Un divorce (Bourget, 1904)/IV

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 106-129).

IV
la vérité

L’étudiante avait reconnu la manière de frapper du jeune homme. Aussi ne s’était-elle pas levée du fauteuil où elle se tenait assise. Devant elle, sur son bureau, un atlas se trouvait ouvert, à une page où était représentée l’anatomie de la jambe. L’entrelacement des vaisseaux sanguins, des nerfs et des muscles autour des os était figuré par une superposition de lamelles de papier découpées et coloriées en bleu, en noir, en gris, en rouge. Des doigts de sa main gauche, Berthe soulevait soigneusement une de ces lamelles, et, de ga main droite, elle écrivait sur un cahier, déjà couvert de notes au crayon. Lucien reconnut l’agenda qu’elle emportait à l’hôpital pour les visites du matin. Elle accueillit l’arrivant d’un gentil geste de sa jolie tête, à peine retournée, et, sans s’interrompre de sa besogne, elle lui dit :

— « Je suis en train de bien étudier par avance le détail de l’opération à laquelle j’assisterai demain. Il s’agit de l’homme du lit 32, vous vous rappelez, celui qui a une gangrène du pied droit ? On a discuté sur son cas, qui ne peut plus attendre. Vous savez comme le professeur Louvet patronise toujours les moyens radicaux. Il veut qu’on l’ampute au-dessus du genou, pour être très sûr que les accidents ne reviendront pas. Mais on a fait venir Graux, le chirurgien, et on a entendu un autre son de cloche. Celui-là ne veut même pas de l’amputation totale du pied. La résection de la moitié lui paraît suffisante. Ces Messieurs ont disserté, chacun soutenant sa thèse avec des arguments où ils mettaient toute leur science, et, entre eux deux, le patient gisait sur le lit, la couverture rabaissée, montrant ses pauvres jambes, l’une cachectique et l’autre gangreneuse. Enfin, comme ils se taisaient, à bout de théories : « Si l’on faisait une cote mal taillée ?… » a demandé le malade en montrant une place au-dessous du genou. Ce fut si comiquement dit, que tous les élèves ont éclaté de rire… Pas moi. J’étais navrée. Je n’aurai jamais assez de force d’esprit pour considérer ainsi une créature humaine, comme un simple sujet d’expériences scientifiques. Graux et Louvet ne pensaient pas plus au misérable que s’il eût été une chose et non pas un être. Ils pensaient à leurs idées. Voilà des vrais savants. Moi je ne peux pas… Enfin ils feront une moyenne, comme il leur a suggéré. On lui coupera la jambe entre le pied et le genou, demain. Cette décision prise, il a eu un autre mot, moins humoristique, mais plus profond : « Je me sens mieux. La certitude soulage… »

