Un divorce (Bourget, 1904)/IX

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Librairie Plon (p. 246-275).

IX
un adieu

La souffrance de ce remords devait du moins être épargnée à cette âme, tourmentée par tant d’épreuves ; et chacune, en lui apparaissant comme une conséquence directe de la grande erreur de sa vie, avait redoublé sa foi. Elle avait pratiqué d’instinct ce conseil donné par un Père de l’Église et dont Joseph de Maistre a écrit que c’était un des plus beaux mots sortis d’une bouche humaine : « Vis fugere a Deo ? Fuge ad Deum : Avez-vous peur de Dieu ? Sauvez-vous dans ses bras… » Cette épreuve-là, celle d’avoir participé, faute d’un peu de courage, à la perte éternelle d’un être à qui l’avait engagée autrefois le plus solennel serment eût sans doute dépassé ses forces. La pauvre femme le sentit elle-même, et, tout de suite, elle chercha le moyen de savoir si réellement elle aurait désormais à porter ce poids sur la conscience. Quel moyen ? Son fils allait partir pour Villefranche, s’il n’était pas déjà parti. Pouvait-elle d’ailleurs aller le trouver elle aussi, comme Darras la veille, dans l’appartement où était mort Chambault, au risque de s’y rencontrer avec une Mlle Planat ?… Attendrait-elle d’être bien sûre que la levée du corps eût été faite, pour se rendre à cette maison où elle ne se heurterait plus ni à Lucien ni à cette fille, afin d’interroger les gens de service ?… Écrirait-elle au notaire, à ce M. Mounier qui lui avait le premier annoncé la maladie dont la terminaison foudroyante marquait une telle date dans sa vie ?… Tous ces projets lui traversèrent l’esprit, devant ce billet de son « petit » qui, même à cette minute, et sans le savoir, se faisait encore une fois son bourreau. Elle finit par s’arrêter à un procédé détourné, mais il lui donnerait d’une manière certaine le renseignement, pour elle d’une importance tragique, qu’elle désirait. Elle écrivit à ce cousin du mort, dont il a déjà été parlé, le vieux général de Jardes, avec qui elle conservait des relations. Quand la réponse arriva, portée par un domestique, c’était le moment de dîner. Gabrielle était à table, ne parvenant pas à dissimuler une anxiété dont Darras ne soupçonnait guère le vrai motif. Comment ne pas l’attribuer à la nouvelle reçue le matin, et, l’expliquant ainsi, comment ne pas en souffrir lui-même ? Ce lui fut un coup au cœur, après tant d’autres, de voir Gabrielle frissonner, quand le valet de chambre lui remit l’enveloppe en lui nommant l’expéditeur, le rouge de l’émotion envahir son visage, ses mains trembler un peu. Elle ouvrit ce message, et, en ayant pris connaissance, un autre tressaillement passa sur ses traits. L’enveloppe contenait une carte de M. de Jardes, avec un mot et la lettre de faire-part d’Edgar de Chambault, où se trouvait la mention : muni des sacrements de l’Église. Un même retour de piété familiale avait fait désirer au mourant d’être enterré dans le caveau des siens, après avoir si tristement porté leur nom, et de finir comme il avait vu finir son père et sa mère, lui qui avait vécu au rebours de tous leurs principes. Il arrive sans cesse, et précisément chez les hommes de cette espèce, rejetons dégénérés d’une longue lignée de croyants, que le chrétien se réveille au moment suprême par un phénomène où il est permis de voir une preuve, entre mille, de la grande loi de la réversibilité. Toute famille est une. Certaines grâces, accordées dans des instants pareils à un descendant dégradé d’une race pieuse, n’attestent pas moins clairement cette unité, que les malheurs infligés aux héritiers vertueux d’un sang coupable. Ce sont là de ces évidences troublantes, inintelligibles, mais sans elles les détours secrets de la vie humaine seraient plus inintelligibles encore. Le cynique viveur dont les brutalités avaient rendu l’existence commune insupportable à la plus dévouée, à la plus délicate des épouses, et qui s’était remarié lui-même, en dépit de l’opinion de son monde, dans de si basses conditions, — le père inconscient qui n’avait caché à son jeune fils aucun des scandales de ses désordres, — l’incorrigible libertin qu’emportait avant l’âge une maladie provoquée par des habitudes d’ignoble intempérance, s’était rappelé, sur son lit d’agonie, les enseignements de sa lointaine enfance. Éclairé sur la gravité de son état par la consultation qui avait suivi la visite de Darras et peut-être par l’étrangeté même de cette visite, il avait demandé un prêtre. Il avait été administré. Le laconique libellé de cette lettre de faire-part racontait ce suprême retour, et cette autre phrase : L’inhumation aura lieu dans le caveau de la famille, à Villefranche-d’Aveyron, achevait de donner à cette fin d’un homme avili une dignité dont ses mœurs avaient trop manqué… C’était pour Gabrielle l’allégement d’un si terrible scrupule ! Tant de souvenirs étaient malgré tout réveillés en elle par cette annonce funéraire où son fils figurait et elle pas !… Elle en fut remuée, et d’autant plus profondément qu’elle sentit peser sur elle le regard interrogateur d’Albert. Elle posa la lettre sur la table, au lieu de la lui tendre, et le dîner s’acheva sans qu’elle eût fait la moindre allusion au contenu. Le nom de l’envoyeur, le format du papier, l’encadrement de deuil ne permettaient pas le doute. Darras regardait le large bord noir se détacher sur la blancheur de la nappe. Il y avait pour lui quelque chose d’insupportable dans cette simple feuille de papier dont la matérialité évoquait ce premier mari qu’il avait tant méprisé, tant haï aussi. Il la regardait, cette lettre de mort, tacher de sa souillure sa table de famille, à portée de la main de Jeanne, de l’enfant du second mariage, et il pensait :

— « C’est le faire-part de ce misérable. Je ne peux pas en douter. Pourquoi Jardes, qui a toujours été si correct avec moi, l’envoie-t-il à Gabrielle ?… Pourquoi est-elle si troublée ?… »

La réponse à cette question ne devait lui être donnée que dans la soirée, et après s’être endolori le cœur à cette dure sensation de l’autre ménage, toujours réel, toujours présent. Hélas ! si amère que fût pour lui cette explication qui attribuait le trouble de Gabrielle au rappel d’un odieux passé, ne l’eût-il pas préférée à la véritable ? Ce fut en redescendant de la chambre de leur fille dans son cabinet qu’elle lui dit :

— « Je ne t’ai pas parlé à table de la lettre de M. de Jardes, à cause de Jeanne. J’ai toujours si peur qu’elle ne devine ce que nous lui avons caché, que le père de Lucien vivait quand je t’ai épousé… »

— « Ta correspondance est à toi et à toi seule, tu le sais bien… » répondit Darras.

