pouvait produire sur son interlocuteur. Celui-ci, en proie à une curiosité encore grandissante, avait demandé :

— « À l’école pratique et à l’hôpital, il n’y a pas seulement les malades et les morts. Il y a les camarades. Je ne connais pas beaucoup d’étudiants en médecine, mais le ton de la plupart me paraît devoir être très choquant pour une jeune fille… »

— « C’est ce qui vous trompe, » avait-elle répondu ; « pour ma part, car on ne peut bien parler que de soi, j’ai bien rencontré quelques jeunes gens grossiers de langage, mais peu, et, quand ils se trouvaient avec d’autres, ceux-là les faisaient vite taire… Il arrive souvent qu’à l’hôpital, quand on nous demande d’examiner un malade, nous entendons derrière nous des propos et des rires que nous aimerions mieux ne pas entendre. C’est surtout de la taquinerie. Il s’agit de nous embarrasser pour se divertir ensuite de notre gêne… Un peu de sérieux a raison de ces enfantillages… Quant à ceux qui auraient certaines idées, on a tôt fait de les arrêter net. Ils ne recommencent pas. Pour moi, j’ai la prétention d’être la meilleure des camarades ; mais chaque fois qu’un étudiant essaie de devenir trop aimable, je l’avertis que, du jour où il me parlera autrement qu’à un homme, je ne le connaîtrai plus… »

Elle avait quitté son compagnon sur cette déclaration, prononcée à la porte même de cette crémerie de la rue Racine où Albert Darras devait plus tard surprendre les deux jeunes gens assis l’un à côté de l’autre. Lucien l’avait regardée entrer dans la longue salle, déjà pleine de dîneurs. Elle y avait, comme au cabinet de lecture, sa place réservée. Les tables de bois sans nappes, la grosse vaisselle et l’épaisse verrerie s’accordaient trop bien avec l’inscription peinte sur la façade : Repas à 1 fr. 10. La pauvreté de cet endroit avait étouffé l’amoureux de pitié en même temps que les derniers mots de la jeune fille l’accablaient de confusion et de crainte. Il devait savoir plus tard dans quels sentiments elle les avait proférés. Il y a des signes presque indéfinissables et pourtant évidents auxquels les âmes de même race se reconnaissent, dès qu’elles se rencontrent. La simple exclamation échappée à Lucien sur le droit des malades à la vérité avait été, pour Berthe, un de ces signes. Quoiqu’elle affectât, comme elle l’avait dit, d’avoir avec les autres étudiants des manières de bonne camarade, elle n’aurait pas laissé un inconnu, rencontré seulement dans une bibliothèque, l’aborder et lui parler, si elle n’avait pas cédé à un secret mouvement de son cœur. Elle s’en était punie, par cette phrase de congé. C’était une barrière dressée entre elle et le jeune homme, si celui-ci avait pu concevoir quelque espérance téméraire. Ou bien il n’essaierait plus de la revoir, ou, s’il la revoyait, cette franchise ne permettait pas l’équivoque : il ne lui ferait pas la cour. Que ces souvenirs demeuraient vivants pour Lucien ! Dans quel état de trouble il avait repris le trottoir de la rue Racine, persuadé que l’indiscrétion de sa reconduite et de ses questions avait froissé la sage étudiante ! Quelle nuit d’angoisse il avait passée à se demander si elle lui pardonnerait jamais d’avoir osé l’interroger ! Quand il l’avait revue, toujours dans le même studieux asile, quelle joie à constater qu’elle ne lui semblait pas hostile !… Puis, ils avaient eu leur troisième entretien, leur quatrième, leur cinquième. Ces causeries et les innombrables qui avaient suivi reparaissaient dans la mémoire du jeune homme, à mesure que sa course à travers la moitié de Paris le rapprochait de la Montagne Sainte-Geneviève. Et, dans toutes, dans les plus anciennes et les plus intimidées, comme dans les plus récentes et les plus familières, il était demeuré fidèle au programme d’absolue réserve sentimentale imposé par Mlle Planat. Il l’avait traitée comme si elle eût été en effet un camarade de l’École de médecine, avec qui un élève en droit échange un commerce de pensées et non pas la troublante, l’adorable fille dont la grâce simple, le joli sourire, allumaient en lui la