Absorbée dans le souvenir de cette macabre scène, l’étrange fille n’avait pas pris garde d’abord à l’expression du visage de Lucien. Elle refermait maintenant l’atlas avec un soin minutieux. Toute cette chambre attestait les qualités de méthode et de finesse qu’elle avait développées en elle. C’était une pièce carrée, très haute, et dont les fenêtres, avec leurs boiseries chantournées, gardaient leur élégance de l’ancien temps. Elles donnaient sur un bouquet d’arbres, relique lui aussi de cet ancien temps, alors que la maison délabrée d’aujourd’hui était une demeure seigneuriale comme l’hôtel d’à côté, où habita M. de Caumartin, l’évêque de Blois, celui qui mécontenta Louis XIV, en recevant l’évêque de Noyon à l’Académie par un discours cruellement persifleur. Ces arbres, qui lui appartinrent peut-être, servent de réclame hygiénique à une pension bourgeoise ! Par cette après-midi voilée de mars, leurs branches encore nues se détachaient tristement sur le pan froid du ciel apparu derrière les croisées. Cette clarté grise s’harmonisait bien avec la tonalité des meubles, apportés de sa province par la jeune fille. Ces vieux sièges auvergnats, en noyer et de forme lourde, leur patine sombre, le papier d’un rouge brun et les grands rideaux de reps assortis donnaient à l’ensemble une physionomie presque rude, que rendaient plus sévère les signes partout épars des occupations de la Cerveline, comme l’argot des écoles appelle sinistrement les futures doctoresses : ici, les instruments d’une trousse rangés à l’air après un nettoyage ; là, une tête de mort et les débris d’un squelette démonté ; dans la bibliothèque, des volumes de médecine ; ailleurs, un modèle d’œil agrandi en carton, destiné à montrer le mécanisme de la vision. Les seuls objets d’art étaient six grandes photographies des prophètes de la Chapelle Sixtine. Leurs musculatures d’athlètes semblaient prolonger sur les murs les enseignements de l’amphithéâtre. Quoique l’étudiante dormît dans cette unique chambre, on n’y voyait pas de lit. Son extrême souci de tenue, en même temps que son parti pris systématique de camaraderie masculine, l’avaient conduite à rechercher, pour l’endroit où elle recevait, cet aspect de salon de consultation. Elle couchait sur une banquette, en ce moment couverte d’une housse de cretonne. Un petit cabinet attenant lui servait pour sa toilette et pour la penderie de ses effets. Quelques détails décelaient pourtant la femme : une minuscule étagère, par exemple, posée sur la commode, avec des tiroirs sur lesquels se lisaient les mots : « Gants, Cravates, Mouchoirs, » et flottant dans l’air, un frais arôme de poudre d’iris mélangé au parfum d’une gerbe de mimosas achetée dans la rue. Les chatons d’or et le fin feuillage de ce bouquet méridional, posé dans un vase de verre, parlaient de jeunesse facile, de libre existence, de plages heureuses, de lointains voyages… Quel contraste avec cette cellule où les singularités de la destinée de Berthe étaient comme symbolisées : le provincialisme bourgeois de ses origines, l’indépendance de ses allures et leur réserve, l’austérité de ses travaux, et le génie de naturelle élégance qui la faisait demeurer fine et séduisante dans des conditions où dix-neuf de ses compagnes sur vingt abdiquent toute grâce ! Jamais, à aucun moment, Lucien n’avait senti davantage la poésie cachée de cette chambre où il avait pénétré souvent, et toujours avec un tremblement. D’y revoir celle que son beau-père venait d’outrager atrocement, paisible, assidue à son labeur quotidien ; de constater comme elle l’ennoblissait, ce rebutant labeur, par un constant effort vers de généreuses idées ; de la retrouver aussi toute frêle et toute jolie, complètement ignorante de la calomnie propagée contre elle, lui fut une émotion trop poignante. Les larmes lui vinrent. L’extraordinaire tension nerveuse de l’heure qu’il avait traversée se résolut dans cette crise de faiblesse. Ces pleurs silencieux commencèrent d’inonder sa face, sans qu’il eût, écroulé plutôt qu’assis sur une chaise, la force de prononcer une parole. Étonnée de son silence, Berthe se retourna enfin complètement. Elle vit ces sanglots muets, cette face convulsée, ce regard. Pas un instant, elle ne se trompa sur la cause. Une heure décisive et qu’elle appréhendait depuis des jours était arrivée. Son bouleversement fut si fort qu’elle non plus n’arriva pas à se dominer tout à fait. Elle dut reposer l’atlas qu’elle se préparait à ranger, et elle eut comme un voile sur la voix pour dire :

— « Vous pleurez, Lucien ? Qu’avez-vous ? Que se passe-t-il ?… »

— « Tout à l’heure… » répondit-il, avec un geste suppliant, « Je vous parlerai… Maintenant, je ne peux pas… Laissez-moi… »