— « Je tiens à ce que tu lises cette lettre, » insista-t-elle. « Je ne veux plus avoir fait une démarche que tu n’aies pas sue. Je t’ai vu trop souffrir de mon silence… J’ai compris à l’expression de ton visage, pendant le dîner, et depuis, que tu avais deviné quel était ce faire-part. M. de Jardes me l’a envoyé parce que je lui avais écrit mon inquiétude sur un point où je pouvais croire ma responsabilité engagée… Mais lis… »

La carte du général ne contenait que quelques mots disant à Mme Darras qu’elle trouverait dans le billet mortuaire le renseignement qu’elle désirait. Sur ce billet, en effet, la ligne relative aux sacrements était soulignée au crayon.

— « Oui, » reprit Gabrielle, « tu m’avais dit hier qu’il y avait danger. J’avais trop de raisons de penser que personne dans l’entourage de ce malheureux n’appellerait un prêtre. J’ai eu l’idée de te demander de me laisser faire cette démarche… Je n’ai pas osé. Quand j’ai appris cette mort, ce matin, j’ai tremblé… »

Elle n’acheva pas. Darras avait regardé le billet de M. de Jardes, puis la lettre de faire-part. Il regardait sa femme maintenant avec une expression d’une détresse infinie et il implora :

— « Tu ne penses pas cela sérieusement ? Dis-moi que tu ne le penses pas. »

— « Quoi ? » fit-elle.

— « Que la présence d’un prêtre au chevet d’un mourant change quoi que ce soit au sort qui l’attend dans l’autre monde, s’il y en a un ? »

— « Mais il y en a un, mon ami, dit-elle ; tu le sais bien, qu’il y en a un !… »

— « Je ne sais rien, que ce qui est établi scientifiquement, répliqua Darras. « Mais admettons un instant que cet autre monde existe. Admettons un jugement après la mort, quoique cette idée d’une prime offerte à la vertu soit la destruction de la moralité supérieure. Ce jugement, pour être équitable, doit porter sur l’existence entière. En quoi peut-il être modifié par les gestes et les paroles d’un homme en surplis, autour d’un demi-cadavre qui garde à peine assez de connaissance pour penser et de souffle pour parler ? »

— « Il suffit qu’il puisse se repentir, » répondit Gabrielle, « et s’unir pour son sacrifice aux mérites du Sauveur… C’est toute la foi chrétienne que ce rachat des pauvres pécheurs que nous sommes, par les douleurs qu’a subies pour nous l’Homme-Dieu. Les gestes et les paroles du prêtre ne sont que le moyen du sacrement. Oh ! » continua-t-elle d’un ton exalté, « toi qui aimes tant les idées élevées, comment n’admires-tu pas du moins celle-là, même sans y croire ? Cette bonté d’en haut toujours prête à nous pardonner, quoi que nous ayons fait, pourvu que nous l’implorions au nom de ce Juste qui a voulu mourir, afin que nous vivions, et nous ne vivons que par lui !… »

— « Nous ne vivons que par notre conscience, » interrompit Darras. « Tu me demandes pourquoi je n’admire pas cette conception, même sans y croire ? Parce qu’elle est la négation de la conscience, précisément. Ce Sauveur, comme tu dis, c’est la victime substituée, c’est-à-dire le dogme d’injustice, s’il en fut jamais. »

— « Non, » interrompit Gabrielle avec plus de passion encore, « mais le dogme d’amour, de l’amour infini. »

— « Ne discutons pas, mon amie !… » dit Albert ; puis, après un silence, lui prenant les mains et du ton d’un reproche si tendre, si indulgent : — « Que nous étions heureux quand nous pensions de même ! Tu les regrettes pourtant, ces longues soirées où chacun de nous ne prononçait pas un mot qui n’eût son écho dans l’esprit et le cœur de l’autre, où nous nous aimions tant ?… »

— « Nous penserons de nouveau de même sur tous les points, » répondit-elle avec exaltation, « j’en suis sûre, bien sûre… Cette fois nous serons dans la vérité. Quant à t’aimer, je t’ai trop prouvé à quel point je t’aimais, et pourtant je t’aimerai plus encore, bientôt, comme je ne t’ai jamais aimé, parce qu’alors j’en aurai le droit… »

Que signifiaient exactement ces obscures paroles ? Darras eut trop peur de le comprendre. Il ne provoqua pas un commentaire que Gabrielle ne lui donna point. L’élan qui l’avait ramené vers sa femme s’était brisé. Il laissa retomber ces petites mains fiévreuses qui venaient de serrer les siennes d’une prise où il avait moins senti l’étreinte de l’amour, que celle d’une volonté résolue à en conquérir une autre. L’implacable aversion qu’il professait pour le système de croyances représentées par l’Église avait soudain remué dans son cœur. Il venait d’avoir l’évidence qu’il s’était mépris sur la gravité de la crise religieuse subie par sa femme. Il ne s’agissait pas seulement d’un effroi superstitieux produit par les événements de ces derniers jours : la querelle du beau-père et du beau-fils, et l’égarement obstiné de celui-ci. C’était vraiment la Foi qu’il avait devant lui, le phénomène moral le plus déconcertant, le plus irritant pour des esprits de la structure du sien. La lutte entre les espèces, cette inflexible loi de l’univers animal, a sa correspondance exacte dans le monde des idées. Certaines mentalités constituent de véritables espèces intellectuelles qui ne peuvent pas durer à côté les unes des autres. Se rencontrer, pour elles, c’est s’affronter, c’est se déchirer. Les convictions qui semblent les plus abstraites sont des principes vivants tout prêts à déployer contre des principes adverses une énergie destructive. Cet appétit de combat arrive bien vite à mettre en jeu toute la personne. En fait, penser d’une manière trop opposée sur quelques points essentiels, c’est toujours se haïr, s’aimât-on d’autre part aussi tendrement que Gabrielle et Albert. Celui-ci sentit se réveiller en lui cette hostilité, bien voisine d’être cruelle, qu’il avait éprouvée la semaine précédente, à la première confidence de sa femme. Il eut, cette fois encore, la force de se dompter. L’aurait-il au prochain conflit, et quand elle formulerait en termes positifs l’exigence dissimulée sous ces termes encore vagues : « parce qu’alors j’en aurai le droit ? » Il eut peur qu’elle ne se laissât entraîner jusque-là, dès aujourd’hui. Brusquement, pour éviter un pareil entretien dans cette minute où il se possédait à peine, il prétexta la nécessité, absolument invraisemblable à cette heure, d’une course oubliée, et il sortit de la chambre, puis, quelques minutes plus tard, de la maison, sans qu’elle eût essayé de le retenir. Tandis qu’il s’en allait, droit devant lui, à travers les rues, dans l’ombre, trompant par une marche forcée, l’agitation violente où l’avait jeté ce bref entretien, elle, immobile sous la lampe, les mains croisées devant son métier qu’elle ne touchait pas, se demandait quand elle aurait le courage de prononcer une certaine phrase. Elle l’avait eue sur les lèvres, et le libre-penseur l’y avait lue assez distinctement pour en appréhender avec terreur la menace informulée. La mort avait affranchi la divorcée de l’ancien lien. Elle pouvait devenir la femme d’Albert devant Dieu, l’épouser religieusement. L’insurmontable obstacle avait disparu. Était-il possible que le père de Jeanne, et qui permettait cependant que leur fille fût élevée catholiquement, refusât à la mère ce mariage à l’église, consécration suprême de leur foyer ? Elle se répondait que non, et cependant la crainte lui serrait le cœur… S’il refusait pourtant, que devenir ?…