fièvre passionnée du désir, dont la courageuse existence l’exaltait d’une admiration si émue. Pas une des pierres des pavés, depuis que la voiture avait quitté le Pont-Neuf, qui ne lui représentât un mot que Berthe avait dit, un geste qu’elle avait fait, un regard qu’elle avait eu… Ici, au coin de la place Saint-Michel, il l’avait rencontrée un matin qui allait à l’Hôtel-Dieu, six semaines peut-être après le commencement de leurs relations. Elle l’avait laissé l’accompagner jusqu’à l’hôpital et y entrer avec elle. C’était la première fois qu’il la voyait dans l’exercice de son métier. Ils avaient suivi la visite et ils étaient revenus déjeuner ensemble rue Racine… Ici, sous les arbres du boulevard Saint-Germain, par les tièdes soirs d’été, alors que leur amitié était plus avancée, ils s’étaient promenés indéfiniment, occupés à discuter quelques-unes des idées auxquelles ils tenaient le plus l’un et l’autre, — lui la théorie de la conscience individuelle considérée comme la règle suprême, — elle la conception d’une morale fondée uniquement sur les faits et qui ne serait qu’une biologie appliquée. Les deux tendances, différentes jusqu’à en être opposées, qui se partagent aujourd’hui la jeunesse et dont le conflit éclatera quelque jour, se trouvaient ainsi incarnées en eux, et cette discussion était pour Lucien la découverte d’un univers intellectuel en même temps qu’il éprouvait une si étrange volupté à entendre les plus récentes hypothèses sur la vie exposées par cette bouche aux lèvres de fleur… Devant le Collège de France, et au bas des marches qui montent vers la statue de Claude Bernard, — il se souvenait, c’était vers le début de l’automne, — elle lui avait un jour raconté l’histoire de ses idées. Elle lui avait dit que trois hommes avaient eu sur elle une influence décisive : Claude Bernard avec sa Médecine expérimentale, et, avant lui, Flaubert et Dostoïewsky. À l’un de ces deux romanciers elle avait pris son goût de voir la vie dans sa vérité, à l’autre son sens aigu de la misère humaine. De Bernard elle avait admiré la méthode. À ce propos, elle avait parlé de son éducation, à Thiers d’abord, puis à Clermont, auprès de son oncle et sous la direction d’un vieil universitaire retraité qui l’avait prise en affection, un M. André. Lucien lui avait parlé, lui, de son beau-père… Là, sur la place du Panthéon, un autre jour, et à l’occasion du culte des grands hommes, ils avaient discuté religion et politique, et il était demeuré étonné de la tranquille audace de cette intelligence de femme qui, sur ces deux points, comme en morale, le dépassait singulièrement. Dans sa persuasion que la biologie, encore à ses débuts, arriverait à renouveler le plan total de l’existence humaine, Berthe professait un nihilisme systématique à l’égard de toutes les institutions du passé et aussi du présent, qui enveloppait dans une même condamnation le catholicisme par exemple et le kantisme, la monarchie traditionnelle et la république. Le jeune homme avait subi la fascination de cette hardie pensée qui poussait à leur extrémité les principes qu’il avait reçus. En se comparant mentalement à son amie, il avait senti qu’il n’était, comme son beau-père, qu’un bourgeois pénétré encore des préjugés de sa classe. Il avait admiré la fermeté d’intelligence de l’étudiante comme il admirait la fermeté d’âme qu’elle déployait à conduire sa vie, ne perdant pas une minute et ne dépensant pas cinq centimes inutilement. Elle avait hérité une petite somme de trente-cinq mille francs, sur laquelle elle prélevait deux mille quatre cents francs, de manière à conserver de quoi s’établir à la fin de ses études. C’était une confidence qu’elle avait faite dernièrement à Lucien. Ses repas à vingt-deux sous mettaient sa nourriture à moins de soixante-dix francs par mois. Six cents francs d’entretien, deux cents francs de livres, deux cents francs d’examen achevaient l’essentiel de ce budget. C’est à cause de cela qu’elle avait choisi cette chambre de la rue Rollin, dont le modeste loyer s’accordait avec le reste de ses dépenses.