Elle lui obéit et demeura silencieuse à le regarder qui continuait de pleurer. S’il avait eu, dans un tel accès, la force de réfléchir même un peu, le trouble de la jeune fille lui aurait appris quelle place il avait su prendre dans ce cœur. Elle aussi, elle l’aimait. Mais dans quelles conditions et combien malheureuses ! Si le beau-père de Lucien s’était absolument trompé sur l’interprétation des faits qui lui avaient été rapportés, comme sur la nature des relations entre les deux jeunes gens, la littéralité même de ces faits n’en était pas moins vraie. Berthe Planat avait été, cinq ans auparavant et pendant plusieurs mois, la maîtresse de ce Méjan dont Darras avait donné le nom à son beau-fils pour lui servir de sûr repère. Elle en avait eu un fils, élevé en effet par ses soins à Moret, près de Fontainebleau. À l’époque de cette liaison, elle étudiait le droit, qu’elle avait quitté, lors de la rupture, pour rompre à jamais aussi avec un milieu de jeunes gens où son histoire était connue. Ses moindres actions, depuis lors, avaient eu pour principe constant son aversion contre ce passé. C’est pour cela qu’elle évitait la bibliothèque, trop fréquentée, de l’École de médecine, pour cela qu’elle mangeait dans le pauvre restaurant de la rue Racine, pour cela qu’elle logeait dans une maison éloignée du centre du Quartier Latin. Du jour où elle avait connu Lucien et où elle l’avait aimé, elle avait vécu dans une angoisse continuelle à l’idée qu’un hasard risquait de lui apprendre ce passé, sans qu’elle pût lui expliquer aussitôt comment cette horrible aventure de ses dix-neuf ans ne correspondait à rien de vil, à rien de bas. C’avait été l’erreur déplorable, mais généreuse, d’une confiance follement accordée et indignement trahie. Que de fois, au cours de ces causeries de plus en plus intimes, quoique toujours intellectuelles, où elle s’était tant complu, la tentation l’avait saisie de dire, la première, à son cher et tendre ami cette douloureuse histoire ! Puis, elle avait été retenue par une pudeur plus forte que tous les raisonnements par lesquels elle se démontrait à elle-même qu’en se donnant à Méjan elle n’avait pas fait le mal. Les déductions les mieux conduites n’arrivent pas à détruire entièrement l’évidence immanente de certaines lois inscrites par la nature dans les plus secrètes profondeurs de notre personne morale. Un père peut nier la famille : son fils ne sera jamais pour lui un homme pareil aux autres hommes. Un cosmopolite peut nier la patrie : les horizons de son enfance ne ressembleront jamais pour lui aux autres horizons. Pareillement, une jeune fille peut avoir reçu l’éducation la plus infectée d’idées révolutionnaires, — c’était le cas de Berthe Planat, — s’être intoxiquée des pires paradoxes, avoir cru à l’égalité absolue des sexes, professé le mépris des conventions sociales et en particulier du mariage, proclamé et pratiqué, hélas ! dans des conditions qui l’excusaient presque, le droit à l’union libre : il suffit qu’un amour sincère s’éveille en elle. De s’être donnée sans sacrement et sans contrat lui fait une honte irraisonnée et invincible, comme un instinct. Berthe n’avait pas voulu admettre en elle ce sentiment. Elle n’avait pas cessé de le subir. La preuve en était cette éternelle temporisation, cette quotidienne remise au lendemain d’une confidence dont elle avait pourtant éprouvé le quotidien besoin. Elle avait endormi sa conscience, qui lui faisait, d’après ses théories, un impérieux devoir de la vérité, en se promettant de parler le jour où Lucien oserait lui déclarer un amour qu’elle voyait distinctement sous toutes ses timidités. Tant qu’il continuerait de s’en taire, et que leurs rapports en resteraient à cette amitié intellectuelle si douce qu’elle n’arrivait pas à y renoncer, pourquoi mêler à ce rêve vécu les cruelles réalités dont elle avait tant souffert ? Elle ne se disait pas : « Pourquoi le désenchanter ? » En dépit d’elle-même, elle le pensait. Elle pensait surtout qu’il souffrirait, et cette pitié pour le chagrin qu’il ressentirait à cause d’elle lui avait scellé les lèvres plus encore que la crainte d’être moins estimée. Maintenant, voici qu’il était là, devant elle, et dévoré, déchiré par ce chagrin. Un autre n’avait pas hésité à l’infliger au jeune homme, en lui révélant le secret qu’elle n’avait pas osé avouer, qu’elle était bien décidée cependant à ne pas défendre, si réellement Lucien le soupçonnait. Les larmes du jeune homme le disaient trop : il ne soupçonnait pas ; il savait, mais sans croire. Sa première parole, quand il eut enfin repris assez d’énergie pour articuler ses phrases, exprima cette révolte contre l’accusation, — révolte dont Berthe n’eut pas une seconde l’idée de bénéficier. Ce détail caractérisera, mieux que de longues analyses, la droiture foncière de cette fille, victime du pire sophisme qui flotte dans l’atmosphère empoisonnée du vingtième siècle commençant ; mais la dépravation de son intelligence n’avait pas gagné sa sensibilité.

— « Vous m’excuserez, » finit-il par dire, en s’essuyant les yeux et en passant ses mains sur son front, comme pour dissiper un cauchemar. — « C’est indigne d’un homme. Mes nerfs m’ont trahi. J’en suis maître à présent, je peux vous répondre enfin, et vous expliquer les raisons de mon état. Mais il faut que j’obtienne de vous une promesse d’abord… Quoi que je vous dise, voulez-vous vous engager à me le pardonner ?… »

— « Je vous connais trop, Lucien, » répliqua-t-elle doucement, « pour croire que vous me direz jamais un mot que vous n’auriez pas dû prononcer et dont j’aurais à vous en vouloir… »

Il hésita devant cette réponse évasive. L’énormité de l’accusation dont il allait se faire l’écho lui apparaissait comme si monstrueuse qu’il insista :

— « Cela ne me suffit point. Je veux une promesse positive, ou bien je n’aurai pas la force… Et cependant, il faut que vous sachiez cela. Il le faut pour moi. Il le faut pour vous. Promettez-moi que vous me pardonnerez… »

— « Soit, » fit-elle, « je vous le promets. »

— « Merci ! » répondit-il, et, brusquement : — « Vous connaissez-vous des ennemis, Berthe ? » interrogea-t-il.

— « Moi ?… » dit-elle, avec une poussée de rougeur à ses joues. Elle venait de voir en pensée son unique ennemi en effet, l’immonde Méjan, ce cabotin du féminisme par qui elle avait été séduite dans des conditions qui constituaient un atroce abus de confiance. Il l’avait abandonnée, aussitôt enceinte. Quand elle le rencontrait dans la rue maintenant, c’était chaque fois un coup au cœur, à croire qu’elle allait défaillir. Ils ne se saluaient même pas, mais de quel regard arrogant il la suivait ! Pas de doute. C’était Méjan qui avait parlé, ou fait parler à Lucien. Cette image fit bien du mal à Berthe, et cependant la certitude lui procurait un soulagement, comme au patient de l’hôpital, dont elle avait admiré la phrase, et ce fut avec un calme de martyre, mais avec un calme tout de même, qu’elle continua : — « Je ne connais qu’une personne à qui je puisse vraiment donner ce nom d’ennemi. Encore est-ce moi qui devrais bien plutôt être son ennemie. Mais, quand on méprise trop, on cesse de haïr. Pourquoi cette question ?… »