Cette sensation, commune à tous les deux, qu’une des données essentielles de leur vie venait d’être modifiée par cette mort inattendue du premier mari, eut pour effet de suspendre, durant quelques jours, la discussion, qu’ils savaient l’un et l’autre inévitable, sur ce mariage religieux. Ce recul devant cet entretien, d’une suprême importance pour l’avenir de leur ménage, ne procédait pas chez elle et chez lui de la même cause. Comment Albert eût-il provoqué une conversation qui supposait que cet événement avait modifié ses rapports avec sa femme, alors que son orgueil s’efforçait de ne pas l’admettre ? Pour lui, Gabrielle avait été sa femme du vivant de Chambault. Chambault mort, elle l’était toujours, dans des conditions qu’il voulait considérer comme identiques. Ce n’était pas le veuvage qui l’avait affranchie, c’était le divorce. Gabrielle, au contraire, venait, à ses propres yeux, de devenir libre par le veuvage. Elle était sortie de cette équivoque du divorce dont elle avait tant souffert ces derniers mois. Sortie ?… Pas entièrement, puisque le lien qui l’attachait à Albert n’était encore que cette union civile qui, pour sa conscience actuelle, ne comptait plus. L’idée d’être mariée enfin à cet homme qu’elle aimait tant, du seul mariage auquel elle crût maintenant, la soulevait d’une espérance si douce qu’elle en avait peur. Elle désirait si vivement obtenir de lui ce consentement qu’elle hésitait à le lui demander. Elle ne se le dissimulait pas : l’état actuel ne pouvait durer. Il fallait qu’ils s’expliquassent. Elle ne voulait pas douter du succès de sa démarche, et cependant elle la remettait… À quel moment ?… Pourquoi ?… Tous les jours, des hommes qui ne croient pas acceptent d’épouser chrétiennement une jeune fille qu’ils aiment et qui ne consentirait pas à être leur femme en dehors du sacrement. Ils ne se regardent pas comme déshonorés. Elle se tenait ce raisonnement, se démontrant qu’il en serait de même pour Darras. Puis, la connaissance qu’elle avait de ce caractère la contraignait de sentir l’incertitude de cette analogie, quand il s’agissait de lui. La perspective de la résolution à prendre, s’il n’acceptait pas de régulariser leur ménage, l’accablait à l’avance. Elle s’efforçait de ne pas y penser. Pendant toute cette semaine qui s’écoula, entre le départ de son fils et son retour, elle remit chaque matin au soir et chaque soir au lendemain cette bataille décisive. Elle trouvait une excuse à sa faiblesse dans les préoccupations qu’elle gardait, à travers ses propres troubles, sur l’issue des difficultés avec ce fils, suspendues seulement par son funèbre voyage à Villefranche. Il lui avait annoncé sa visite dès son retour. Elle s’attendait qu’à ce moment-là il renouvelât sa demande d’une autorisation qui maintenant dépendait d’elle seule. Elle avait une telle habitude, et depuis tant d’années, de toujours s’appuyer sur Albert dans les circonstances importantes, que la perspective d’aborder cette lutte sans être en plein accord avec lui la déconcertait par avance. Il était préférable que cette affaire de son opposition légale à ce mariage de Lucien eût été réglée d’abord. La mère était d’ailleurs bien inquiète du changement de plus en plus accentué de Darras à ce sujet sur lequel elle l’avait vu si net, si passionné, avant la visite place François Ier et la rencontre avec Mlle Planat. Un travail s’accomplissait en lui. Dès le lendemain de ce soir où la lettre de faire-part avait provoqué cette conversation, prologue assuré d’une autre plus grave, elle en avait eu une seconde preuve. Elle lui avait demandé s’il ne convenait pas de faire venir leur notaire pour bien arrêter les mesures à prendre, la mort du père ayant annulé l’autorisation donnée.

— « À quoi bon froisser Lucien ?… » avait répondu Darras. « Mais oui. Attends sa visite. Tu agiras en conséquence. Il ne peut rien faire sans toi… Vois-le venir… Pour toi-même, il vaut mieux n’avoir pas créé de nouvel incident. Nous avons aujourd’hui deux années pleines devant nous, jusqu’à ce qu’il puisse te faire des sommations.

— « Deux années ? » avait répété la mère. « Mais comment vont-elles se passer, ces deux années ? Il a une fortune maintenant. Cette fille ne lâchera pas sa dupe. »

— « J’aurais pensé comme toi avant d’avoir vu Mlle Planat. Mon sentiment de la justice m’empêche de croire, sans des preuves plus indiscutables, qu’elle soit fausse et intéressée. Je te l’ai dit tout de suite. Son regard, sa voix, son attitude, ses paroles, tout chez elle m’a étonné. Il faut avoir le courage de réformer ses jugements quand on s’est trompé, dût-on s’humilier soi-même. L’équité l’exige. Est-ce le cas ? Nous aurons bientôt une occasion de savoir très exactement à quoi nous en tenir. Cette femme a de l’influence sur Lucien, c’est certain, une immense influence… Nous verrons comme elle l’emploiera… J’ai causé avec elle. Si par hasard Lucien lui avait menti jadis sur nos intentions, elle est renseignée maintenant. Je lui ai dit ce que tu pensais et ce que je pensais. Si elle a un peu de noblesse dans sa façon de sentir, elle tiendra à honneur de ne pas laisser durer le malentendu qui a fait partir Lucien. La fortune dont tu parles a du moins un avantage : c’est un prétexte tout trouvé pour qu’il s’établisse chez lui, sans que cette vie à part constitue une rupture avec nous. »