La rue Rollin ! Elle était toute voisine maintenant, car le fiacre avait marché durant cette crise de mémoire et l’amoureux touchait au terme de sa route. Les réminiscences du passé cédèrent soudain la place à la sensation aiguë du présent, quand il eut longé le lycée Henri IV. La physionomie de ce quartier, associé pour lui durant tous ces mois aux émotions les plus douces et les plus fortes de sa jeunesse, lui déchira le cœur. L’accusation portée par son beau-père se formula de nouveau dans sa pensée. Sa hideur contrastait trop violemment avec les songes qu’il avait promenés là, cette dernière année, et qu’il venait de revoir par le souvenir avec une force presque hallucinante. Était-il possible que tant de grâce lui eût menti, que cette réserve fût une hypocrisie, qu’un affreux secret de maternité coupable se cachât sous ces manières si simples et si distantes ; enfin que celle qu’il aimait avec un respect si tendre, si docile, sans s’être jamais permis de le lui dire, eût été la maîtresse d’un autre ? Toutes les visions qu’il venait d’avoir de tant d’incidents si simples, pour lui revêtus d’une telle poésie, où s’était exalté cet amour, protestaient là contre, et cependant, au moment de revoir son amie calomniée, il avait peur. Ces images qui la lui avaient rendue si présente n’avaient pu toucher à l’autorité du dénonciateur. En même temps, cette approche de la rue Rollin contraignait Lucien de se figurer par avance le détail de la scène qui se préparait. Il allait passer la porte de la maison, gravir les marches de l’escalier, entrer dans la chambre… Il lui faudrait alors énoncer l’horrible chose. La seule évocation, dans sa pensée, de la jeune fille écoutant de telles paroles, lui fut intolérable… La phrase qui avait dominé toutes leurs relations se prononça en lui spontanément : : — « Je l’avertis que du jour où il me parlerait autrement qu’à un homme, il ne me connaîtrait plus… » Elle qui considérait comme une insulte la plus légère ombre de cour, le laisserait-elle même achever cet outrageant rapport ? Elle le chasserait. Cette intimité d’essence unique où tant d’extases passionnées s’étaient cachées sous des conversations d’idées serait rompue ! L’amoureux s’était bien souvent demandé sans pouvoir répondre à cette question : « Que sent-elle pour moi ? » Il ne se le demanderait plus. Berthe le mépriserait ! Elle le haïrait !… L’anxiété de cette perspective fut si douloureuse pour Lucien qu’il voulut mettre encore un peu de temps entre lui et la minute où il accomplirait l’acte peut-être irréparable. Il était au coin de cette place de la Contrescarpe, dont il avait aimé jadis, on se le rappelle, l’archaïque dénomination. Ce souvenir lui remémora de nouveau avec trop d’intensité son premier pèlerinage à la maison de son amie. Il descendit de son fiacre et marcha jusqu’à la rue Rollin. Il était un peu moins de trois heures. C’était le moment où l’étudiante travaillait d’ordinaire à l’École pratique. Mais, la veille, elle lui avait dit qu’obligée de rester plus tard à l’Hôtel-Dieu et d’y déjeuner, elle rentrerait sans doute chez elle. — On voit qu’Albert Darras s’était trompé en croyant que son beau-fils était allé s’entendre avec sa complice avant de se rendre au Grand-Comptoir. — Mlle Planat pouvait avoir changé d’idée. La perspective d’un dernier répit donna au jeune homme une autre crise d’hésitation. Il était entré dans la rue. Il passa et repassa plusieurs fois devant la maison avec un battement de son cœur et un désarroi de sa volonté dont, il eut soudain honte. La discipline à laquelle il avait été dressé depuis son adolescence par son beau-père reprit le dessus dans cette sensibilité si profondément bouleversée. Cette fois c’étaient ses propres paroles qui lui revenaient à la mémoire. : « Sans vérité, il n’y a pas de conscience… » Il se redit, il s’enfonça jusqu’au plus intime de son âme ce mot de « vérité », et, comme il eût marché sur un pistolet chargé, dans un duel, il entra dans la maison. Il n’avait rien demandé à la loge, mais sa résolution était si entière maintenant qu’arrivé sur le palier de Berthe, et quand il vit la clef sur la porte, un soupir de soulagement échappa de sa poitrine. Un coup du revers de sa main sur cette porte, — les deux syllabes « Entrez » prononcées de cette voix à laquelle il avait tant cru, — un tour donné à la clef, et il était devant elle.