— « Parce que je viens d’apprendre que vous êtes l’objet d’une abominable calomnie…, » répondit Lucien. « Elle émane probablement de cette personne. Il faut le savoir. C’est une infamie et qui pèserait sur tout votre avenir, si nous n’agissions pas tout de suite. »

— « Que peut-on me faire ?… » répliqua-t-elle, en haussant ses minces épaules ; et dans ses prunelles commençait de briller l’éclair d’une fierté qui allait grandir jusqu’à la révolte. « Ce que la personne dont il s’agit peut dire ou penser de moi m’est indifférent. Elle ne m’empêchera ni de passer mes examens, ni de gagner ma vie en soignant des malades, quand je serai docteur. C’est tout ce que je demande à la société ; quant à mes amis, qu’ils me regardent vivre et qu’ils me jugent ! »

— « C’est précisément parce qu’ils vous jugent, » s’écria le jeune homme, « et parce qu’ils savent qui vous êtes qu’ils ne veulent pas, qu’ils ne peuvent pas supporter ces infamies que vous méprisez, vous leur devez de les aider à les confondre, si ce n’est pas pour vous, pour eux… Souffririez-vous que l’on insinuât devant vous que, moi, j’aie volé ?…

— « De quoi suis-je donc accusée, » interrompit-elle, « qui puisse être comparé à un vol ?… » Son accent s’était fait amer pour poser cette question. Elle avait discerné, dans le ton de Lucien, et dans les termes encore mystérieux, mais pour elle si clairs, dont il se servait, la façon de penser contre laquelle son orgueil se rebellait depuis quatre ans. Son oncle, le républicain radical ; son maître, M. André, le vieux professeur socialiste, eux aussi, en dépit de leurs doctrines sur les impostures de l’Église et les iniquités du Code, l’avaient considérée comme déshonorée, parce qu’elle s’était donnée hors du mariage, c’est-à-dire en se passant de cette Église menteuse et de ce Code criminel ! Ils l’avaient condamnée, pourquoi ? Parce qu’elle avait eu le courage de leurs idées ; et elle écoutait le même arrêt d’ostracisme, prononcé avec une férocité inconsciente par l’homme qu’elle aimait tant :

— « Ah ! » gémissait-il, « c’est pire. On vous accuse… Voyez. Je ne peux même pas articuler l’horrible chose… » Puis, sauvagement, se déchirant, s’ensanglantant le cœur à ses propres paroles et trouvant un réconfort dans l’intensité de cette souffrance qui lui faisait sentir l’intensité de son amour : — « On vous accuse d’être partie de chez votre oncle, quand vous avez quitté Clermont, avec un amant ; d’avoir vécu avec lui, d’en avoir eu un enfant… Il était étudiant en droit, raconte-t-on, et s’appelait Méjan. On raconte que, vous aussi, vous étudiiez le droit alors. On ajoute que vous vous êtes brouillés, et que vous avez changé de Faculté, pour ne plus vous rencontrer avec lui. Je vous dis tout : c’est mon beau-père qui vient de me répéter ces ignominies, il n’y a pas deux heures… Comment a-t-il appris que nous nous voyions beaucoup ? Je n’en sais rien. Je n’ai jamais parlé de vous, à la maison, ni ailleurs. Mais il l’a appris. Nos relations l’ont inquiété… De cela, je ne peux pas lui en vouloir. Ce dont je lui en voudrai, tant que je vivrai, c’est d’avoir livré votre nom à un agent interlope qui lui a rapporté ces turpitudes, après quelles basses recherches, et auprès de qui ?… Puisque vous soupçonnez quelqu’un, dites-moi son nom, que nous y allions ensemble, ou moi tout seul, comme votre ami… Si nous ne trouvons rien de ce côté, je trouverai d’un autre. Je saurai quel est cet agent. Je le forcerai de m’avouer où il a ramassé cette boue, pour vous en salir… Tous les moyens me seront bons. Mais je veux que justice vous ait été rendue, je veux que mon beau-père m’ait dit : « Je demande pardon à Mlle Planat de ce que j’ai répété sur elle… » Je ne le reverrai pas auparavant… »

Berthe avait tenu ses paupières abaissées sur ses prunelles pour ne pas voir Lucien lui parler ainsi, — recevant en plein cœur ces paroles meurtrières, le sentant souffrir, suppliciée par les souvenirs qu’il évoquait et qui venaient l’atteindre jusque dans la chair de sa chair. La femme amoureuse, en elle, était attendrie et désespérée tout ensemble par cette confiance exaltée, preuve saisissante d’une passion que le soupçon n’avait pas effleurée ; mais une autre impression dominait, celle de la libertaire aheurtée de plus en plus dans sa révolte contre le préjugé social si violemment empreint dans les paroles mêmes par lesquelles cet homme, qui l’aimait autant qu’elle l’aimait, refusait de la croire coupable. Aussi la première phrase qu’elle prononça, quand Lucien s’arrêta de parler sur sa menace à son beau-père, fut-elle comme un geste pour repousser cette protection et revendiquer une pleine responsabilité. Elle entendait n’être ni excusée, ni pardonnée :