— « Tu n’espères donc plus qu’il rentrera ? » avait-elle demandé. « Tu en paraissais si convaincu ? Tu me l’avais tant promis ?… »

— « J’en étais sûr alors… Je le suis moins, pour une raison qui doit plutôt calmer tes inquiétudes. J’ai cru qu’il reviendrait tant que j’ai été persuadé de l’indignité de cette femme… Mais si l’enquête entreprise sur elle ne produit rien ? S’il n’y a rien en effet dans son passé ? Je t’assure que je commence à croire qu’il n’y a rien. »

Et quelques jours plus tard :

— « J’ai eu des nouvelles de la place Beauvau. La réponse est arrivée de Clermont. Les témoignages recueillis là-bas sont unanimes. Mlle Planat n’y a donné durant ses études que des exemples de travail et de bonne tenue. Son histoire à Paris a été colportée avec rage par les quelques professeurs et étudiants cléricaux de l’Université, précisément parce qu’elle avait été irréprochable durant sa préparation à ses examens. Elle les avait passés très brillamment, et l’on connaissait ses idées et celles d’un oncle qui l’a élevée, un des chefs des socialistes de la ville. Il reste à recueillir les renseignements sur sa vie au Quartier Latin. Ce sera plus long… Si l’on ne trouve rien non plus de ce côté-là, en dehors de cette liaison qu’elle avoue, ma conscience m’obligera de me donner tort vis-à-vis de Lucien. »

— « Tu ne me conseilleras pourtant pas de consentir à son mariage ?… » dit la mère.

— « Je te conseillerai de parler à ton fils en toute franchise, comme nous avons fait la première fois. Moi-même je lui dirai mes doutes actuels, comment ils me sont venus, pour quels motifs j’ai pensé d’abord d’une manière, puis d’une autre. Nous serons en droit alors de lui demander qu’il patiente ces deux années, et nous serons très sûrs de n’avoir pas commis une injustice. Depuis cette conversation, cette terreur me hante, et elle m’est par trop pénible… »

Ainsi Gabrielle risquait d’avoir à lutter contre Albert en luttant contre Lucien à propos de cette créature ! Son aversion de mère à l’égard de la séductrice demeurait d’autant plus intransigeante qu’elle-même se trouvait, comme épouse, dans une situation plus incorrecte. À un moment donné, elle avait pu, emportée par le délire du remords, assimiler son état de femme divorcée et remariée civilement à celui d’une irrégulière, comme était la malheureuse fiancée de son fils. En réalité, tout son être intime se révoltait à la pensée qu’une telle comparaison fût seulement possible. Qu’il lui tardait qu’elle ne le fût plus !… Vingt fois, durant cette semaine d’un dernier et angoissant atermoiement, elle fut tentée de retourner chez le Père Euvrard, sûre que le vieux prêtre lui donnerait l’ordre de poser aussitôt à son mari selon le Code la question qui devait le décider à devenir son mari selon l’Église. Vingt fois, elle repoussa cette idée d’une visite qu’il faudrait ou taire à Darras, — et elle ne se le pardonnerait pas, — ou lui dire, et il ne lui pardonnerait pas d’avoir de nouveau mis un tiers entre eux. Et elle attendait, d’une attente, que rendait plus fiévreuse une totale absence de nouvelles du côté de son fils, depuis le billet, si tendre pourtant, par lequel il lui avait annoncé la mort de son père. Qu’il dût prolonger son séjour dans l’Aveyron, où il avait désormais quelques gros intérêts, elle le comprenait. Que se passait-il pour que, dans cet éloignement forcé, il n’éprouvât plus le besoin de se rapprocher d’elle par le cœur ? De courrier du matin en courrier du soir, elle attendait une lettre qui lui annonçât un prochain retour ou qui du moins lui expliquât cette absence. Le courrier n’apportait rien, et elle se perdait en conjectures, parfois insensées : une maladie subite qu’on lui cachait ; le mariage avec Mlle Planat célébré là-bas, grâce à l’ignorance ou à la complicité d’un maire de campagne… Que savait-elle ?… Son épouvante la reprenait d’une expiation plus redoutable encore du scandale qu’avait été son ménage, cette longue intimité avec un homme que le monde, qu’elle-même appelait son mari, et qui ne l’était pas !… Elle tremblait et concevait, avec toute sa ferveur, le ferme propos de parler à Albert le jour même que Lucien serait revenu. Elle finit par transformer cette résolution en un vœu et par aller à Saint-Sulpice promettre à Dieu d’avoir ce courage. Telle était sa sincérité qu’au moment où elle reçut enfin du jeune homme cette lettre si désirée, où il lui annonçait sa rentrée à Paris et sa visite pour le lendemain, elle pensa se trouver mal. L’échéance était arrivée à laquelle il ne lui vint pas une seconde l’idée de manquer. Son fils ne serait pas plus tôt sorti de chez elle que l’entretien avec son mari aurait lieu. Ce dernier était là justement, un peu inquiet de l’avoir vue qui pâlissait ainsi, et, après avoir pris connaissance du billet, cause de ce saisissement :

— « Il faut être plus maîtresse de toi, » lui dit-il avec douceur ; puis, hésitant un peu : — « d’autant plus que cette entrevue sera, je le crains, douloureuse… — Oui, » insista-t-il, « quand je me suis trouvé en face de Lucien, place François Ier, j’ai eu l’impression qu’il avait encore changé… Je ne t’en ai pas parlé sur le moment, mais il vaut mieux que tu sois prévenu. Je crains que les dispositions où il était déjà vis-à-vis de notre ménage n’aient été très aggravées… »

— « Tu m’as dit pourtant qu’il n’y avait rien eu entre vous à ce moment-là ?… répondit la mère.

— « Il n’y a pas besoin de paroles entre gens qui se connaissent comme nous nous connaissons, » reprit Darras. « Le regard suffit. Je l’aurais mieux aimé tel que nous l’avons vu ici, violent, injuste, furieux. Mais j’existais pour lui. Toute sa colère, c’était son affection exaspérée. »

— « Et l’autre jour ?… Achève… »

— « L’autre jour, j’ai senti que je n’existais plus pour lui. J’ai bien pensé depuis à ce parti pris de ne plus me connaître, que j’ai lu distinctement dans ses yeux… Je ne te répéterai pas les réflexions que j’ai faites. Tu les devines. Je peux m’être trompé. Si j’avais vu juste, cependant, cette première conversation entre toi et lui, revenant d’où il revient, risquerait de te réserver des surprises. Tâche donc de t’y bien préparer et d’y apporter du calme, beaucoup de calme. Les conditions ne sont plus tout à fait les mêmes. Tu n’as plus à craindre un coup de tête immédiat. La loi est pour nous… Tâche seulement que Lucien ne sorte plus d’ici pour n’y plus revenir… »

Il n’ajouta rien. Visiblement les impressions qu’il résumait dans ces termes ambigus avaient été si amères qu’insister davantage lui était pénible. Cet avertissement correspondait trop à certaines idées éveillées chez Gabrielle par le silence de son fils durant ces huit jours. Elle n’essaya pas d’arracher à son mari des explications qui lui auraient coûté à lui, et qui, à elle, n’auraient rien appris. Lorsque, vingt-quatre heures plus tard, Lucien entra dans le petit salon où, l’autre semaine, de si terribles paroles s’étaient prononcées entre eux trois, elle comprit, dès le premier coup d’œil, que son mari ne s’était pas trompé. Elle avait devant elle quelqu’un qu’elle ne connaissait pas tout à fait. D’avoir assisté aux derniers jours de son père, d’être allé ensuite dans ce coin de province d’où sortait leur lignée, d’avoir vécu cette semaine entière avec des parents et parmi les souvenirs du mort, avait suscité chez le jeune homme des pensées et des sentiments bien différents, et de ceux qu’il avait eus autrefois, et de ceux même dont l’éclat avait rempli cette pièce. Gabrielle touchait à la plus dure épreuve qui puisse atteindre une femme divorcée et remariée : son enfant avait cessé de lui donner complètement, absolument raison. Ce geste presque instinctif qu’il avait encore eu dans le billet écrit pour lui apprendre la catastrophe, ce caressant mouvement vers elle dans la peine, il ne l’avait déjà plus. Il n’était plus « son petit ». Malgré lui peut-être, il était son juge. Elle lut cela sur son visage amaigri, dans ses prunelles brillantes, sur sa bouche frémissante, avant même qu’il n’eût parlé, et, du même coup, cette question du mariage avec Berthe Planat, dont elle avait été tellement inquiète, passa au second plan de ses préoccupations. La différence entre leur dernière entrevue, si douloureuse, et si tendre encore, et celle d’aujourd’hui fut bien marquée par ce très petit fait, mais très significatif : ni lui, ni elle ne se précipitèrent au-devant l’un de l’autre comme alors. À peine si elle se leva du fauteuil où elle travaillait, afin de l’embrasser, longuement et silencieusement. La force lui aurait manqué pour aller à lui, tant elle appréhendait ce changement du cœur du jeune homme, annoncé par Darras, et, tout de suite, un autre petit fait, plus significatif encore, augmenta son trouble : l’opposition entre les vêtements de grand deuil que portait Lucien et sa toilette. Elle l’avait pourtant choisie presque sombre, sa fine sensibilité de femme ayant prévu ce contraste. Puis, tremblant qu’Albert ne fût froissé, elle n’avait pas osé se mettre tout en noir. Lucien aussi tressaillit devant ce visible symbole du divorce qui continuait de séparer son père et sa mère d’une séparation plus profonde que la mort, et ce fut d’une voix triste qu’il répondit, quand elle lui eût demandé affectueusement :

— « Tu as été bien ébranlé, mon pauvre enfant, bien atteint ?… »

— « Oui, maman, plus que je ne peux te le dire. »

— « Mais tu peux me le dire…, » insista-t-elle. « Je peux tout entendre… La mort, vois-tu, efface bien des choses, et, du moment que tu as un chagrin, surtout celui-là, sois très sûr que j’en prends ma part. »

— « Je le sais, » dit-il, « mais causer de tout cela, même à toi, me ferait du mal… C’était mon père, et quelques torts qu’il ait eus à ton égard, à mon égard aussi, en le voyant mourir, j’ai senti que je gardais pour lui, au fond de mon cœur, une tendresse que je ne soupçonnais pas… Il est mort très paisiblement. Il avait eu quelques crises de délire bien pénibles. Ce délire a disparu. Il a réclamé un prêtre. J’ai cru devoir accéder à son désir. Après le départ de ce prêtre, il a encore eu une demi-heure lucide, où il m’a parlé. Ensuite une espèce de torpeur l’a envahi, et il a passé sans autres signes de souffrance. On lui faisait des piqûres d’éther qu’il ne sentait même pas… C’est dans ce dernier entretien qu’il m’a chargé pour toi d’un message, comme te l’a dit mon billet. Il a voulu que je te demande pardon, en son nom, de n’avoir pas été pour toi ce qu’il aurait dû être. Il a pu commettre bien des fautes, maman. Je te le jure, ce n’était pas un mauvais homme. Lui pardonnes-tu ? Dis-moi que tu lui pardonnes. J’ai besoin que tu me le dises… »

— « Je lui pardonne, » répondit simplement Gabrielle, que son fils interrompit aussitôt, comme s’il redoutait toute autre parole.

— « Merci, » reprit-il, « en son nom et au mien… » Il fit signe à sa mère de ne pas ajouter un mot, et il se mit la main sur les yeux une minute, du geste de quelqu’un qui comprime une émotion trop intense. Puis, redevenu plus calme : — « Tu viens de me faire beaucoup de bien, maman, et je voudrais que nous puissions en rester sur cette impression qui m’a été si douce. Mais il y a un autre point qu’il faut aborder. Il serait puéril de le remettre. Ce n’est d’ailleurs que la suite de notre conversation de l’autre jour, où nous n’avons été très maîtres de nous, ni toi, ni moi, ni… » — Il ne nomma pas son beau-père et conclut presque brusquement : — « Enfin, tu as deviné qu’il s’agit de mon mariage… »

— « Est-il très nécessaire que nous en parlions maintenant ? » dit la mère. « Je viens de te voir si ému ? J’ai été si émue moi aussi. Nous avons senti de même sur ce sujet si délicat… Ne posons pas dès aujourd’hui les questions qui nous divisent… »