— « Je vous remercie de l’amitié que vous me témoignez », dit-elle, « mais je ne saurais partager votre indignation contre votre beau-père. Il ne me connaît pas, et on lui a dénoncé des faits qu’il a pu très légitimement traduire comme il les a traduits. Votre sincérité vis-à-vis de moi m’impose une franchise semblable. Il y a un de ces faits qui n’est pas exact : quand j’ai quitté Clermont, M. Méjan n’était pas mon amant. En revanche, il est parfaitement vrai que j’ai vécu avec lui à Paris dans ma première année d’études ; parfaitement vrai que j’ai eu un enfant ; parfaitement vrai que j’avais commencé le droit et que je me suis décidée à faire ma médecine en grande partie pour renouveler toute mon existence. Sur ces trois points, votre beau-père a été bien renseigné. »

— « Vous !… Vous !… » Ce simple monosyllabe, jeté avec un accent d’agonie, fut l’unique réponse que cette confession, terrible dans sa brièveté, arracha aux lèvres du jeune homme. Sa physionomie exprimait une stupeur voisine de la démence. Les larmes étaient séchées dans ses prunelles. Il avait reculé comme pour fuir une vision d’épouvante. Il répéta, plus bas encore, dans un cri rauque : — « Vous avez fait cela ? Vous ! vous !… »

— « Oui, moi !… » répliqua-t-elle, le front haut, les bras croisés dans une attitude altière. « Et si je me reproche quelque chose, ce n’est pas d’avoir agi comme j’ai agi. J’en avais le droit, et j’ai conscience de n’avoir manqué à rien de ce que je me devais à moi-même. Mais, c’est vrai, j’aurais dû vous dire ce que je vous dis aujourd’hui, dès le premier jour où a commencé notre amitié… J’ai reculé… Pas devant mes actes. Non, pas devant mes actes… »

— « Pourquoi n’avez-vous pas continué à vous taire, alors ? » s’écria-t-il douloureusement. « Ah ! il fallait avoir la charité de prolonger cette illusion, puisque vous l’aviez créée… Ainsi, tout ce que j’ai cru de vous était un mensonge ? Tout ce que je vous ai voué d’admiration, de respect, de culte, une folie ?… Vous avez eu un amant ?… » Il répéta avec plus de rage encore : « Un amant !… Que cette idée me fait de mal, qu’elle me fait de mal !… Pourquoi n’avez-vous pas nié, là, contre l’évidence ?… Je n’aurais pas douté de votre parole. Au lieu que, demain, après-demain, toujours, il faudra me dire que vous avez été la maîtresse de cet homme… En qui aurai-je jamais foi maintenant ? En qui ? En qui ? J’ai tant cru en vous !… »

— « Taisez-vous, Lucien… » l’interrompit-elle en marchant sur lui et lui saisissant le bras. « Je vous défends de me parler ainsi, » — et une telle expression de révolte indignée émanait d’elle, qu’il lui obéit instinctivement, quoique la jalousie lui tordît le cœur ; et il l’écouta en silence continuer : — « Vous n’en avez pas le droit, vous qui me voyez vivre, depuis tant de jours, qui me voyez penser, travailler, sentir. M’avez-vous connu une coquetterie ? Non. Ai-je prononcé une parole, ai-je fait un geste qui ait manqué vis-à-vis de vous au pacte de camaraderie, d’un compagnonnage d’étudiant à étudiante, que j’avais formulé dès la seconde fois que nous avons causé ensemble ?… Je me rappelle si bien cette minute ! J’étais tellement attirée vers vous et si résolue à ne plus vous revoir, au cas où vous me feriez la cour !… Vous ai-je laissé me la faire ?… Et toutes ces preuves de ma loyauté, toutes ces évidences dont vous ne pouvez pas douter cependant : — que j’ai un caractère, des idées, une conscience, — rien n’existe plus, rien, rien ! Vous ne m’accordez pas le crédit de vous dire : Cette femme qui me parle, et qui se reconnaît responsable de certains actes, est pourtant la même que j’estimais assez tout à l’heure pour ne pas admettre qu’elle eût commis ces actes, malgré le plus accablant témoignage. C’est donc que ces actes n’ont pas signifié, qu’ils ne signifient pas pour elle ce que j’ai cru qu’ils signifiaient… Hé bien ! oui, je les ai commis. Oui, je me suis donnée à un homme. Oui, je suis devenue mère hors du mariage, et je n’ai pas cru manquer à un devoir. Je ne crois pas, à l’heure présente, que j’y aie manqué… Agir comme on pense, c’est mon seul principe, et, même alors, alors surtout, je n’ai pas agi autrement que je n’ai pensé… »

— « Ce n’est pas vrai, » répondit le jeune homme durement. « Vous n’avez pas pensé qu’une jeune fille avait raison de manquer à l’honneur. »