— « C’est aujourd’hui cependant que cette affaire doit être réglée, » répondit le jeune homme, avec décision. — « D’ailleurs la phrase que tu viens de prononcer me renseigne suffisamment sur tes intentions. Permets-moi de te les faire préciser. Ce ne sera pas très long, et tu peux constater que je ne suis plus exalté. Réponds-moi donc en toute franchise. Je le sais par mon notaire, M. Mounier : tu es au courant de la démarche que j’avais faite auprès de mon père. Je l’ai faite, et je m’en suis cru le droit, parce que l’empêchement mis à mon mariage ne venait pas vraiment de toi. S’il était venu de toi, je veux dire de toi seule, j’aurais hésité avant d’employer le moyen que me donnait la loi… Ce n’est pas contre toi que j’ai agi. Je tiens à te l’avoir affirmé. En tout cas, à tort ou à raison, j’ai agi. Tu sais par M. Mounier le résultat : j’avais obtenu de mon père son consentement. Il me l’avait accordé, remarque-le, en pleine connaissance de cause. Je ne lui avais rien caché, j’y insiste, rien, des conditions où se trouve Mlle Planat. Il était malade, c’est vrai, et il se sentait s’en aller, mais il avait toute sa tête. Il a voulu me prouver qu’il m’aimait en ne s’opposant pas à une union dont il a compris qu’elle était mon plus passionné désir, et qu’elle sera mon bonheur. S’il avait vécu deux semaines de plus, ce mariage aurait eu lieu. Sa disparition annule son consentement devant le Code. C’est de toi seule maintenant que dépend l’autorisation à ce mariage. Confirmeras-tu, ou non, la dernière volonté que mon père ait manifestée à mon égard ? »

— « Je ne peux pas accepter que la question soit posée entre nous dans ces termes, » dit vivement la mère. Son cœur lui battait jusque dans la gorge pendant qu’elle parlait, tant la dernière interrogation de son fils avait touché en elle une plaie vive.

— « Quand tu m’as parlé de pardon tout à l’heure je crois t’avoir répondu comme je devais, et bien sincèrement. Ne me demande pas d’aller plus loin et de tenir compte d’une volonté qui, pour moi, n’a jamais été légitime… Tu vois que j’avais raison quand je te suppliais de ne pas aborder ce sujet. Tu me forces à te dire des mots que j’aurais tant voulu ne pas te dire. Cette démarche que tu viens de rappeler, tu ne sais pas combien elle m’a rendue malheureuse, combien j’en ai pleuré… Tu prétends ne l’avoir pas faite contre moi ? Je ne peux pas accepter, non plus, que tu me sépares d’Albert, de mon mari, de cet homme excellent, à qui tu as donné si longtemps ce nom de père, et qui l’a mérité par son dévouement, qui le mérite toujours. Dans notre tendresse pour toi, nous ne faisons qu’un… Encore hier, quand ta lettre est arrivée, veux-tu savoir quel a été son souci ? Un seul, celui que ce malentendu si cruel entre nous trois prît fin. « Tâche seulement que Lucien ne parte pas d’ici pour n’y plus revenir, » ce sont ses propres paroles… Et si tu savais aussi combien il a saisi l’occasion de plaider pour toi ?… J’ai peut-être tort, mais je t’aurai tout dit… Il a vu cette personne que tu veux épouser : dans quelles circonstances, faut-il te le rappeler ? Il était allé place François Ier, parce qu’il croyait alors que tu étais la victime d’une intrigante. Il voulait parler, tu devines à qui, et tu comprends pourquoi… Rien que sa présence dans cet appartement et pour ce motif ne suffirait-elle pas à te prouver ce que tu es pour lui ?… Il ne t’a jamais fait un plus grand sacrifice. Il voulait te sauver à tout prix. Le hasard a fait que cette jeune fille et lui se sont expliqués. Elle lui a produit une impression très différente de celle qu’il attendait. Je mentirais si je disais qu’il a changé d’idées entièrement à son égard. Il dit cependant que nous l’avons peut-être jugée un peu vite. Avoue que nous avions des motifs bien naturels de la redouter ?… Mais enfin, s’il nous était démontré qu’elle est vraiment telle que tu la vois, si nous avions la certitude qu’elle serait pour toi une bonne femme, je pourrais, moi aussi, modifier un jour ma façon de penser. Cela ne peut être que l’œuvre du temps. C’est donc du temps que je te demande pour te donner une réponse définitive, et il n’est que juste de m’en accorder… »

Elle avait prononcé ces phrases, où son passionné désir de défendre son second mari contre le fils du mort éclatait si naïvement, en cherchant au fond des yeux de Lucien une lueur d’hésitation qu’elle n’y trouva point. La physionomie du jeune homme s’était au contraire assombrie davantage et comme durcie. Il ne répondit rien d’abord. Il s’était levé et il se mit à marcher de long en large dans la chambre. Tout d’un coup il s’arrêta devant elle, et, saccadant ses phrases, précipitamment, la lèvre amère, il lui dit :

— « Du temps ? À quoi bon ?… Il y a des choses que le temps ne peut pas changer. Le temps n’empêchera pas que M. Darras n’ait insulté ma fiancée, et moi avec elle, ici même, d’une manière qu’il ne peut plus réparer. Le temps n’empêchera pas qu’il n’ait revendiqué des droits sur toi aux dépens des miens et que je n’aie dû m’en aller, et toi, tu m’as laissé m’en aller, moi, ton fils, parce que, dans cette maison, tu n’es pas chez toi, tu es chez vous… Oui. Il faut que tout ait été dit, c’est mon avis. Où le passerai-je, ce temps que tu me demandes ? Où sera mon foyer, mon intérieur ?… Chez vous ?… Maintenant ?… Jamais, je ne pourrais pas… »

— « Lucien, » s’écria-t-elle, en se levant à son tour et lui prenant les mains, « tu ne dis pas ce que tu penses… Ce n’est pas possible que tu sentes ainsi… Ce n’est pas vrai… »

— « Ce n’est que trop vrai, » répondit-il.

— « Que trop vrai ? » répéta-t-elle. « Mais non… La rancune t’égare. Elle te rend trop dur, trop ingrat… Oublie ces deux affreuses semaines. Souviens-toi du passé. Tu ne peux plus vivre chez nous ? Oui, trop ingrat… Oh ! tu n’as donc pas été heureux ici ? »

— « J’y ai été heureux », répondit-il.

— « On ne t’a pas aimé ? Ose le dire. »

— « On m’a aimé. »

— « Mon mari n’a pas été pour toi le meilleur des amis, pendant des années ? »

— « Il l’a été. »

— « Alors, comment as-tu pu articuler ces paroles monstrueuses ? »

— « Elles ne sont pas monstrueuses, maman, encore une fois elles sont vraies ?… Ce n’est pas du passé qu’il s’agit, c’est du présent et de l’avenir. Cette idée que je suis de trop ici a commencé de grandir en moi, voici très longtemps… Ce furent d’abord des jalousies. Que je me suis appliqué à te les cacher ! Je ne m’en estimais pas. Ce n’était pas ta faute si je souffrais que tu ne fusses pas à moi davantage. C’étaient des riens. En veux-tu un exemple ? Tu ne recevais pas une lettre de moi sans la lui montrer. J’en ai tant déchiré, au régiment, à cause de cette misère !… Il y eut ensuite bien des froissements. Ce n’était pas sa faute, à lui non plus. J’appelais ton mari mon père. Il me traitait comme un fils, avec cette autorité qui s’étend aux moindres détails de la vie. Je me suis tant irrité là contre !… Et puis il y a eu sa grande injustice pour ma fiancée, et ma désillusion sur son caractère. J’ai trop souffert que tu lui donnasses raison contre moi dans une circonstance où je ne l’estimais pas… Enfin, et surtout, il y a eu ces quelques jours auprès de mon vrai père, depuis ce moment où je suis allé chez lui, presque honteux d’y aller… Le sentiment que je l’ai vu me porter m’a retourné le cœur. J’ai compris qu’il se repentait. Assis au chevet de son lit, et causant avec lui indéfiniment, je l’écoutais se souvenir de sa vie manquée. J’ai trop eu la preuve qu’il avait valu mieux que cette vie. Sans cesse ses regrets allaient à toi, aux jours de vos fiançailles, à ma naissance… C’était fou, sans doute : en l’écoutant, je ne pouvais m’empêcher de rêver. Je vivais en pensée l’existence que j’aurais eue entre vous deux si les choses s’étaient arrangées d’une telle manière que tu pusses ne pas le quitter. Qui sait ? Les bons côtés de sa nature se seraient peut-être développés. Il en avait tant. Je l’ai trop compris encore à ce que m’ont raconté de lui ses compagnons d’enfance et de jeunesse, à Villefranche… Je ne t’accuse pas, maman. Tu n’as pas eu la force de supporter ses défauts au delà d’un certain point, même à cause de moi. Car j’existais !… Je ne t’en ai pas voulu ; mais tout ce qui a été, par comparaison avec ce qui aurait pu être, m’est devenu trop pénible. Ce n’est pas juste, peut-être ; mais je te le répète, je ne te juge pas. Je sens tout haut, devant toi… Je vais te quitter, Je vais vivre d’une vie contraire à tes idées, à tes désirs. J’ai voulu t’en avoir déclaré toutes les raisons. Je ne suis pas un mauvais fils. Mais rentrer ici, reprendre ma place dans votre intérieur, à présent, je n’en aurais pas la force… J’y serais trop misérable… »

Tandis que Lucien parlait, Mme Darras le regardait sans une larme, sans un sanglot, les prunelles fixes, dans cet état d’anéantissement subit qui s’observe au cours de certaines catastrophes où l’excès de la douleur paralyse toute réaction. Elle avait bien souffert depuis ces deux semaines ; elle s’était bien heurtée, et avec quels remords, aux conséquences, toujours renaissantes autour d’elle, de ce second mariage, consenti jadis après une telle lutte de conscience ! Elle n’avait pas souffert comme cela. Ce n’étaient plus les conséquences de son acte qu’elle avait devant elle. C’était l’acte même, que la plainte étouffée de son fils lui rendait présent et comme concret. En pensée et dans l’éclair d’une hallucination rétrospective, elle avait retraversé toutes les étapes qui l’y avaient conduite. La première avait été le départ de l’hôtel Chambault. Elle s’en était crue justifiée alors. Si cependant elle avait été plus patiente encore ; si elle n’avait pas introduit, sur le conseil d’hommes de loi, cette demande en séparation qui avait exaspéré la rancune du père de Lucien ? Il lui avait demandé de revenir à l’époque de ce procès, une autre fois encore. Elle avait refusé. Plus tard, quand il avait voulu transformer la séparation en divorce, elle avait, toujours sur les mêmes conseils, affecté de ne pas s’y opposer. C’était vrai, pourtant, qu’elle avait sa part de responsabilité dans ce divorce ; vrai encore qu’en se remariant, alors que son fils existait, — quelle parole à prononcer pour ce fils et pour elle à entendre ! — elle s’était condamnée à ne pouvoir rien répondre, si jamais il lui disait : « Tu m’as sacrifié. » Pour qu’elle fût absoute à ses propres yeux, il fallait que son enfant ne protestât jamais contre l’intrusion de l’étranger. Il faisait pis que protester. Il partait. La tragédie familiale qu’enveloppe virtuellement tout divorce arrivait à son suprême et logique épisode. Le second mariage manifestait sa radicale incompatibilité avec les débris restants du premier. Était-ce là ce qu’avait voulu la mère ? Hélas ! C’était ce qu’elle avait fait, et elle gémit :

— « Tu répètes que tu ne me juges pas, mais me dire que, chez moi, tu n’es plus chez toi, que tu es misérable auprès de moi, dans ma maison, quel jugement plus cruel peux-tu porter ?… Mais je ne l’accepte pas. C’est un horrible cauchemar. Je ne t’ai pas entendu me parler ainsi, toi, mon Lucien !… Non, je n’y crois pas… Tu es trop sensible, Albert aussi. Vous êtes tous deux des orgueilleux et des timides. Je vous connais si bien ! Vous avez laissé s’établir entre vous un affreux malentendu. Il faut que vous vous expliquiez. Il n’a jamais su ce que tu pensais, je te le jure… Tu le lui diras, comme tu me l’as dit, et il n’en restera plus rien, rien, rien… »

— « Pauvre maman ! » répondit le jeune homme. « Pourquoi nous mentir les uns aux autres ? Pourquoi reculer devant une évidence que nous avons eue tous les trois, si vive, si indiscutable, à cette même place ?… Mon beau-père ne sait pas ce que je pense ? Mais si, maman, il le sait, et tu sais, toi, qu’il le sait… Tiens, à cette minute, et pendant que nous nous parlons, il est là, dans son cabinet, derrière cette porte, et il n’entre pas !… Pour quel motif, sinon parce qu’il n’y a plus place pour nous deux auprès de toi ? Et, toi-même tu le sens si bien aussi, que tu n’iras pas le chercher, que tu ne provoqueras pas cette explication entre nous et devant toi. Tu te rends trop bien compte qu’elle est inutile et qu’elle serait trop dangereuse… »

— « Elle est nécessaire, » dit Gabrielle, « et je vais le chercher. »