— « J’ai pensé, » répliqua-t-elle, non moins durement, « et je pense encore qu’un homme et une femme n’ont besoin pour s’engager l’un à l’autre, et pour fonder un foyer, ni d’un prêtre qui les bénisse, ni d’un magistrat qui enregistre leur engagement. J’ai pensé et je pense encore qu’un vrai mariage consiste dans la libre union de deux êtres qui associent leurs destinées par leur choix personnel, sans d’autres témoins de cette promesse que leurs consciences. J’ai pensé et je pense encore qu’une femme ne perd pas plus l’honneur pour avoir contracté un tel lien, et s’être trompée, que si elle avait épousé à l’église et à la mairie un misérable qui l’eût trahie et abandonnée ensuite. Voilà pourquoi je peux pleurer des larmes de sang, quand je me souviens de l’homme que vous avez nommé tout à l’heure et qui m’a indignement abusée. Ce ne sont pas des larmes de remords. Je n’ai pas à avoir de remords et je n’en ai pas… Je n’en ai pas… Laissez-moi continuer, » insista-t-elle, comme il esquissait un geste de protestation. « C’est sans doute le dernier entretien que nous aurons eu ensemble ; je veux du moins que vous me jugiez sur ce qui fut, et tel que ce fut… Quand j’ai connu M. Méjan, » — elle ferma de nouveau les yeux pour prononcer ce nom, comme tout à l’heure pour l’entendre, par excès de souffrance ; — « c’était à Clermont, où il préparait sa licence de philosophie… Je l’ai rencontré chez M. André. Je ne me cherche pas d’excuse. Se tromper sur le caractère de quelqu’un, c’est comme une erreur dans un diagnostic. On n’en est pas responsable. Mais j’ai le droit de dire que, si j’ai été trompée par lui, M. André l’a été aussi, et il avait quatre-vingts ans, et c’était un vieil universitaire qui avait eu des milliers de jeunes gens entre les mains. Mon oncle l’a été, et c’était un ancien greffier de tribunal, qui n’était pas suspect d’optimisme… Aujourd’hui que mes études médicales m’ont donné le sens du fait, je comprends ce que je n’ai pas su voir alors, non plus que mon oncle, non plus que M. André : l’intelligence de cet homme n’était qu’en façade. Son éloquence n’était pas nourrie de pensée et de vérité. Mais il avait de l’éloquence, une grande éloquence, et il la mettait au service de doctrines qui étaient les miennes et celles de mes deux éducateurs. Il écrivait, il écrit avec talent. Vous avez toujours vécu à Paris ; vous ne savez pas combien, en province, on a peu d’occasions de causer véritablement d’idées, et avec quelle ardeur on les saisit. Vous ne savez pas non plus combien, même aujourd’hui, les préjugés du vieil ordre social y sont forts, et à quelle solitude sont condamnés des gens qui osent, comme mon oncle, professer le collectivisme intégral et élever une pupille, comme il m’avait élevée, sans éducation religieuse. M. André, lui, en était resté à son fouriérisme de 1847. J’avais, moi, pris un peu de l’un et de l’autre. Nous nous sentions, dans notre coin si perdu, si arriéré, emportés pourtant par ce vaste flot qui balaiera l’abominable ancien monde. Jugez de ce que devint pour nous tous l’apparition de ce jeune homme qui semblait destiné à un si bel avenir, en qui ses maîtres reconnaissaient leur plus brillant élève, et qui nous développait les théories les plus modernes de la Révolution avec un enthousiasme qui nous gagnait. Avant d’obtenir sa bourse de licence à l’Université de Clermont, Méjan avait été précepteur un an à Bruxelles. Il y avait rendu visite à Élisée Reclus. Ce nom, prononcé par lui, le revêtait d’un prestige que sa chaude parole accroissait encore, quand il nous célébrait la société de demain, composée d’hommes et de femmes si bien pénétrés du principe de la justice que toute législation serait inutile. Il nous montrait l’esprit affranchi par la science et par la destruction des dogmes, la misère guérie par la suppression de la propriété, la solidarité universelle substituée à l’égoïsme étroit de la patrie, les vilenies du trafic matrimonial remplacées par la sincérité de l’union libre… Mon malheur a commencé dans ce petit appartement de la rue de l’Éclache où j’ai grandi et où cet hypocrite dissertait ainsi. J’ai cru en lui parce que je croyais à ces généreuses idées ! Ai-je été coupable ? Répondez… »

Et, sans l’attendre, cette réponse, tant le besoin la dominait d’aller jusqu’au bout de cette confidence et d’en être délivrée, elle continua d’une voix qui, de nouveau, se voilait un peu : — « Quand j’ai quitté Clermont pourtant, il n’y avait rien entre cet homme et moi, que mon admiration et son cabotinage. Ceux qui ont dit que je suis venue à Paris pour le suivre, ont menti. J’y suis venue pour y faire mon droit, parce que je voulais être avocat, et plus tard écrire. J’avais une autre raison. Je la dirai. Je dis tout, moi aussi, comme vous. Mon oncle avait vécu, mon enfance durant, avec une servante maîtresse. Il l’avait épousée. Cette femme ne m’avait pas aimée, toute petite ; maintenant, elle me haïssait. Paris, c’était la clôture définitive de scènes domestiques extrêmement pénibles. D’ailleurs j’étais émancipée, j’avais ma petite fortune à moi, et une telle confiance dans la vie !… Le hasard d’un héritage voulut que Méjan vînt s’installer au Quartier Latin, peu de semaines après moi, pour y faire son droit aussi et entrer dans la politique. Nous nous retrouvâmes… Il s’occupa de moi. J’étais si seule, si dépaysée dans cette grande ville, si désorientée malgré mes diplômes, parmi ces étudiants, et cet homme me connaissait si bien !… Il me persuada qu’il m’aimait. Ai-je été coupable en cela encore ? L’ai-je été de penser qu’il était sincère en m’offrant d’unir nos deux existences, pour toujours, afin de travailler ensemble à la même œuvre, de pratiquer la même foi révolutionnaire, d’établir un foyer tel que nous le concevions ?… Quand je suis allée vivre avec lui, j’ai monté les marches de son escalier avec toute la sincérité d’une fiancée catholique qui franchit le seuil de l’église, toute la gravité d’une fille bourgeoise qui entre dans la salle de la mairie. C’était le mariage, tel que je le comprenais, tel que l’a noblement défini Proudhon, une justice organisée. Nous y apportions, je croyais que nous y apportions, cet infâme et moi, une égale volonté de nous aimer, une égale conviction du sérieux de notre engagement, un égal respect l’un de l’autre… Cinq mois plus tard, il m’avait abandonnée pour vivre avec une fille du quartier et j’étais enceinte… Osez le dire encore, que c’est moi qui ai manqué à l’honneur ! Osez dire que je vous ai menti, que je ne mérite plus que l’on ait foi en moi, que vous avez été fou de me respecter !… Osez-le donc !… »

Il se dégage de certaines confidences, au delà desquelles un être ne peut aller, tant il y a mis l’âme même de son âme, une force de réalité qui ne permet plus la discussion. Cette force s’emparait de Lucien à mesure que Berthe parlait, et il n’essayait pas de lui résister. Que la jeune fille lui racontât ses vrais sentiments, que cette lamentable histoire se fût passée exactement ainsi, qu’elle eût traversé cette sinistre aventure de la manière qu’elle disait, avec cette bonne foi dans l’égarement, il n’en doutait pas, et cette évidence faisait tourner son indignation de tout à l’heure en une tristesse accablée qu’augmentait chacun des détails rapportés par l’étudiante. Tandis qu’elle parlait, il la voyait telle qu’elle avait été dans son étroit milieu de province, entre ses deux éducateurs s’enivrant de théories trop fortes pour elle, et si jeune, si intacte, ayant déjà son beau regard enthousiaste, sans l’arrière-fonds de tristesse qu’il lui avait toujours connu et qu’il s’expliquait maintenant. Il voyait son arrivée à Paris et ses premières détresses. Ah ! s’il l’avait rencontrée alors, au lieu du libertin dont il devinait trop bien l’abominable manège, cette séduction exercée, sur une orpheline sans défense, au moyen de cette exaltation d’idées qui aurait dû la rendre sacrée, comme il l’aurait, lui, protégée, garantie, soutenue ! Toutes sortes de nuances, qu’il avait senties sans les bien comprendre, s’éclairaient pour lui dans ce caractère : l’âpreté, par exemple, qu’elle mettait à ses études médicales, et à leurs plus sèches, à leurs plus dures parties. Elle y fuyait ses anciens goûts, et qui l’avaient tant trahie, pour l’éloquence, pour la littérature et leurs funestes prestiges. Et l’ensemble faisait un épisode d’une existence de femme tellement lamentable, le contraste était si brutal entre la chimère de ses utopies et la misère où elle avait échoué, qu’il en avait le cœur transpercé. Elle n’avait pas besoin de le mettre au défi de ne plus lui parler comme il avait fait. Il la plaignait trop, et à cet : « osez donc le dire, » répété avec cette passion emportée jusqu’à la fureur, ce fut d’un accent vaincu qu’il répondit :

— « Non, je ne le dis plus… Je ne peux pas vous juger. Je vous crois… Tout ce que vous me dites me prouve que j’ai eu tort de me laisser aller tout à l’heure, que je devais attendre vos explications… Mais le choc a été si rude… Je ne vous accuse plus. Je ne vous condamne plus. Je souffre de savoir ce que je sais maintenant… C’est comme un poids qui m’écrase… Si seulement vous m’aviez parlé dès le premier jour où je vous ai connue, ou quelqu’un d’autre !… Non, vous. Je n’aurais cru que vous… J’aurais toujours été bien malheureux, mais pas autant… »