Elle marcha d’un pas décidé vers la porte qui séparait le petit salon de la bibliothèque. Sa main souleva la tapisserie pour chercher la poignée de la serrure, et puis elle ne la tourna pas. Une seconde elle demeura ainsi, secouée d’un tel tremblement qu’elle dut s’appuyer contre le chambranle. Sa main retomba sans qu’elle eût achevé son geste. Elle quitta cette porte qu’en effet elle n’avait pas osé ouvrir, et elle revint vers son fils en disant :

— « Tu as raison… J’ai peur… Mais, malheureux enfant, ne comprends-tu pas que je vous aime tous deux, toi autant que lui, lui autant que toi… C’est à cause de cela que je ne supporterais pas de vous revoir l’un en face de l’autre. Mon fils ! mon fils ! J’ai peut-être été bien coupable envers toi en divorçant et en me remariant. Mais je te jure qu’en ce moment j’en suis trop punie. »

— « Toi ? » s’écria le jeune homme, « coupable envers moi…? Toi, ma chère maman ?… Ne te dis pas cela, je t’en conjure, ne le pense pas !… » — Il l’avait forcée de s’asseoir dans un fauteuil et il e’était mis à genoux devant elle en lui baisant les mains, bouleversé jusqu’au fond de l’être par ce cri de martyre jeté vers lui. — « C’est moi qui suis coupable, moi qui mérite d’être puni, puisque j’ai pu te donner cette impression d’un reproche et d’une plainte ?… Et je n’étais venu que pour t’affirmer, pour te répéter mon culte, ma dévotion… Je voulais bien te faire comprendre que, même sorti de la maison, je te garderai la meilleure part de ma tendresse, toujours, toujours… Toi punie ? Et de quoi ? D’avoir été trop simple, trop sincère, d’avoir trop cru que tous les cœurs ressemblaient au tien… Ils ne lui ressemblent pas. Ils ne sont pas comme lui toute bonté, tout amour, le mien tout le premier. Regarde-moi. Souris-moi… » — Et il ajouta douloureusement : — « Pense que nous resterons si longtemps peut-être sans nous revoir… »

— « Alors, c’est décidé, » implora-t-elle avec un sursaut, « tu t’en vas d’ici ? »

— « Oui, » répondit-il. « Tu viens toi-même d’éprouver que j’ai raison… » — Et il montrait la porte qu’elle n’avait pas eu le courage d’ouvrir, — « et de me le dire. Après ce qui s’est passé, et avec les sentiments que je t’ai laissé voir, il m’est interdit de vivre entre vous. Ce n’est plus ma place. J’ai rencontré une femme que j’aime et qui m’aime. Elle a toutes mes idées et j’ai tous ses goûts. Nos façons de sentir et nos principes sont identiques. C’est ma femme, enfin celle avec qui je pourrai construire un foyer comme je le rêve. Le pauvre mort l’avait compris, lui. Comprends-le aussi, et donne ton consentement à notre mariage. »

— « Non ! » fit-elle en dégageant ses mains de l’étreinte suppliante de Lucien. Elle secoua la tête et répéta : — « Non… non… Je t’ai demandé d’attendre. Est-ce trop exiger ? »

— « Et moi, » interrompit-il en se relevant, « je t’ai dit pourquoi je ne veux pas attendre. Ma vie est là, devant moi, je veux la vivre. Je le veux et je le dois. Mlle Planat a été trop malheureuse et trop injustement. J’ai promis de lui rendre en bonheur tout ce qu’elle a souffert par la cruauté et l’iniquité du monde. En venant ici, je prévoyais ton refus. Je l’y ai préparée et je l’ai amenée à consentir au parti que je vais te dire… Elle et moi, nous avons la même croyance. Nous pensons que la valeur morale du mariage réside uniquement dans l’engagement des consciences. M. Darras a eu beau s’indigner contre cette idée, quand je l’ai énoncée, l’autre jour, je la garde, parce qu’elle est vraie, que je la sens vraie, avec tout ce que j’ai de justice en moi. Le vrai mariage, le seul qui soit absolument exempt de convention mensongère, c’est l’Union libre. Si j’ai voulu d’abord épouser Mlle Planat légalement, c’est que le mariage légal est une preuve publique d’estime. Tu t’opposes à ce que je la lui donne dès maintenant. Je m’incline. Mais, elle et moi, nous avons échangé nos promesses. Nous allons vivre ensemble en Union libre. Nous serons méconnus, calomniés. Nous aurons nos consciences pour nous… Nous avons résolu de quitter Paris. Quand je n’aurais pas d’autres raisons pour désirer ce départ, je me considérerais comme tenu de t’épargner les commentaires que ma vie ici, dans ces conditions, provoquerait certainement dans ton entourage… Nous irons en Allemagne. Ma femme y continuera ses études de médecine, et moi, j’y commencerai les miennes. J’ai pris la passion de cette science. Ma fiancée l’a aussi. Nous travaillerons ensemble. Dans deux ans, je serai libre de légaliser une situation, qui, dès aujourd’hui, est pour moi aussi respectable que le sont peu les beaux mariages dont rêvent mes camarades… Mlle Planat a un enfant. Je ne veux pas qu’il traverse ce que j’ai traversé. En le prenant avec nous maintenant, il ne saura jamais que je ne suis pas son père… J’en appelle à ton sens de justice, maman, j’insiste sur ce mot, car, pour moi, tout est là : pourras-tu ne pas m’estimer de vivre ainsi ? »

— « Mais toi-même, » répondit-elle, « t’estimeras-tu de m’avoir abandonnée, moi, ta mère, de n’avoir pas tenu compte du chagrin que tu me causais ? »

— « Serait-ce en tenir compte que de rester ici à te torturer le cœur, comme je viens de faire, en torturant le mien ?… Je ne t’abandonne pas. Je te laisse à ton mari, à ta fille… »

— « Et sans mon fils ! » implora-t-elle.

— « Maman, » répondit-il à ce déchirant soupir, « ne m’ôte pas mon courage. Il le faut. C’est mon devoir, même envers toi, » — il insista : — « surtout envers toi. » Puis, la serrant tout à coup dans ses bras d’une étreinte si passionnée qu’il lui fit mal : — « Adieu, » dit-il à voix basse, « adieu… » — Et, avant qu’elle eût pu répondre un mot, il sortit du petit salon. Le cri : « Lucien ! Lucien ! » qu’elle poussa à deux reprises, ne le fit pas se retourner. Comme l’autre jour, elle entendit le battant de la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer. Le roulement d’une voiture acheva de le lui démontrer : cet adieu, d’une si foudroyante soudaineté qu’elle en demeurait comme paralysée d’étonnement, était bien réel.

— « Il est parti, » gémit-elle, « parti ! parti !… Et il n’est même pas monté là-haut pour embrasser sa sœur !… »