— « Ah ! » gémit-elle, « je vous aurais perdu plus tôt… C’est cela qui m’a toujours arrêtée, cette terreur de retrouver en vous ce que j’ai trouvé chez mon oncle et chez M. André, cette diminution d’estime contre laquelle je viens de me débattre. À quoi bon ?… J’ai été lâche. Mais votre amitié m’était si chère ! Il y avait tant de points par où nous sentions et pensions de même. Quelquefois je me disais : Sur ce point aussi il sentira et pensera comme moi, un jour… Et alors !… » Elle secoua sa tête sans achever cette phrase énigmatique, comme pour exorciser la vision qui revenait la tenter. « D’autres fois, » continua-t-elle, « je voyais distinctement vers quoi nous marchions. Je voyais l’abîme. Nous y sommes. Mais le chemin était trop doux. C’était une oasis dans mon horrible désert, où il faudra savoir rentrer. Adieu, Lucien, je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire. Cette explication m’a épuisée. Je ne me sens pas bien. Laissez-moi. Adieu… »

— « Adieu, » répondit le jeune homme. Il avait pris son chapeau, et fait un pas vers la porte. Quand il eut la main sur la poignée de la serrure, il demeura immobile quelques secondes, puis, se retournant et revenant vers elle : — « Je ne peux pas, » fit-il, « vous quitter ainsi, m’en aller sur les paroles que vous venez de prononcer et qui signifient que vous considérez notre intimité comme finie. Non ! Je ne peux pas… » Il eut de nouveau une seconde d’hésitation, et lui prenant une main qu’elle n’eut pas la force de retirer, il dit d’une voix où frémissaient toute sa passion et toute sa tristesse : — « Je ne peux pas, Berthe, parce que je vous aime… »

Elle l’avait écouté, la tête penchée, le regard fixe. Ses prunelles tout d’un coup s’éteignirent, une pâleur profonde envahit son visage dont les traits se décomposèrent. Il sentit la petite main fiévreuse se glacer dans la sienne. Il n’eut que le temps de la prendre dans ses bras pour la soutenir. Elle défaillait, en proie à une syncope qui dénonçait l’intensité de son émotion, et son propre amour, plus certainement qu’un aveu. Le jeune homme la porta sur l’étroite banquette houssée, et, agenouillé devant elle, il commença de l’appeler par son nom avec une épouvante qui se changea en un attendrissement passionné, quand elle rouvrit les yeux, et que, l’ayant regardé, au lieu de retirer sa tête qu’il soutenait du bras, elle la rapprocha de son épaule, comme pour y chercher un appui, un asile, une protection.

— « Berthe, » osa-t-il implorer, « cette minute est solennelle. Si vous m’aimez, vous aussi, dites-le-moi… M’aimez-vous ? » répéta-t-il… « M’aimez-vous ?… »

— « Oui, » dit-elle, d’une voix si faible qu’il lut cette réponse sur cette bouche tremblante, plutôt qu’il ne l’entendit. Lui-même, son cœur battait par secousses si fortes que le souffle lui manquait pour parler. Il restait à genoux et il regardait ce délicieux visage autour duquel ses rêves avaient tant erré, ces joues amaigries dont la ligne trop fine l’avait si souvent inquiété, ce front qu’il avait vu si souvent se pencher sur des livres austères tels que ceux qui chargeaient encore la table à quelques pas d’eux et où elle trouvait l’oubli, ces lèvres si joliment découpées, celle de dessous un peu renflée. Elles venaient, après s’être ouvertes tant de fois pour des phrases d’une sévérité qui contrastait avec leur grâce, de jeter d’abord les cris les plus douloureux, puis le soupir le plus doux, le plus abandonné où une âme de femme puisse épancher son secret… Endolori encore des instants atroces qu’il venait de traverser, le jeune homme avait la sensation de perdre pied dans une ivresse où tout s’abolissait, excepté lui et elle, elle et lui, excepté cette fragile enfant dont il entendait la respiration émue et l’extase passionnée où elle le jetait, excepté ces yeux et son amour. Ils étaient si beaux, ces yeux, si lassés, si tristes, qu’il se pencha sans y réfléchir pour les fermer d’une caresse. Il posa un baiser sur leurs paupières palpitantes. Son trouble grandit encore et sa bouche chercha la bouche de la jeune fille. À ce contact, à peine effleuré pourtant, elle jeta un cri. Elle se redressa d’un coup, avec une terreur empreinte sur tous ses traits. Elle n’eut pas à le repousser. Il s’était relevé, lui aussi, devenu pâle à son tour. La même pensée avait surgi en eux. Ils se regardèrent un instant sans se parler, mais sachant si bien, l’un et l’autre, quel fantôme venait de les séparer :

— « Vous voyez bien, » dit-elle enfin, « que j’avais raison et que cet entretien doit être le dernier. Allez-vous-en, Lucien, par pitié, si vous ne voulez pas que je meure de chagrin et de honte devant vous… »

Et une telle souffrance était empreinte sur toute sa personne, dans sa physionomie, dans son attitude, dans son geste, dans son accent, que, cette fois, le jeune homme obéit et qu’il sortit de la chambre pour la fuir, pour se fuir lui-même, pour fuir le souvenir de l’autre, apparu soudain dans la première caresse mêlée de désir.